Colloques en ligne

Sandra Provini

De l’Enéide à Didon se sacrifiant : traduction, réécriture différentielle et contamination des modèles

1On sait que Jodelle suit de près le texte de l'Énéide dans Didon se sacrifiant, à un point tel que l'on pourrait presque parler de centon à propos de certaines répliques. Or ce constat semble venir contredire ce que le premier éditeur de Jodelle, Charles de La Mothe, nous apprend du rapport du poète à l’imitation des Anciens. Celui-ci

avoit bien leu, et entendu les anciens, toutesfois par une superbe asseurance ne s’est oncques voulu assujettir à eux, ains a tousjours suivi ses propres inventions, fuyant curieusement les imitations, sinon quand expressement il a voulu traduire en quelque tragédie1.

2Didon se sacrifiant constituerait donc une exception dans l’œuvre que nous avons conservée du poète et consisterait en une « traduction » de l’Enéide. Cependant, plusieurs critiques ont montré que sa pièce dépasse le collage de calques de l’épopée et peut même être considérée, sur le plan des valeurs, comme « l’envers de l’épopée »2. Si le rapport que Didon se sacrifiant entretient avec son hypotexte antique3 est bien connu, il apparaît nécessaire d’examiner plus précisément la pratique subtile de l’intertextualité que Jodelle y met en œuvre. Jodelle, fin traducteur de Virgile, donne de l’Enéide une « réécriture différentielle »4 et contamine le modèle virgilien par d’autres sources, qui contribuent à la transformation de l’épopée en tragédie : les emprunts que fait Jodelle au code de la poésie amoureuse d’inspiration pétrarquiste participent notamment à la constitution d’un tragique spécifique5.

Jodelle traducteur de Virgile

3L’Enéide, on le sait, constitue le principal modèle de Didon se sacrifiant. René Godenne a montré que Jodelle utilise directement le texte latin de l’Enéide, mais affirme qu’il se serait appuyé par endroits sur la traduction récente que Du Bellay a donnée du livre IV6. Dans une note de son édition, Jean-Claude Ternaux affirme au contraire ne pas penser que Jodelle ait utilisé la traduction de Du Bellay, pas plus que celle de Louis des Masures7. Cette question mérite donc un nouvel examen.

4La traduction de Des Masures se distingue par un grand souci de fidélité au texte latin, cité dans les marges de l’édition lyonnaise des quatre premiers livres publiée par Jean de Tournes en 15528. Du Bellay, dans l’épître dédicatoire à Jean de Morel de sa propre traduction du chant IV de l’Enéide parue en 1552, qualifie ainsi de « fidele et diligente » la traduction des deux premiers livres par Des Masures, parue à Paris en 1547 chez Chrétien Wechel :

Et si je congnoy que ce mien labeur soit agrëable aux lecteurs, je mettray peine (si mes affaires m’en donnent le loysir) de leur faire bien tost voir le sixiesme de ce mesme aucteur : car je n’en ay pour ceste heure entrepris l’entiere version, que tous studieux de nostre langue doivent souhaicter d’une si docte main que celle de LOVIS DES MAZVRES, dont la fidele & diligente traduction du premier & second livre m’ont donné & desir, & esperance du reste9.

5Dans l’épître à Jean de Morel, Du Bellay revient sur les propos qu’il avait tenus contre la traduction dans La Deffence et illustration de la langue française en 1549 (I, 5). Celle-ci lui paraissait alors insuffisante pour enrichir la langue et il lui préférait l’imitation. Il choisit pourtant de se livrer à cet exercice en traduisant le livre IV de Virgile, dont il justifie le choix en écrivant « qu’œuvre ne se trouve en quelque langue que ce soit, où les passions amoureuses soyent plus vivement depeinctes, qu’en la personne de Didon »10. Mais sa conception de la traduction diffère sensiblement de celle que pratique Louis des Masures11. En effet, il s’agit plus pour lui de restituer « l’âme », l’esprit ou le genius, du texte antique en français, par une technique de « compensation », que de rendre scrupuleusement sa surface textuelle en s’attachant à des détails superficiels :

Quand à la translation, il ne fault point, que je me prepare d’excuses en l’endroict de ceux, qui entendent & la peine, & les loix de traduire : & combien il seroit mal aysé d’exprimer tant seulement l’ombre de son aucteur, principalement en ung œuvre poëtique, qui vouldroit par tout rendre periode pour periode, epithete pour epithete, nom propre pour nom propre, & finablement dire ny plus ny moins, & non autrement, que celuy qui a escrit de son propre style, non forcé de demeurer entre les bornes de l’invention d’autruy. Il me semble, veu la contraincte de la ryme, & la difference de la proprieté & structure d’une langue à l’autre, que le translateur n’a point malfaict son devoir, qui sans corrompre le sens de son aucteur, ce qu’il n’a peu rendre d’assez bonne grace en ung endroict s’efforce de le recompenser en l’autre12.

6Or une comparaison de la traduction que donne Jodelle des célèbres vers du monologue de Didon où la reine, sur le point de se suicider, apostrophe les « Dulces exuviae », ces « douces dépouilles » d’Enée disposées sur le bûcher13, avec celles qu’en ont données Des Masures et Du Bellay montre que Jodelle est plus fidèle qu’eux au latin de Virgile14.

Dulces exuviae, dum fata deusque sinebat,
Accipite hanc animam meque his exsoluite curis.
Vixi et quem dederat cursum fortuna peregi,
Et nunc magna mei sub terras ibit imago.
Urbem praeclaram statui, mea moenia vidi,
Ulta virum poenas inimico a fratre recepi,
Felix, heu nimium felix, si litora tantum
Numquam Dardaniae tetigissent nostra carinae.
Enéide,
IV, v. 651-65815

Et toy chere despouille, ô despouille d’Enee,
Douce despouille, helas ! lors que la destinee
Et Dieu le permettoient, tu recevras ceste ame,
Me depestrant du mal qui sans fin me rentame.
J’ay vescu, j’ay couru la carriere de l’age
Que Fortune m’ordonne, et or’ ma grand’ image
Sous terre ira : j’ay mis une ville fort belle
A chef, j’ay veu mes murs, vengeant la mort cruelle
De mon loyal espoux, j’ay puni courageuse
Mon adversaire frere : heureuse, ô trop heureuse,
Helas ! si seulement les naus Dardaniennes,
N’eussent jamais touché les rives Libyennes.
(Didon se sacrifiant, v. 2229-2240)

O despouille agreable,
Quand destinee & Dieu plus amiable
Me permettoient en contentement vivre,
Reçoy cest ame, & d’ennuis me delivre.
Or ay vescu : or ay passé le cours
Que la fortune avoit mise à mes jours.
Et maintenant dessouz la terre basse
Fault que de moy la grand’image passe.
J’ay eslevé une ville tresbelle.
J’ay veu les tours & les murailles d’elle.
Ayant la mort de mon mari vengee,
M’ha un mien frere ennemi oultragee.
Heureuse helàs, heureuse d’heur unique
Si seulement la flotte Dardanique
N’eust onq atteint, n’abordé mon rivage16.
(Louis des Masures)

Douce despouille, alors qu’il feut permis
Par les Destins, & par les Dieux amys,
Reçoy ceste ame, & de tant de soucy
Deslie moy. J’ay vescu jusqu’icy,
Et de mes ans le cours ay revolu
Tel que Fortune ordonner l’a voulu.
Ores de moy la grand’ Idole errante
Sera bien tost sou’ la terre courrante.
Une cité j’ay fondé de ma main :
J’ay veu mes murs: j’ay dessu’ mon germain
Vangé le sang, & la mort doloreuse
De mon mary. Heureuse, ô trop heureuse !
Si des Troiens les navires fuytives
N’eussent jamais abordé sur noz rives17.
(Joachim Du Bellay)

7Jodelle, comme Du Bellay, rend littéralement « mea moenia vici » par « j’ay veu mes murs », tandis que Des Masures développe en « J’ay veu les tours et les murailles d’elle » ; à l’inverse,il traduit « Magna imago » par « grand’image » comme Des Masures, tandis que Du Bellay parle de « grand’idole errante ». Traducteur précis dans le choix du vocabulaire – il utilise le plus souvent le terme français le plus proche du latin –, mais aussi des temps verbaux et de l’usage du singulier et du pluriel, il est le seul des trois poètes à réussir à rendre entièrement « Felix, heu nimium felix », par « Heureuse, ô trop heureuse, hélas ». Jodelle s’écarte seulement de Virgile par une figure d’amplification, la répétition de « dépouilles », qui accentue le caractère pathétique des dernières paroles de Didon en soulignant l’amour que celle-ci ressent encore pour l’amant qui l’a trahie – spécificité du personnage de Jodelle par rapport à la Didon virgilienne, pour laquelle la douceur des dépouilles est rejetée dans le passé.

8Une comparaison plus détaillée des trois traductions permet de conclure que Jodelle a utilisé directement le texte latin de l’Enéide, même s’il a lu la version de Du Bellay du Quatriesme livre et les traductions d’Ovide et d’Ausone qui l’accompagnent dans l’édition de 1552, auxquelles il emprunte quelques rimes18. Ce minutieux travail de traduction de plusieurs passages de Virgile19 permet-il pour autant d’affirmer que la tragédie de Didon se présente comme une « suite de fragments épiques », un « collage d’éléments peu transformés »20 provenant de l’Enéide ? Dans une épigramme latine polémique, Florent Chrestien avait critiqué la pièce peu après sa parution, en la présentant comme un « démembrement » de l’épopée virgilienne21. On ne saurait évidemment souscrire à cette vision selon laquelle Jodelle n’aurait pu « en rassembler les membres sur un digne brancard », « nec potuit digno componere membra pheretro », car à la dé-composition de l’épopée répond une recomposition selon une perspective qui lui est propre, comme l’ont montré plusieurs critiques en ce qui concerne la structure de l’ensemble de la pièce. Je me pencherai pour ma part sur les recompositions concertées que Jodelle opère des membra disjecta22 virgiliens au niveau micro-structurel.

Une « réécriture différentielle »

9La précision dont fait preuve Jodelle comme traducteur de l’Enéide invite à prêter attention aux écarts qu’il introduit, parfois infimes mais significatifs comme l’a montré l’exemple de sa variation sur Dulces exuviae. La « réécriture différentielle » à laquelle il se livre dans Didon se sacrifiant lui permet d’infléchir le sens des événements rapportés par Virgile au chant IV. On sait que le choix de l’intrigue de ce seul livre coupe la mise en perspective épique de l’histoire romaine et distingue considérablement la philosophie de Didon se sacrifiant de celle de l’épopée modèle. Mais par-delà les modifications structurelles qui caractérisent l’écriture de la pièce contre l’épopée, le travail intertextuel subtil qu’opère Jodelle à partir de l’Enéide, contribue aussi à en modifier considérablement le sens. Si la contamination de la version virgilienne de l’histoire de Didon par la version qu’en donne Ovide dans les Héroïdes fait porter à Enée la responsabilité du destin tragique de Didon, Jodelle obtient des effets similaires en se contentant d’associer des passages traduits de l’Enéide, suivant le principe du centon qui permet d’obtenir un texte nouveau à partir d’un collage de vers tirés d’un même modèle.

10Le songe d’Anne, à l’acte IV, réunit ainsi deux passages différents du chant IV de l’Enéide, pour modifier le regard porté sur Enée et sur sa responsabilité dans la tragédie de Didon.  Aux vers 1807-1826, Anne raconte avoir vu en rêve un chasseur qui fait sa proie d’une biche. L’image est aisée à interpréter, et le spectateur ne doute pas du caractère prémonitoire de ce songe qui fait l’objet des interrogations d’Anne23 : le chasseur représente bien sûr Enée, et la biche Didon, que celui-ci a conquise et dont il causera la mort. On reconnaît en effet la célèbre comparaison virgilienne de Didon avec une biche frappée d’un trait au début du chant IV (v. 69-72). Mais Jodelle ne se contente pas de traduire cette comparaison, il y ajoute un portrait du chasseur, qui ressemble à Apollon :

Je voyais un chasseur, duquel la contenance
Et de face et de corps, empruntait la semblance
D’Apollon, quand tout seul pour chasser quelque part
Ou de Dele, ou de Cynthe, ou d’Amathonte il part ;
Sus l’espaule luy bat sa perruque doree,
Sus le costé sa trousse en biais ceinturee,
Sa fleche est en la coche, et son arc en plein poing :
Tout ainsi mon chasseur qui s’ecartoit bien loing,
Dedans l’espais d’un bois s’offroit dedans ma veuë,
Tant qu’au bord d’un taillis une biche il ait veuë :
Il décoche, il l’atteint, elle demi-mourant
Fait du sang qui ruisselle une trace en courant,
Le fer tient dedans l’os, et pour neant evite
Ce qui luy tient (helas !) compagnie en sa fuite,
Tant que sous un Cyprés ayant porté longtemps
Et sa fleche et sa playe, ait avachi ses sens.
(Didon se sacrifiant, v.1807-1822, je souligne)

11Or les vers 1807-1814 reprennent précisément le portrait que Virgile a fait d’Enée au matin de la chasse royale organisée par Didon pour divertir ses hôtes troyens :

                  Ipse ante alios pulcherrimus omnis
Infert se socium Aeneas atque agmina iungit.
Qualis ubi hibernam Lyciam Xanthique fluenta

Deserit ac Delum maternam invisit Apollo
Instauratque choros, mixtique altaria circum
Cretesque Dryopesque fremunt pictique Agathyrsi,
Ipse iugis Cynthi graditur mollique fluentem
Fronde premit crinem fingens atque implicat auro,
Tela sonant umeris : haud illo segnior ibat

Aeneas, tantum egregio decus enitet ore24.

12Dans son commentaire au vers 144, Servius avait attiré l’attention sur cette comparaison d’Enée avec Apollon : elle annonce selon lui le malheur futur de l’union du prince Troyen avec Didon, qui avait elle-même été comparée à Diane au chant I25, car un frère et une sœur ne peuvent se marier26. De fait, c’est bien cette chasse royale qui, en conduisant les deux souverains à consommer leur amour dans une grotte, à la faveur d’un orage orchestré par Junon, verra le début des malheurs de la reine, comme le souligne Virgile : « Ille dies primus leti primusque malorum / Causa fuit »27.

13On remarque cependant que Jodelle a introduit une modification significative dans sa version des vers de Virgile : il mentionne, aux côtés de l’île de Délos et du Cynthe, montagne de Délos et lieu de naissance d’Apollon, cités dans le texte latin, la ville d’Amathonte, qui fait référence non plus à Apollon mais à Vénus. Amathonte, qui figure dans l’Enéide aux côtés de Paphos, de Cythère et de l’Idalie28, est en effet un lieu de culte de la déesse de l’amour, fréquemment cité dans la poésie amoureuse de la Renaissance, par exemple dans les Amours de Ronsard29. Dans le songe d’Anne, le chasseur venu d’Amathonte n’est en effet autre que le fils de Vénus, Enée, qui s’apprête à frapper d’une blessure mortelle le cœur de Didon.

14Jodelle se révèle ici un fin lecteur de l’Enéide : la comparaison virgilienne de Didon avec une biche blessée intervenait dès le début du chant IV, avant la partie de chasse, alors qu’Enée n’avait pas même encore conscience de la passion de Didon, que la reine n’avait alors révélée qu’à sa sœur. On sait en effet que Cupidon, dès le chant I, avait pris possession de la malheureuse (inscia Dido / insidat quantus miserae deus30). Mais  Jodelle, en associant dans le songe d’Anne la description d’Enée au matin de la chasse royale à l’image de la biche blessée, fait apparaître la blessure mortelle de Didon comme la conséquence de la chasse.

15Les modifications qu’introduit Jodelle dans sa réécriture de la comparaison de Didon avec la biche conduisent au même type de réinterprétation de la matière virgilienne. Dans l’Enéide, la biche était blessée par un berger qui n’en avait pas conscience, le terme nescius contribuant à dédouaner Enée de toute responsabilité. Didon apparaissait comme la victime de Vénus, qui était elle-même apparue en chasseresse au chant I, ainsi que de Junon, à l’intérieur d’une chasse organisée divinement et dont le véritable but resterait inconnu des deux amants (la biche est incauta comme le berger est nescius) :

Uritur infelix Dido totaque vagatur
Urbe furens, qualis coniecta cerva sagitta
Quam procul incautam nemora inter Cresia fixit
Pastor agens telis liquitque volatile ferrum
Nescius ; illa fuga silvas saltusque peragrat
Dictaeos ; haeret lateri letalis harundo
31.

16Jodelle transforme pour sa part le berger de Virgile en un chasseur recherchant activement une proie, sa flèche prête à être décochée. L’image du chasseur, qui n’apparaissait pas dans l’Enéide, ni dans la comparaison de Didon avec une biche, ni dans celle d’Enée avec Apollon, permet à Jodelle d’unir l’une à l’autre les deux comparaisons sans se contenter d’une simple juxtaposition ou d’un simple collage de morceaux de l’épopée, pour substituer à la responsabilité des dieux – voire à celle de Didon elle-même, dont Virgile suggère qu’elle s’est longuement parée au matin de la chasse pour séduire son hôte (v. 133), et qu’il a comparée à la chasseresse Diane au chant I32 – la culpabilité d’Enée.

17Jodelle accentue en outre le pathétique de la description des souffrances de la biche en insérant dans sa réécriture des participes présents duratifs (« demi-mourant », « courant ») et le détail du ruissellement du sang qui produisent un effet d’enargeia33. Il ajoute en particulier à son modèle l’idée que la fuite de l’animal est vaine (« et pour neant evite »), idée qui n’est pas explicite chez Virgile, mais apparaît dans différentes versions renaissantes de cette célèbre métaphore, inspirées de sa reprise par Pétrarque34. Le poète italien, qui a souligné dans le Secretum l'importance qu'elle revêt pour lui, l’a en effet infléchie en mettant l’accent sur la vaine fuite de l’animal35, en particulier dans le sonnet 209 du Canzoniere, qui fait de la blessure du cerf – que le poète substitue à la biche associée systématiquement à la dame dans son recueil – une métaphore privilégiée de l’innamoramento36, imitée par de nombreux poètes à la Renaissance, de Scève à Du Bellay, de Ronsard à Baïf37. L’ajout de cette notation pétrarquiste, accompagnée de l’image funèbre du cyprès, arbre symboliquement lié à la mort depuis l’Antiquité, vient renforcer le sentiment de pitié pour Didon, qui s’ajoute au blâme d’Enée dans le discours d’Anne38 :

Et comme la pitié de l’innocente beste
Me souslevoit le cœur, plustost que ses sanglots,
S’est perdu parmi l’air mon songe et mon repos.
(Didon se sacrifiant, v. 1824-1826)

La dramatisation du monologue pétrarquiste

18Cette notation n’est pas le seul emprunt au pétrarquisme dans Didon se sacrifiant. De ce code repris depuis le début des années 1550 par les poètes de la Pléiade, en particulier Du Bellay et Ronsard, pour exprimer la plainte amoureuse, on reconnaît dans les tirades de Didon plusieurs images mais aussi des figures rhétoriques, comme les anaphores qui expriment le caractère obsessionnel de la passion, ou les antithèses qui révèlent les contradictions du cœur de l’amant39. Mais dans la pièce, c’est une femme, Didon, qui ressent les tourments de l’amour traditionnellement infligés au poète-amant. Ce renversement est souligné dès le premier acte, dans la première tirade d’Énée, effrayé par « un visage de femme » (v. 183) : ce n’est pas en effet la crainte topique de l’amant devant le visage de la femme aimée que ressent ici le héros, il redoute le visage de Didon « non comme une fin, mais comme un obstacle à l’accomplissement de sa mission »40.

19C’est donc Didon qui joue dans la pièce le rôle de l’amoureuse pétrarquiste, et Jodelle puise dans ce code poétique, familier du public des années 1550, pour son travail d’amplification des discours de l’héroïne virgilienne. Ainsi, la deuxième tirade de Didon, à l’acte II, suit précisément la structure des accusations que la reine lance à Énée dans le chant IV de l’Enéide sur sa cruauté et son ingratitude (v. 365-387)41, mais Jodelle développe le thème de la cruauté d’Enée en introduisant une comparaison des tourments que ressent Didon sous l’effet de l’amour avec les souffrances des grands suppliciés infernaux :

Voyez s’il a pitié de ceste pauvre amante,
Qu’à grand tort un amour enraciné tourmente,
Plus qu’on ne voit Sisyphe aux enfers tourmenté,
Sans relache contraint de son fardeau porté ?
Voire plus que celuy qui sans cesse se rouë,
Emportant de son pois et soymesme et sa rouë ?
(Didon se sacrifiant, II, 869-874)

20Même si Sisyphe et Ixion ne sont pas cités par Pétrarque dans le Canzoniere, ce type de comparaison est perçu par les poètes contemporains comme un lieu commun pétrarquiste et est cité comme tel par Du Bellay en 1553 dans son élégie « À une dame », qui prend en 1558 le titre « Contre les pétrarquistes »42 : « Là d’un Sysiphe, & là d’un Ixion / J’esprouverois toute l’affliction » (v. 61-62). Cette comparaison apparaît en effet fréquemment dans les Amours de Ronsard, qui nomme Ixion et Sisyphe aux côtés de Tantale43, et dans un des sonnets des Amours de Jodelle, où Sisyphe est associé à Prométhée44.

21Les images antithétiques du feu et de la glace relèvent elles aussi du pétrarquisme, comme le rappelle Jean-Claude Ternaux dans sa note au vers 1355, « Voy tantost un brasier, et tantost une glace ». Le genre sophistiqué de l’hydropyrique, qui consiste, depuis l’Antiquité, à rapprocher dans un même poème l’eau et le feu, a en effet été systématisé par Pétrarque et a connu son plein essor à la Renaissance45. On pense en particulier au deuxième vers du sonnet 134 de Pétrarque, qui a inspiré le célèbre sonnet des antithèses de Louise Labé (VIII), « e temo, et spero ; et ardo, et son un ghiaccio », « et je crains, et espère, et brûle, et suis de glace »46.

22Plus largement, c’est toute la représentation de l’amant-brasier dans la pièce qui rappelle la poésie d’inspiration pétrarquiste, comme l’indique le relevé des métaphores à la fin de l’édition de Jean-Claude Ternaux. Une telle reprise de ces lieux communs du discours amoureux dans Didon se sacrifiant peut surprendre, alors que l’on connaît la critique qu’en a formulée Jodelle dans sa chanson « Ma passion, qui a peur »47, qui développe, à la suite de l’élégie «  À une dame » de Du Bellay, une satire systématique du pétrarquisme48, et la parodie qu’il en a donnée dès 1552 dans sa comédie L’Eugène49.

23Dans la chanson, Jodelle ironise précisément sur plusieurs des images que l’on vient de relever dans les tirades de Didon, la comparaison à Sisyphe et Ixion, tout comme les métaphores du feu et de la glace :

Ma passion qui a peur
Qu’on la juge feinte,
Veut se couvrir dans le cœur,
Sans s’ouvrir par plainte.
[...] Tous les chants des amans sont
Pleins d’un mal que point ils n’ont,
Pleins de tourmens, et de pleurs,
De glaces, et flames :
Mais feintes sont leurs douleurs,
Ainsi que leurs ames.
Ma passion.
Si ces amans enduroyent
Tant de maux, et s’ils pleuroyent
Vrayment du cœur et de l’œil,
Non par plainte fole,
On leur verroit plus de deuil,
Et moins de parole.
Ma passion.
S’ils pouvoyent de peur geler,
Ou bien de desir bruler,
L’un engourdissant feroit
La voix lente et morte ;
L’autre étoufant boucheroit
Aux penser la porte50.
Ma passion. […]
Je ne dis pas que d’entre eux,
Mille beaux traits amoureux
Ne puissent souvent couler,
Mais c’est aventure :
Car de blessures parler
On peut sans blessure.Ma passion.
(Branle I, v. 79-108)

Aux fables ma passion
N’est point comparable,
On la croirait fiction
Ainsi que la fable.
[...]
Comme Narcisse expirer,
Comme Didon se tirer
Par glaive le double feu
D’amour et de vie51,
C’est en leur feint et fou jeu
Leur commune envie.
Aux fables.
[...]
Mais ceux-ci ne sont contans
De tous les maux tourmentans
Les chétifs humains ici :
Mais aux enfers sombres,
Ils cherchent les maux aussi
Des perverses Ombres
Aux fables.
Là le Tityan vautour
Et là l’infini retour
D’Ixion se voit, en l’eau
Se voit le Tantale
Et celuy dont le fardeau
Sans fin redevale.
Aux fables.
(Branle II, v. 253-258 et v. 277-288)

24Ces images topiques avaient déjà fait l’objet d’une parodie dans l’Eugène, qu’il s’agisse de la souffrance des suppliciés infernaux52 ou de la métaphore de l’amour comme feu53. Olivier Millet a montré qu’il s’agit précisément pour la comédie de parodier le langage élevé propre à la tragédie54, et l’on constate que le traitement que fait Jodelle du discours amoureux pétrarquiste dans ses pièces diffère selon qu’elles appartiennent à l’un ou l’autre genre. Dans Didon se sacrifiant, si l’on retrouve une analyse du dysfonctionnement du discours amoureux, préoccupation constante de la poésie et du théâtre de Jodelle, c’est au contraire à la dramatisation du monologue pétrarquiste que l’on assiste, et à une confirmation de sa vérité tragique par le dénouement de la pièce.

25Dans sa chanson « Ma passion, qui a peur », Jodelle reconnaît qu’il y a dans le pétrarquisme des traits véridiques qui représentent avec justesse les sentiments d’un amant réellement épris. D’où une reprise possible de certains de ces « mille beaux traits amoureux » pour dire la douleur de Didon, dont la blessure est réelle. Ils participent à l’aspect poétique du texte de la pièce, qu’a souligné François Charpentier en qualifiant le théâtre de Jodelle de « tragédie poétique »55, et contribuent tout particulièrement aux effets pathétiques qui visent à susciter la pitié pour le personnage de Didon.

26De plus, ces lieux communs de la poésie amoureuse ne sont pas seulement des ornements du texte de la pièce, ils sont remotivés par la dramaturgie. Contrairement aux poètes au sujet desquels Jodelle écrit ironiquement que « s’ils pleuroyent / Vrayment du cœur et de l’œil, / Non par plainte fole, / On leur verroit plus de deuil, / Et moins de parole », Didon est rendue muette par la force de sa douleur. Le jeu de scène qui interrompt la première tirade qu’adresse Didon à Énée à l’acte II, prouve ainsi l’intensité de son émotion :

Larmes, las ! qui se font maistresses de ma voix,
Qui hors de moy ne peut ne peut.
[…]
Par ces larmes je dy, que te monstrant à l’œil
Combien l’amour est grand, quand si grand est le dueil.
(Didon se sacrifiant,v. 572-573 et 579-58056)

27De même que ce mutisme – qui n’est pas chez Virgile, le premier discours de Didon ne connaissant par d’interruption au chant IV – « montre à l’œil » la vérité des sentiments de Didon, l’image éculée de l’amant-brasier se trouve remotivée au plan dramaturgique, qui montre Didon se consumant non plus seulement métaphoriquement57 mais réellement, sous l’effet de la passion amoureuse qui la contraint à noyer « dans son sang ses flammes » (v. 2312) – on reconnaît ici une variation sur le motif hydropyrique devenu terriblement concret avec le remplacement de l’eau par le sang, alors que comme chez Pétrarque les larmes n’ont pu suffire à l’éteindre58 – et à choisir de brûler sur le bûcher, le feu réel étant seul capable d’éteindre le feu amoureux :

La grand' pile qu'il fault qu'à ma mort on enflamme,
Desteindra de son feu et ma honte et ma flamme.
(Didon se sacrifiant, v. 2227-2228)

28Jodelle réussit ainsi à renouveler le topos éculé des feux de l’amour dont il ravive la vérité en l’associant à des manifestations physiques et aux réalités concrètes que sont le sang et le bûcher pour le placer au cœur de la catastrophe tragique.

29Cependant, la chanson « Ma passion, qui a peur » nie moins la vérité des images conventionnelles de l’amour qu’elle ne souligne le problème que leur caractère topique pose du côté de leur réception, comme le montrent les refrains (« qu’on la juge feinte », « on la croirait fiction »). Or, quelle que soit la puissance expressive de la parole de Didon dans l’acte II, elle échoue à convaincre Énée de renoncer à son départ, tout comme si l’amour qu’elle exprime n’était qu’une feinte. Didon le déplore, à l’issue des comparaisons qu’elle a établies entre sa douleur et les tourments de Sisyphe et d’Ixion. La rhétorique de la reine, qui emprunte aux fables pour dire la vérité de ses sentiments, échoue, conformément au raisonnement que tient Jodelle dans le refrain du deuxième « branle » :

Toutefois ce cruel n’en a non plus d’atteinte,
Que si mon vray tourment n’estoit rien qu’une feinte.
(Didon se sacrifiant, v. 877-878)

30Certes, comme dans l’Enéide59, Enée est ému par la douleur vraie de son amante. Mais le renversement de l’image pétrarquiste de la torche, au vers 965, « Quelle torche ay-je veuë en ses yeux qui me fuyent ? », souligne le caractère incommunicable de la passion : si l’on y reconnaît la métaphore traditionnelle des yeux de la femme aimée qui enflamment le cœur de l’amant60, la torche n’est plus ici qu’une image du cœur brûlant de Didon, et reste impuissante à communiquer ses flammes à Énée. Celui-ci résiste à ce qu’il perçoit comme une tentative de Didon pour l’embraser :

Or cesse cesse donc de tes plaintes user,
Et mesme en t’embrasant tascher de m’embraser.
La plainte sert autant aux peines douloureuses,
Que l’huile dans un feu : les rages amoureuses
S’apprehendent au vif lors que nous nous plaignons,
Et les desespoirs sont des regrets compagnons.
(Didon se sacrifiant, v. 841-846)

31Jodelle amplifie dans ces vers l’hexamètre de Virgile, «  Desine meque tuis incendere teque querelis »,« Cesse donc d’enflammer ta douleur et la mienne par tes plaintes » (v. 360). Alors qu’il s’agissait de contagion de la douleur dans l’Enéide, il s’agit ici pour Énée de résister à la contagion de la passion, à laquelle il oppose un discours de la raison, appuyé sur des énoncés sentencieux – on relève notamment l’image proverbiale « l’huile dans un feu » – et généralisants, avec le passage à la première personne du pluriel. Enée affirme même que c’est le discours de la passion qui alimente la passion de Didon, l’accusant presque, par le choix des verbes d’action « user », « en t’embrasant », « tascher de », sinon de feindre, du moins d’instrumentaliser celle-ci.

32Certes, les paroles furieuses de Didon émeuvent et troublent Énée, chez qui elles suscitent de la pitié et une sorte d’effroi sacré, et elles semblent un temps réussir à faire basculer ses paroles dans le champ de l’expression du sentiment intime. C’est en effet au tour d’Enée d’user des marques de la première personne aux vers 979-980, dont la structure paratactique révèle le trouble du locuteur :

Le courroux fait la langue : et les plus outragez
Sont ceux, qui bien souvent poussent de leurs poitrines
Des choses, que l’ardeur fait sembler aux divines.
J’en suis encor confus : une pitié me mord :
Un frisson me saisit : Mais rien, sinon la mort,
Ne peut rendre celuy des encombres delivre,
Qui veut le vueil des Dieux entre les hommes suivre.
(Didon se sacrifiant, v. 976-982)

33Mais le héros se ressaisit rapidement, et il oppose les paroles de Didon, qui semblent « divines », mais ne sont qu’une imitation des paroles des dieux, au véritable « vueil des Dieux ». On retrouve alors le discours de la raison, impersonnel (« celuy ») et gnomique (« Mais rien, sinon la mort, ne peut... »), qui constitue, dans les répliques d’Enée, une forme de mise à distance, de protection face aux profondeurs de la douleur intime.

34Jodelle oppose donc deux langages, le langage de la passion de Didon et le langage de la raison d’Énée, entre lesquels aucune communication ne se révèle possible : le problème de la réception de la parole de l’autre, que Jodelle a explicitement posé à la poésie amoureuse, apparaît ainsi au cœur du tragique de la pièce. Jodelle montre le caractère incommunicable de la vérité intime de Didon, mais aussi de celle d’Enée61, et Didon se sacrifiant apparaît bien, selon la formule d’Emmanuel Buron, comme la « sublimation d’un échec de la parole »62.

35Notre parcours nous a conduits de la traduction littérale que réalise Jodelle de certains vers de Virgile aux infléchissements importants du sens même de l’Enéide qu’il apporte par l’insertion d’un riche intertexte dans sa réécriture. Tandis que la contamination subtile qu’opère Jodelle du modèle épique par l’héroïde ovidienne contribue de manière décisive à sa critique du providentialisme de l’épopée, le renversement des images pétrarquistes de l’amour renvoie aux préoccupations propres à Jodelle sur l’impuissance du langage à prouver à lui seul sa propre vérité. Il participe à l’une des dimensions du tragique de Didon se sacrifiant, qui interroge le statut de la parole et les limites du langage humain. Une telle pratique de la réécriture et de l’imitation confirme les compétences humanistes que Charles de La Mothe voulait voir reconnues au poète, qui « avait bien lu, et entendu les anciens », sans pour autant « s’assujettir à eux ». Si La Mothe exceptait de son analyse la tragédie où « expressément il a voulu traduire », il apparaît que Didon se sacrifiant n’a rien d’une imitation servile ou d’un collage de fragments de l’Enéide : l’inspiration de Jodelle s’appuie sur l’innutrition propre aux poètes de sa génération, qui met la sélection et la combinaison concertée de sources antiques et modernes variées au service d’un projet poétique profondément personnel. 

36(Université de Rouen, CÉRÉdI)