Colloques en ligne

Jenefer Robinson

L’empathie, l’expression, et l’expressivité dans la poésie lyrique

1Dans la vie de tous les jours, quand j’exprime ma douleur ou ma colère, cela veut dire que je ressens de la douleur ou de la colère et que je révèle cet état mental réel aux autres. Je fonds en larmes et mes mains se crispent ; je dis : « Je suis accablée de douleur » ou : « Je suis folle de rage. » L’expression artistique des émotions fonctionne au fond de la même manière : les poètes romantiques avouent qu’ils expriment leurs propres émotions dans et par leurs poèmes lyriques, et cela signifie qu’ils ressentent vraiment ces émotions et les révèlent dans leurs poèmes. Quelquefois, bien sûr, les émotions exprimées dans un poème lyrique ne sont pas celles du poète lui-même, mais celles d’un personnage qu’il crée, le « je » du poème ; mais souvent, et plus particulièrement chez les poètes romantiques, les sentiments exprimés sont tout à fait sincères : ils sont les sentiments, les émotions du poète lui-même1.

2L’expression poétique d’une émotion peut être plus ou moins expressive. Les poètes romantiques lyriques essayent d’exprimer leurs émotions de la façon la plus expressive possible. Mais l’expression n’est pas la même chose que l’expressivité. Je veux démontrer dans cette contribution que le meilleur indice qu’une expression poétique est véritablement expressive est qu’elle invite le lecteur/la lectrice à ressentir de l’empathie pour le personnage qui parle dans le poème lyrique, que ce soit le poète lui-même ou le personnage fictif qu’il a inventé. Quand une expression poétique est vraiment expressive, les lecteurs sont invités à ressentir de l’empathie pour celui qui semble parler dans le poème, le « je » du poème lyrique.

3Si le poème lyrique est un bon poème, il invite la lectrice non seulement à partager les émotions exprimées à travers le poème, mais aussi à réfléchir aux émotions qu’il évoque. Et ce n’est que lorsqu’on y réfléchit après avoir lu le poème dans son entier, que l’on peut juger si les émotions suscitées par le poème sont sentimentales, ou exagérées, ou non crédibles. Il peut donc arriver qu’après avoir lu entièrement le poème, le lecteur/la lectrice ne ressent plus les mêmes émotions que le poète (ou le personnage qui parle pour lui). Mais même si on finit par condamner le poème, avant de porter un pareil jugement, il faut d’abord ressentir ou essayer de ressentir de l’empathie pour le personnage du poème. Il y a un certain « effet que cela fait » de ressentir une émotion. Les poèmes réellement expressifs permettent de susciter cet effet.

1. L’expression

4Qu’es-ce que c’est qu’une émotion ? Quand j’éprouve l’émotion de la douleur, premièrement, je juge que j’ai perdu quelque chose de très important dans ma vie : ma mère est morte, j’ai perdu mon emploi, j’ai perdu ma liberté parce qu’on m’a jeté en prison. Deuxièmement, ce jugement mène à une suite de changements physiologiques et corporels : dans le système nerveux végétatif, dans le système musculaire (les expressions émotionnelles du visage, la posture, les mouvements du corps), dans la voix, etc. Troisièmement, ces changements corporels préparent aux actions appropriées au jugement. Si je suis souffrante, ma voix devient plus faible, mon cœur bat plus lentement, mon visage exprime de la douleur, le maintien de mon corps s’effondre. En général, on devient las, on dépense moins d’énergie, probablement pour ménager ses forces parce que sa vie est soudainement devenue beaucoup plus éprouvante. La plupart de ces changements corporels sont visibles par les autres, de sorte qu’ils savent maintenant que l’on a besoin de réconfort. Finalement, nombre de ces changements corporels peuvent être ressentis. On dit qu’on ressent la douleur2.

5D’ordinaire, lorsqu’on exprime de la douleur, cela signifie d’abord qu’on l’éprouve véritablement — c’est sa propre douleur — et ensuite qu’on la révèle aux autres d’une certaine façon. Puisqu’une émotion comprend des éléments divers, il y a diverses manières de l’exprimer. Quand j’exprime ma douleur, je peux exprimer les jugements qui font partie de mon émotion, en disant, par exemple : « J’ai perdu ma mère bien-aimée ; il y a soudain un grand vide dans ma vie. » Je peux révéler ma douleur par mes expressions faciales, mes pleurs, le tremblement de mes mains, ou bien par mes actes. Par exemple, je cesse de travailler ; je me retire du monde. Dans tous les cas, exprimer mes émotions, c’est les révéler de sorte que les autres puissent les reconnaître en me regardant ou en m’écoutant. On peut apercevoir les émotions sur le visage, dans l’inflexion de la voix, et à travers les sentiments, les désirs, les jugements qu’on avoue.

6Anna Christina Ribeiro a fait remarquer que la plupart des poèmes sont écrits à la première personne, et que c’est l’une des caractéristiques les plus importantes de la poésie lyrique, qui la distingue d’autres formes de poésie, telles que l’épopée ou la poésie dramatique3. À vrai dire, la plupart des poèmes romantiques sont écrits comme si c’était le poète lui-même qui nous parlait. Le plus souvent, la voix du poème s’identifie à la voix du poète lui-même. Ainsi, dans « Le Vallon », Lamartine déclare :

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie,
Je viens chercher vivant le calme du Léthé ;
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords ou l’on oublie :
L’oubli seul désormais est ma félicité4.

7Est-ce le poète lui-même qui nous parle dans ces vers ? Il est possible que ce soit le cas, que le poète exprime ses propres sentiments. Mais, parfois aussi, le poète crée un personnage qui parle en son nom. Peu importe ! Nous autres, lecteurs et lectrices, lisons les mots du poème comme s’ils sortaient de la bouche du poète. Nous apprécions la poésie lyrique comme si c’étaient les mots mêmes du poète que nous écoutions.

8Le poète qui exprime ses émotions à travers ses vers ne les révèle pas par des gestes, des actions, des symptômes physiologiques, mais par les mots de son poème. Ainsi, Lamartine exprime son sentiment — fort romantique — que « l’âme, en pleine jeunesse, [est] déjà lasse et détachée de la vie5 ». Entouré du calme de la nature, il soupire après le calme éternel de la mort. Lamartine aurait pu dire tout simplement : « J’en ai marre de la vie. » (Ce n’est pas une restitution très exacte !) Mais son texte est de loin beaucoup plus complexe et beaucoup plus expressif. Il n’y a peut-être pas de mot pour décrire cette émotion. Mais la description qu’il en fait semble traduire une tristesse ou une lassitude journalière. D’abord, il juge que le monde n’a plus d’intérêt pour lui, qu’il a « trop vu, trop senti, trop aimé » dans sa vie. Pour lui, le monde se présente comme ennuyeux (et lassant) ; il veut oublier le monde ordinaire (« the weariness, the fever and the fret », comme l’écrivait un autre poète romantique6) ; tout ce à quoi il aspire désormais, c’est la solitude et le repos. C’est son point de vue sur la vie, l’aspect sous lequel les choses se présentent à lui. Le grand philosophe anglais R. G. Collingwood fait observer justement à ce sujet que l’expression artistique cherche à individualiser les émotions, non à les généraliser7. Dire « Je suis triste » ou « J’en ai marre », c’est généraliser ; c’est catégoriser l’émotion avec un mot, « tristesse » par exemple. Mais le poème qui exprime une émotion décrit cette émotion d’une manière très individuelle ; il distingue la tristesse de Lamartine de toute autre tristesse au monde.

9Ce n’est pas seulement le sens des mots qui importe ; c’est aussi la musique des vers – le son, le rythme et la rime –, qui non seulement décrit l’état d’âme du poète, mais aussi en quelque sorte l’illustre, l’exemplifie. La « voix » du poème a une certaine inflexion émotionnelle. Le rythme des vers reflète les mouvements de l’âme. Par exemple, quand Lamartine dit : « L’oubli seul désormais est ma félicité », non seulement la phrase est très belle, mais aussi elle exprime parfaitement la langueur qu’éprouve le poète.

10Bien sûr, l’expression artistique n’est pas exactement la même chose que l’expression dans la vie quotidienne. Le poète est un « artisan » qui essaie de s’exprimer dans les vers qu’il a construit avec soin ; il essaie de créer quelque chose de beau et d’émouvant, de sorte que les lecteurs puissent apprécier ce qu’il exprime. Comme le dit Collingwood, quand le poète exprime ses émotions, il essaie de découvrir exactement ce qu’il ressent : exprimer ses émotions, c’est les clarifier pour soi ainsi que pour tous ceux qui essaient de les comprendre en lisant le poème. L’expression poétique d’une émotion n’est pas simplement le « symptôme » d’une émotion. Exprimer ses émotions, c’est les comprendre d’une certaine façon. Cependant, la structure et la fonction de l’expression poétique d’une émotion restent au fond semblables à celles de l’expression d’une émotion dans la vie quotidienne. Dans tous les cas, quand j’exprime mon émotion, je révèle cette émotion aux autres en dévoilant certaines de ses composantes : un jugement, une attitude, un point de vue, un ton de voix, un mouvement du corps qui reflète un mouvement de l’âme, etc.

2. L’expressivité

11Quelle est la différence entre l’expression et l’expressivité ? L’expression, dans un poème, semble avoir son origine dans l’esprit du poète, ou du moins dans celui du personnage qui nous parle à travers le poème : celui que j’ai appelé le « je » du poème. Ce personnage « s’exprime » en révélant dans le poème ses propres sentiments, ses émotions, ses désirs, ses croyances, etc. L’expression est accomplie par le poète lui-même ou par le personnage qui parle, pour ainsi dire, pour lui dans le poème. L’expression, au sens propre du terme, est réalisée par le poète qui révèle franchement ses émotions, ses désirs ou ses sentiments.

12En revanche, l’expressivité est la manière d’exprimer une émotion. En général, les gestes et les mots les plus expressifs sont ceux qui réussissent le mieux à communiquer une émotion aux autres. Ce que je veux soutenir, c’est que les mots et les gestes les plus expressifs sont ceux qui réussissent à clarifier l’émotion qu’ils expriment – ou qu’ils semblent exprimer – en communiquant un certain « effet que cela fait » de ressentir cette émotion.

13Il me semble qu’il est très important de noter que les expressions peuvent être plus ou moins expressives. Dans la vie de tous les jours, il est nécessaire de reconnaître rapidement ce que veulent dire les expressions d’autrui. Je dois savoir tout de suite si vous êtes mon ennemi ou mon ami, si vous êtes offensé par quelque chose que j’ai fait ou si vous l’avez trouvé plutôt amusant, si ce quelque chose vous a fait peur ou vous a dégoûté. Il peut être très important pour moi de savoir tout cela. Mais souvent il importe peu que les expressions soient très expressives. Votre sourire me signifie que vous ne me menacez pas. Il n’est pas nécessaire que vous vous agenouilliez devant moi en criant : « Oh ! mon amie, je t’aimerai toujours ! » D’un autre côté, un geste peut être très expressif, même s’il n'exprime pas une émotion sincère. Il peut communiquer l’effet que cela fait de ressentir une certaine émotion, même si l’on n’éprouve pas cette émotion à ce moment-là. L’expressivité n’est donc ni nécessaire ni suffisante à l’expression.

14Dans la vie quotidienne, on dit des gens que leur comportement est plus ou moins « expressif ». Il y a quelques années, j’ai vu le grand chef d’orchestre britannique Adrian Boult diriger à plus de quatre-vingts ans. Même s’il menait bien le concert, ses gestes n’étaient pas du tout expressifs : ses mains ne bougeaient guère. En revanche, le grand chef d’orchestre américain Leonard Bernstein dirigeait lui aussi avec une grande maîtrise, mais en faisant de grands gestes, comme un oiseau battant des ailes : ses gestes étaient très expressifs. Il communiquait à son orchestre ainsi qu’aux auditeurs, à travers les mouvements de son corps, les émotions exprimées par la musique. Les musiciens de Boult comprenaient sans aucun doute parfaitement ses gestes, parce qu’ils avaient l’habitude de jouer dans son orchestre ; mais il était beaucoup plus difficile pour les auditeurs de les saisir : en général, les gestes du chef d’orchestre indiquent les mouvements expressifs de la musique. Sans de grands gestes, les auditeurs sont obligés d’écouter la musique avec beaucoup plus d’attention (ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi !).

15J’examine le cas de ces chefs d’orchestre afin d’illustrer le concept de « gestes » plus ou moins expressifs. En général, les gens s’expriment dans la vie quotidienne d’une manière plus ou moins expressive. Ce qui importe pour la vie sociale, c’est qu’ils parviennent d’ordinaire à communiquer leur état mental. Et, comme je l’ai déjà dit, il n’est souvent pas nécessaire de s’exprimer d’une manière très expressive. Néanmoins, les gestes expressifs aident à clarifier de façon significative l’émotion que l’on exprime.

16Il en va de même pour la poésie lyrique. Un poème peut être plus ou moins expressif. Même s’il n’exprime pas les émotions propres du poète, il peut être expressif. Mais, à mon avis, les plus grandes œuvres de la poésie lyrique sont celles qui expriment les émotions mêmes du poète (ou du personnage qui parle en son nom dans le poème) de la manière la plus expressive. En outre, ce que je veux souligner ici, c’est que les poèmes lyriques les plus expressifs réussissent à clarifier les émotions qu’ils expriment en communiquant un certain « effet que cela fait » de ressentir les émotions exprimées.

17Certains philosophes croient que lorsqu’on dit qu’un poème « exprime de la tristesse », par exemple, cela veut tout simplement dire que « le poème est triste ». Mais il y a beaucoup de poèmes tristes sans être du tout expressifs. J’ai composé un poème de ce genre dans mon livre Deeper than Reason. Permettez-moi d’en composer un en français :

Mon amant est un voleur :
Il m’a volé mon cœur.
Je suis pleine de douleur.
Je suis toujours en pleurs.

18Les mots sont peut-être tristes, mais l’effet du poème est ridicule. Il nous fait plutôt sourire que pleurer. Écoutons maintenant Alfred de Musset cherchant – comme moi – à faire revenir un amour perdu :

Voyez ! La lune monte à travers ces ombrages.
Ton regard tremble encor, belle reine des nuits ;
Mais du sombre horizon déjà tu te dégages,
                      Et tu t’épanouis.

Ainsi de cette terre, humide encor de pluie,
Sortent, sous tes rayons, tous les parfums du jour :
Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
                       Sort mon ancien amour8.

19Comme les vers de Lamartine déjà cités, ces lignes sont une expression des émotions du poète lui-même. Et, tout comme eux, elles sont très expressives. Pourquoi ?

20Musset décrit « ces sapins à la sombre verdure », « cette gorge profonde aux nonchalants détours », « ces sentiers amoureux » où il errait autrefois avec son amante : « Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse ». Il décrit alors la lune qui monte dans le ciel, avec calme et majesté, et il compare l’astre qui sort des « ombrages » et son ancien amour qui, lui aussi, s’élève : l’amour sort des ombrages de sa mémoire et « s’épanouit ».

21Pourquoi cette description est-elle si expressive ? Ribeiro, je l’ai déjà dit, a écrit que la plupart des véritables poèmes sont écrits à la première personne. Elle croit que correspondant à cette première personne, il y a un lecteur ou une lectrice qui s’identifie avec la personne qui parle ou semble parler dans le poème9. Elle ne veut pas dire que nous autres lecteurs croyons vraiment être la personne qui parle, mais que nous croyons que nous pourrions avoir écrit ces mêmes mots (si nous avions un peu plus de talent poétique). Notre expérience du poème est donc très personnelle.

22Je ne suis pas exactement d’accord avec l’idée que le lecteur s’identifie à celui qui parle dans le poème. En lisant les lignes de Musset, je ne crois pas que je suis le grand poète romantique. Il me serait impossible de m’identifier à lui. Nous sommes trop différents l’un de l’autre. Et, pour la même raison, je ne crois pas que j’aurais pu écrire les vers précités. Néanmoins, tandis que je lis le poème, j’éprouve de l’empathie pour le poète (ou pour celui qui parle en son nom). Cela veut dire que j’imagine « de l’intérieur » les émotions qu’il semble éprouver et qu’il décrit dans le poème. Comme Peter Goldie l’a souligné, imaginer « de l’intérieur » les émotions, les pensées, etc., d’une autre personne, c’est précisément éprouver de l’empathie pour lui10.

23Goldie a insisté sur le fait que l’empathie demande une « caractérisation » de celui envers qui on la ressent. Il faut comprendre, en quelque sorte, le tempérament, les croyances, la manière de vivre, etc., de celui pour lequel on ressent de l’empathie. Le même auteur dit, par exemple, qu’il lui serait très difficile de ressentir de l’empathie pour Marie Stuart, puisqu’il n’est ni reine, ni femme, ni catholique, ni dévot, et qu’il ne vit pas au xvie siècle. Mais je ne crois pas qu’il en faille beaucoup pour éprouver de l’empathie à l’égard de quelqu’un. Je ne suis pas moi-même une spécialiste de la poésie française, quoiqu’à une certain période de ma vie, j’ai lu assez souvent de la poésie lyrique romantique. Je sais que Musset est l’un des plus grands poètes français romantiques et qu’il avait une liaison avec George Sand, mais je connais mal sa biographie. Néanmoins, en lisant son poème, et même si je ne suis ni poète, ni homme, ni née au xixe siècle, je peux m’imaginer être un poète romantique errant dans la forêt où il marchait autrefois avec sa bien-aimée, contemplant la lune montante et se souvenant de son amour perdu. Certes, je ne peux pas m’identifier à lui. Mais en lisant le poème, j’éprouve de l’empathie pour le « je » du poème. Je peux m’imaginer être celui qui parle dans le poème. Comment cela se peut-il ?

24Un poème doit être récité à voix haute. Ribeiro nous rappelle qu’en récitant le poème à voix haute, on parle à la première personne ; c’est moi qui dit :

Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
                       Sort mon ancien amour.

25Or il y a une technique bien établie pour exciter une émotion, la méthode Velten. Je répète simplement plusieurs fois de suite : « je suis triste » « je suis triste » « je suis triste », et, après un certain temps, je deviens vraiment triste. De la même façon, si je dis à voix haute :

J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie,
Je viens chercher vivant le calme du Léthé ;

26ou

Aussi calme, aussi pur, de mon âme attendrie
                       Sort mon ancien amour

27je commence peut-être à ressentir ces mêmes sentiments.

28Musset nous invite à nous imaginer comment ce serait d’être là dans la forêt, en se souvenant avec tendresse de son ancien amour. Il nous invite à « simuler » ce que le poète voit, ce qu’il touche, et ce qu’il ressent. La théorie de la « simulation » a démontré que les mêmes circuits neuronaux sont actifs lorsque nous voyons un mouvement que lorsque nous imaginons voir ce même mouvement. Par conséquent, les mêmes circuits neuronaux sont probablement actifs lorsque que nous imaginons voir un mouvement et lorsque faisons nous-même un mouvement semblable. En lisant les vers de Musset, on peut par conséquent ressentir de façon très intime ce qu’a éprouvé le poète. Et quand il décrit son amour s’épanouissant comme la lune dans le ciel, non seulement nous comprenons sur le plan intellectuel ce qu’il veut dire, mais nous pouvons en quelque sorte ressentir nous-mêmes cet épanouissement. En somme, Musset nous encourage non seulement à comprendre son état mental, mais aussi à le partager. Et en éprouvant cette empathie pour le poète, nous comprenons « l’effet que cela fait » de ressentir ces mêmes émotions.

29Collingwood ne fait pas de distinction entre l’expression et l’expressivité. Il dit qu’exprimer des émotions, c’est les clarifier, autant pour le poète que pour les lecteurs. Il dit que les lecteurs d’un poème doivent recréer dans leur propre expérience les sentiments exprimés dans le poème. Or, comme je l’ai expliqué plus haut, on peut exprimer une émotion de façon plus ou moins expressive. Et il y a une grande différence entre l’expression et l’expressivité. Mais de toute façon, c’est lorsqu’un poète réussit à écrire un poème qui exprime ses émotions d’une manière très expressive qu’il réussit à évoquer ces mêmes émotions chez ses lecteurs et lectrices : on ressent de l’empathie pour le « je » du poème ; on se met à la place de ce « je ». Cela ne veut pas dire que l’expressivité n’est rien d’autre que l’évocation des émotions des lecteurs. Loin s’en faut ! Ce que je veux soutenir dans cet article, c’est que le critère d’une expression vraiment expressive réside dans le fait qu’elle permet aux lecteurs de ressentir de l’empathie pour le « je » du poème.

30Souvent, après avoir partagé les émotions exprimées par le poème, on commence à réfléchir aux émotions qu’il a suscitées. En fait, ce n’est qu’après avoir lu le poème entier et en l’examinant que l’on peut juger si oui ou non les émotions évoquées sont bien à propos. Peut-être décidera-t-on que les sentiments romantiques exprimés par Musset sont exagérés et ridicules, qu’ils ne sont pas crédibles. Il peut aussi arriver qu’après avoir lu le poème entier, le lecteur ne ressente plus les mêmes émotions que le poète ou le personnage qui parle pour lui. Peut-être éprouve-t-on même une réaction émotionnelle négative envers les émotions suscitées par le poème : par exemple, je peux avoir honte d’avoir été émue par un poème trop sentimental. Mais avant de porter un tel jugement, il faut d’abord ressentir ou, à tout le moins, essayer de ressentir de l’empathie envers le personnage qui s’exprime dans le poème. Afin de juger correctement les émotions exprimées dans le poème, il faut d’abord ressentir ces émotions. Et les bons poèmes lyriques permettent aux lecteurs d’éprouver ces émotions telles qu’elles sont. Il y a un certain « effet que cela fait » de ressentir une émotion. Les poèmes lyriques les plus expressifs laissent entrevoir cet effet11.