Colloques en ligne

Delphine Burghgraeve

Le lecteur herméneute : étude du double fictif du chevalier dans Le Chevalier errant de Thomas de Saluces et La Bouquechardière de Jean de Courcy

 « Et puis que Dieu ne t’a donné force de corps ne usaige d’armes, sers a la chose publique de ce tu pués. »1

1L’essor d’une écriture engagée, ancrée dans le réel2, ainsi que le contexte changeant de la fin du XIVe siècle et du début du XVe siècle, qui voit se développer l’intérêt et l’accès des nobles à la culture livresque3, ont favorisé l’émergence d’une catégorie d’hommes de plume4, dans laquelle on peut inclure les chevaliers lettrés s’arrogeant le droit d’écrire et tirant leur autorité de leur ancrage social et surtout de leur culture livresque5.

2Le marquis Thomas III de Saluces, issu de la haute noblesse piémontaise, et le chevalier normand Jean de Courcy sont des cas représentatifs de cette catégorie d’hommes de plume et de cette écriture protéiforme dans laquelle le savoir littéraire accumulé est compilé et restructuré. Le Livre du Chevalier errant6composé par Thomas de Saluces entre 1394 et 1405, est une œuvre complexe et hétéroclite. Au cours d’un voyage allégorique qui va conduire successivement le Chevalier errant, personnage principal du récit encadrant, à la Cour d’Amour, puis à la Cour de Fortune et finalement à la Cour de Connaissance, celui-ci rencontre des personnages appartenant aux univers fictifs des romans arthuriens ou antiques, des chansons de gestes et de la nouvelle ou à la réalité historique de la fin du XIVe siècle. Quant à l’œuvre de Jean de Courcy, il s’agit d’une histoire universelle, genre traditionnellement réservé aux clercs religieux, écrite en 1416 et intitulée La Bouquechardière7. Celle-ci relate l’histoire de l’humanité, de la Création à l’avènement du Christ.

3Ces écrivains appartenant au milieu curial ressentent-ils le besoin de légitimer leur geste d’écriture ? Quelle est leur conception de l’auteur8 ou de l’écrivain ? D’où tirent-ils leur propre autorité face à la communauté des clercs ? Quelle qualité ou capacité mettent-ils en avant dans leur texte ? C’est donc plus largement la question de l’émancipation de la culture laïque qui sera au centre de cet article. Nous le percevons, la caractérisation de cette nouvelle catégorie d’auteurs et de la construction de leur autorité nécessite une étude de grande ampleur9 que le cadre de cet article ne nous permet pas de réaliser. Nous tâcherons néanmoins d’aborder ici ce problème par l’un de ses aspects, à savoir la question du double fictif de l’écrivain-chevalier : à l’instar d’Alain Chartier représenté dans la fiction par le personnage de l’Acteur dans son Quadrilogue invectif, figure du clerc laïc, y a-t-il des personnages d’écrivains chevaliers chez nos auteurs ? C’est à travers la figure d’auteur-chevalier, représenté par Darès, que se manifestent les raisons légitimant l’autorité de l’écrivain-chevalier. Mais c’est aussi et surtout dans l’acte de lecture et de compilation du savoir livresque qu’elle se concrétise. L’examen attentif des figures de chevaliers antiques comme Hector, Achille et Pâris – figures privilégiées car elles fonctionnent comme des doubles fictifs de nos auteurs – nous renseigne ainsi sur la manière dont ces auteurs se réapproprient, transforment et actualisent une matière littéraire préexistante.

Darès : une même figure, deux postures ?

4Malgré la tripartition de la société médiévale (oratores, bellatores, laboratores) si souvent rappelée dans les textes, l’étude des lettres n’est pas le seul apanage des clercs. En effet, l’alliance de la clergie et de la chevalerie est un motif repris par de nombreux auteurs dès le XIIe siècle. Ainsi, pour rester dans le cadre de la matière antique, l’auteur du Roman de Thèbes autorise la parole aux seuls clercs et chevaliers10, alors que Benoît de Sainte-Maure choisit, comme source de son Roman de Troie, Darès face à Homère, car « maintes proëce i fist de sei / E a asaut e a tornei. / En lui aveit clerc merveillous / E des set arz escïentos »11. L’autorité de Darès est ici posée de par son statut particulier de témoin direct, ce qui pour le Moyen Âge représente une garantie de la véracité de ses propos. L’authenticité du témoignage de Darès lui confère une véritable auctoritas et Benoît de Sainte-Maure, en faisant de lui sa source, l’établit au rang d’auctor, aux côtés des Pères de l’Église et des docteurs canoniques12. Ce faisant, Darès apparaît à partir de Benoît de Sainte-Maure comme le modèle idéal de l’auteur incarné dans la figure du chevalier-clerc13. Il n’est pas étonnant que cette figure s’impose comme modèle de l’auteur dans les romans antiques car ces écrits réfléchissent les valeurs courtoises qui dominent dans le monde de la chevalerie. Dès lors qui peut être mieux placé qu’un chevalier-clerc pour parler de la sphère idéologique de la chevalerie ?

5Lorsque nos deux auteurs empruntent des passages du Roman de Troie, ils convoquent l’un et l’autre le nom de Darès comme source de leur réécriture. Pourtant, l’analyse intertextuelle de ces emprunts tend à dévoiler que nos auteurs ont plus largement puisé dans les nombreuses mises en prose du roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, bien connues en ce début de XVe siècle14. Mais il ne faut pas s’en étonner car, conformément à la pensée médiévale selon laquelle « il n’y a d’auteurs que du passé »15, l’aura de l’auteur latin vient conférer aux propos de Thomas de Saluces et Jean de Courcy une autorité dont ne disposent pas les versions vernaculaires, sources inavouées. Cependant, si cette figure d’autorité est utilisée, dans nos textes comme chez Benoît de Sainte-Maure, comme une « norme herméneutique qui garantit la conformité à la doctrine »16 et à la vérité historique, on peut se demander si elle est « investie » par nos auteurs issus du milieu curial, jusqu’à devenir un véritable double de l’écrivain.

6Nos deux auteurs caractérisent plus précisément la figure de Darès : pour Thomas de Saluces, il est un « hautour » alors que, chez Jean de Courcy, il est un chroniqueur. Cette distinction qui s’opère sur le plan de l’ethos catégoriel17 nous en dit beaucoup sur la représentation idéale que ces chevaliers-écrivains se font de l’auteur et aussi de leur propre travail.

7En plus de cette dimension d’autorité, est aussi appelé auctor au Moyen Âge celui dont la matière principale du récit est constituée de ses propres dires et non de ceux des autres18. Ainsi, il est logique de retrouver le terme « hautour » (v. 6086) pour qualifier Darès dans le Livre du Chevalier errant, du fait de l’originalité de son témoignage. Cependant, grâce à la base de données sur la communication littéraire à l’époque de Charles VI19, on constate que le terme « auteur » n’est utilisé qu’à cette unique occasion chez Thomas de Saluces. Les autres autorités convoquées par Thomas, tels Augustin, Socrate, Cicéron, Orose mais aussi Virgile, et qui dans la tradition latine sont souvent considérés comme des auctores,sont ici désignés de manière précise par les termes de docteurs, philosophes, clercs, maîtres ou poètes. De même, le statut particulier de Darès est encore renforcé par le fait qu’il est la toute première autorité citée par Thomas de Saluces dans son Livre du Chevalier errant :

Car, ainsi con dist l’escripture
Que Daris fist a si grant cure,
Car Daris fu ly hautours
Qui mis en escript tous ces estours. (v. 6085-6087)

8On note un habile renversement des valeurs auctoriales médiévales dans cet extrait. En effet, l’expression « ainsi con dist l’escripture » se retrouve habituellement, sous cette forme bien figée, pour introduire un argument d’autorité et justifier de la véracité d’un propos, l’« escripture » désignant alors le texte sacré la Bible. Mais ici, ce même terme renvoie au texte de Darès qui est immédiatement caractérisé par la « grant cure » que l’auteur y a mise. La matière racontée, les « estours », c’est-à-dire des faits et exploits guerriers, est ici rehaussée par la laudatio discrète du style de Darès. Volontairement ou pas, Thomas de Saluces active un rapprochement dans l’esprit du lecteur médiéval entre le texte biblique et celui de Darès, qui acquiert la même valeur d’autorité grâce à des critères de jugement détournés : plus que la valeur doctrinaire ou encore l’authenticité du témoignage, c’est le critère de beauté esthétique qui est mis ici en avant et qui permet de conférer à Darès le statut d’auteur. Grâce à la réappropriation d’une figure d’autorité classique, Thomas de Saluces apparaît donc d’ores et déjà comme un écrivain conscient de la valeur esthétique de la littérature : la forme n’est pas reléguée au second plan et le style permet de « sublimer » la senefiance, c’est-à-dire la profonde vérité chrétienne qui transparaît dans le discours.

9Cette conscience de la littérarité se confirme dans la forme même choisie par Thomas de Saluces pour une partie de son Livre du Chevalier errant, qui est celle du vers20. Ce dernier, rappelle Florence Bouchet, est « une forme littérairement marquée, à laquelle Chrétien de Troyes et d’autres ont conféré ses lettres de noblesse, et à laquelle Thomas de Saluces peut vouloir rendre hommage »21 et c’est bien cette littérarité que Thomas nous signale lorsqu’il fait principalement usage du vers pour les discours des personnages allégoriques. De plus, Thomas de Saluces affirme dans son épilogue que :

En l’an mil .ccc. quatre et lxxxx.
Fuz marquiz, et lors, passant ma mescheance,
Ce livre fiz et compilay voirement,
Desir et ennuy en furent le garant. (v. 10490-10493)

10La « mescheance » à laquelle Thomas de Saluces fait allusion est son emprisonnement en 1394 par Amédée, Prince de Morée-Achaïe. La cause efficiente de l’écriture est bien liée à la réalité et à la situation politique du marquis mais, contrairement à Jean de Courcy, Thomas envisage la littérature non pas comme un moyen de réaction politique, mais comme une consolation, se plaçant dans la lignée de Boèce. « Desir et ennuy » apparaissent comme des forces allégoriques du sentiment mélancolique qui habite l’écrivain. Or, la posture de la mélancolie est une posture lyrique et narrative de par son lien très étroit avec la subjectivité. Elle engendre une écriture du « sentement »22. La réalité est perçue à travers le filtre de la fiction et des émotions.

11Le traitement de la figure de Darès chez Jean de Courcy est également révélateur de la manière dont il conçoit personnellement son activité d’écriture. À la fin du récit de la guerre de Troie, lorsqu’arrive le moment du bilan chiffré des pertes, les emprunts à Darès sont avoués : « Daire tesmoigne qui dedens la cité en fist la cronique et Ditis qui en l’ost des Gregois les faits des Grecs mettoit en escript. » (BnF fr 62, f°73v). Si Thomas de Saluces insiste sur la « grant cure » de Darès, autrement dit sur la beauté de son style, et ne mentionne pas explicitement le rôle de témoin de ce dernier, Jean de Courcy choisit de mettre l’accent sur cet acte performatif et attribue à Darès un ethos catégoriel spécifique, celui du chroniqueur, auquel le lecteur rattache les traits de caractère suivants : le sérieux, la rigueur, l’érudition, la fiabilité, etc.23 Dès lors, le rapport du contenu avec la vérité historique apparaît comme bien plus important pour cet auteur que la forme et l’esthétique du récit. Ainsi, reconnaître l’emprunt chiffré et précis à Darès et Dictys en conclusion du récit permet de faire rejaillir sur l’auteur de la compilation lui-même, c’est-à-dire Jean de Courcy, les qualités accordées aux historiographes. À cet égard, le fait que Jean de Courcy choisit la forme sobre de la prose, « gage d’efficacité et de sérieux »24 est représentatif de ses aspirations esthétiques, à savoir la soumission de la forme à la vérité du contenu.

12On peut dès lors se demander jusqu’où Jean de Courcy pousse l’identification avec cette figure d’historiographe qui semble si adaptée à sa propre démarche. Dans son prologue, Jean de Courcy reprend à son compte et développe une formule performative omniprésente dans les prologues des récits historiques et inaugurée par Jehan de Joinville, ce qui confirme l’insistance sur la dimension véridique de ses propos25 : après une adresse topique à Dieu, il commence par signaler « Moy Jehan de Courcy chevalier normant plain de jours et vuidéde jeunesce […] », expliquant ensuite qu’il s’est mis à écrire « […] pour la cause que necessité m’a donné si grant charge que je ne puis plus pour la guerre servir » (BnF fr 63, f°1). Le lien avec Darès est frappant : tout comme celui-ci, Jean de Courcy est un chevalier, tout comme celui-ci, il a connu la guerre et enfin il abandonne la lance pour la plume et choisit l’histoire comme sujet d’écriture. À la manière de Darès, le moteur de l’écriture chez Jean de Courcy est une réaction face à une réalité désastreuse, vraisemblablement la guerre de Cent Ans. Mais, pour le Moyen Âge, l’historien par excellence étant « celui qui sait pour l’avoir vu »26, on peut quand même s’étonner du fait que Jean de Courcy choisisse finalement de raconter les faits passés auxquels il n’a pas assisté. Cependant, ce choix se justifie logiquement par sa démarche avant tout moraliste et son but eschatologique ; ainsi, même si son récit n’est pas un témoignage sur la guerre de Cent Ans, la valeur atemporelle de l’histoire universelle permet le détour réflexif sur le présent. L’identification de Jean de Courcy à la figure de Darès n’est donc pas absolue car ils ne partagent pas le même but et la référence sert surtout à appuyer la véracité de ses propos et donc la vérité de son exégèse.

13La figure de Darès, parce qu’il est à la fois chevalier et auteur « autorisé », rend possible la projection de nos auteurs et cristallise les enjeux de leur propre écriture. On distingue donc deux modèles d’écrivain incarnés par une même figure : l’historiographe d’un côté et l’auteur d’un récit littéraire chevaleresque de l’autre. Toutefois, l’utilisation de la figure de Darès ne se détache pas encore complétement de la simple valeur d’auctoritas. Certes, cette figure assume un certain nombre de « positions de l’auteur »27 (le style sérieux de l’historiographe et la soumission de la forme au contenu et à la vérité du message chez Jean de Courcy ; la littérarité et l’importance du critère esthétique chez Thomas de Saluces), mais il est difficile de parler pour Darès d’alter ego. Le rapport établi relève plutôt de la filiation, que de l’identification. Qu’en est-il alors de la réception des figures des héros antiques, tels Hector, Achille ou Pâris, considérés anachroniquement comme des chevaliers par nos auteurs ? Sont-ils les véritables alter egos de nos auteurs, lieu d’émergence de leur persona ?

L’usage des figures d’Hector, Achille et Pâris ou la pratique de la lecture herméneutique chrétienne

14Si nos auteurs se distinguent dans le choix des valeurs littéraires (primat de l’esthétique pour l’un ou de la senefiance pour l’autre), ils revêtent tous les deux la posture28 du compilateur de la fin du Moyen Âge. Les écrivains issus du milieu curial de la fin du Moyen Âge, tels Thomas de Saluces et Jean de Courcy, désormais largement instruits par la diffusion du savoir livresque29, se caractérisent avant tout par leur érudition. Selon saint Bonaventure, le compilateur est celui qui reprend les dires d’autrui, en les réagençant et les organisant en fonction de ses propres objectifs30. C’est bien dans cette démarche que s’inscrit Jean de Courcy :

[…] en conduisant l’œuvre que je veul commencer me convient compiler plusieurs hystoires dictz et autoritez qui me fault appliquer a mon escripture, les unes pour conduire mon principal texte et des autres parler en breve substance. (BnF fr. 63, f°1)

15Jean de Courcy a une connaissance aiguë de ce qu’il appartient de faire à un compilateur. Il expose ses « opérations techniques » dans son prologue, comme tout bon compilateur, il insiste sur l’ordonnancement de son récit. Cette nouvelle dispositio doit servir le but eschatologique que s’est fixé Jean de Courcy. La compilation n’apparaît pas ici comme une simple accumulation de savoirs et de morceaux d’autorités, puisqu’il s’agit de l’« appliquer a [son] escripture ». Elle est, pour reprendre les termes de Joël Blanchard, un « jeu du même et de l’autre »31, un « activisme [qui] suppose imagination et renouvellement, résurrection et développement des choses »32. Elle est un témoignage de lecture et surtout d’interprétation. Ainsi, Jean de Courcy dit que c’est « en estudiant les vieulx hystoires » qu’il a commencé sa compilation. Le moteur de son écriture découle d’une pratique de lecture raisonnée et herméneutique. C’est finalement à partir et grâce à leur statut de lecteur que nos deux hommes peuvent prendre la plume, endosser le rôle d’auteur et en acquérir toute l’autorité. Il s’agit de voir désormais comment ils se réapproprient le savoir accumulé et le réinjectent au sein de compilations aux contours désormais nouveaux et hybrides33.

16La popularité médiévale du récit de la guerre de Troie tient entre autres à ce que la destinée troyenne fonctionne comme le miroir de la destinée humaine. Jean de Courcy place cette histoire antique dans la perspective chrétienne de la chute :

Car pour cellui temps n’estoit encore la saincte foy en lumiere, ne de longtemps aprez jusques au benoit advenement de Jhesucrist, pour laquelle chose tout le monde estoit en tenebres et aveugle des obscurtés d’enfer. (BnF fr. 62, f°57)

17Le destin de Troie est révélateur de l’orgueil de l’homme, du besoin de dominer l’autre par la guerre. Dans nos deux textes, la punition divine face à l’orgueil humain est administrée par la même entité – Fortune :

Et pour ce que Fortune gouverne telles choses soubz le vouloir de nostre seigneur dit ainsi Seneque : « Celui qui quiert partie sedicieuse commence estre subgiet de fortune ». Pour quoy bon fait fuir celle subjection pour les perilz qui ensuir en peuent. Car combien que bon eur avec bonne droiture s’accompaignent a l’entrepreneur et une fois ou autre lui soient debonnaires, si s’enuyent ilz de sa compaignie et le lessent es perilz fortuneulx, tant que lors qu’il cuide fournir son entreprinse, il se treuve si hay de fortune, que elle le plunge au fleuve de desolation et le destruit de corps, d’avoir de biens et lui toult bonne renommee, et moult de foiz avient qu’elle le fait mourir. (BnF fr. 62, f°58v)

18Le héros troyen le plus représentatif de la vengeance implacable de Fortune dans les deux œuvres est Hector. En effet, même si Hector est dit « le plus vaillant chevalier / Que oncques au monde nasquist » (v. 6107-6108) dans Le Livre du Chevalier errant, Thomas ne lui consacre pas de « crie », sorte de poème épique chanté par le héraut de la Cour d’Amour en l’honneur de grands chevaliers courtois. Les raisons d’une telle absence s’expliquent plus loin lorsque le Chevalier errant séjournant à la Cour de Dame Fortune y trouve Hector parmi les neuf preux. L’absence d’une crie en l’honneur d’Hector souligne encore plus la fin pitoyable de ce preux. Les faits de gloire de ce héros troyen sont réduits à un vers énumératif très général inséré dans un quatrain qui insiste finalement bien plus sur la rapidité à laquelle toute gloire s’écroule :

Hector de Troye suis, le fort combatans
Qui conquis roys, princes, chevaliers et sergens.
En deffandant mon pays contre Grejoize gens
La me laissaz tuer, que ne fuz appercevans. (v. 9350-9354)

19Ainsi, même le plus preux des hommes n’est pas à l’abri du joug de Fortune. C’est bien l’idée de la chute et de la disgrâce divine qu’exemplifie la figure d’Hector dans Le Livre du Chevalier errant et que l’on retrouve chez Jean de Courcy. Dans La Bouquechardière,en effet, Hector représente la figure idéalisée du connétable : sa force extraordinaire et ses qualités de chef sont mises en avant grâce à des procédés d’écriture épiques. Mais l’admiration de Jean de Courcy pour Hector, plus que pour tout autre chevalier, s’appréhende surtout dans le fait qu’aux qualités guerrières s’ajoutent « la beauté, le sens et les autres biens que nature avoit en lui mis » (BnF fr. 62, f°64). Il est l’incarnation idéale de la noblesse. Conformément à la définition de celle-ci selon Origène, et que l’on retrouve dans les premiers chapitres du livre i de cette histoire universelle, Hector associe aux qualités physiques les qualités de « gentillesse », « raison et justice » (BnF fr. 62, f°6v) ou encore d’« honneur et pitié, courtoisie et franchise » (BnF fr. 62, f°73). En effet, parce qu’il est réticent à une quelconque guerre contre les Grecs, Hector rallie la cause de la sagesse défendue par Panthus, le vieux sage, et Helenus et Cassandra, les prophètes. Ce n’est finalement que par dévotion filiale qu’il se résigne à participer à cette guerre qui durera plus de dix ans.

20On retrouve également cette sagesse caractéristique du personnage d’Hector dans Le Livre du Chevalier errant, thématisée lors de la rixe verbale dans laquelle s’affrontent Achille et Hector. En effet, lors de la lecture de la « crie » d’Achille, le lecteur est d’emblée stupéfait par la rupture discursive que provoque ce long dialogue (vers 6128 à 6267). Dans le cadre d’une louange chantée en l’honneur d’Achille, celui-ci fonctionne comme une large digression. La retranscription de cette dispute par Thomas de Saluces semble n’avoir d’autre but que d’introduire et rendre un hommage à un autre personnage – Hector. Au discours vindicatif d’Achille, motivé par l’émotion liée à la perte de Patrocle, s’oppose le discours plein de sagesse d’Hector, qui selon le narrateur « respondi comme affaitez, / et sur tous fu enseignés » (v. 6187-6188). La trace de cet enseignement est perceptible dans son discours grâce à l’usage assez fréquent qu’il fait des proverbes et vérités générales. Habilement, il détourne la faute de l’offense sur Achille et le renvoie à des valeurs courtoises comme l’humilité et la franchise, c’est-à-dire la noblesse, qui contrastent avec la « villainie » des menaces de son adversaire, c’est-à-dire au péché de langue :

Pourtant, si ay je dit villenie,
De vanter soy est follie ;
J’ay oÿ dire et racompter
Que nul franc homs ne puet monter
en grant pris de trop menacer ;
Ne devez mie a moy tencer :
Villainie est, bien le savez. (v. 6219-6225)

21Hector apparait ici comme le modèle du preux chevalier courtois, modèle finalement plus littéraire qu’empirique, ce que confirme d’ailleurs le fait que la joute s’accomplit à ce moment sur le terrain de la parole et non sur le champ de bataille. La valeur de ce héros est triple, à la fois physique, morale et intellectuelle. La figure d’Hector maîtrise aussi bien la sagesse et la rhétorique que l’épée.

22La sagesse et le destin de sacrifié d’Hector font de cette figure du chevalier une parfaite allégorie du Christ de la Passion, développée par Jean de Courcy dans la leçon morale qui suit sa mort. La figure d’Hector est interprété comme « le trespuissant glorieux champion » qui « voulu son corps exposer pour secourir et aidier son peuple en laquelle bataille il fu pour eulz piteusement occis » (BnF fr. 62, f°64). L’analogie est d’autant plus forte que ce sont deux défauts bien trop humains qui provoqueront sa chute : l’orgueil et la convoitise. En effet, non seulement Hector reste sourd aux avertissements prophétiques d’Andromaque, aveuglé par son « cueur enflamb[é] de haulte prouesce » (f°63v), mais il commet l’outrage suprême de vouloir s’emparer du heaume de son adversaire pour « la grande richesse qui dessus estoit » (f°63v). Tout comme Dieu doit sacrifier son fils pour le rachat de l’humanité, condamnée à la suite du péché originel, Hector est sacrifié sur l’autel de Fortune pour une guerre qu’il n’a pas souhaitée mais dont les vicissitudes ont eu raison de lui.

23Parce que sa destinée est transformée en exemplum dans Le Livre du Chevalier errant comme dans La Bouquechardière, le personnage d’Hector incarne le modèle du chevalier idéal, et sa mésaventure fonctionne comme un avertissement dispensé, semble-t-il, à un public de lecteurs issus de la noblesse. S’adressant en tant que pair à ses lecteurs, l’auteur les renvoie ainsi à leur condition sociale de guerriers et aux valeurs qu’ils doivent soutenir.

24C’est précisément cette sagesse qui fait défaut à Achille et Pâris dans nos textes. Ils apparaissent comme les doubles incomplets d’Hector, fournissant au lecteur un contre-modèle. Dans La Bouquechardière, Achille fait son apparition immédiatement après Hector. Il est lui-même une figure de connétable et le narrateur focalise sur ses exploits au sein du capharnaüm de la mêlée, à la manière épique, exactement comme il venait de le faire pour les prouesses d’Hector. Les deux héros sont toujours convoqués dans le texte de manière parallèle : aux exploits d’Hector correspondent systématiquement les exploits d’Achille :

Aprez descendi Achilles, lequel a l’encontre des Troyens radement se prouva et tant de prouesces et de vaillances fist que a merveilles reculler les faisoit […]. D’aultre part fit Hector ce jour de grans vaillances et des Gregoiz grandes occisions. (BnF fr. 62, f°62)

25Le même procédé de symétrie est utilisé par l’auteur du Livre du Chevalier errant. Cependant, ici, l’énumération des exploits d’Achilles, dont certains sont pourtant antérieurs à la guerre de Troie, sont énoncés après ceux d’Hector. Le passé glorieux d’Achille est relégué au second plan, comme si les exploits d’Hector éclipsaient les siens34.

26Si, comme Pâris, Achille apparaît comme inférieur à Hector, c’est surtout parce que nos auteurs chrétiens condamnent la folie de leurs amours respectifs pour Hélène et Polyxène35. Cette condamnation s’opère par le biais de personnifications chrétiennes comme Raison et Connaissance chez Thomas de Saluces ou par des sermons moralisateurs chez Jean de Courcy, ce qui offre un témoignage précieux de la réception chrétienne tardive de la tradition courtoise amorcée dès le XIIe siècle. Si l’amour courtois était une valeur positive pour Benoît de Sainte-Maure, il est à proscrire dans l’optique d’une lecture et surtout d’une réécriture imprégnée de morale chrétienne, emblématique de cette fin du Moyen Âge.

27La pratique de la réécriture selon Emmanuelle Baumgartner « joue constamment de la variation sur les thèmes donnés par une tradition »36. Ainsi, lorsque Jean de Courcy reprend les topoï de l’esthétique courtoise, il les détourne selon le but chrétien et moralisateur qu’il s’est fixé. En plaçant au début de son récit sur la guerre de Troie la scène du Jugement de Pâris – qui incarne justement le triomphe de l’amour, Vénus, sur les autres valeurs que sont les connaissances célestes, incarnées par Junon, et la gloire guerrière, incarnée par Pallas – Jean de Courcy dénonce d’emblée l’amour comme étant le motif qui sera à l’origine de milliers de morts et même de l’extinction d’une grande lignée. En plus, juste avant la scène de la rencontre d’Achille et Polyxène, le narrateur rappelle les qualités chevaleresques du héros grec, qui est « bel et bon et gent chevalier » (BnF fr. 62, f°65), qualités qui sont réduites à néant après qu’Achille, en proie désormais à la douleur d’amour, a succombé aux charmes de Polyxène par un simple regard :

En tel estat fu adont Achilles que cueur corps et pensee furent du tout mis en Polixena et tous aultres affaires out pour elle oubliez. […] De quoy fu son cueur en grant destrece que plus a longues ne la pouoit veoir […]. Et convint a Achilles de dessus la belle ses yeulx departir, par quoy son cueur fu durement navrez car des dars amoureux fu ja si fort esprins que de chose autre ne lui souvenoit. En ce point lui convint celle douleur souffrir […] (BnF fr. 62, f°65)

28Tous ces topoï de la douleur de l’amour courtois sont détournés ici dans le seul but de démontrer la légèreté et la folie de telles amours pour un chevalier. La dénonciation atteint son paroxysme dans la moralisation qui suit, certainement l’une des plus effrayantes de La Bouquechardière. Alors que Polyxène n’a en réalité absolument pas cherché à provoquer l’amour d’Achille, la moralisation dresse un portrait monstrueux de la femme :

Pour la mauldicte dissolution des femmes qui ardent en ce feu venimeux dit ainsi saint Gregoire : « La femme qui est plaine d’amour luxurieuse, a le front levé ainsi comme cheval, la teste ainsi comme tor, les yeulx venimeux comme basilique, la bouche menterresse ainsi comme Sathan, et les piez mouvans ainsi comme vent. » Pour ce doit on fuir ce monstre abhominable qui traist et dechoit le vouloir des hommes : tant que veullent ou non ne lui peuent fuir, qu’il ne les attraie a sa deception et les met hors de la voye de chasteté tant qu’ilz chieent au piege de luxure. Car leur maintien qui est desordonné les espouvente de l’amour divine. Car par le regard de ses yeulx detestables et les violentes paroles de sa venimeuse bouche sont ilz corrumpus et navrez de pechié tant que se grace n’est par eulz impetree, ilz sont en voie de perdition. (BnF fr. 62, f°65)

29On retrouve de tels portraits misogynes dans toute la littérature chrétienne médiévale et surtout chez les exégètes comme Fulgence ou encore dans L’Ovide moralisé37. C’est donc dans cette tradition que s’inclut Jean de Courcy mais sa vision est plus pragmatique que théologique.L’amour courtois aux yeux de cet ancien chevalier chrétien apparaît comme diabolique car il éloigne ses pairs de leurs responsabilités militaires, sociales et chrétiennes et conduit au péché de luxure. Il « tresperce sens honneur foy justice, oublie Dieu honte et reprouche. » (f°65). Le refus d’Achille de participer à la guerre, après la tentative de paix avortée qui lui aurait permis de s’unir à Polyxène, est perçu par l’homme de plume comme un outrage envers le code chevaleresque et la relation vassalique qui l’unit à son seigneur. C’est d’ailleurs Agamemnon, modèle du bon prince dans La Bouquechardière, qui rappelle à Achille ses devoirs d’obédience.

30Le chevalier idéal chez Jean de Courcy a moins un rôle mondain qu’une mission eschatologique. Le transfert des armes d’Achille à son fils donne l’occasion à Jean de Courcy de proposer une analogie entre les armes militaires et les armes spirituelles du Christ, c’est-à-dire la Foi. Il est tentant d’y voir se dessiner le modèle idéal du chevalier croisé. Les thématiques de l’Orient, de la conversion et de la présence de la croix sur les habits des chevaliers sont d’ailleurs présentes dans des exempla liés à la matière troyenne.

31L’opposition entre ces valeurs mondaines courtoises et les valeurs morales chrétiennes est reprise et même thématisée dans l’ensemble du Livre du Chevalier errant à travers le cheminement même du héros. Le parcours de vie du Chevalier est représentatif de celui d’une classe sociale, celle de la chevalerie. En effet, Robert Fajen, à la suite d’Ernstpeter Ruhe, relève que la structure tripartite du Chevalier errant peut correspondre aux trois stades de l’existence humaine : à la visite du chevalier errant à la Cour d’Amour correspond la vita voluptuosa, à son séjour chez Dame Fortune correspond une réflexion sur la vita activa et enfin à sa retraite à la Cour de Connaissance correspond la vita contemplativa. Or, le jugement de Pâris offre depuis l’exégèse de Fulgence une image allégorique de ces trois stades de la vie. Une analogie allant jusqu’à l’identification est donc ainsi créée entre le destin de Pâris et celui du Chevalier errant38. Le Chevalier fait donc dans un premier temps le même choix que Pâris : à la sagesse et la prudence, il préfère les armes et l’amour. Mais à la différence de Pâris, il reçoit la possibilité de s’absoudre avant qu’il ne soit trop tard39. C’est avec résignation forcée mais évidente qu’il tombe d’accord avec Dame Connaissance pour dire que « d’armez, de chace et d’amours pour une joye, cent doulours » (p. 505). Ainsi, tout comme Jean de Courcy, Thomas de Saluces remet en cause les valeurs idéales de la cour et de la culture aristocratique, critiques également reprises par le personnage du philosophe Raison. L’échec amoureux du Chevalier symbolise l’échec de ces valeurs courtoises, qui sont supplantées par les valeurs morales et chrétiennes. L’attrait pour ces figures de chevaliers courtois et leur littérarité transparaît dans tout Le Livre du Chevalier errant, mais la fin du voyage allégorique et la conversion du Chevalier renverse la donne. Ce que semble nous dire finalement Thomas de Saluces, c’est que « le règne d’Amour ne s’étend pas au-delà des frontières de la littérature, et dans la réalité, l’amour n’existe pas »40. Cela ne signifie pas la fin de cette représentation courtoise mais ces valeurs doivent rester confinées à la sphère littéraire.

32Ainsi pour Thomas de Saluces, le chevalier empirique doit être distingué du modèle romanesque. Le rôle de ce premier consiste avant tout à soutenir le pouvoir royal. Il est de ce point de vue intéressant de remarquer que, chez Thomas de Saluces, le chevalier partage la fonction de protecteur du royaume avec le clerc : « Sachiez, filz, que a clers et a chevaliers a Dieux commandé le monde en garde pour qu’ilz le tiengnent en paix et en justice et en sagece et en charité […] » (p. 523-524). Comme le dit Richard Trachsler, « l’évolution [pour le chevalier] se trouve du côté du savoir »41. Le chevalier a donc désormais un rôle politique de conseiller à jouer auprès des puissants du royaume et qui ne se réduit pas exclusivement à la question militaire.

Conclusion

33Parce qu’il est une figure d’auteur au sens fort d’auctoritas, le recours à Darès permet à nos deux écrivains « d’avérer l’autorité et la véracité d’une source pseudo-historique […] »42. Mais le choix de cette figure n’est pas anodin de la part de Thomas de Saluces et de Jean de Courcy : la similitude du statut social de ce chevalier-clerc rend en effet possible le phénomène de filiation. La caractérisation de l’ethos catégoriel de Darèsapparaît comme spécifique à chaque auteur : pour un Thomas de Saluces, Darès est avant tout un « hautour », alors que Jean de Courcy l’inclut dans la catégorie des chroniqueurs. Cette figure devient donc le porte-drapeau d’une conception personnelle de la tâche de l’écrivain. Ainsi, lorsque Jean de Courcy avoue Darès comme source de son récit de la guerre de Troie, il s’approprie les qualités de sérieux, de véridicité et de fiabilité accordées généralement à l’historien. De même, lorsque Thomas de Saluces insiste sur la beauté du récit de Darès, il témoigne d’un goût prononcé pour la littérarité qui transparaît tout au long de son œuvre allégorique.

34Cependant, l’identification totale à Darès – faut-il préciser au Darès de Benoît de Sainte-Maure ? – n’a jamais lieu dans nos deux textes et on ne peut finalement pas parler de double. En effet, les valeurs courtoises liées à la chevalerie véhiculées par Le Roman de Troie entrent en conflit avec la morale chrétienne qui triomphe dans ces textes de la fin du Moyen Âge. Nos écrivains détournent systématiquement les codes attachés aux écrits courtois pour dénoncer la perversité et la décadence sociale qu’ils entraînent.

35C’est donc surtout en tant que lecteurs herméneutes que s’affirment ces écrivains issus du milieu curial. La réappropriation et le travail de réécriture des figures antiques du chevalier, véritables alter egos, rend compte de la conception profonde qu’ils ont du rôle de la littérature dans la société. Émus par la situation catastrophique de la France ou par des défaites personnelles, Jean de Courcy et Thomas de Saluces tentent chacun à leur manière d’instaurer un nouveau modèle de chevalier idéal et c’est finalement en cela que nous pouvons les considérer comme des hommes de plume. Si Jean de Courcy propose un retour aux valeurs chrétiennes, Thomas de Saluces va plus loin en distinguant des valeurs purement « littéraires », les valeurs courtoises, qui restent attractives mais doivent être détachées du monde réel.

36Le roman de Miguel de Cervantès, Don Quichotte, parodie des romans chevaleresques médiévaux, achèvera de confiner ces valeurs chevaleresques au rang de fiction et de dénoncer l’imposture que représente la projection de la réalité dans l’univers romanesque et inversement. Sonnant le glas d’un idéal médiéval prôné par la figure du « chevalier-clerc », il affirmera que « l’épée n’a jamais émoussé la plume, ni la plume l’épée », séparant désormais, mais non à jamais, le monde réel du monde fictif. Ce sera l’aune du roman moderne.

37(Université de Lausanne - Université de Paris 3, Sorbonne-Nouvelle)