Colloques en ligne

Élisabeth Rallo Ditche

Voix et émotions dans DanielDeronda de George Eliot

There is a great deal of unmapped country within us which would have to be taken into account in an explanation of our gusts and storms1.
Daniel Deronda, liv. III, chap. xxiv.

1Traiter du pouvoir des émotions dans Daniel Deronda (1876) reviendrait à étudier le roman tout entier, sous toutes ses facettes, tant il est vrai qu’il est fondé sur l’analyse de ce qu’elles apportent à l’être humain, comment elles le façonnent et le conduisent, étant au centre même de l’être. George Eliot avait travaillé cette question à partir de textes scientifiques, elle s’intéressait aux théories de son temps sur le sujet ; il est en permanence question des émotions dans ce roman, comme il y est question d’affects, de sentiments, de passions – et même de ce que nous appelons aujourd’hui l’« inconscient ». L’originalité de l’auteur est de croiser les émotions avec l’écriture d’un vrai roman musical. George Eliot, on le sait, aimait la musique, ses lettres le disent sans cesse, elle était une musicienne douée, elle jouait du piano, elle chantait en duo avec G. H. Lewes, son compagnon, et donnait des soirées musicales, elle allait aussi fréquemment au concert et à l’opéra, elle appréciait tout particulièrement Haendel, Beethoven, Mendelssohn, Bellini. Dans Daniel Deronda, elle n’utilise pas la musique et la voix simplement comme thèmes : tous les personnages sensibles sont musiciens,tous ont un rapport étroit à la musique et au chant, et toutes les voix s’entendent sans cesse dans la trame du récit. Dans les grandes scènes du roman, presque chaque fois qu’un personnage parle, il est fait allusion à sa voix en tant qu’elle exprime ses émotions. La voix et la musique jouent un rôle particulier dans la construction des personnages, dans la signification profonde des événements romanesques, dans l’écriture même de l’auteur. Celle‑ci a réfléchi sur le rôle de la musique et des émotions musicales, elle privilégie l’écoute comme vertu première, parce qu’elle ouvre à autrui et favorise l’empathie, et elle en tire des effets romanesques remarquables2. Elle a donné au langage musical, à la voix chantée et parlée une place à part entière dans le texte et un sens plein pour exprimer les émotions : c’est ce qu’on voudrait examiner ici.

1. Certains chantent, d’autres pas : les indifférents et les médiocres

2Les personnages principaux — et positifs — dans le roman ont tous des rapports étroits avec la musique et le chant : leur aptitude au bonheur dépend de leur sens musical. Daniel Deronda, Gwendolen Harleth, Mirah Cohen chantent, et tous auraient pu ou ont songé à faire carrière, mais seule Mirah deviendra chanteuse de récital. La mère de Daniel est une grande chanteuse lyrique, l’Alcharisi, qui a eu son heure de gloire et a quitté la scène parce qu’elle a eu peur, à tort, de perdre sa voix et de n’être plus rien. Les autres personnages qui sont autour d’eux — et qui les aiment — aiment la musique ; un des personnages marquants du roman est un grand musicien, Herr Klesmer, dont le nom renvoie à une tradition musicale des juifs ashkénazes (le mot klezmer, qui désignait à l’origine les instruments, vient de klei et zemer, « instrument de chant »). Un personnage échappe à l’univers musical : Grandcourt, que Gwendolen épouse pour éviter la ruine et ses conséquences, et pour sauver sa famille, Grandcourt qui a autant de sens musical qu’un serpent — et tout son venin.

3Il est le portrait du tyran domestique, et Hans Meyrick, l’ami de Daniel Deronda, l’appelle le duc Alphonso : George Eliot s’est sans doute inspirée d’un poème d’Elizabeth Browning, My Last Duchess, qui traite du duc de Ferrare, Alfonso II, dont la femme mourut dans des circonstances mystérieuses, mais aussi de l’opéra de Donizetti Lucrezia Borgia, qui a été créé en 1833 — Hans Meyrick remarque que Grandcourt n’a pas la voix de baryton pour chanter le rôle. Le personnage est essentiel pour comprendre ce qu’est une âme « non musicale », Stendhal aurait dit : « une âme basse ». Grandcourt a les traits du tyran de mélodrame, il est si parfaitement ignoble qu’il n’a aucune chance de plaire au lecteur, car il n’a aucune excuse, aucune fêlure qui pourrait le rendre au moins pitoyable. Lush, son « homme à tout faire », le décrit comme ayant un « caractère très spécial3 ». Il a été épris (en fait, on ne sait rien de cette passion) de sa maîtresse, il a eu quatre enfants avec elle, mais au moment du récit, il n’éprouve rien pour eux. Il ne pense qu’aux apparences, il est imprévisible, irrationnel dans ses désirs, sa volonté s’exerce apparemment sans raison, comme l’a théorisé Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation, que George Eliot connaît bien. Il est dépourvu de sensibilité, n’éprouve pas d’émotions et ne peut donc en aucune façon aimer la musique… à moins que le fait de ne pas aimer la musique soit le signe de son insensibilité. Il n’aime pas entendre chanter, surtout les femmes, il associe le chant en privé à des « braillements4 ». Au‑delà même de la caricature de l’aristocratie anglaise de son temps, Eliot peint une âme condamnée, une âme insensible à l’art. Cette condamnation établit un lien entre la sensibilité et le sens des valeurs, la sphère morale : Grandcourt est incapable d’assumer son rôle d’aristocrate, de père, il n’a aucun sens moral, sa « virilité » est illusoire car l’absence de sensibilité chez lui ne veut en aucun cas dire qu’il est responsable et actif. Il est au contraire assez veule et velléitaire, toutes ses charges l’ennuient, tout engagement lui pèse. Pour parfaire ce portrait, il faut parler de sa voix. Dans un roman où la voix parlée comme la voix chantée des personnages sont sans cesse évoquées, la rareté des notations sur la voix de Grandcourt est bien entendu remarquable. Son intonation, en revanche, est nettement soulignée : il marque des pauses entre les réponses qu’il fait, comme pour se laisser le temps de réfléchir, ou bien parce qu’une certaine lenteur fait partie de son être même : « c’était un magnifique lézard d’une espèce jusque-là inconnue, pas du genre vif, à se précipiter comme une flèche5 ». On sait qu’il a une voix traînante, un ton « languissant », celui-là même du gentleman anglais qui s’ennuie et qui est revenu de tout, comme il le laisse entendre à Gwendolen quand il fait sa connaissance. Lorsqu’il terrorise sa femme, froidement, il semble à Gwendolen que sa voix est proprement « diabolique6 ». Ce cynique est véritablement antihéroïque, et c’est son absence de sens musical, sa voix perfide, sans charme et sans « couleur », qui en est la preuve la plus évidente.

4Gwendolen, elle, est bel et bien musicienne, mais elle n’est pas totalement musicienne, comme on va le voir. La jeune femme est le personnage le plus complexe du roman, ses rapports avec la musique sont une sorte d’image de la mauvaise façon de considérer l’art. Gwendolen chante et sa voix, « une voix de soprano d’une puissance modérée », est acceptable, au moins dans les salons, elle a « de l’oreille », « si bien que son chant donnait du plaisir à des auditeurs ordinaires7 ». Mais pour le grand musicien Klesmer, elle n’est qu’un médiocre amateur. Elle a essayé en vain de le charmer par son chant. Il ne mâche pas ses mots pour condamner la musique qu’on pratique dans les salons victoriens : « vous savez mal produire vos notes ; et la musique que vous chantez est indigne de vous. C’est une forme de mélodie qui exprime un stade enfantin de la culture — un truc chaloupé, factice, flottant — les passions et les pensées d’un peuple dont l’horizon manque d’ampleur. Il y a une sorte de sottise contente d’elle-même dans toutes les phrases d’une telle mélodie : aucun cri de passion mystérieuse, profonde… aucun conflit… aucun sentiment de l’universel. Les hommes se rabaissent en l’entendant8 ». Les jeunes filles chantent pour séduire et plaire, être admirées, non parce qu’elles sentent combien la musique exprime les émotions et les passions. Elles sont en fait de médiocres musiciennes, ce qui s’accompagne d’une médiocrité d’âme, de superficialité, de mondanité. Gwendolen n’échappe pas à ces critiques.

5Lorsqu’elle cherche un emploi pour gagner sa vie et celle des siens, elle pense à devenir chanteuse lyrique et tout naturellement s’adresse au « maître » Klesmer pour avoir son avis. Un maître exceptionnel, dont on ne peut traiter ici en détail, mais qui représente dans le roman le musicien accompli. Klesmer est un véritable artiste, il connaît le métier et le milieu des chanteurs lyriques de son temps, il a jugé Gwendolen et la décourage d’embrasser cette carrière. Elle voudrait atteindre la célébrité et, même si elle sait qu’il faudra faire des sacrifices, elle n’a en fait aucune idée de la condition qui est faite aux chanteuses et aux actrices, ni du travail qu’il faut fournir pour se faire une place dans ce monde. Klesmer l’en dissuade sans ménagements pour son orgueil : « vous ne parviendrez jamais à mieux que la médiocrité9 ». Mais Gwendolen est moins condamnée pour sa prétention injustifiée que pour la manière pragmatique dont elle considère la carrière d’artiste. Elle pense à l’argent et à la reconnaissance (elle veut atteindre « un rang aussi élevé que possible10 »), pas à l’art, et c’est ce qui montre une certaine sécheresse de cœur, son narcissisme, son manque d’élévation spirituelle. Pour Klesmer, la vie d’un artiste convient aux êtres d’exception, qui aiment la perfection et sont prêts à tout sacrifier à elle ; les honneurs viennent après, de surcroît. Et surtout, à cause de son narcissisme de jeune fille gâtée, Gwendolen n’est pas en mesure d’éprouver assez d’émotions pour être une vraie musicienne.

6Quand Daniel devient le mentor de Gwendolen et qu’il essaie de la conseiller, il revient au problème de son rapport à la musique. Il donne son opinion sur le fait de pratiquer la musique en privé : même sans exceller, cela fait côtoyer l’excellence et montre les « richesses spirituelles du monde11 ». Si Gwendolen use de la musique de cette manière, elle aura plus d’émotions positives, elle vibrera pour le Beau, elle progressera aussi moralement. Elle découvrira de nouveaux territoires au-delà de son ego, la musique lui permettant de les parcourir : comme l’écrit Schopenhauer, la musique est le monde, et Gwendolen comprendra mieux le monde par son expérience de la musique. Daniel a déposé une sorte de graine dans le cœur de Gwendolen, la « bonne graine » qui ne demande qu’à germer ; la fin « ouverte » du roman laisse à penser qu’elle fleurira.

2. Les personnages musicaux

7Daniel Deronda est une « âme de fabrique fine », il est musicien, profondément et totalement. Jeune homme, « Daniel n’avait pas seulement une de ces voix de garçon saisissantes qui semblent créer devant nos yeux un ciel et une terre idylliques, mais aussi un remarquable don pour la musique et […] il s’était composé des accompagnements au piano tout en chantant de mémoire12 ». La carrière d’artiste ne le tente pas, il en rejette même l’idée avec une certaine violence, car il est « farouchement hostile à l’idée de se déguiser pour chanter devant toutes ces personnes élégantes qui ne verraient rien d’autre en lui qu’un jouet merveilleux13 ». Mais il n’oublie pas son amour de la musique et continue à chanter, d’une voix qui est désormais un baryton léger, les airs d’opéra qu’il aime, pour lui-même et aussi dans les réceptions où il est invité. Il dira à Gwendolen se contenter de sa médiocrité pour ne pas renoncer au plaisir que la musique lui procure et pour les bienfaits moraux qu’elle dispense : « Je supporte l’idée que ma propre musique ne vaut pas grand-chose, mais le monde serait plus triste si je pensais que la musique elle-même ne vaut pas grand chose. L’excellence vous encourage dans la vie en général ; elle vous montre les richesses spirituelles du monde14. »

8Toute sa vie est traversée par la musique : fils d’une grande chanteuse (mais il ne le saura que tardivement), il s’éprendra d’une vraie musicienne, la jeune Mirah, et l’épousera. Comment aurait-il pu épouser une femme qui n’ait pas un lien avec la musique ? Mais son attachement à cet art est surtout fondé sur la certitude que la musique élève spirituellement, qu’elle permet à l’âme d’être plus fine et plus sensible, qu’elle permet de mieux écouter autrui. Lorsqu’il cherche le frère que Mirah a perdu, il entre dans une synagogue et est profondément ému par les chants, il s’abandonne « à cette impression très forte que produisent les liturgies chantées, indépendamment du sens précis des paroles15 ». Il est étonné lui-même par la puissance de son émotion personnelle : « On aurait pu imaginer qu’il s’agissait de l’irruption du divin dans l’obscurité, avant qu’il y eût aucune vision à interpréter16. » C’est bien d’élévation spirituelle qu’il s’agit, d’émotion puissante qui emporte et donne un sens aux choses et au monde. Toute sa capacité à entendre se tourne vers autrui : Daniel est à l’écoute des autres, quels qu’ils soient, et son pouvoir sur les autres vient de cela : il est l’image même de la compassion. Il a une personnalité accueillante, prête « à concevoir des territoires dépassant sa propre expérience17 », il ne pense pas que Mordecai est fou, il l’écoute. Il est d’une sensibilité exceptionnelle, il peut « se projeter, par l’imagination, dans ce que les autres viv[ent]18 », cela lui confère une force particulière, un pouvoir d’attirer et de guider les autres grâce à la solidarité qu’il leur témoigne.

9Le personnage a donné lieu à de nombreuses analyses, et on trouve sous la plume des critiques les mots d’« androgyne » ou d’« ange » pour le qualifier. Dans « Daniel Deronda : une conversation », Henry James, qui aimait beaucoup ce roman et s’en est inspiré pour Portrait of a Lady, fait dire à un de ses personnages : « He is not a man at all19. » S’il n’est pas un homme, ce n’est pas faute d’avoir insisté sur sa virilité : « Plus rien de séraphique : tout est terrestre et viril20 », écrit le narrateur. Pourtant, au mieux, on voit en lui « un ange mâle », qui associe en lui des attributs féminins et masculins idéaux21. Les arguments sont précis, l’apparence de Daniel est celle d’un homme, calme et fort, mais il a en lui un cœur « féminin », une lumière intérieure, une compassion toutes féminines. Pourtant, le lecteur n’a guère l’impression d’entendre ou de voir un personnage « androgyne » ; sa faculté d’écoute est liée plutôt à son amour de l’humanité, qui peut aussi être une qualité masculine : on peut même être étonné de lire le contraire. Il a « cette sensibilité chargée de sympathie, capable d’une perception très fine, qui allait de pair avec sa tendance à la réflexion22 », pourquoi en faire une qualité « féminine » ? Il est d’une « fibre vive et sensible23 », il éprouve une compassion « plus vive que celle d’une femme » pour la vie de sa mère, il est capable de méditer de façon passionnée, il vibre d’émotion dans les moments forts de sa vie, il met au service des autres son extraordinaire faculté d’écoute. George Eliot construit bel et bien un personnage d’homme sensible, et cette sensibilité a à voir avec son sens musical plus qu’avec une quelconque androgynie.

10On ne saurait oublier un personnage « musical » essentiel dans le roman, sorte de figure prophétique et angélique, Mordecai Cohen. Il vibre sans cesse, comme une harpe, et souvent Daniel est à l’unisson. La première fois que Daniel le rencontre, il pense à « un prophète de l’Exil » ou à « un poète de la Renaissance juive à l’époque médiévale24 », et le passage mis en exergue du chapitre lxiii le relie expressément à la figure de Moïse, qui est décrit comme un artiste et un créateur. Il n’est pas lié directement à la musique, mais les émotions qu’il éprouve et qu’il suscite chez les autres, et en particulier chez Daniel, sont comme une symphonie. La métaphore musicale est utilisée par le narrateur pour insister sur le lien entre les émotions particulièrement vives de ce personnage qui ne vit que pour son rêve et ce qu’il peut créer en autrui, en particulier en Daniel Deronda, qui reprendra le flambeau qu’on lui a tendu.

3. Voix de femmes : la bien-aimée et la mère

11Daniel ne peut épouser qu’une chanteuse, mais celle-ci est l’opposé de sa mère, tout en partageant avec elle le privilège d’être une artiste. Daniel, certes attiré par Gwendolen, préférera Mirah, la jeune cantatrice juive. Leur rencontre se fait sous le signe de l’opéra, c’est la voix de Daniel que Mirah entendra d’abord, avant même de le voir. Il chante un air de l’Otello de Rossini, sur des paroles de Dante – Nessun maggior dolore/ Che ricordarsi del tempo felice/ Nella miseria25 –, alors qu’il rame sur la rivière. Il ralentit, et la « chute » pianissimo de la complainte mélodique est entendue par Mirah. Lorsqu’il la prendra dans sa barque, elle lui demandera si c’était lui qui chantait, avec une voix parlée qui rappellera à Daniel la mélodie26.

12Par la suite, Daniel découvre le talent de Mirah, sa voix, son sens musical. Il aime sa voix, qu’il qualifie plusieurs fois d’« exquise », il explique qu’on pourrait croire son chant entièrement naturel, bien que Mirah ait beaucoup travaillé dès son enfance : c’est l’apanage du véritable artiste. La voix de Mirah a une « qualité merveilleuse », le « chant contenu, où la mélodie semble être simplement le produit de l’émotion27 ». Une scène romanesque est consacrée à une prestation de Mirah devant Herr Klesmer. Elle chante l’Ode à l’Italie de Leopardi, puis de la musique allemande, et Klesmer reconnaît en elle une vraie musicienne. La voix de Mirah est de celles qui donnent « l’impression de s’adresser, comme le chant amoureux de l’oiseau, à des oreilles proches et bien-aimées28 ». Elle a chanté très tôt, elle a essayé, sous la contrainte de son père, de chanter dans les rôles lyriques, mais sa voix faiblit et elle est menacée d’être « vendue » au plus offrant pour subvenir à ses besoins et à ceux de son père. Mirah s’est sauvée et a renoué avec la religion de sa mère, qui du reste lui chantait des berceuses et des hymnes, l’initiant ainsi au chant dès son plus jeune âge. La voix de la mère de Mirah a une importance certaine ; Mirah se souvient d’un cantique juif dont les paroles ne sont que des zézaiements, seule l’intonation reste vivante, la voix de la mère par-delà le temps : « un petit cantique qui avait des passages étrangement mélancoliques, et des syllabes qui ressemblaient vraiment au zézaiement d’un enfant pour ses auditeurs ; mais la voix avec laquelle elle l’interpréta était chargée d’une tendresse encore plus douce, encore plus envoûtante que celle que l’on percevait dans ses autres chants29 ». Privées du sens, seules la voix et l’émotion sont présentes, et agissent sur l’auditeur.

13Mirah n’aurait pas pu être chanteuse lyrique : comme Daniel, elle déteste l’idée de jouer un rôle sur scène. Le poids des conventions victoriennes pèse aussi sur le personnage : une jeune fille pure ne saurait faire carrière dans ce milieu d’artistes, on comprend pourquoi la vocation de chanter en récital et de donner des leçons de chant correspond mieux au personnage de Mirah. Quoi qu’il en soit, Mirah suscite des émotions tendres et fortes chez les auditeurs : pour Daniel, les douces modulations de sa voix sont encore plus émouvantes que la plus parfaite harmonie de couleurs, il souhaite ne jamais cesser d’entendre sa voix. Mirah dit d’ailleurs à Deronda qu’elle se souvient des voix mieux que de tout le reste : « Je pense qu’elles pénètrent sûrement plus profondément en nous que d’autres choses. J’ai souvent imaginé que le Ciel était peuplé de voix30 », et Daniel confirme ses dires en lui rappelant son émotion lorsqu’il a entendu les chants de la synagogue. Les deux personnages communiquent par la musique avant même de s’être dit leur amour.

14En contrepoint de la femme aimée, Deronda rencontre sa mère, une mère qui l’a abandonné enfant et qu’il retrouve alors qu’elle est très malade, car elle veut lui révéler son origine et lui raconter son histoire avant de mourir. Leonora Charisi, de son nom de scène Alcharisi, dont on ne saura jamais le timbre, a fait une brillante carrière de chanteuse lyrique. Mais pour cela, elle a abandonné son mari et donné son fils à sir Hugo Mallinger pour qu’il l’élève comme un gentleman anglais. Elle assure l’avoir fait pour Daniel autant que pour elle, pour le libérer de son origine juive. Elle-même a renié cette origine, elle refuse tout lien avec le judaïsme et toutes les contraintes qu’il fait peser sur les femmes. Son père a essayé de l’asservir, mais elle s’est battue pour être libre : « Il lui était odieux de penser que les femmes juives étaient perçues dans le monde chrétien comme une sorte de matériau pour fabriquer des chanteuses et des actrices. Comme si cela ne nous rendait pas plus enviables ! C’est une chance d’échapper à la servitude31. » Même lorsqu’elle retrouve son fils, elle se sent incapable de lui donner quoi que ce soit, même une once de tendresse, alors que Daniel est plein de compassion pour elle. Seules sa voix, ses modulations, ses intonations établiront une sorte de lien entre eux. L’Alcharisi est l’avers d’une figure de cantatrice dont Mirah est le revers. Elle représente certes une tentative d’émancipation féminine, mais elle est aussi l’image de celle qui paie lourdement son désir. Sa seule réussite, paradoxale puisqu’elle donne raison à son père, est d’avoir fait de son fils un jeune homme cultivé et respecté dans la société victorienne qui ignore ses origines, et ce fils pourra se faire entendre pour mener à bien sa mission. Mirah réussit à concilier la vocation artistique et la condition de femme, elle épouse Daniel et pourra sans doute continuer à chanter, puisqu’elle n’a pas choisi la scène. Daniel est profondément à l’écoute des autres et sa sensibilité lui permet de comprendre les désirs féminins, il sait être un soutien sans jouer de son pouvoir, il sera — sans doute, puisque la fin ouverte du roman laisse les personnages libres de leur destin — un admirable compagnon de voyage.

4. L’écriture, les émotions, la musique

Est autem in dicendo etiam quidam cantus obscurior.
Cicéron, Orator, xviii, 5732.

15Mais George Eliot ne se contente pas d’écrire un roman sur la musique, elle écrit aussi un roman musical. Daniel Deronda est véritablement un roman « expérimental » à bien des titres, et aussi sur le plan du croisement entre musique et littérature. Une des scènes romanesques les plus étonnantes est celle de la rencontre de Daniel avec sa mère. Eliot indique très souvent les intonations des personnages, on l’a vu, et ces intonations les caractérisent, mieux encore qu’un portrait traditionnel. Mais il s’agit ici d’une utilisation tout à fait singulière, d’une véritable « symphonie musicale de voix parlées », orchestrée avec soin. Dans le chapitre li, il n’y a pas moins de quinze mentions du ton des voix ; dans le chapitre liii, qui est plus court, et qui relate le second entretien de Daniel avec sa mère, il y en a autant. Eliot n’ignorait pas les théories de Darwin : les organes vocaux sont efficients au plus haut degré comme moyen d’expression ; l’expression vocale est un moyen de coordination sociale et de résolution des conflits. Le cerveau limbique, qui est le siège des émotions, est plus développé chez les mammifères, cela inclut la possibilité de moduler, d’apprendre et d’inventer de nouvelles formes : cette habileté est essentielle dans l’invention spécifiquement humaine de la musique ; seul l’être humain a un contrôle cortical sur la voix, ce qui est un préréquis pour le chant. D’autre part, on a débattu sur la parenté entre voix parlée et musique : une des plus anciennes explications est que la musique est une réminiscence de l’expression vocale des émotions. On a remarqué l’aspect musical du discours : quand on le module, le timbre d’une voix chantée peut mettre en jeu les mêmes éléments que le discours.

16Là s’arrête la similitude, du reste, car la musique a ses propres codes qui varient selon les cultures, mais cette parenté permet à George Eliot de créer son « écriture musicale » propre. Le baryton léger Daniel et sa mère, grande cantatrice dont on ne connaît pas le timbre, mais qui semble être inspirée d’un contralto de l’époque, se parlent avec des intonations, des modulations, des tonalités telles que ce qu’entend le lecteur devient un duo lyrique. L’homme, par sa voix, peut articuler, de manière audible pour l’autre, sa volonté et ses émotions, faculté unique, proprement humaine. La voix altérée est celle que l’on prend sous le coup d’une émotion, faire mention de la voix et de ses transformations ou de ses altérations revient à évoquer des émotions33. Le narrateur fait état des modulations de la voix des personnages. Tantôt la mère domine, par sa voix mélodieuse, par un timbre fort, par sa fermeté, alors que la voix de Daniel tremble de timidité ou qu’elle est voilée par la passion. Tantôt, c’est le fils qui domine, calme et ferme comme à son ordinaire, alors que la voix de la mère exprime une tendresse mélodieuse ou une détresse cachée. La mère écoute son fils, et écoute plutôt le rythme de sa voix, comme si celui-ci dominait son oreille34 : l’Alcharisi écoute la voix de son fils plus que ses paroles, et cette voix lui apprend à le connaître. Mais à la fin de l’entrevue, lorsque l’Alcharisi repousse doucement la tendresse de Daniel pour ne pas fléchir elle-même, Daniel laisse entendre un sanglot, brisure de la voix, émotion extrême et dernier élément sonore avant une étreinte en guise d’adieu. Toute l’entrevue, qui a permis aux deux personnages de se parler enfin, à Daniel de connaître ses origines et de mieux se comprendre — « Il se sentit vieilli. Tous les désirs et toutes les inquiétudes qu’il avait éprouvés dans son enfance au sujet de sa mère avaient disparu35 » —, à l’Alcharisi d’honorer la mémoire de son père et de se mettre en paix avec sa conscience avant de mourir, de faire la connaissance aussi de ce fils délaissé et de savoir à quel point il était digne d’être aimé, est sous le signe de cette musique que les deux personnages aiment et dont ils vivent, mais aussi sous le signe de l’écoute qui structure leur personnalité de façon différente. Alors que l’Alcharisi a fait carrière grâce à son don musical, Daniel met toute sa sensibilité de musicien au service de l’écoute d’autrui, de la compassion et de l’empathie. Son don à lui est de savoir entendre.

17Seul un écrivain sensible à la musique et aux voix, un véritable connaisseur de l’opéra, pouvait écrire ces scènes de cette façon, quelqu’un qui est devenu, par amour pour la musique, un « écouteur », quelqu’un qui perçoit avec une sensibilité musicale toute production sonore36. Dans ce roman, les émotions sont liées à la qualité « musicale » des âmes. Éprouver des émotions et être musicien est tout un : mais cela ne suffit pas pour accéder à une véritable hauteur morale, un saut qualitatif est encore nécessaire. L’âme musicale doit s’ouvrir à l’écoute des autres, et non seulement à leur voix, mais aussi à leur être le plus intime : ainsi, Gwendolen doit parcourir un long chemin pour se hisser à la hauteur que lui a montrée Daniel, elle doit oublier d’être à sa propre écoute pour entendre ce que les autres ont à lui demander, à lui dire, comme elle aurait dû « chanter plus large », ainsi que Klesmer le lui conseillait. Ainsi, Daniel a reçu le don musical mais en fait un autre usage : c’est au service de son peuple et des autres qu’il met ses qualités morales, liées à sa sensibilité hors du commun, à son empathie. Les émotions sont la condition de la qualité musicale de l’individu au plus profond du cœur, elles sont portées par la voix, parlée ou chantée, elles sont aussi la condition de leur qualité morale. Grandcourt ne saura jamais ce qu’il perd en refusant de se laisser toucher par la voix de Mirah, il perd tout simplement ce qui fait l’humanité d’un être humain : pouvoir être touché par la voix humaine de l’autre, et s’élever vers les « richesses spirituelles du monde ».