Colloques en ligne

Yan Hamel (TÉLUQ)

Sophocle mauvais lecteur de Racine : autour de la composition de Gisèle

1Fers de lance dans le combat pour la propagation de la laïcité et des valeurs démocratiques, les programmes scolaires de la Troisième République mettent à l’honneur l’exercice de la composition1. Pour préparer les générations montantes à accomplir avec brio ce rite de passage obligé vers la fermeté intellectuelle, la droiture morale, la responsabilité citoyenne, la respectabilité sociale et la ferveur patriotique, le monde de l’édition scolaire publie force traités sur l’art d’écrire qui célèbrent en premier lieu le commerce avec les grands auteurs du passé : « La lecture est le remède souverain à la stérilité d’esprit. Par elle il s’ouvre, se remplit; tout le monde moral et physique trouve un accès en lui. Pour apprendre à écrire surtout, il faut lire : c’est ainsi qu’on recueille des idées pour les exprimer à son tour2. » En cela, la « République des professeurs » ne se montre pas particulièrement originale : l’établissement d’un lien de causalité entre la lecture et le développement d’un talent pour l’écriture est un lieu commun reconduit par les pédagogues de toutes les civilisations lettrées. Reste, pour chaque éducateur, l’obligation de (re)définir trois choses : le type d’écrit que le jeune esprit en formation doit parvenir à produire, les œuvres qu’il doit avoir lues pour y arriver et, plus fondamental encore, l’herméneutique particulière à laquelle il doit être formé afin que la littérature en question soit correctement assimilée. De ce triple point de vue, la bonne lecture scolaire est, plus souvent qu’autrement, une mauvaise lecture pour quiconque n’est pas au service de l’Instruction publique3.

2À la recherche du temps perdu offre un bel exemple de cette conflictualité entourant l’interprétation des chefs-d’œuvre telle qu’on l’enseigne au tournant du XXe siècle. Non pas que l’école occupe une grande place dans le cycle : quelques pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, connues des proustiens sous le nom de « La composition de Gisèle », sont, comme l’a relevé Antoine Compagnon, « l’une des rares apparitions de la culture scolaire4 » dans La Recherche. Ceci dit, cette saynète qui n’apporte rien de nécessaire au récit5, mais grâce à laquelle une institution centrale de la République trouve une place dans le champ représentationnel du roman, peut être tenue pour une manifestation symptomatique de socialité, d’autant plus significative qu’elle est à la fois digressive et sans équivalent dans le reste du cycle. De quoi s’agit-il?

3Le narrateur est à Balbec en compagnie de la « petite bande » des jeunes filles. L’une d’entre elles, Gisèle, a été forcée de rentrer à Paris pour compléter son « certificat d’études primaires supérieures, ou brevet élémentaire, correspondant à la fin de la classe de troisième des collèges6. » Heureuse de son résultat (elle a obtenu quatorze et a reçu les félicitations du jury (265)), elle a envoyé une copie de sa dissertation à Albertine qui la commente après l’avoir lue à haute voix — un pastiche de composition telle que pourrait en écrire une jeune fille de la Belle Époque est ainsi intercalé dans la narration. Gisèle avait dû choisir entre deux sujets :

Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie. (264)

Vous supposerez qu’après la première représentation d’Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de La Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence. (264-265)

4Par « un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs », la jeune fille a répondu à la plus difficile des deux questions, celle portant sur Sophocle et Athalie7. S’adressant à son « cher ami », le tragédien grec rassure Racine sur la valeur de son œuvre en se montrant admiratif de ses « vers charmants », de son « talent, si délié, si fignolé, si charmeur, si fin, si délicat », de son « énergie », de l’attendrissant sentiment religieux dont « débordent » ses chœurs, de ses personnages que Corneille « n’eût pas su mieux charpenter » (265), etc.

5Notons que s’ils sont évidemment destinés à faire rire ou sourire, les sujets, de même que l’imitation d’une composition écrite par une adolescente8, ne sont pas pour autant outrés. Selon André Ferré, un professeur de l’entre-deux-guerres qui s’est intéressé à la pédagogie mise en scène dans La Recherche, les thèmes d’exercice inventés par Proust « sont des sujets comme on en traite fréquemment dans les institutions libres de jeunes filles, et comme il n’est pas impossible qu’on en donne encore parfois aux examens. Leur énoncé n’a rien de caricatural9. » Le 6 août 1884, on a par exemple donné un sujet assez proche de celui sur lequel Gisèle se pencha : « Rollin félicite Racine d’avoir, à l’exemple des Anciens, introduit des chœurs dans ses dernières tragédies10. » De son côté, la dissertation est non moins réaliste. Pour Ferré, « Gisèle est le type de la bonne élève, moyennement douée, mais consciencieuse, et dont la mémoire emmagasine avec une fidélité passive les formules du cours de littérature11. » La note qui lui a été octroyée serait correcte d’un point de vue scolaire : « La note 14 est bien à peu près celle qu’on attribuerait à ce devoir, à une session d’octobre, en admettant (et il faut bien l’admettre) que semblables sujets puissent encore être proposés12. »

6Après qu’Albertine ait terminé sa lecture, Andrée, qui est « beaucoup plus forte qu’elles toutes » (265), improvise le plan d’une autre composition dépassant en tout point la première — Ferré soutient (sans rire) que si le devoir de cette « forte en thème13 » avait été présenté aux examinateurs, il « aurait bien obtenu la note 17 ou 1814. » Cachant un « sérieux véritable » sous une désinvolture d’apparat, Andrée commence par corriger Gisèle sur l’adresse (selon elle, Sophocle aurait dû donner du « Monsieur » à Racine plutôt que du « Mon cher ami »); elle fait ensuite montre d’une érudition beaucoup plus étendue : alors que la première élève se contentait de citer deux vers célèbres de Boileau15, la seconde mentionne Les Juives de Garnier et Aman de Montchrétien, qui ont intégré des chœurs un siècle avant Esther et Athalie; elle reprend le mot de Voltaire pour qui la dernière tragédie de Racineest le chef-d’œuvre « de l’esprit humain » (267); fine juge de la valeur qu’il faut reconnaître aux principaux travaux de la critique racinienne contemporaine, elle affirme que Deltour et Gasc-Desfossés sont supérieurs à Sainte-Beuve et Merlet; enfin, Andrée termine sa performance par une profession de foi universaliste, s’intéressant à une dimension cardinale du texte racinien négligée par sa camarade :

[C]e que j’aurais fait, moi, montrer la différence qu’il y a dans l’inspiration religieuse des chœurs de Sophocle et de ceux de Racine. J’aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque, pourtant il ne s’agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n’a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement, après la fin du développement, la conclusion : « Qu’importe que les croyances soient différentes? » Sophocle se serait fait un scrupule d’insister là-dessus. Il craindrait de blesser les convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l’élévation de son génie poétique. (267)

7L’idée que Sophocle aurait dû se faire un scrupule d’insister sur la futilité des différences entre les croyances religieuses et la certitude que cela constitue l’aboutissement parfait de la composition sont significatives. Gardons-les en mémoire : il faudra y revenir avant la fin de cet article.

8La réussite de Gisèle et encore davantage le brio d’Andrée marquent un renversement de la relation que, s’il faut en croire Albertine, ce type d’exercice établissait jusque-là entre le milieu des jeunes filles de bonne famille16 et celui de leurs examinateurs. Quelques pages avant l’annonce du résultat obtenu par Gisèle et la lecture de sa composition,  Albertine expose au narrateur les raisons pour lesquelles les sujets imposés aux élèves sont inacceptables :

Ce n’est pas gai, je vous assure. Il peut arriver qu’on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi une de nos amies a eu : « Racontez un accident auquel vous avez assisté. » Ça c’est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a eu à traiter (et à l’écrit encore) : « D’Alceste ou de Philinte, qui préféreriez-vous avoir comme ami? » Ce que j’aurais séché là-dessus! D’abord, en dehors de tout, ce n’est pas une question à poser à des jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d’autres jeunes filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. […] Mais en tous cas, même si la question était posée à des jeunes gens, qu’est-ce que vous voulez qu’on puisse trouver à dire là-dessus? Plusieurs familles ont écrit au Gaulois pour se plaindre de la difficulté de questions pareilles. Le plus fort est que dans un recueil des meilleurs devoirs d’élèves couronnées, le sujet a été traité deux fois d’une façon absolument opposée. Tout dépend de l’examinateur. L’un voulait qu’on dise que Philinte était un homme flatteur et fourbe, l’autre qu’on ne pouvait pas refuser son admiration à Alceste, mais qu’il était par trop acariâtre et que comme ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les malheureuses élèves s’y reconnaissent quand les professeurs ne sont pas d’accord entre eux? (243)

9Représentative d’un milieu où l’on s’adresse au journal oppositionnel de droite Le Gaulois pour se plaindre de la forme prise par l’éducation obligatoire et laïque, cette réplique met de l’avant un ensemble de valeurs entrant en conflit avec celles que promeuvent les épreuves scolaires auxquelles sont soumises les jeunes filles. Albertine loue implicitement le plaisir de ce qui est « gai » contre « la difficulté de questions pareilles »; la quotidienneté contre les classiques littéraires (raconter un accident est un bon sujet, contrairement à se pencher sur les personnages du Misanthrope); les convenances bourgeoises contre les égarements de l’imagination; la monosémie d’un savoir fixé par l’autorité contre les potentielles dérives de la libre interprétation. Le texte moque ainsi la complaisance et la médiocrité intellectuelle de la jeunesse bourgeoise se refusant à prendre quelque distance critique que ce soit par rapport à elle-même, à ses convictions et à l’immédiateté de ses préoccupations courantes. Il ridiculise aussi le projet éducatif voulant induire un progrès chez des élèves culturellement corsetées par leur milieu en leur faisant des demandes loufoques telles que d’estimer qui, entre Alceste et Philinte, ferait le meilleur ami17. Cette deuxième cible de l’ironie proustienne est rendue plus explicite encore par la fin véritable de l’épisode qui se situe, non pas à la suite de la performance d’Andrée, mais plusieurs années plus tard, et quelques centaines de pages plus loin, dans Le Coté de Guermantes : rappelant les deux lettres fictives de Sophocle à Racine, le narrateur discrédite l’enseignement scolaire du français et de la littérature en disant à Albertine que toutes les compositions possibles portant sur un pareil thème sont « comiques » et qu’il n’y a « au fond, de stupides que des professeurs faisant adresser par Sophocle une lettre à Racine. » Du fait qu’Albertine ne le suit pas dans cette voie, qu’elle ne comprend « pas ce que cela [a] de bête » (depuis l’époque de Balbec, elle s’est manifestement réconciliée avec les exigences des examinateurs), le narrateur conclut que, dans cette deuxième phase de leur relation, « son intelligence s’entrouvrait, mais n’était pas développée. Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle […]. » (648)

10Dans un article sur Proust et Racine, Antoine Compagnon écrit à juste titre qu’il « y aurait mille choses à dire de ces quatre pages [de la “Composition de Gisèle”]18. » L’angle des mauvaises lectures retenu pour ce collectif permettra de dégager quelques-unes d’entre celles qui n’ont pas encore été abordées par la critique proustienne — il devrait notamment permettre d’éclairer la portée sociale et politique de leur indéniable visée satirique, qui a certes déjà été relevée19, mais sans avoir pour autant été l’objet d’une analyse approfondie. L’extrait entrecroise en effet une série de lectures discutables d’Athalie — celle de Gisèle, celle d’Andrée, celles des historiens de la littérature cités par les jeunes filles, sans oublier le sujet de la dissertation qui peut être considéré comme une micro-mauvaise lecture. C’est en examinant l’économie intertextuelle liant de façon implicitement polémique le roman proustien aux ouvrages de pédagogie et aux guides d’écriture dont on faisait grande consommation à la Belle Époque qu’il sera possible de mieux saisir quelle est la cible des traits ironiques décochés par le texte.

11S’il faut en croire le principal idéologue et porte-étendard de cette approche pédagogique, la dissertation sur un classique de la littérature a pour objectif premier de sortir la jeunesse de l’état inquiétant d’incuriosité intellectuelle, de désintéressement culturel, de somnolence intérieure, d’inactivité cérébrale, ainsi que d’insincérité et de stérilité scripturale dans lequel elle se trouve :  

[U]ne fois que l’élève sera curieux à propos d’un devoir, et qu’un sujet lui semblera tout au fond du cœur intéressant, je n’ai plus d’inquiétudes. C’est que quelque chose en lui s’est éveillé : c’est que la matière à traiter est entrée dans quelqu’un des courants de sa vie intérieure. C’est qu’elle lui a dit quelque chose. Alors, soyez-en sûr, son intelligence sera active, sa pensée sera sincère : il cherchera en lui quelque chose à dire, et il trouvera20.

12D’autres pédagogues annoncent un progrès humain plus considérable encore que celui décrit par Gustave Lanson en ses Études pratiques de composition française. Pour un certain M. Deltour21, professeur de composition et auteur d’un Cours complet d’instruction élémentaire à l’usage de la jeunesse, la lecture attentive des grandes œuvres du passé déclenche chez les élèves une bénéfique (et comtienne) réaction de cause à effet en trois étapes : le commerce avec les historiens, les auteurs, les orateurs et les poètes d’autrefois produit un enrichissement culturel qui produit à son tour un renforcement simultané de l’imagination, du caractère, de la lucidité, de la morale et du goût, lequel produit ensuite, et enfin, un perfectionnement dans l’art de coucher ses idées par écrit :

Il faut que, par l’étude de l’histoire et la lecture des auteurs, ils aient amassé comme un trésor de faits, d’idées, de sentiments, de connaissances; il faut que le commerce des orateurs et des poètes ait éveillé leur imagination, échauffé et remué leur cœur; il faut que leur jugement ait appris à discerner le vrai du faux, le raisonnable de l’absurde, que l’influence de leurs lectures et les leçons de leurs maîtres aient développé en eux ce discernement prompt et délicat du beau et du laid qu’on appelle le goût; alors seulement ils seront capables de trouver, de choisir et de disposer22.

13À ces prévisions s’ajoute encore l’espoir de recentrer les nouvelles générations sur leur identité nationale, en les rendant aptes à prendre une juste revanche contre l’ennemi héréditaire. À l’aube de la Troisième République, dans un mémoire portant sur L’Enseignement secondaire classique en Allemagne et en France, Félix Deltour soutient que, en étant « avant tout françaises », les méthodes d’enseignement recommandées « nous ramènent aux traditions trop oubliées de Port-Royal; elles font revivre, dans son essence, le Traité des études de notre Rollin; elle sont fidèles à l’esprit de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, d’Arnauld, de Nicole, de Condillac, de Buffon, de Rousseau, de Dumarsais23. »

14Il importe cependant de préciser que si cette idéologie pédagogique s’applique globalement aux espoirs entourant l’éducation des jeunes gens, il n’en va pas tout à fait de même en ce qui concerne l’éducation des jeunes filles. Celle-ci est, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, sujet de préoccupations et de débats spécifiques; l’éducation laïcisée des femmes alimente les grandes craintes entourant l’imminente « fin d’un sexe24. » Pour les catholiques et autres conservateurs, une éducation darwinienne et scientifique ne peut que détourner la femme de sa vocation naturelle au profit de visées révolutionnaristes dont la nocivité a été mise en lumière par le passé récent : « N’est-ce pas payer bien cher une entreprise dont le but à peine déguisé est de préparer pour l’avenir des femmes positivistes et athées, des émules de Louise Michel et de Hubertine Auclert25… » À l’inverse, les tenants du progressisme et de l’universalisme voient dans une éducation équivalente pour les personnes des deux sexes le moyen d’amener la femme à devenir la parfaite compagne du citoyen démocrate haïssant inégalités, obscurantismes, superstitions, préjugés, et autres rémanences de l’ordre révolu. D’un côté comme de l’autre, pour le meilleur ou pour le pire, on s’accorde à penser que des programmes scolaires laïcs conduiront la jeune fille à se républicaniser.

15Ne présentant ni des Hubertine Auclert en formation ni des jeunes femmes en voie d’épauler leur conjoint dans l’exercice de la démocratie, l’épisode de la « composition de Gisèle » décrédibilise chacun des lieux communs grâce auxquels les pédagogues de la Troisième République mettent en valeur la pratique de la dissertation. Loin d’éveiller quelque noble « courant intérieur » ou de stimuler l’intérêt des jeunes filles pour la grandeur de Racine, le sujet de dissertation suscite des réponses intéressées, motivées par le désir arriviste de donner aux examinateurs ce qu’ils souhaitent recevoir, la seule volonté attisée étant celle d’obtenir la meilleure mention possible. Les propos louangeurs portant sur Athalie sont énoncés dans la composition de Gisèle et dans l’exposé d’Andrée sans exprimer une admiration véritable ou une préoccupation dont les élèves pourraient discuter en dehors des devoirs scolaires auxquels l’école les astreint. Leurs appréciations de la tragédie relèvent tout au plus d’une flagornerie conformiste à l’usage des maîtres. S’il convient de mentionner Les Juives de Garnier et Aman de Montchrestien, c’est dans la stricte mesure où, à en croire Andrée, les jeunes filles peuvent être assurées par là de séduire leur professeur : « Rien qu’en les citant […] on est sûre d’être reçue. » (266) Alors que l’intérêt pour le sujet de la dissertation et que le commerce avec les tragédiens devraient pousser les élèves à développer la capacité à disposer leurs idées de façon originale, Andrée montre que la réussite repose en fait sur la connaissance et la maîtrise d’une technique d’écriture mécanique et aisément reproductible :

Voilà comment je m’y prendrais. D’abord, si j’avais été Gisèle, je ne me serais pas laissée emballer et j’aurais commencé par écrire sur une feuille à part mon plan. En première ligne, la position de la question et l’exposition du sujet; puis les idées générales à faire entrer dans le développement. Enfin l’appréciation, le style, la conclusion. Comme cela, en s’inspirant d’un sommaire, on sait où on va. (266)

16Remarquons au passage que cette réplique constitue un troisième pastiche, reproduisant quasiment telles quelles (et raillant de façon d’autant plus acerbe) les méthodes exposées dans les guides de composition conçus par Gustave Lanson et consorts26. Andrée incarne ainsi non seulement la figure de l’élève surdouée, mais aussi celle de l’instituteur. Sa performance, de même que, dans une moindre mesure, celle de Gisèle, attestent que la réussite académique dans les domaines de la composition et de l’histoire littéraire ne découle pas d’une élévation morale, esthétique ou intellectuelle, mais plus prosaïquement de l’aptitude à calquer une langue et une rhétorique artificielles à strict usage scolaire qui n’entrent dans aucune autre sphère de la vie sociale des jeunes filles. Ce décalage de la langue académique pratiquée pour la dissertation par rapport à la langue parlée par les personnages est d’ailleurs mis en relief par le plurilinguisme du roman, qui produit avec ce jeu entre les registres quelques-uns de ses effets les plus comiques. Aux antipodes des « Souffrez, Monsieur […], que je vous dise ici les sentiments d’estime avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre serviteur » (266) et autres formules ampoulées que Sophocle est censé adresser à Racine, les échanges entre les jeunes filles se font dans un argot de potaches Belle Époque. Gisèle, qui a « “séché” dans son examen d’espagnol » (265), a toutefois eu la « veine » d’avoir « pioch[é] » en avance le sujet du devoir qu’elle a eu à « pondre. » (266) Albertine se demande toutefois où elle a bien pu « chiper » (266) les vers de Boileau qu’elle cite. De son côté, Andrée, qui est « renversante » (267) et qui sera en mesure de donner de « bons tuyaux » (265), assure « Titine » que « Gisèle a gaffé. » (266) Rappelant que Garnier et Montchrestien sont le « dada » du professeur, elle conforte son amie dans l’idée que, le jour de l’examen, elle pourra produire un « effet bœuf. » (267)

17Sur les plans moral et civique, la disparité entre l’idéal poursuivi par les pédagogues et les réactions des élèves est non moins grande que le décalage sur le plan langagier. Aucun des personnages mis en scène n’est emporté, grâce au sujet de la dissertation, par quelque élévation spirituelle ou épiphanie kantienne. Bien au contraire. Le texte montre plutôt une Albertine grotesque, au bord de la déraison, et laissant libre cours aux débordements du bas corporel : alors que l’admiration et l’attention lui donnent si chaud « qu’elle su[e] à grosses gouttes » (268), la performance d’Andrée lui fait « sortir les yeux de la tête. » (266) De son côté, l’amie « plus grande et plus calée » (266) devient, par son excellence dans l’art de la composition, non pas la proie de la générosité et de la grandeur d’âme que devraient inspirer Sophocle et Racine, mais celle de la vanité, de la mesquinerie et de la soumission fourbe à l’autorité. « [H]eureuse de se faire admirer » (267), elle parle du devoir de Gisèle « avec une certaine ironie » (266), répond à une suggestion d’Albertine « sur un ton un peu persifleur » (266), ne parvient pas « à cacher un sentiment de bienveillante supériorité » (266-267), attache « à la manière dont elle aurait fait sa composition plus d’importance qu’elle ne [veux] le laisser voir » (267), adopte un « ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez ardemment convaincu » (267), laisse voir au narrateur un « imperceptible dédain à l’égard de camarades plus puériles » (267) et refuse hypocritement de venir en aide à son amie qui devra bientôt subir l’épreuve et pour qui les connaissances érudites mises en valeur au cours du devoir improvisé pourraient être d’une précieuse utilité : « Mais dans la suite, chaque fois qu’Albertine demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces [Les Juives et Aman] pour qu’elle les inscrivît, l’amie si savante prétendit les avoir oubliés et ne les lui rappela jamais » (267); « Andrée se refusa d’ailleurs à lui écrire les deux autres noms [Deltour et Gasc-Desfossés] malgré les supplications d’Albertine. » (268) Enfin, les deux autres personnages mis en scène affichent du désintérêt pour le sujet et les compositions. Une troisième jeune fille, Rosemonde, voudrait que la petite bande se remette à jouer. Le narrateur, pour sa part, dit s’être surtout préoccupé d’un papier que sa future maîtresse lui a remis avant de lire la composition de Gisèle : « Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de bloc-notes que m’avait passée Albertine : “Je vous aime bien.” » (268)

18La force critique de ce billet ne doit pas être négligée. Il se trouve que la formule « Je vous aime bien » est précisément celle qui, selon Gustave Lanson, traduit la stérilité à laquelle se bute celui (ou celle) qui n’a jamais appris l’art de la composition :  

Surtout quand on veut séparer l’esprit du cœur et ne pas faire appel à son intelligence pour traduire ses sentiments, on est vite à court, et très embarrassé de parler ou d’écrire. Quand on a nommé l’émotion qu’on éprouve, qu’ajouter de plus? Le cœur plein d’une ardente amitié on écrit; quand on a mis : je vous aime bien, que reste-t-il, qu’à le répéter27?

19Cependant, cette déclaration d’Albertine, dans son absence de recherche, d’érudition et de construction, est pour le narrateur, à l’inverse des afféteries prêtées à Sophocle, l’exemple d’une « gentille attention » éveillant en lui « d’amples vibrations » (264) et l’incitant, « une heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient […] vers Balbec [à se dire] que c’était avec elle [Albertine] qu[‘il] aurai[t] [s]on roman. » (268) La formule purement banale « Je vous aime bien » engendrant le déploiement de La Recherche : voilà qui fait de la courte digression sur la composition de Gisèle un manifeste anti-lansonien en faveur d’une poétique de la sincérité véritable échappant à la rhétorique et aux ornementations stéréotypées du commentaire prétendument cultivé et faussement élevé tel qu’il est enseigné par l’école.  

20Les quelques pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleur s’en prennent en outre à la volonté républicaine de récupérer les grands auteurs du passé. Si le désir de mettre la littérature des époques révolues au service de l’universalisme, de la raison et du progressisme n’est pas explicitement mentionné dans l’extrait, il n’en est pas pour autant absent. Il est à l’œuvre, et pour ainsi dire en acte, dans le sujet sur lequel les jeunes filles composent. Donner la parole à Sophocle qui console Racine force les élèves à créer une alliance entre celui qui incarne plus que tout autre l’Athènes classique et celui qui, comme l’écrit l’un des critiques vantés par Andrée, est « par excellence le poète de l’âge de Louis XIV28. »  La lecture des ouvrages d’histoire de la littérature antique et de la Grèce classique publiés à la fin du XIXe siècle révèle, sans véritable surprise,  que sous la Troisième République Sophocle est considéré comme la quintessence de la culture lettrée athénienne, qui est elle-même le sommet de l’esprit grec, c’est-à-dire le plus grand achèvement intellectuel et artistique atteint dans l’histoire de l’humanité :

La mission d’Athènes fut de réunir par un éclectisme habile tout ce qu’avait produit le génie varié de la Grèce, de la revêtir de la grâce et de la facilité, de la généraliser, de l’humaniser pour ainsi dire et, par ce moyen, de le faire entrer définitivement dans le grand courant de la civilisation29.

21Sophocle est l’auteur universaliste absolu, qui a achevé par son art la synthèse géniale et parfaite de la diversité grecque en harmonisant, notamment, les apports les plus valables de la ruralité et de l’urbanité :

Sophocle était de pure race athénienne. [… Il] semble qu’il ait réuni en lui dès sa naissance les deux éléments de l’âme nationale, la saine et vigoureuse simplicité de la population rustique, attachée aux choses du passé, et l’activité d’esprit que développaient alors, dans la population urbaine, les intérêts croissants du commerce et de la politique30.

22Voilà l’idéal-type d’une culture démocratique et rassembleuse supportée par une éducation laïque, gratuite et obligatoire.

23De son côté, Racine est considéré comme le plus parfait héritier français des tragiques grecs en général et de Sophocle en particulier. Comme celle de l’Athénien l’avait été pour la culture et la langue grecques, son œuvre est pour son époque et celles qui l’ont suivie la pierre angulaire de l’art littéraire de langue française. Pour Sainte-Beuve, Racine écrit « cet excellent et vrai français, cette pure fleur de froment dont on se nourrit devers la Ferté-Milon, Château-Thierry et Reims »; « [l]a poésie de Racine est au centre de la poésie française; elle en est le centre incontesté31. » Racine est de plus, à l’instar de Sophocle, tenu pour un auteur ayant réalisé la synthèse parfaite des deux grandes sources du génie français : le catholicisme et le classicisme. Qui veut le comprendre doit, suivant Lanson, impérativement retenir ces deux points : « son éducation janséniste, et son sentiment du grec; ils sont essentiels à l’explication de son œuvre32. » Or, cette possibilité de poser l’existence, dans la tragédie racinienne, d’un équilibre harmonieux entre grécité antique et catholicité est justement ce qui en fait une œuvre particulièrement chère aux pédagogues de la Belle Époque — Racine est de loin l’auteur pour lequel le plus de sujets de composition sont proposés aux élèves33. L’un des défis qu’entend relever l’école républicaine dans son enseignement de l’histoire littéraire française consiste à trouver le moyen de déchristianiser ses programmes et sa matière sans devoir pour autant renoncer aux grands auteurs de l’Ancien régime. La perspective d’échouer à récupérer Boileau, Corneille, Descartes, La Bruyère, Pascal et les autres écrivains phares du Grand Siècle représente une menace sérieuse pour ceux qui désirent mettre sur pied d’une éducation nationale digne de l’héritage littéraire français. Un correspondant anonyme du Journal des instituteurs signale à cet effet le 2 juillet 1882 qu’un programme d’enseignement de la langue où la référence à Dieu serait éliminée rendrait ardue, voire irréalisable, la tâche des enseignants voulant amener leurs élèves à mieux écrire et à mieux penser : « En effet, comment [les instituteurs] se procureraient-ils des sujets de devoirs et des modèles de style pour leurs élèves, puisque l’idée de Dieu et de l’âme se rencontre partout dans les chefs-d’œuvre de notre littérature nationale34? »

24Que la composition de Gisèle porte sur Athalie est, de ce point de vue, particulièrement significatif. L’incontournable disgrâce de la pièce, ce topos par excellence de l’histoire littéraire française35 a été, selon la version canonique, motivée par l’inadéquation entre, d’une part, la vision du religieux qui y était à l’œuvre, et, d’autre part, ce qui convenait à la « modestie » des jeunes filles de Saint-Cyr, pour qui la pièce avait été écrite à la demande de Madame de Maintenon. S’il faut en croire Félix Deltour,

tous les ennemis du talent et de la faveur du poète s’entendirent pour cette dernière cabale, mêlèrent à leur cause les intérêts de la religion et de la vertu, alarmèrent habilement la protectrice de Saint-Cyr pour la modestie des jeunes élèves, trop exposée par la publicité de ces représentations […] et déclarèrent ces exercices dangereux et peu compatibles avec une éduction simple et chrétienne36.

25Le XIXe siècle finissant croit pour sa part qu’Athalie est « la pièce la plus achevée [du] théâtre [français]37. » À la suite de Sainte-Beuve, on prétend volontiers que la dernière tragédie racinienne « est belle comme l’Œdipe-roi, avec le vrai Dieu en plus38 » : Urbain et Jamey soutiennent par exemple, dans leurs Études historiques et critiques sur les classiques français du baccalauréat, que « [les chœurs à eux seuls justifient les critiques faisant] d’Athalie le chef-d’œuvre de la scène française39. »

26Si l’insertion d’une pièce aussi généralement louée dans le canon scolaire est à toutes fins pratiques inévitable, elle ne va en revanche pas du tout de soi : inspirée de l’Ancien Testament, Athalie raconte comment une civilisation idolâtre — et relativement tolérante — est jetée bas par la foi inébranlable du peuple Juif. À la fois politique et religieuse, la pièce porte sur les conflits entre la reine Athalie, détentrice du pouvoir central, et une faction rebelle mue par l’intransigeance du grand prêtre Joad désireux de mettre au pouvoir Joas, roi des Juifs dont l’identité véritable a, pour des raisons de sécurité, été jusque-là tenue secrète. Le renversement de pouvoir que la pièce met en scène, et qui fut la cause première de sa disgrâce sous Louis XIV, est, à l’époque où les jeunes filles de Proust doivent écrire leur dissertation, sujet de lectures politiques radicalement opposées les unes aux autres. Pour Gasc-Desfossés, Athalie,qui retrace le « dernier épisode d’une lutte à mort entre deux religions et deux dynasties40 », met en scène le triomphe du bien et de la vraie foi contre un pouvoir forcément inique puisque impie : « C’est cette restauration de Joas, précédée du châtiment de l’usurpatrice Athalie, qui se prépare et s’accomplit sous nos yeux dans la pièce de Racine, à travers mille péripéties émouvantes41. » Urbain et Jamey, qui considèrent le texte d’un point de vue également favorable à une nouvelle restauration monarchique, tiennent Joad pour le seul vrai héros de la pièce :

Ce n’est ni un fanatique, ni un conspirateur. Pontife suprême, sous la loi de crainte, il lutte avec confiance contre l’usurpatrice et contre le prêtre apostat qui veulent perdre la race de David et détruire le temple du vrai Dieu. C’est l’idéal du juste intrépide et résolu dans ses desseins. Sa force est au Dieu dont l’intérêt le guide42.

27À l’inverse, Gustave Lanson donne le royaume d’Athalie pour un pays en déclin succombant sous les coups du sectarisme :  

Athalie est, sans maximes ni dissertations, une des plus fortes pièces politiques qu’on ait jamais écrites, et à coup sûr la plus hardie peinture de l’enthousiasme religieux : Athalie […] figure un pouvoir qui tombe, contre qui toutes les circonstances fortuites tournent fatalement, et qui n’a plus vraiment la force de se soutenir : il donne quelques secousses, violentes et inutiles, qui l’épuisent, et il est incapable d’une résistance ferme. Joad est un fanatique, désintéressé, sans scrupules, impitoyable, le plus dur et le plus immoral des politiques, parce qu’il ne fait rien pour lui, tout pour son Dieu. Par Joad, le pieux poète nous découvre tout les crimes du fanatisme et leur source profonde43.

28Pour d’autres encore, Joad incarne une figure de héros dictatorial telle que les aiment jusqu’au milieu du XXe siècle, et encore au-delà, les fervents de l’ultranationalisme belliciste :

Joad [est] le plus beau type d’entraîneur d’hommes, fort, enthousiaste et rusé, imaginatif (voyez sa « prophétie ») comme les grands hommes d’action, avec un certain mépris pour la foule […] mais aussi une foi indomptable en lui-même et en Dieu, c’est-à-dire, en somme, dans la beauté de son rêve et de son œuvre : foi absolue et qui va jusqu’au sublime du sacrifice […]44.

29Ces divergences d’interprétation dévoilent non seulement à quel point l’œuvre racinienne est polysémique, mais aussi, et même surtout, à quel point il importe en ces années de réduire cette polysémie afin de mettre le classique par excellence de la littérature au service d’un système politico-idéologique fermé.

30À sa manière, c’est aussi ce que fait Andrée dans la finale de sa composition :

J’aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la tragédie grecque, pourtant il ne s’agit pas des mêmes dieux. Celui de Joad n’a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout naturellement, après la fin du développement, la conclusion : « Qu’importe que les croyances soient différentes? » Sophocle se serait fait un scrupule d’insister là-dessus. Il craindrait de blesser les convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l’élévation de son génie poétique. (267)

31Introduisant « tout naturellement » une disjonction entre la valeur esthétique de l’œuvre racinienne  — « l’élévation de son génie poétique » — et sa signification religieuse, Andrée ne s’est pas simplement montrée une « forte en thème »; elle a en réalité fait preuve d’une lucidité absolue à l’égard des enjeux politiques fondamentaux qui sous-tendent le sujet imposé aux élèves. Le traitement qu’elle lui réserve marque le triomphe de l’universalisme niant, sous prétexte de se vouloir inclusif, la portée réelle des partis pris qui lui sont opposés. Il apparaît en outre que, en conduisant Albertine à apprécier ce type d’exercice — après plusieurs années, celle-ci ne voit toujours pas ce que « cela a de bête » —, Andrée incarne la figure du professeur qui utilise le prestige de la littérature et de sa « juste » interprétation pour favoriser le ralliement de la moyenne bourgeoisie aux valeurs du régime démocratique. Or, si le texte fait d’Andrée la transposition de cette figure emblématique du républicanisme qu’est l’instituteur-militant, il dit aussi qu’elle « gardait le flegme souriant d’un dandy femelle45 » (268) : la lecture pseudo-sophocléenne trouvant son profit à séparer l’esthétique du politique est, dans le cadre du récit, éminemment opportuniste et séductrice; elle procède, non pas d’une conviction sincère en un principe qu’il s’agirait de défendre et d’illustrer, mais au contraire d’une prétention adolescente à l’autosuffisance triomphante doublée du désir cynique de mettre en représentation la supériorité de son intellect et de son goût pour épater la galerie de ses pairs naïfs tout en complaisant aux maîtres du moment. Comme quoi, devant la mythologie républicaine, La Recherche se montre moins dépolitisée et désengagée que l’auteur lui-même, et à sa suite nombre de ses critiques, ont voulu le faire croire.