Colloques en ligne

Laurence van Nuijs

La mythomanie comme posture : le cas de Bernard Frank

Introduction

1La présente contribution se propose de dresser un inventaire des postures discursives déployées par l’écrivain et le chroniqueur littéraire français Bernard Frank (1929-2006). Celles-ci font sens à l’intérieur d’un certain état du champ littéraire, marqué par la médiatisation accrue de la littérature1, et par un fonctionnement calqué toujours davantage sur les exigences de la publicité à l’ère de la culture de masse2. Plus précisément, elles se caractérisent toutes par une forme de réflexivité, qui tient à la double dimension, à la fois analytique et participative, qui les traverse. D’un côté, Frank adopte une perspective analytique sur la littérature, qu’il conçoit comme une « comédie » dans laquelle les écrivains s’empruntent des « masques » les uns aux autres et où le commentaire sur l’œuvre l’emporte de plus en plus sur l’œuvre elle-même – un constat qui s’apparente aussi à celui que fait Julien Gracq en 1950 dans La Littérature à l’estomac. De l’autre côté, les postures frankiennes présentent toutes une dimension « participative », qui s’observe dans des marques d’adhésion et d’identification aux mécanismes qu’il décrit, et dans des mises en scène de soi en écrivain tirant les conséquences de ce constat sur la littérature. Dans les manières de se présenter de Frank se chevauchent ainsi les postures du commentateur et du cartographe, tantôt fasciné, tantôt iconoclaste du fonctionnement « imaginaire » – ou encore, pour utiliser un terme de Frank, « mythomaniaque » – de la littérature, et celles de l’écrivain sans identité empruntant des masques aux autres, ou encore du personnage dont le « creux » et le « vide » constituent précisément une manière d’investir la littérature.

2Dans ce qui suit, nous justifierons d’abord le recours à la notion de « posture » en indiquant les contours de la réflexion plus générale dans laquelle cette étude s’inscrit, pour évoquer ensuite dans les grandes lignes la trajectoire de Bernard Frank, qui nous permettra de rendre compte, au cours de l’analyse, de certains enjeux plus immédiats de l’adoption de telle ou telle posture. Nous présenterons ensuite les postures discursives frankiennes dans un continuum allant de celles dont la dimension descriptive paraît la plus forte (les postures du commentateur fasciné, du polémiste se collant à sa cible et de l’analyste démystificateur), à celles qui semblent impliquer davantage la participation de l’énonciateur à la littérature (le comédien désignant son masque, l’écrivain mythomane).

Préalables notionnels

3Lancée initialement par Alain Viala3 et systématisée ensuite par Jérôme Meizoz, la notion de « posture » est définie, par ce dernier, comme « la manière singulière d’occuper une position dans le champ littéraire »4. Cette définition implique une démarche soucieuse de rendre compte conjointement des différentes dimensions qui composent la figure de l’auteur et qui ne sont pas nécessairement concordantes : d’une part, la notion désigne la manière dont l’auteur élabore lui-même une image, à la fois dans ses discours (versant rhétorique de la posture) et dans ses conduites publiques (versant actionnel de la posture) – deux réalités entre lesquelles la frontière n’est par ailleurs pas tout à fait étanche ; d’autre part, la notion renvoie à la manière dont l’image d’un auteur se voit relayée par les médias et le public. La mise en lumière des différentes dimensions qui composent la posture de l’auteur s’inscrit dans une réflexion plus globale, visant à rendre compte de sa singularité : celle-ci est à penser de manière relationnelle, c’est-à-dire en rapport avec la trajectoire de l’auteur, la hiérarchie des genres en vigueur, l’histoire et la structure du champ littéraire et les positions qui y sont occupées.

4L’analyse qui suit concernera uniquement le versant « rhétorique » ou « discursif » de la posture auctoriale de Frank. Les mises en scènes discursives que nous allons évoquer peuvent dès lors également être décrites en termes d’« ethos »5, notion utilisée en analyse du discours pour désigner l’image de l’inscripteur donnée dans un texte singulier. À condition de postuler l’existence d’un ethos de « mythomane », c’est-à-dire consistant chez l’énonciateur à dévoiler la comédie littéraire à laquelle il participe tout en y participant bel et bien, on peut alors ranger les mises en scènes discursives que nous allons rencontrer dans un continuum qui va des mises en scènes marquées par une dimension participative moindre à celles qui supposent une implication plus forte de l’énonciateur dans la littérature. Tandis que, dans certains textes, l’ethos de l’écrivain mythomaneserait essentiellement « montré » (lorsque Frank décrit le fonctionnement « imaginaire » de la littérature), il est ailleurs nettement plus explicite ou « dit », soit parce que Frank s’identifie à des écrivains mythomanes ou présentés comme tels (Benjamin Constant, Pierre Drieu la Rochelle), soit parce qu’il revendique la mascarade, l’absence d’œuvre et la mythomanie en tant qu’éléments d’une identité auctoriale.

5Le concept de « posture » sera toutefois préféré ici à celui d’« ethos », dans la mesure où la notion de « posture » ne se réfère pas uniquement à la manière de se présenter dans un texte singulier, mais renvoie aussi à l’image de l’écrivain formée au cours d’une série d’œuvres signées de son nom. Plus englobante que celle d’« ethos », la notion de « posture » permet ainsi de mettre l’accent sur la manière cumulative dont s’élabore une image de soi6. C’est précisément la récurrence de mises en scènes de soi marquées à des degrés variables par une dimension analytique et une dimension participative, qui contribue à faire apparaître Frank comme un auteur « mythomane », posture qui s’élabore tout au long d’une trajectoire et fait sens dans un état du champ particulier. Remarquons enfin que, contrairement à la réflexion sur la posture menée notamment par les sociologues Frédérique Giraud et Émilie Saunier, l’approche que nous adoptons ici laisse de côté la problématique existentielle et biographique par rapport à laquelle une posture fait également sens7.

Trajectoire de Bernard Frank

6Frank débute en tant que chroniqueur littéraire dans deux revues de gauche : L’Observateur, dès juin 1952, puis Les Temps modernes, à partir de la fin de 1952.Dans sa première chronique pour la revue de Jean-Paul Sartre, intitulée « Grognards et hussards », il identifie en tant que « groupe », celui des « hussards » – dénomination qui est passée à la postérité –, les jeunes écrivains de droite Roger Nimier, Jacques Laurent et Antoine Blondin, en les disqualifiant idéologiquement comme des écrivains « fascistes ». C’est pourtant bien à La Table Ronde, maison d’édition marquée à droite où publient précisément les « hussards », que paraissent les premiers livres de Frank. Le premier, intitulé Géographie universelle (La Table ronde, 1953) et généralement qualifié d’« essai », prend la forme d’une rêverie d’un narrateur se projetant dans différentes représentations imaginaires de pays (voir infra) ; il connaît une suite en 1955, sous le titre d’Israël (La Table ronde, 1955). Le deuxième livre de Frank, le roman Les Rats (La Table ronde, 1953), met en scène quatre jeunes gens ambitieux et désabusés rêvant de s’introduire dans le monde des lettres de l’après-guerre. Ce roman vaudra à Frank d’être exclu des Temps modernes en raison du portrait désacralisé qu’il dresse de Sartre, qui y apparaît comme personnage. Ce livre est suivi du roman L’Illusion comique (La Table ronde, 1955), un récit limité au point de vue du narrateur, un jeune homme, romancier en devenir, trompant son entourage et devenant dupe de ses propres machinations. Suivent deux livres chez d’autres éditeurs : le libelle Le Dernier des Mohicans (Fasquelle, 1955), qui contient la réponse de Frank à l’article haineux que Jean Cau, le secrétaire de Sartre, consacra à son roman Les Rats dans Les Temps modernes ; et l’essai La Panoplie littéraire (Julliard, 1958) qui est à la fois une étude de la figure de Drieu la Rochelle et une auto-analyse, un retour sur les années passées à « devenir écrivain ».

7La parution de ces livres est suivie d’une longue période de « silence », au cours de laquelle Frank ne publie plus que des chroniques, dans lesquelles on voit se développer une critique du fonctionnement toujours davantage médiatisé de la littérature. Ces chroniques paraissent de manière régulière dans Les Cahiers des saisons (1955-1961), Arts (1954-1960), France-Observateur et Le Nouvel Observateur (1958-1965), Adam et Le Nouvel Adam (1966-1967), et de manière plus occasionnelle dans La Nef (1957), La NRF (1959), Réalités (1959), L’Express (1959) et Le Nouveau Candide (1962-1965). Les années 1970 marquent un « retour à la littérature », avec la parution de deux nouveaux livres, généralement qualifiés d’« essais » ou d’« essais-feuilletons », séparés par un intervalle de dix ans. Un Siècle débordé (Grasset, 1970) constitue une sorte de mémoires d’un auteur à la retraite contenant leur propre commentaire. Solde (Flammarion, 1980) est également un texte digressif au statut indéterminé, qui mêle rêverie, autobiographie, polémique et chronique.

8Tandis que plus aucun nouveau « livre » ne vient s’ajouter à l’œuvre après Solde, l’ensemble des livres antérieurs de Frank sont réédités chez Flammarion dans les années 1980, la plupart accompagnés de nouvelles postfaces de l’auteur. Quelques textes devenus introuvables sont réédités par Le Dilettante (notamment « Grognards et hussards » et « La Turquie »). Au cours de cette période, Frank, qui a publié des chroniques tout au long de sa trajectoire, devient chroniqueur-maison, c’est-à-dire hebdomadaire, de trois grands périodiques parisiens : du Matin de Paris (1981-1985), ensuite du Monde (1985-1989) et enfin du Nouvel Observateur (1989-2006). À partir des années 1990, cette activité de chroniqueur se voit mise en évidence par la reprise en recueil des chroniques de Frank : Mon Siècle (Quai Voltaire, 1993)et En Soixantaine (Julliard, 1996) reprennent respectivement les chroniques des années 1950 et 1960, tandis que les recueils publiés dans les années 2000 reprennent des chroniques plus récentes : Rêveries (Le Dilettante, 2001), Vingt ans avant (Grasset, 2002), Les Rues de ma vie (Le Dilettante, 2005) et 5, rue des Italiens (Grasset, 2007, posthume).

9Du point de vue institutionnel (lieux de publications – revues, périodiques et maisons d’édition – investis), la trajectoire de Frank est des plus sinueuses, notamment au cours des premières années, lorsqu’il publie en des lieux les plus opposés du point de vue idéologique. En ce qui concerne les genres investis, elle est marquée par une évolution qui semble aller de l’œuvre proprement dite (l’essai, le roman ; en tout cas, des textes parus sous forme de livre) vers ce qu’on considère généralement comme relevant du métadiscours (le commentaire sur l’œuvre et la chronique). En même temps, la posture frankienne invite précisément à interroger la frontière entre le texte et son commentaire, voire à inverser leur hiérarchie.

Les postures de l’écrivain mythomane

Le commentateur fasciné

10La première posture que l’on peut observer dans les écrits de Frank est celle du « commentateur fasciné ». Dans ce cas, l’énonciateur s’attache à dévoiler les mécanismes qui régissent le fonctionnement de la littérature (qu’il qualifié d’« imaginaire » ou de « mythomaniaque »), tout en « jouant le jeu » et en se laissant entraîner et fasciner par ceux-ci. Dans l’ensemble de ses œuvres mais particulièrement peut-être dans ses chroniques (dont le genre même implique peut-être une posture de commentateur davantage que d’écrivain), Frank rend compte d’une littérature dont le fonctionnement relèverait davantage de légendes d’écrivains et de commentaires sur des œuvres, que de textes désincarnés. Ces légendes (Frank parle de « panoplies », de « carapaces imaginaires » ou encore de « masques » et de « rôles ») seraient forgées par les écrivains eux-mêmes et reprises, infléchies et répandues par d’autres acteurs du champ littéraire, qu’il s’agisse de critiques, de lecteurs ou à nouveau d’écrivains, dans une sorte de « mystification » dont les « mystifiés » seraient eux-mêmes les complices (ces expressions sont utilisées par Frank dans une chronique sur Maurice Sachs8).

11Regardons de plus près un exemple. En 1953, à l’occasion de la parution dans la NRF des Journaux intimes de Benjamin Constant, Frank se livre dans sa chronique de L’Observateur à une analyse du mécanisme par lequel un écrivain (en l’occurrence Constant) se crée une certaine image et séduit le lecteur9. Sa chronique s’ouvre sur l’évocation de la fascination qu’exerce l’image de Constant sur les commentateurs de la littérature, parmi lesquels Frank s’inclut :

La publication par la N.R.F. des Journaux intimes de Benjamin Constant repose la question du rôle de la critique. Voilà un livre qui, avant même que nous l’ayons ouvert, nous émoustille. Tel ce chien de Pavlov, nous sécrétons, à sa vue, une sorte de bave de contentement : « Journal intime, Benjamin, hé, hé! c’est du gâteau que cela. » […] Il n’est pas nécessaire de consulter nos hypothétiques fiches sur l’auteur d’Adolphe pour dégager tous les traits imaginaires de cette séduction qui traînent dans notre petit paradis littéraire. Nous découvrons dans l’instant que Constant s’avance vers nous et nous conquiert de la même façon qu’il séduisait, il y a plus de cent ans, les belles dames de Suisse, d’Allemagne, d’Irlande ou de France, en étant à la fois gauche et svelte, timide et plein d’aplomb, en nous donnant envie de le gronder et de le dorloter, de le mettre au coin, mais tout aussitôt de lui offrir une croix d’enfant sage.10 

12Le passage rend compte à la fois du fonctionnement imaginaire de la figure d’auteur, comme du fait que la séduction qu’exerce cette image sur le critique est issue de la personne même de l’auteur, et d’une certaine pose qu’il adopta naguère. Dans la suite de la chronique, Frank s’interroge sur l’origine de ce besoin de séduire chez Constant, qu’il met en rapport avec le fait que celui-ci aurait fait très tôt, déjà au cours de l’enfance, l’expérience d’une sorte de vide existentiel. Cette expérience se serait traduite d’abord dans une manière consciente de « jouer le jeu de l’enfance », et ensuite dans son œuvre. Conscient du fait que « tout est décor » et que « son être ne repose sur rien »11, Constant – que Frank qualifie de « mollusque » et d’« invertébré » – va se construire une « carapace imaginaire », qui lui permet d’exister aux yeux des autres, notamment en jouant « la scène du grand ‘rien’ »12 qui lui permet de séduire. Le journal de Constant apparaît alors, toujours dans l’interprétation de Frank, comme le lieu où il tente de se faire exister, ainsi qu’il existe aux yeux des autres, pour lui-même.

13La chronique de Frank mêle ainsi d’un côté une dimension descriptive et interprétative, faisant de la condition d’écrivain de Constant la résultante de l’expérience d’un vide existentiel, une carapace imaginaire qui « fonctionne » ; et de l’autre côté une dimension identificatoire : le critique est fasciné par la figure de l’auteur, au point de s’identifier au portrait qu’il fait de lui.

Le polémiste

14La deuxième posture est celle du polémiste se collant à sa cible : l’énonciateur s’identifie à son adversaire pour mieux le détruire ou lui retirer son masque. Cette posture peut être considérée comme une variante de la précédente : insister sur le fonctionnement imaginaire de la littérature va souvent de pair avec le dévoilement de réputations factices et des enjeux plus vils d’une pratique ou d’une position littéraires.

15L’exemple que nous aborderons ici est issu de la chronique « Grognards et hussards », publiée en 1953 dans Les Temps modernes. La chronique contient une attaque de François Mauriac, qui dirige à cette époque La Table ronde, revueoù sont accueillis les jeunes écrivains de droite qui sont la cible de Frank. L’attaque prend la forme d’une réplique au traitement qu’avait fait subir Mauriac au chroniqueur à l’occasion de l’article sur Constant que nous avons évoqué plus haut. Dans son « bloc-notes » de la Table ronde, Mauriac avait tourné en dérision l’interprétation de Constant par Frank, et avait fait de lui un de ses innombrables critiques de gauche n’ayant rien compris à l’auteur d’Adolphe et à la littérature :

Lisez plutôt dans le numéro d’octobre de La Table ronde les « Notes » […] de François Mauriac en marge des Journaux intimes de Benjamin Constant, vous y apprendrez que je trouve « comique et presque ridicule [note : « Ce qui m’inquiète, ce n’est point que mes cadets n’aiment pas Benjamin Constant, c’est qu’ils le trouvent comique et presque ridicule (Je pense à un article paru dans L’Observateur.) »] » l’auteur d’Adolphe. Bien entendu, tout mon article affirme le contraire. […] Mauriac m’ignore. […] En réalité, je n’existe pas, je suis un simple prétexte à des variations, à des gammes sur les misères de notre temps. Constant, non plus du reste, n’existe plus ; il sert de masque à ce vieux chat, à ce Raminagrobis qui, les yeux mi-clos, va jouer les bons apôtres du libéralisme. […] Je l’avoue, ce procédé m’exaspère, ce truc de vieux comédien, qui consiste à s’inventer des cadets de pacotille, à leur prêter des attitudes grossières, pour pouvoir leur répondre sans danger et se donner, devant la galerie médusée des lecteurs de La Table ronde, le rôle prestigieux de défenseur de la liberté et de l’esprit.13 

16Dans ce passage, Frank dénonce une petite comédie des lettres, celle du critique détournant les arguments de l’adversaire pour mieux l’écraser et se donner le beau rôle. Cette dénonciation passe par la mise au jour de la comédie, qui s’accompagne en même temps une forme d’identification à la position adverse, prenant la forme d’une caricature : Mauriac en Raminagrobis – personnage de La Fontaine qui arbitre les litiges en dévorant les plaideurs.

17Dans le cadre d’une réflexion sur la spécificité des postures frankiennes, trois remarques sont à formuler concernant les mises en scène de soi en polémiste. Premièrement, si elles participent d’une construction posturale plus globale, elles sont à rapporter à des enjeux immédiats. En l’occurrence, il s’agit ici non seulement d’une réplique personnelle de Frank à Mauriac, mais, à travers celle-ci, d’une prise de position des Temps modernes contre la droite littéraire qui ne cesse d’attaquer Sartre et la littérature engagée depuis un certain14.

18Deuxièmement, la posture du polémiste prolonge et recoupe celle du commentateur fasciné. Il peut donc y avoir décalage entre l’intention et l’effet polémiques. Un tel décalage peut être observé à propos de l’accueil réservé au roman Les Rats, paru à la Table Ronde en 1953, qui contient une scène dans laquelle le protagoniste, Bourrieu, jeune homme désabusé en voie de devenir écrivain et sorte d’alter ego du romancier sans s’identifier entièrement à lui, rencontre Jean-Paul Sartre, dont est dressé un portrait peu flatteur et désacralisé, à travers lequel apparaissent certaines « comédies » de la gauche littéraire et de l’équipe des Temps Modernes dont Frank fait à ce moment partie. La désinvolture du protagoniste – qu’on associa directement à Bernard Frank – à l’égard de la doxa des Temps Modernes, entraîna la colère de la rédaction des Temps modernes et le renvoi immédiat de Frank.

19Une troisième remarque concerne la modulation de la posture du commentateur/polémiste chez Frank en fonction des cibles. Certaines semblent susciter de la part de Frank des réactions plus virulentes et hargneuses (c’est le cas des pratiques littéraires dénoncées comme publicitaires ou performatives, comme le lancement du premier numéro de la revue Tel Quel15). D’autres passages polémiques témoignent d’une certaine jubilation de la part de Frank, qui prend un malin plaisir à mettre au jour le côté niais d’une prise de position (Lagarde et Michard dans Solde16, par exemple). D’autres cibles encore, suscitent plutôt une réaction de dépit et de désenchantement (lorsqu’il est question du mécanisme qui fait que les écrivains, parmi lesquels Sartre et Sagan, sont aujourd’hui « enterrés vivants »17).

L’analyste démystificateur du jeu littéraire 

20Une troisième posture qu’on peut distinguer est celle de l’« analyste démystificateur ». Elle s’observe dans les cas où Frank décrit et nomme les mécanismes dans lesquels il est lui-même pris. La Panoplie littéraire est exemplaire à cet égard. Le livre se présente à la fois comme un retour sur soi, dont Frank éprouva le besoin après sa rupture avec Les Temps modernes en 1953, et comme un examen du mécanisme par lequel la figure de Pierre Drieu la Rochelle en est venue à fasciner une génération d’écrivains, à laquelle Frank dit appartenir. La première partie du livre est le récit de la période au cours de laquelle Frank devient écrivain (et au cours de laquelle il s’intéresse à Drieu) ; la deuxième est une analyse du « mythe » de Drieu (son suicide, le collaborateur, l’homme couvert de femmes, ses idées politiques).

21La préface à la partie sur Drieu explicite cette position intermédiaire d’« analyste » et d’« analysé ». Frank y parle, à la troisième personne, comme pour objectiver sa position, de la génération à laquelle il appartient, dite « du regret », et qu’il décrit comme une génération qui ne disposerait de plus aucun rôle :

[…] la génération qui avait commencé à écrire peu de temps après la capitulation de l’Allemagne avait lu Drieu. Cette génération n’était pas tant une « génération perdue » que la génération du regret. Le regret, par exemple, de ne pas être la génération perdue. Quand il n’y a plus de princes, il reste à se costumer en prince. La littérature était devenue un musée, on choisissait son époque.18

22Frank rend ensuite compte de la fascination exercée sur cette génération par la figure de Drieu la Rochelle, par opposition à une série d’autres écrivains :

Elle [cette génération] se plut en Drieu, qui effectivement avait raté ses livres. Au fond, il ne la ramenait pas, on lui en était reconnaissant. Elle se sentait capable d’écrire des livres aussi vagues et fumeux que les Notes pour comprendre le siècle ou L’Europe contre les patries. À cinquante ans, Drieu commençait à devenir un « vieux frère », comme on dit un vieux beau, sa mort fit oublier ses rides. Il faut dire que cette génération était accablée de pères : Sartre, Mauriac, Malraux, Bernanos, Montherlant, Morand, Arland, Chardonne, Gide, Aragon, etc. Ces pères avaient bien du talent pour tout gâter. Ils travaillaient comme des nègres. Les jeunes écrivains n’avaient pas du tout l’impression qu’ils écriraient jamais d’aussi beaux livres. Les pères avaient l’air de gros Bourguignons amateurs de viandes rouges et de vins lourds. On aima le pâle Drieu, d’abord pour sa pâleur.19

23La génération du « regret » n’entre pas dans un champ vide : Frank convoque une tradition, montre les positions en présence et les manières dont elles sont occupées. La fascination exercée par Drieu sur cette génération (à laquelle Frank s’identifie uniquement par le recours au pronom personnel « on ») est décrite comme un mécanisme à analyser, un « jouet » à « démonter » : il s’agit d’une « panoplie littéraire », métaphore guerrière et vestimentaire qui désigne l’ensemble des attributs qu’un écrivain met en avant, par lesquels il fascine et suscite à son tour des identifications chez d’autres écrivains :

Bref, Drieu possédait au complet la panoplie littéraire idéale. Qu’est-ce qu’une panoplie littéraire ? Une série d’attitudes dans lesquelles l’écrivain se complaît, un miroir qui l’avantage, des faiblesses qui sont des charmes, un duveteux20 pour l’intelligence. Démontons ce jouet.21

24Frank propose ici une réflexion sur la « posture », mais non pas de l’extérieur, comme le ferait un sociologue ou un analyste du discours, mais du dedans, par un agent pris ou ayant été pris dans le jeu littéraire – puisqu’il y a dans cette posture analytique, adoptée dans un texte qui inaugure une longue période de silence, aussi une forme d’adieu à la littérature.

Le comédien désignant son masque du doigt

25Dans plusieurs de ses écrits, Frank adopte une posture qui consiste à montrer qu’il est conscient de participer à une certaine comédie du monde des lettres. Cette posture se rencontre dans des textes relevant de l’« œuvre » proprement dite (les livres), comme dans des textes, à première vue du moins, « secondaires » (la chronique, la préface). Ainsi, la Géographie universelle, premier livre de Frank, met en scène, par un procédé de mise en abyme, la « comédie » à laquelle Frank participe en publiant ce livre : la comédie qui consiste à « devenir écrivain ». Le narrateur s’imagine écrivain, se représente l’accueil réservé à son livre, et cite des passages entiers d’articles – fatalement fictifs – de François Mauriac et de Jean-Paul Sartre à son sujet, qui contiennent eux-mêmes des clés pour interpréter le livre. Un autre exemple en est l’usage de postfaces « insérées » dans Un Siècle débordé (Grasset, 1970), postfaces dans lesquelles Frank se met en scène comme un écrivain en train de relire ses épreuves et les commentant. Le fait de désigner la « comédie » à laquelle l’écrivain participe (le débutant, le postfacier) devient ici procédé d’écriture, intégré à l’œuvre.

26Un exemple relevant d’une plus « petite » comédie est celui de la préface de Frank à l’édition française de Gatsby le magnifique (Grasset, 1962), qui paraît entourée de deux autres préfaces, celles d’Antoine Blondin et de Jean-François Revel. En voici le commencement :

En cherchant bien, je ne vois qu’une raison pour ma part à ce qu’on m’ait demandé de préfacer le meilleur livre du plus grand écrivain américain après Faulkner, hélas, c’est que si j’avais eu droit au chapitre, si le dieu de la littérature toujours taquin m’avait dit, « Eh bien, Frank, à la place de vos œuvrettes (c’est le dieu qui parle), quel roman auriez-vous aimé écrire ? », j’aurais répondu : « Great Gatsby, mon général. » Car autrement, est-il besoin de l’ajouter, je trouve toujours un peu comique de voir l’illustre Dupont, même encadré par les fameux Dubois-Blondin et Durand-Revel, vanter avec beaucoup de courage les mérites de l’obscur Stendhal.22 

27La préface s’ouvre par une présentation de soi antithétique, à la fois en grand écrivain et en écrivain raté : Frank se présente comme un auteur d’« œuvrettes », qui aurait voulu (et aurait donc pu) écrire Gatsby, et qui converse librement avec le « dieu de la littérature » dont il défie le jugement. Il indique ensuite qu’il participe, en préfaçant Fitzgerald, à une des « comédies » typiques des (petits) commentateurs de la littérature : celle qui consiste à adopter la pose d’un écrivain consacré (« l’illustre Dupont ») prenant courageusement la défense (« vanter avec beaucoup de courage les mérites ») d’un grand écrivain soi-disant méconnu mais qui peut en réalité bien se passer des services du préfacier (« l’obscur Stendhal »). Frank prend ainsi position par rapport à ces collègues-préfaciers – qui ne sont pourtant pas des écrivains mineurs – qu’il rabaisse aux rangs d’écrivains obscurs, et s’assure ainsi de sa place. En même temps, il dévoile avec humour la comédie à laquelle il participe, en montrant que la préface est un genre de texte qui permet aux quidams de la littérature de se doter d’une légitimité dont ils sont en réalité dépourvus (ou d’en donner l’illusion).

L’écrivain mythomane

28Comme les postures précédentes, la posture de l’écrivain mythomane est marquée par une dimension « participative » (l’énonciateur se montre ou se dit écrivain) et une dimension « analytique » (l’énonciateur souligne qu’il ne peut être écrivain qu’en se costumant, vu les lois qui régissent l’univers dans lequel il prend position). On peut la considérer comme une variante de la posture du comédien se démasquant, dans la mesure où se dire « mythomane » dans un univers décrit comme « mythomaniaque » est une manière de se dénoncer. On peut la considérer aussi comme une posture « englobante », en ce que les postures décrites dans ce qui précède peuvent être considérées comme des variantes plus implicites de cette dernière.

29Nous l’avons déjà observée dans la préface de La Panoplie littéraire, où Frank dit appartenir à une génération pour qui la littérature est devenue un musée. Elle s’observe aussi, dans les chroniques, à travers l’adoption d’une voix énonciative désabusée, d’écrivain ayant tout compris à la littérature avant même de s’occuper ou de s’être occupé à écrire une œuvre. Cette posture sera d’ailleurs relevée par Frank lui-même, dans une postface à la réédition de « Grognards et hussards » en 1981, où il décrit sa posture de 1953 comme celle d’un « comédien désabusé qui évoque la tristesse du métier », d’un « écrivain couvert de livres qui ne se fait plus d’illusions sur la tristesse du métier », ou encore de « ce fou qui se prend pour lui-même en étant un autre ou, si vous préférez, ce fou qui se prend pour un autre en étant lui-même »23.

30La posture du mythomane peut aussi être au cœur d’une « œuvre » proprement dite, où elle devient un principe d’écriture. C’est le cas dans la Géographie universelle, où le narrateur se présente comme une « carapace vide », s’étant « élancé hors de chez [lui] soi pour [se] mirer dans des contrées lointaines »24. Il « détache sa physique » de différents pays qui constituent autant de chapitres du livre et se projette ainsi dans ce qu’il appelle des « duveteux », c’est-à-dire des situations et des rôles imaginaires, empruntés à des textes littéraires, à l’histoire du monde, et à des situations politiques. Tantôt le narrateur s’imagine petit garçon juif lors du discours de Pétain annonçant la défaite, tantôt il se retrouve dans un jardin à l’anglaise où il renverse sa compagne de cueillette et retrouve la simplicité de Rousseau, tantôt encore il s’imagine comme T.E. Lawrence engagé dans la force aérienne royale anglaise. La mise en scène de soi comme écrivain « vide » est ici explicite, et semble s’accompagner d’une forme de surécriture ou une sorte de compensation par le style :

Que va-t-il m’advenir, à moi qui me suis recouvert dès mon enfance, de toutes les parures du monde. On m’a trop gâté, pourri. On m’a tout donné. Je succombe sous les sucreries. J’étais à Bagdad au temps des Mille et Une Nuits, en Perse au temps de Montesquieu. J’ai fouetté les chevaux de la caravane de Marco Polo. J’ai conseillé Napoléon iii après la dépêche d’Ems, et Bismark. J’ai vu toutes les situations et tous les personnages de l’histoire de mille fenêtres. Suis-je Valmont ou Cyrano, Pyrrhus ou Orphée ? Est-ce qu’on attend de moi le ricanement du méchant ou la générosité du héros ? On m’a permis d’entrer partout. Les portes de la psychologie se sont ouvertes grandes, à mon passage. Je n’ai plus de sentiment. Je sens avec terreur le creux de mon personnage, sa richesse prodigieuse. Je suis avec le Russe, l’Américain. Traître partout. Je suis toutes les comédies, tous les styles du monde.25 

31La posture du mythomane est également adoptée de manière explicite dans les postfaces et préfaces aux rééditions et aux recueils de chroniques, qui thématisent les étapes de sa trajectoire et les silences qui la jalonnent26. Dans la préface de Mon siècle, Frank se compare ainsi au chat du marquis de Carabas : « J’oublie de transformer mes projets. Comme le chat du marquis de Carrabas [sic], il m’arrive, l’âge venu, de présenter à quelques visiteurs les propriétés fabuleuses de mon maître »27 et fait des chroniques rassemblées les « cailloux blancs » du petit poucet, à cette différence près que contrairement aux cailloux du personnage de Perrault, « il n’y a rien à retrouver »28.

Conclusion

32Nous avons insisté ici sur la cohérence de la posture discursive du « mythomane » et sur la manière cumulative dont elle s’élabore à travers l’œuvre de Bernard Frank. Celle-ci apparaît ainsi comme la réponse singulière d’un écrivain au devenir médiatique, voire « publicitaire », de la littérature et aux nouvelles mises en scènes de l’auteur que cette évolution engendre. Son originalité résiderait dans le fait que le principe de dévoilement, de mise au jour de la « comédie », sur lequel elle est fondée ne fait pas uniquement témoignage et cartographie des postures et des scénarios du champ littéraire français du XXe siècle ; appliqué de manière systématique à l’énonciateur lui-même, ce principe fait œuvre.

33Indiquons, en guise de conclusion, encore quelques pistes de recherche complémentaires. Premièrement, si cette posture du « mythomane » traverse l’ensemble de l’œuvre de Frank, des nuances seraient à cerner, dans un complément à cette étude, en fonction des genres investis et de l’évolution de l’œuvre : la posture de l’« écrivain sans œuvre » est ainsi particulièrement revendiquée dans les préfaces et postfaces qui accompagnent les rééditions de Frank dans les années 1980 et 1990 ; la question se pose aussi différemment dans les romans de Frank, qui mettent en scène un protagoniste que l’on tend à identifier avec l’auteur, que dans les essais, écrits à la première personne. Ensuite, la posture discursive observée serait à corréler à la dimension comportementale de la posture, qui recouvre la présentation de soi de l’auteur, sa façon de se donner à voir et de se comporter. Une telle étude impliquerait la prise en compte de données hétérogènes, comprenant à la fois l’iconographie de l’écrivain et ses passages à la télévision à partir des années 1980, notamment chez Bernard Pivot, ainsi que les nombreux témoignages à son sujet, qui relèvent tantôt de la préface, de l’entretien ou de la chronique, tantôt de la biographie, des souvenirs ou des mémoires, tantôt encore du roman, et qui mêlent par ailleurs souvent caractérisation du comportement et du style. Il conviendrait aussi, dans le prolongement de la piste précédente, de réfléchir aux conditions de production et de diffusion de la posture frankienne : non seulement s’agirait-il de réfléchir à cette posture comme la mise en œuvre individuelle d’un imaginaire collectif préexistant (historique et contemporain), encore conviendrait-il de réfléchir à la manière dont d’autres écrivains se sont réclamés de lui.

34(Chargée de recherches du Fonds de la recherche scientifique - Flandre (FWO-Vlaanderen) - KU Leuven)