Colloques en ligne

Maria O’Sullivan

Barthes, art et émotion

1L’émotion occupe une place centrale dans l’œuvre de Roland Barthes. Les questions d’affects apparaissent constamment dans son œuvre et nous font découvrir un auteur en proie à des douleurs et à des joies extrêmes. Barthes éprouve de l’inconfort qui va jusqu’à la peur névrotique vis-à-vis de celui qui l’accable de son emprise. Inversement, l’amitié est pour lui une valeur fondamentale, et ses écrits sur la relation amoureuse et la perte de l’être aimé mettent en scène ses émotions d’une manière poignante. Aborder la question de l’émotion esthétique, cependant, c’est laisser de côté les affects interpersonnels dans la vie de Barthes et se pencher sur l’un des moteurs principaux de ses enquêtes dans le domaine des arts plastiques, du spectacle et de la littérature. Une réaction esthétique, pour simplifier, est une réaction évaluative suscitée par la rencontre avec un objet. Barthes, il est vrai, fait souvent montre, dans ses rapports interpersonnels avec des amis, des collègues, et surtout des amants, de telles réactions évaluatives face à l’objet qu’est le corps de l’autre. Son propre corps est en retour objet d’évaluation pour les autres. Ses émotions à l’égard de ceux qui l’entourent sont donc en lien avec une certaine esthétique évaluative, esthétique placée sous le signe du corps désirant. Le désir est pour Barthes un substrat du sujet, qui a été formé en même temps que le sujet lui-même et qui fond les évaluations formatives de ce dernier, les évaluations du genre : « J’aime… je n’aime pas. » Les raisons qui sous-tendent le choix de l’objet du désir restent peu claires pour le sujet : il réagit à ces objets par la répulsion ou l’attirance, d’abord mu par son corps. On peut déceler ce mécanisme corporel aveugle et non motivé tout au long de l’œuvre de Barthes, non seulement dans ses propres goûts, mais aussi à travers ce qu’il a écrit sur le corps désirant de l’autre. Prenons, par exemple, la notion d’« humeur », à laquelle il apparente le « style » de l’écrivain dans Le Degré zéro de l’écriture1. Cette idée de l’humeur pour exprimer l’opacité et la nature déterministe du corps désirant revient dans son livre sur Michelet, où Barthes déchiffre l’imagination corporelle de l’historien romantique et note les identités imaginaires que Michelet prête aux corps des personnages historiques2. Le corps de Michelet réagit à son tour contre ces corps historiques, et produit de la nausée ou des migraines en même temps qu’il produit des réactions émotives, « d’effusion ou de dégoût3 ». Ces émotions participent à l’esthétique, provoquées par les descriptions physiognomoniques que lisent Michelet — Louis XVI est pâle et bouffi, et Napoléon, « jaune, cireux et sans sourcils, donne terreur et nausée4 ». Le corps de Michelet a une place aussi fondamentale dans la pensée barthésienne que, plus tard, l’inconscient lacanien : tous deux sont des systèmes flous où circulent des éléments hétérogènes, mais où la structure de désir se répète avec une rémanence têtue.

2Cependant, on tient à distinguer entre un désir qui soit un travail de transformation de l’objet esthétique pour l’appréhender selon son propre goût, et une émotion qui soit née d’un moment de « démunition », de dessaisissement total devant cet objet. Il existe certes un rapport noué entre l’émotion et le désir ; l’émotion est comme la peau du système sous-jacent de désir, une peau qui soit sensible à l’effleurement de l’objet extérieur qui vient à sa rencontre. Il est même fort probable que les goûts du désir créent les voies de l’accès d’émotion. Cela étant, l’émotion dans l’œuvre de Barthes reste quelque chose de particulier. Pour Barthes, l’émotion se structure le plus souvent comme une perception d’une partie ou d’un fragment d’un objet, et non pas une réaction plus globale à l’essence imaginée de l’objet, comme c’est le cas dans les réactions de Michelet. On peut voir cette dimension fragmentaire dans sa description du punctum, l’élément qui, dans telle ou telle photo, « fait tilt », qui éveille un « émoi » en Barthes5. L’émotion suscitée par le punctum est un émoi d’une acuité particulière qui ponctue l’image et se découpe sur le fond du studium, lequel donne le sens culturel ou idéologique de l’image. Dans le punctum, l’émotion est elle-même une perception — on perçoit un détail quelconque précisément parce qu’il suscite une émotion ou une sensation forte, plus forte que l’émotion qu’on éprouve lorsqu’on regarde le reste de l’image (monotone, sage, l’émotion que suscite le studium est celle que nous sommes censés éprouver, d’un point de vue politique ou culturel). Les émotions barthésiennes sont donc souvent de l’ordre d’une crise, et elles forment la perception d’une rupture de ce qui précède cet instant. Pour utiliser le langage du bouddhisme zen dont Barthes se sert dans ses derniers textes, l’émotion pour lui correspond au « ge » ou « gatha » : « ce qu’on a perçu ou éprouvé au moment où l’œil mental s’est ouvert (satori)6 ». Cette émotion qui interrompt peut être le précurseur d’une étape de compréhension future, comme c’est le cas pour l’historien Michelet dont son voyage à travers le paysage de l’Histoire. Ce dernier suit le chemin linéaire du Récit chronologique, jusqu’au l’instant où il rencontre soudainement un détail qui lui permet de tout résoudre dans une vision du Tableau total :

[T]out d’un coup, sans s’y attendre, il rencontre la figure du paysan Jacques, dressé sur son sillon : étonnement profond, traumatisme même, puis émotion, euphorie du voyageur qui, surpris, s’arrête, voit et comprend ; un second plan d’histoire, celle-ci toute panoramique, faite d’intellection, se dévoile : l’historien passe, pour un temps, du travail à la Fête7.

3Cette intellection seconde qui suit la première étape d’émotion figure dans l’œuvre même de Barthes, et on la retrouvera par exemple dans la transformation les émotions douloureuses notées dans le journal de deuil écrit après la mort de sa mère en livre, dans La Chambre claire8. Il arrive aussi que l’émotion soit le point final d’un processus de découverte et non pas le tout début. C’est le cas, souvent, dans les textes de Barthes écrits dans les années 1970 : l’art de Cy Twombly, par exemple, est décrit comme un « événement » produisant un « effet » qui ne peut être décomposé en ses parties constitutives9. Quant au haïku, dans La Préparation du roman, il met en scène un « Moment de vérité » qui « n’est pas dévoilement, mais au contraire surgissement de l’ininterprétable, du dernier degré du sens, de l’après quoi plus rien à dire10 ».

4L’art, en tant qu’il met en scène une rencontre avec un objet étranger au sujet, fait appel à toute une gamme de réactions émotives esthétiques et perceptives qui diffèrent de celles qui nouent de l’amitié ou de l’amour entre sujets. Il sera surtout question ici du rôle joué par les arts visuels, principalement le théâtre et la peinture, dans l’œuvre de Barthes. Les rapports que désigne Barthes entre l’émotion et l’art littéraire nécessiteraient, évidemment, un essai complet. D’ailleurs, il nous semble que l’émotion dont fait preuve le lecteur du texte écrit n’est pas identique à celle que ressent le spectateur des arts visuels. Barthes met de temps à l’autre l’accent sur l’émotion suscitée chez le lecteur par la rencontre, dans la lecture, d’un objet singulier et qui semble être étranger aux significations du texte. Son œuvre ne s’intéresse à l’objet réel qu’en tant qu’il entre dans la littérature ; voyons, par exemple, le chat jaune de l’abbé Séguin dans la Vie de Rancé de Chateaubriand11, l’effet de réel12 et les tangibilia dont il est question dans son dernier cours, La Préparation du roman13. Dans ce dernier texte, on voit à quel point l’objet tangible, la Chose, peut véhiculer la force d’une réaction émotive qui crée à son tour un « moment de vérité », « la certitude que ce que nous lisons est la vérité (a été la vérité)14 ». Ce « moment de vérité » c’est par exemple la sensation vertigineuse qu’évoque par Barthes dans son texte de 1965, « Chateaubriand : “Vie de Rancé” » ) à propos du « chat jaune » de l’abbé Séguin, le confesseur de Chateaubriand. Pour autant que le chat jaune puisse signifier la bonté de l’abbé qui protège donc un animal méprisé et perdu, il peut tout aussi facilement ne rien signifier – il est possible que le chat jaune ne soit qu’un chat jaune, un objet réel qui révèle un « en deçà » de sens et tout le pouvoir de l’objet immotivé dans la littérature, explique Barthes15.La littérature peut donc pleinement introduire lecteur à l’objet étranger, situé au bord de la signification et suscitant par conséquent le trouble chez le lecteur. Cependant, bien que la littérature puisse relayer l’effet sensuel et incongru de l’objet réel, il manque dans l’acte de lecture l’expérience frappante, déchirante même qu’est l’instantanéité de la vision de l’objet artistique, vu de l’extérieur, dans sa présence réelle et troublante. Dans « Le troisième sens », Barthes décrit le « sens obtus », réaction émotive à l’image et aux objets qu’elle contient, et se demande si cette réaction n’est pas nécessairement liée au visuel, et au filmique, comme un état qui se débarrasserait du langage pour accéder à la « signifiance », c’est-à-dire un signifiant sans signifié16. Il évoque aussi, dans un de ses premiers textes sur le théâtre, l’« évidence viscérale qui naît de la confrontation du regardant et du regardé, et qui est la fonction constitutive de théâtre17 ». Si la question du regard et celle la confrontation entre un sujet qui regarde et un objet regardé s’avère essentiel pour savoir ce que c’est que l’art pour Barthes, l’émotion est donc l’un des outils principaux pour la comprendre.

5Il est également important de noter que l’art, pour Barthes, est toujours créé par un geste de cadrage, comme celui, qui revient plusieurs fois dans son œuvre, de l’aruspice découpant du bout de son bâton un rectangle fictif dans le ciel, afin d’interroger le vol des oiseaux18. Barthes fait souvent usage du mot « geste » pour parler de l’art, peut-être parce que le geste est un fragment de mouvement qui a des bornes claires (il possède un commencement et une fin) et qui produit de la signification. L’art fonctionne lui aussi selon un processus de fragmentation en donnant de l’importance à l’objet qu’il représente, dans l’acte même de l’isoler pour le représenter. La peinture, nous dit Barthes, est toujours « une scène où advient quelque chose (et si, dans certaines formes d’art, l’artiste veut délibérément qu’il ne se passe rien, c’est encore là une aventure)19 ». Pour lui, l’empreinte de l’artiste est partout dans l’œuvre d’art ; l’art « arrache le monde au hasard, et c’est en cela qu’il est “humain”, produit par l’homme et l’homme seul […] une régulation d’assemblages qui montre que l’homme est là20 ». Ceci, évidemment, est tout à l’encontre de ce que Barthes a écrit sur le texte littéraire dans ses textes où il débat longtemps la présence de l’auteur avant le « retour amical » de ce dernier dans ses derniers écrits. On voit par là un autre parallèle qui existe entre l’art et la notion du « geste », puisque le geste est toujours produit par un sujet. Le geste artistique et le geste corporel garantissent tous les deux la présence de l’autre. Dans les écrits de Barthes sur l’art et sur l’émotion que l’art peut susciter chez ses spectateurs, le geste artistique et le geste du corps en tant qu’il figure dans l’œuvre d’art s’entremêlent constamment. Le geste du corps représenté dans l’œuvre d’art détient souvent toute la force significative de l’œuvre, force qui se fait sentir à travers une réaction forte d’émotion. Les corps d’autrui suscitent un intérêt chez Barthes qui est analogue à celui qu’il porte vers les tangibilia comme le chat jaune de Chateaubriand, puisque le corps est, lui aussi, objet complet, vu de l’extérieur, et troublant dans sa présence. Est-ce que le corps de l’autre signifie ? Cette signification serait-elle émotionnelle ou intellective ? Ce sont les questions que les œuvres d’art semblent poser dans l’œuvre de Barthes. Dans le reste de cette réflexion, c’est aussi cette communication entre le geste du corps et la nature de l’art dans les textes de Barthes tout au long de sa carrière, des années 1950 jusqu’aux années 1970 qui appellera éclaircissement.

1. Le théâtre

6Dans ses premiers écrits, et surtout ses textes des années 1950, le théâtre est sans doute la forme artistique qui attire le plus d’attention de la part de Barthes. Dans « Pouvoirs de la tragédie antique » (1953), il réserve un rôle important à l’émotion du spectateur dans cette forme théâtrale ancienne. Il se méfie toutefois de la réponse émotive du spectateur moderne, réglée selon lui par la psychologie et l’identification de l’individu avec le personnage, qui créent « un type d’émotions d’ordre passionnel et non plus moral21 », et non pas des réactions de pitié ou d’indignation sur la situation politique de ses personnages, comme c’était le cas dans la tragédie antique. La seule théâtralité moderne qui facilite ces réponses émotives non pas individuelles mais partagées en groupe est celle des grandes arènes sportives, où les spectateurs expriment leur émotions sur le sort commun de leurs équipes avec tout un série de gestes corporels. Si les spectateurs de la tragédie antique répondaient à la pièce avec des gestes corporels comme les larmes, leurs gestes entraient en rapport avec les gestes également corporels des acteurs. Ces gestes des acteurs étaient admirablement codifiés, selon Barthes, pour signifier l’émotion plutôt que de l’exprimer. « Dans tout art civilisé, nous dit Barthes, […] l’intelligence est la condition originelle de l’émotion22. » L’identité nettement définie du signifié émotif correspond à celle de son signifiant, le geste : « la plus grande dramaturgie est toujours celle qui n’utilise les passions que sous un seul signe, un seul nom et un seul geste23 ».

7Pour Barthes, à cette époque, donc, les émotions des personnages représentés et celles des spectateurs sont tous deux transmises à travers leurs corps. Cette idée revient dans son article sur la tragédienne Maria Casarès, où l’actrice force les spectateurs à suivre dans leurs corps mêmes le prolongement des sentiments et des gestes qu’elle représente sur scène :

Maria Casarès […] oblige à explorer avec elle toute la durée du geste dramatique : si elle pleure, il ne vous suffit pas de comprendre qu’elle souffre, il vous faut aussi éprouver la matérialité de ses larmes, supporter cette souffrance bien après que vous l’avez comprise. Si elle attend, il vous faut aussi attendre, non de la pensée, ce qui vous est facile dans votre fauteuil, mais des yeux, des muscles, des nerfs, subir l’affreux supplice d’une scène vide où l’on ne parle pas et où l’on regarde une porte qui va s’ouvrir24.

8L’idée de la durée ou du prolongement de l’émotion du spectateur dans la sensation corporelle prend une forme spatiale dans les quelques textes que Barthes a consacrés au théâtre en plein air. Ainsi, dans « “Le Prince de Hombourg” au TNP » (1953), la durée de la sensation corporelle du spectateur est physiquement présente dans l’espace noir et ouvert qui entoure le décor de la scène. L’espace délimité et découpé de la scène entre en communication, pour le spectateur, avec tout l’espace illimité et vague qui l’entoure. La différence entre le décor scénique et l’espace ouvert est celle qui existe entre l’intellection et ce qui déborde les limites de l’intellect :

Par nature, le décor ne participe pas à l’espace ; il est un argument, il fait partie du matériel d’explication de la pièce, il est un signe intellectuel projeté par la situation, c’est un accessoire didactique, non magique25.

9La magie, par contre, arrive de l’espace vide et expansif :

[L]’espace scénique a une fonction incantatoire ; il n’est pas le lieu où se débat quelqu’un, mais le lieu par où il entre quelque chose26.

10Ce qui entre est la sensation, la fraîcheur du vent, la nuit et la ville, « comme le souffle engouffré soudain par une porte ouverte révèle la Nature, la saison, le climat et le temps du jour plus sûrement que toutes les choses décrites27 ». La sensation corporelle est ici une conscience de lieu, mais elle est aussi liée au pressentiment de l’événement tragique chez le spectateur, en un « avènement » qui est, pour Barthes, l’essence même de la tragédie. L’avènement est ce qu’on voit advenir de loin :

Toute tragédie est une Annonciation, et la scène doit y être physiquement ouverte pour que l’événement puisse y être mesuré de loin et que tout message, avant d’être dit, soit comme solennellement suspendu dans ce délai tragique où il ne manque plus que la sanction des mots pour que le malheur soit certain28.

11Alors que Sur Racine, dix ans plus tard, évoquera l’espace clos où évoluent le héros ou l’héroïne raciniens, et les coulisses (l’Extérieur) d’où surgissent leurs messagers, augures de mauvaise fortune, on voit ici ces « porteurs de nouvelles et de drame » trotter ou accourir de loin, bien avant qu’ils soient à portée de voix29. L’espace de la sensation est donc un espace de prévision, d’intuition de ce qui va advenir qui se communique hors du langage. Il est situé en dehors de l’espace délimité et encadré de l’intellection-décor – les signes clairs et intellectifs de la tragédie antique n’auraient pas autant de valeur pour ce Barthes spectateur en plein air. Si dans la tragédie antique Barthes perçoit une unité entre le corps de l’acteur et la signification intellective qu’il juge admirable, dans les modes de théâtre plus modernes il décèle un écart entre la sensation corporelle du spectateur et une signification intellective trop didactique.

12La question de l’identification « passionnelle » du spectateur de théâtre avec le personnage et la possibilité de sa réponse émotionnelle morale et sociale revient dans les écrits barthésiens consacrés au dramaturge allemand Bertolt Brecht.À la recherche d’un nouveau théâtre populaire qui différerait du théâtre traditionnel et bourgeois, Barthes s’est emparé du théâtre brechtien avec enthousiasme et a écrit neuf articles sur le dramaturge allemand entre 1954 et 1958. Or le fameux Verfremdungseffekt ou « effet de distanciation » brechtien visait précisément à briser l’identification émotive du spectateur avec les personnages représentés, afin de tirer son attention sur la situation politique qui règle leurs vies. Sous l’influence de Brecht, quelques-uns des premiers textes de Barthes sur ce dernier semblent répéter cette opposition entre l’émotion et l’intellection : dans « Le comédien sans paradoxe » (1954), Barthes voit « l’intelligence du public » comme justification finale du spectacle et il se plaint des acteurs bourgeois pour mettre au contraire l’accent sur « l’émotion du personnage et la sentimentalité du spectateur30 ». Pourtant, il est d’autres textes où Barthes trouve dans l’œuvre de Brecht, sinon de l’émotion, du moins de la sensation, « cette espèce d’évidence viscérale qui naît de la confrontation du regardant et du regardé, et qui est la fonction constitutive du théâtre31 ». La sensation corporelle des spectateurs est donc toujours, plutôt que de l’émotion, le mode de perception non intellectuelle le plus acceptable pour Barthes. Bien des textes sur Brecht visent au demeurant à abolir l’opposition entre l’intellection et l’émotion. Il affirme ainsi en 1955 que Brecht nous montre qu’« il ne faut pas avoir peur de penser intellectuellement les problèmes de la création théâtrale » et ajoute qu’« on nous fait un casse-tête des incompatibilités prétendues entre l’intelligence et l’art, entre le cœur et la raison32 ». Bien que Barthes semble vouloir surmonter la vieille opposition entre l’émotion et l’intellection dans le but principal de justifier une lecture intellectuelle du théâtre comme signe politique, il finit en fait par désigner un mode de réponse de la part du spectateur brechtien qui combinerait l’émotion et l’intellection.Selon lui, le spectateur brechtien subit une identification partielle avec le personnage. Comme spectateur nous pouvons identifier avec Mère Courage, mais nous pouvons aussi voir objectivement à quel point elle est aveugle sur sa situation politique :

Ainsi le théâtre opère en nous, spectateurs, un dédoublement décisif : nous sommes à la fois Mère Courage et ceux qui l’expliquent ; nous participons à l’aveuglement de Mère Courage et nous voyons ce même aveuglement, nous sommes acteurs passifs empoissés dans la fatalité de la guerre, et spectateurs libres, amenés à la démystification de cette fatalité33.

13Au cœur même d’un système de pensée qui semble rejeter l’émotion au profit de l’intellection, Barthes réserve donc un rôle important pour l’émotion comme étape nécessaire dans la création d’une vision qui joue sur un double niveau34. Il y a ici une conjonction nette entre la pensée de Barthes et celle de Mikhaïl Bakhtine, qui décrit le même processus de projection émotive suivie d’un retour en soi intellectif par rapport à la création artistique. Pour Bakhtine, l’empathie comme pouvoir d’habiter la souffrance de l’autre est tout à fait essentiel pour l’artiste. Cependant, elle doit être suivie d’un retour en soi, en position objective en dehors de l’autre, pour que la création artistique puisse avoir lieu :

L’activité esthétique au sens propre commence effectivement au moment où nous retournons en nous-mêmes, où nous regagnons notre propre place hors de celui qui souffre, et où nous commençons à donner forme et finition au matériau que nous avons recueilli à la faveur de notre projection sur l’autre et de notre expérience de l’autre depuis son propre moi35.

14Bakhtine décrit le processus créatif de l’auteur plutôt que celui du lecteur, mais on peut néanmoins dresser un parallèle entre ses idées relatives à la création artistique et celles de Barthes concernant la réponse active et participative du spectateur – même dans ces textes écrits assez tôt dans l’œuvre de Barthes, le spectateur et le lecteur barthésiens sont doués d’un pouvoir de réponse créateur essentiel. Dans le théâtre brechtien, l’émotion proprement dite devient essentielle pour Barthes. Cependant, la validité de la réponse émotionnelle est conférée par sa récupération par l’intellection en deuxième étape et elle ne fait que partie initiale d’un processus global d’intellection. Le spectateur finit donc par voir le personnage brechtien de l’extérieur, mais c’est du point de vue d’une extériorité qui comprend et non pas celle qui resterait démunie et perplexe devant un objet incongru tel que le chat jaune de Chateaubriand.

2. Le tableau

15Passer de l’intérêt barthésien pour le théâtre à celui pour l’image, c’est aborder ses textes des années 1960 et 1970 et suivre une certaine évolution de sa pensée. C’est aussi tout un changement du point de vue de la mobilité : la valorisation de la durée et du continu, qui caractérise l’essentiel de son travail sur le théâtre, fait place à un intérêt pour l’immobile et le fragmentaire. Barthes était lui-même conscient de cette situation dans un texte qu’il a écrit en 1960 qui commente des photographies d’une représentation de la pièce de Brecht, Mère Courage et ses enfants : « Un préjugé constant, que j’ai partagé, c’est de croire à une spécialité du spectacle, et d’opposer par conséquent peinture et théâtre au nom du mouvement et de la durée36. »

16Barthes, cependant, ne délaisse pas complètement le spectacle : deux de ses textes qui ont le plus fait pour établir une esthétique du tableau, « Commentaire : Préface à Brecht » (1960) et « Le troisième sens » (1970) prennent pour sujet des photographies fixant les moments d’une représentation : théâtrale pour le premier (Mère Courage et ses enfants, de Brecht), filmique pour le second (le cinéma d’Eisenstein)37. C’est dans sa capacité d’arrêter et de fragmenter une œuvre d’art qu’il faut comprendre l’intérêt nouveau que porte Barthes à l’image et à l’instant. À l’opposé des photos de La Chambre claire, ces photographies ou photogrammes interrompent, non pas la vie quotidienne, mais plutôt un geste artistique qui est déjà un objet complet, c’est-à-dire la pièce de théâtre ou le film38. L’œuvre artistique, nous dit Barthes, est au fond d’une nature discontinue parce qu’elle construite à partir d’une série de tableaux. C’est le fait fondamental que révèle la photographie d’une pièce de Brecht ou le photogramme d’un film d’Eisenstein. Photographier une œuvre d’art inscrite dans le temps comme le théâtre, c’est accomplir un geste d’isolement, de fragmentation et de création, comme le geste de découpage de l’aruspice. Mais le fond sur lequel s’opère ce geste est déjà lui-même un découpage, c’est-à-dire une œuvre artistique. La photographie de l’objet d’art est donc un geste fait sur un geste.

17Il existe pourtant un troisième niveau dans la photo ou le tableau, où le geste artistique se mêle pleinement avec le geste du corps humain : c’est le pouvoir du détail imprévisible à nous frapper :

Le détail brechtien a pour fonction de rompre la continuité, l’empâtement du tableau ; mais le tableau a exactement la même fonction par rapport à l’œuvre tout entière : il la brise, veut ouvertement épuiser toutes les significations du moment. […] le geste (et par extension le tableau) est une citation, il est construit pour rompre une cohérence, un empoissement, pour étonner, pour distancer39.

18L’art est donc un geste qui découpe et fragmente et qui change de perception — comme Barthes le remarque à plusieurs reprises, tout l’art de Nicolas de Staël est dans deux centimètres carrés de Cézanne. Et ce que l’art découpe souvent, pour Barthes, est le corps humain. Comme le sculpteur Sarrasine dans la nouvelle de Balzac, qui « dépèce » le corps de ses modèles (la jambe de l’une, le sein de l’autre, etc.) pour trouver la beauté idéale, le détail qui suscite de l’étonnement et de l’émotion chez Barthes vient souvent d’un aspect quelconque du corps de l’autre dans le fragment figé de l’art :

[Q]uelques substances fraîches, fragiles […], dans le col entrouvert d’une chemise, la peau d’un visage, un pied nu, le geste enfantin d’une main, une casaque trop courte ou à moitié attachée40.

19Figé dans le tableau, le geste suspendu, immobilisé, est doté d’un pouvoir émotif encore supérieur à celui qu’avait au théâtre le geste dramatique prolongé de Maria Casarès. Il apparaît également dans « Le monde-objet », article de 1953 où Barthes décrit le numen, ce geste dont la fonction est de signifier sans l’accomplir le mouvement infini, « éternisant seulement l’idée du pouvoir41 ». Ainsi de Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau (1808), par Antoine-Jean Gros, dont la force principale du tableau réside dans la main levée de l’Empereur, « grosse de toutes les significations simultanées », produisant « la fantasmagorie d’un pouvoir étranger à l’homme42 ». Dans son texte sur les photographies des représentations brechtiennes, écrit en 1960, Barthes suggère que les détails corporels ont pour fonction le chiffrement de la vulnérabilité du corps humain – le signifié, c’est que « l’homme est aimable43 ». Dans les deux cas, le corps dans l’art serait clairement significatif, et l’émotion qu’il peut susciter fonctionne toujours en service d’une l’intelligibilité intellectuelle. En 1970, en examinant de près des photogrammes des films d’Eisenstein, Barthes reçoit la même charge affective des détails isolés des corps des acteurs dans les images fixes. Cette fois, cependant, il n’assigne pas une signification nette et finale à cette charge. Si elle véhicule un sens, c’est un « sens obtus », qui est « un signifiant sans signifié44 ». La force de « signifiance » est sentie parce qu’elle frappe celui qui regarde les images d’une émotion qui point :

Je crois que le sens obtus porte une certaine émotion ; […] c’est une émotion qui désigne simplement ce qu’on aime, ce qu’on veut défendre ; c’est une émotion-valeur, une évaluation45.

20Tout ce qu’on peut faire avec une telle réponse émotionnelle est non pas d’essayer de l’expliciter, mais seulement de le dire. Dans ses efforts pour identifier le locus de cette force émotive, Barthes ne peut que dire :

[C]’est une certaine compacité du fard des courtisans […] ; c’est le nez « bête » de l’un, c’est le fin dessin des sourcils de l’autre, sa blondeur fade, son teint blanc et passé, la platitude apprêtée de sa coiffure […]46.

21On est dans le monde du « C’est ça ! », expression de Barthes qui désigne le moment où le langage ne peut plus que marquer le détail qui suscite l’émotion. L’art visuel, tant qu’il se défait du langage, produit des réactions immédiates qui ont du mal à se traduire en langage. On est loin ici des émotions codifiées louées dans « Pouvoirs de la tragédie antique », où les gestes corporels des acteurs étaient dotés d’une signification claire et explicite. La réponse émotionnelle individuelle est rachetée, non pas comme moyen de s’identifier avec le personnage représenté, ou comme première étape en voie d’intellection, mais plutôt comme la fondation légitime de toute évaluation de l’œuvre d’art. Elle marque ainsi le fait que l’œuvre d’art est, comme le dit Barthes, une scène où se passe quelque chose : la rencontre d’un sujet regardant avec un objet regardé, émouvant dans son étrangeté et son extériorité même.

Conclusion

22Dans « Le monde-objet », Barthes évoque un autre moment du numen, cette fois dans les tableaux de corporations (Doelen) hollandais. Il réside en particulier dans les yeux des patriciens, arrogants et sûrs de leur autorité, qui regardent curieusement celui qui vient les regarder à son tour. Cette rencontre entre le sujet regardant et l’objet regardé produit une profondeur qui « ne naît qu’au moment où le spectacle lui-même tourne lentement son ombre vers l’homme et commence à le regarder47 ». Pour Barthes, l’art visuel fonctionne à travers cette rencontre entre le spectateur et l’objet représenté, où une rencontre et une communication quelconques sont établies. Au fur et à mesure que développe l’œuvre de Barthes, cette communication qui existe entre le spectateur et l’objet devient plus émotive qu’intellective. Les objets encadrés ou découpés qui semblent susciter la réponse émotive la plus forte chez Barthes sont les corps d’autrui. À cet égard, Barthes expose les liens inévitables qui existent entre ses émotions et ses désirs. Le corps de l’autre offre la possibilité d’un rapprochement érotique et de la transformation désireuse d’un objet qui resterait autrement insaisissable et au bord de la signification, comme le chat jaune de Chateaubriand. Nous avons vu que la question du geste (corporel ou artistique) renvoie à celle de découpage. L’art est donc créé par un geste de découpage, mais la force émotive ou non intellective de l’objet d’art ne découle pas de ce geste de délimitation. Elle existe plutôt quelque part d’autre, soit dans l’espace ouvert et illimité qui entoure le cadre du décor du théâtre en plein air, soit dans le plus petit geste corporel imprévu à l’intérieur même du tableau encadré. Il faudrait peut-être, en pensant le geste de découpage qu’est la création artistique, se rappeler la distinction que fait Barthes entre l’acte et le geste dans un de ses textes sur le peintre Cy Twombly :

L’acte est transitif, il veut seulement susciter un objet, un résultat ; le geste, c’est la somme indéterminée et inépuisable des raisons, des pulsions, des paresses qui entourent l’acte d’une atmosphère […]. Distinguons donc le message, qui veut produire une information, le signe, qui veut produire une intellection, et le geste, qui produit tout le reste (le « supplément »), sans forcément vouloir produire quelque chose. L’artiste […] est par statut un opérateur de gestes : il veut produire un effet, et en même temps ne le veut pas […]48.

23L’art est donc toujours un élément de l’acte, en tant qu’il fragmente et encadre, et qu’il cherche à créer de la signification. Il atteint sa pleine nature de geste dans l’émotion que l’acte de délimiter crée autour des bords qu’il impose, un débordement que Barthes lit dans et avec le corps.