Colloques en ligne

Christiane Ndiaye (Université de Montréal)

Hugo, la Bible et Bob Marley : lectures tragiques dans les romans de Gisèle Pineau

1Notre réflexion porte sur quelques « mauvaises lectures » dans deux romans de Gisèle Pineau, La grande drive des esprits (1993) et L’Espérance-macadam (1995)1. Nous découvrons en effet que la lecture prend souvent des accents dramatiques dans ses romans, ce qui peut surprendre. Il s’agira donc ici d’examiner le phénomène de plus près et de tenter de mieux comprendre les mésaventures des lecteurs et lectrices de Pineau. Celle-ci compte parmi les écrivains les plus prolifiques de la Guadeloupe; elle a publié une quinzaine de romans depuis 1992. Nous en retenons deux où la question de la lecture prend une certaine importance et qui font référence à la lecture de plusieurs types de textes, lecture qui tourne toutefois pareillement à la catastrophe. Comme le suggère la formulation du titre, nous emploierons ici le mot « texte » au sens large, puisqu’il s’agit de trois genres différents dont les productions peuvent se transmettre oralement ou par écrit : le texte sacré, dans le cas présent la Bible; la poésie classique, représentée par les œuvres de Victor Hugo; et la chanson populaire, telle que pratiquée par Bob Marley. Concrètement, il s’agit donc d’une réception ou peut-être faudrait-il dire d’une « consommation » de textes qui peut prendre une forme visuelle ou auditive, si l’on peut dire.

2Nous notons également que seules les chansons de Marley pourraient, au départ, être perçues comme de « mauvaises lectures » au sens où elles auraient une qualité littéraire déficiente ou que leurs textes contreviendraient à la morale de certains secteurs de la société. En fait, nous constatons que ce ne sont pas les « mauvais livres » qui posent problème dans les romans de Pineau ; c’est la pratique de la lecture qui connaît des ratés chez ses personnages et ces dérapages semblent être de trois types, qui peuvent coexister : les lectures peuvent être inappropriées par rapport aux circonstances, le lecteur peut prendre à la lettre ce qui est à prendre plutôt au sens figuré et, surtout, les textes peuvent faire l’objet d’une lecture – d’une consommation – excessive. Les lecteurs deviennent des consommateurs compulsifs. Il apparaît en effet que ce que la Bible, les poèmes de Hugo et les chansons de Marley ont en commun, c’est qu’il s’agit, sinon carrément de textes sacrés, de textes cultes, fétiches. Nous nous proposons donc de présenter ces différents cas afin de dégager les enjeux de ces lectures problématiques.

Lectures inappropriées de la Bible

3Commençons par les deux exemples les moins dramatiques qui ont surtout pour effet de rendre quelque peu risibles ceux qui cherchent dans les écritures saintes la solution à tous leurs ennuis, en l’occurrence, à leurs problèmes de couple2. Dans L’Espérance-macadam, après la mort de son premier mari, Renélien, Éliette épouse Hector, à l’apparence virile, mais qui s’avère être impuissant. Elle met cela au compte de son défunt premier mari et tente de raisonner Renélien en lui citant la Bible :

Un conseilleur m’apprit comment ouvrir la Bible, sur la commode de ma chambre, à la page de l’Épître de Jacques qui déclare : « Qu’est-ce que votre vie? Vous êtes une vapeur qui paraît pour un peu de temps,  et qui ensuite disparaît. » J’ai répété chaque beau matin : « Qu’est-ce que votre vie, Renélien? Vous êtes une vapeur qui paraît pour un peu de temps,  et qui ensuite disparaît. » J’ai laissé brûler des cierges, trois jours et trois nuits. Rien n’y fit. Malgré tous ces remèdes, Hector resta empêché dans l’action. (EM, 27)

4Ce n’est manifestement pas le remède approprié.

5Dans La grande drive des esprits, nous rencontrons Léonce, nouvellement marié à une femme que l’on considère trop belle pour lui, qui s’angoisse des silences matinaux de sa jeune épouse :

Le matin, Myrtha ne risquait jamais un mot avant d’avoir récuré ses dents et secoué de l’eau dans sa bouche. Léonce se fit doucement à ce grand silence auroral, à ces regards vides qu’elle posait sur lui, au froissement des étoffes, et aux cris du plancher qui bondaient son cœur d’un charroi de questions, où le mal, les doutes et le chagrin s’empoignaient à mains nues. Pour l’imiter, il ne parlait pas non plus, mais il vivait ces petits matins sans paroles comme fin du monde. Pour dessoucher ses peurs et conjurer le sort, il prenait sa Bible qui demeurait toujours ouverte sur la commode, puis allumait un cierge. Man Ninette lui avait assuré que procéder ainsi purifiait l’air et chassait les esprits mauvais qu’on ne cessait de voir voler au-dessus de Haute-Terre. Il s’agenouillait et, d’un air très pénétré, poursuivait sa lecture des Évangiles, feuilleton captivant qu’il avait déjà lu quatre ou cinq fois déjà. Ses dents nettoyées, Myrtha entrouvrait la porte et commençait aussitôt à parler […]. Dès qu’il entendit ses couplets, Léonce existait de nouveau et fermait sa bible avec un petit sourire de ressuscité. (GD, 56)

6Nous pouvons postuler que le roman suggère ainsi aux angoissés de cette espèce de parler à leur femme pour connaître la raison de ce silence plutôt que de consulter la Bible et, dans le cas d’Eliette, de consulter un médecin – ou du moins, de parler aussi à leur conjoint pour élucider les raisons de cet « empêchement ».

Lectures tragiques

7Plus grave est le cas d’une petite communauté de rastas, présidée par Sister Beloved qui se croit appelée par Dieu pour créer le paradis sur terre. Son langage est fait principalement de versets de la Bible, transformés en propagande pour son projet. Ses disciples prennent ses discours à la lettre et la suivent dans la montagne, identifiée comme terre promise :

Elle était descendante d’Abraham. Tout était inscrit dans l’Ancien Testament. Sister Beloved « savait », oui. Elle avait pris la Bible, Genèse, 15, versets 13-14… « L’Éternel dit à Abraham : “Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera point à eux; ils y seront asservis, et on les opprimera pendant quatre cents ans… À la quatrième génération, ils reviendront ici…” » (EM, 179)

« L’espérance est pour ce monde, le paradis est pour cette terre » et vous, les incroyants de Babylone, vous avez souillé le monde. (EM, 176)

8Ce « vous » s’adresse aux habitants de Savane Mulet, par l’entremise de Rosette, une des anciennes camarades de classe de Sister Beloved, qui vit au village avec son mari Rosan et ses trois enfants. Quelque peu déçue de sa vie conjugale, Rosette est d’abord assez sensible à ce discours et rend plusieurs fois visite à Sister Beloved, jusqu’à ce qu’elle comprenne le non-dit de cette entreprise :

Et quand donc Rosette commença-t-elle à espacer ses visites? Peut-être lorsque les mirages de la supposée connaissance ouvrirent soudain sur un grand vide, et qu’elle vit Édith perdue comme elle-même, cachée derrière ses sermons de grande bergère-prophétesse. Sister Beloved, défaite au-delà de son sourire de savante-je-sais-tout, sa bouche pleine de la récitation des Psaumes qui rapiéçaient grossièrement des grands pans d’ignorance. Dégrisée, prenant subitement la mesure de la pauvre imitation du paradis qui s’inventait chaque jour de l’autre côté du Pont, Rosette se retira un peu, se croyant victime d’un envoûtement, ensorcelée dans l’enchaînement des paroles d’Évangile, l’huile de coco rance et les tisanes du feuillage Ital. (EM, 185)

9Malheureusement, les autres restent « envoûtés », aidés en cela par la ganja consommée aussi fidèlement que les paroles de Beloved (EM, 177). Ceux-là périssent dans la montagne où les entraîne Beloved pour fonder son paradis sur terre loin du Babylone des pécheurs (EM, 191).

Marley à la rescousse

10Cependant, tout en restant chez elle, Rosette s’égare à sa manière en voulant se consoler de sa vie insignifiante par l’écoute inlassable des chansons cultes de Bob Marley qui lui donnent l’impression de ressusciter :

« No woman no cry… » Elle basculait dans un autre temps. Autour d’elle surgissaient des Nègres d’Afrique morts dans les cales des bateaux d’esclavage, sous le fouet, déchirés par les chiens, vomis par les soi-disant seigneurs du monde. Elle entendait gémir les femmes et crier les orphelins, mais aussi gronder les Nègres-Marrons échappés dans les hauteurs des mornes. Et la musique lui secouait les entrailles. « No woman no cry… » Se balancer d’avant en arrière. Consoler les peines du peuple noir. Et puis marcher de nouveau. Courir. Sauter et renaître, voler vers les demains victorieux que prophétisait le pape Marley. […] « No woman no cryno cry… »  Elle ne voyait plus le bébé disloqué dans les bras de Rosan. Elle marchait-dansait, levant haut les genoux, car le chemin était raide et la route longue. Mais elle n’était plus seule dans la noirceur de sa case, une foule l’entourait. Nègres infirmes, aveugles, perclus, zombis de l’univers marchaient aussi, ressuscités dans la musique de Bob Marley. (EM, 166-67)

11Et c’est ainsi qu’en participant tous les jours à une révolution imaginaire, elle se détache si bien de sa vie quotidienne qu’elle ne voit plus rien de ce qui se passe sous son toit. Alors que Beloved lui fait croire qu’elle lui ouvre les yeux sur la vérité du monde, Rosette s’aperçoit bien trop tard qu’elle est au contraire totalement aveuglée par ses mirages verbaux : « Rose n’était plus aveugle [selon Beloved]. Elle voyait clair dans les ténèbres de Savane. Elle n’était plus… […] Aveugle? Non, elle n’avait rien vu, rien entendu. Non, elle n’avait pas fait attention. » (EM, 180); « Rien vu. Rien entendu que les voix sur ses disques de Reggae. » (EM, 268) Rien vu des agissements de son mari; elle n’a pas vu qu’en se détachant d’elle, Rosan s’attachait à leur fille aînée, Angela, qu’il abusait d’elle sans que sa mère ne se doute de rien et jusqu’à ce que l’enfant aille le dénoncer à la police elle-même, après six ans d’abus, motivée finalement par le désir de protéger sa petite sœur contre ce père devenu méconnaissable, démon qu’aucune prière de parvient à chasser.

La figure du lecteur fictif

12Autrement dit, ce sont des lecteurs et surtout des lectrices « autruches » que les romans de Pineau mettent en scène. En voici la figure type : il s’agit d’Éliette, au moment où elle est encore une jeune fille de seize ans, qui, traumatisée lors d’un cyclone ayant dévasté la ville en 1928 quand elle avait huit ans, n’ose sortir de chez elle et fuit surtout les hommes :

Elle sortait seulement pour la messe et les commissions. Jamais n’allait accompagner sa manman qui vendait des sorbets au coco place de la Mairie. Jamais ne s’en allait dévirer devant des Nègres nonchalants accotés à leurs compères pieds-bois. Ces rares sorties la tourmentaient terriblement. Elle voulait pas qu’un regard mâle la dévisage. Alors, les jambes molles et les yeux baignés dans l’ombrage d’un panama que lui avait donné Joab, elle passait devant eux, regardant au plus loin. Une fois, elle ramassa un journal que sa manman Séraphine avait ramené du bourg – l’idée lui était venue le jour où, montée à Pointe-à-Pitre en visite chez Marraine Anoncia, elle avait vu des Nègres et des blancs déambuler dans les rues en tenant à deux mains un journal grand ouvert devant leurs figures. […] Derrière son journal et sous son chapeau, Éliette se croyait basculée dans le monde de l’invisible. Mais on ne vit plus qu’elle : chapeau paille-latanier, corps de femme en grande robe blanche, jupon dentelle. Ses mains aux doigts maigres, jointures sèches, refermées sur les deux ailes du vieux journal encadraient la figure du Nègre, Noir cent pour cent, qui souriait à la population [Félix Éboué]. Hélas, sur son chemin parut une roche. Une petite roche innocente sur laquelle son gros orteil cogna. Éliette culbuta […]. (EM, 140-141)

13Lire pour se cacher, se préserver du monde réel, ou pour créer une barrière qui cache le monde et ses misères, une telle pratique provoque inévitablement des « chutes » chez les personnages de Pineau, comique ici, mais plus souvent tragiques, comme dans le cas de Rosette, et, comme le dévoile la fin du roman, dans le cas d’Éliette aussi, puisqu’en réalité, ce n’est pas le cyclone qui l’a traumatisée autrefois, mais un père démonique incestueux, comme celui d’Angela. Dans ce cas aussi, donc, le roman suggère que les lectures constituent des refuges malsains, puisque ce n’est qu’en ouvrant sa porte à une Angela en fuite qu’Éliette, vieillie, entamera un processus de « renaissance » lorsque les deux femmes partageront leur terrible secret.

Gerty et Hugo

14Même les lecteurs qui fréquentent les textes littéraires les plus classiques chutent cependant chez Pineau. C’est le sort que subit une jeune institutrice, fervente lectrice de Victor Hugo, dans La grande drive des esprits : il s’agit de Gerty, la plus jeune des quatre enfants du couple formé par Léonce et Myrtha. Femme moderne, elle décide de s’instruire plutôt que de se marier :

Se marier! elle riait. Se mettre sous le joug d’un mâle, vous voulez dire! Donner ses tétés à manger à un lot d’enfants braillards. Éplucher des légumes. Laver des caleçons. Récurer fait-tout et canaris. Et attendre qu’il revienne de ses expéditions. Espérer son retour. Prier pour qu’une rivale ne soit pas déjà grosse. […] Gerty avait mieux à faire. Elle lisait. Elle s’instruisait. Elle se cultivait. […] Quand on la connaissait mieux, elle se livrait un peu et l’on avait une chance de rencontrer la grande passion de son existence. Un illustre poète remplissait sa vie. C’était pour elle le compagnon rêvé. Il n’élevait jamais la voix ailleurs que sur du papier. Le soir venu, à la clarté d’une lampe amie, il lui susurrait des mots doux, parfumant ses nuits d’essences rares puisées au cœur des divines poésies […]. À l’époque, on dit que Gerty mit Hugo plus haut que son Créateur, c’est ce qui la perdit. À mesure qu’elle pénétrait l’œuvre, les écailles lui tombaient des yeux. Évidences et théories se vérifiaient les unes après les autres. Un jour, la vérité la terrassa : Hugo était bel et bien le nouveau prophète, le mage ignoré qui, à travers ses écrits d’inspiration céleste, guidait l’humanité aveugle vers le Verbe. […] En novembre de l’année 1970, Gerty, le plus beau fruit de sa manman, tomba dans une douce folie romantique. Elle fut jetée au bas de sa chaire d’institutrice et conduite directo à l’asile3. (GD, 200-202)

15Nous reconnaissons ici le syndrome de Sister Beloved et de Rosette, qui se passionnent pour des paroles censées être prophétiques pour se consoler de tout ce qu’elles n’ont pas, en particulier une relation affective véritable avec un mari présent et attentionné4. A cet égard, nous notons que la chanson préférée de Rosette, dont seul le refrain est cité dans le roman, est aussi adressée par un narrateur absent à sa femme pour lui rappeler de bons souvenirs, la faire patienter et la rassurer : « Oh, while I’m gone, /Everything’s gonna be alright /Everything’s gonna be alright/ No woman no cry […]. » Ces lectrices solitaires et délaissées se construisent alors un imaginaire de compensation où règnent surhommes, mages, prophètes, papes et gouverneurs (Félix Éboué) qui vont changer le monde, « fumisteries » que le texte assimile au bonheur éphémère et aux paradis artificiels des fumeurs de cigarettes ou de marijuana.

16En effet, en découvrant le crime crapuleux de son Rosan adoré, Rosette regrette amèrement les histoires et les petits scénarios qu’elle inventait pour le consoler lorsqu’ils étaient adolescents et qu’elle le croyait abandonné par ses parents et maltraité par sa grand-mère :

Rosette accourait. Le prenait dans ses bras. Lui jurait, qu’un jour, oui, ils se marieraient, feraient de beaux enfants, fonderaient une famille, bâtiraient une grande case en dur et tralalas. Alors, toute la fureur amassée de Rosan s’effondrait doucement, le quittant mol et bouleversé, livré à tous les contes bleus de Rosette. Lui tapotant le dos, la fille murmurait des paroles douces tout ourlées des certitudes d’un demain merveilleux. Elle se mettait à assortir les mots d’une façon pas ordinaire, inventait des histoires incrédibles, racontait un temps où l’espérance gouvernait le monde […]. Parfois, elle chantonnait le refrain d’une réclame de cigarettes américaines qui jurait : « Le bonheur est à portée de vos lèvres! » Et, pour le faire rire, elle se mettait alors à fumer des cigarettes imaginaires, soufflant une fumée de mirage. Yeux clos, lèvres retroussées, tête renversée en arrière, elle mimait le bonheur américain. (EM, 111).

17Lorsqu’elle s’aperçoit elle-même que ce bonheur américain n’est que mirage, l’irréparable s’est déjà produit et le réveil est trop brutal. Comme Gerty, elle s’égare dans ce décalage entre la réalité et le monde de ses rêves, cet univers imaginaire consommé sous forme d’annonces publicitaires, de chansons cultes, de textes sacrés ou de « contes bleus » fabriqués sur mesure par Rosette elle-même.

Conclusion

18La conclusion qui semble s’imposer ici d’elle-même est que toutes ces mauvaises lectures qui débouchent sur et découlent de situations catastrophiques n’ont rien à voir avec le texte lu, en tant que tel. Elles sont le fait de lecteurs solitaires; ce sont des lectures de compensation, de substitution, de consolation ou de refoulement, pratiquées par des sujets ayant déjà subi des traumatismes affectifs. Un Léonce à qui la romancière aurait fait lire un autre « feuilleton » que la Bible, aurait sans doute agi de la même manière. La morale de ces histoires est donc plutôt celle-ci : aucune lecture n’est mauvaise en soi. Tout dépend de la relation que le lecteur entretient avec son texte. Et c’est sans doute une évidence… Mais lorsqu’on rencontre des lecteurs compulsifs, il vaudrait mieux intervenir…