Colloques en ligne

Isabelle Daunais (Université McGill)

De l’utilité des mauvaises lectures : l’exemple de Don Quichotte

1Il n'est pas aussi facile que le veut l'interprétation courante de déterminer ce qui, dans le roman de Cervantès, constitue une « mauvaise lecture ». Sans doute le personnage de don Quichotte est-il un mauvais lecteur, qui confond les livres et la réalité en pensant retrouver sur les routes de sa province les enchanteurs et les félons des romans de chevalerie. Même en accordant à la folie du chevalier le plus haut degré possible de poésie et de beauté, comme l'ont fait les lecteurs du XIXe siècle romantique, on ne peut ignorer que cette poésie trouve sa source dans une erreur et que cette erreur ne saurait être attribuée au contenu trompeur ou trop subtil de telle ou telle œuvre tombée entre les mains du pauvre Alonso Quixano. La « mauvaise lecture » est entièrement du côté de don Quichotte : pour ce lecteur nostalgique du monde perdu de la chevalerie, c'est l'univers même des livres qui se confond avec le monde réel, illusion que partagent les personnages les plus ostensiblement naïfs du roman, comme la gouvernante, qui enjoint le curé venu dans la bibliothèque de son maître pour y jeter au feu tous ces livres qui perturbent la raison du gentilhomme d'asperger au préalable la pièce d'eau bénite « de peur qu'il n'y ait quelqu'un de ce grand nombre d'enchanteurs qui sont écrits en ces livres, et qu'il ne nous enchante pour la peine de celle que nous leur voulons faire en les chassant hors du monde1. »

2Mais le sujet est loin d'être clos une fois prononcée cette évidence, que l'entourage du chevalier est le premier à reconnaître et qui n'exige donc du lecteur – bon ou mauvais – aucune attention particulière, ni même aucun effort d'interprétation. La question des « mauvaises lectures » devient en effet plus complexe ou, disons, plus subjective si on quitte le point de vue du lecteur naïf qu'est don Quichotte pour celui des « bons » lecteurs que constituent, avec quelques autres, les personnages du curé et du barbier. Les deux hommes ne croient évidemment pas à l'existence d'enchanteurs qui auraient entraîné le jusque-là paisible quinquagénaire dans la déraison et s'ils sont tout à fait prêts à accéder à la demande de sa nièce de brûler les livres de sa bibliothèque, c'est parce qu'ils estiment qu'un grand nombre d'entre eux, pleins d'invraisemblances et d'extravagances, méritent, quelque lecture qu'on en fasse, la destruction. Leur qualité de « bons » lecteurs se manifeste également par le fait que, avant de tout brûler, ils décident de passer en revue la centaine de volumes contenus dans la bibliothèque du gentilhomme, « car il se pourrait faire qu'ils en trouvassent quelques-uns qui ne méritaient pas la peine du feu. » (I, 100) Ainsi, même si aucun ouvrage n'est moins qu'un autre la cause de la folie de don Quichotte, pour le curé et le barbier (contrairement à la nièce et à la gouvernante qui n'établissent aucune distinction), il y a des bons et des mauvais livres, et les critères par lesquels s'opèrent leur départage nous sont très précisément donnés au chapitre VI du premier volume.

3Le premier ouvrage que les deux compères se trouvent à examiner est Amadis de Gaule que le curé souhaite d'abord exemplairement jeter au feu, car, dit-il, « à ce que j'ai entendu dire, c'est ici le premier livre de chevalerie qui s'est imprimé en Espagne, et duquel tous les autres ont pris leur origine, et partant il me semble que, comme dogmatiseur d'une si pernicieuse secte, nous le devons sans aucune excuse condamner au feu » (I, 100-101), ce à quoi le barbier s'oppose, ayant « aussi ouï dire que c'est le meilleur de tous les livres qui ont été composés de ce genre et que, partant, il lui faut pardonner comme unique en son espèce. » (I, 101) Le curé se range aussitôt à l'argument, et même le renforce, en condamnant du même souffle tous les livres qui sont de la « lignée d'Amadis » tels Amadis de Grèce et Les Travaux d'Esplandian, histoire du fils d'Amadis de Gaule, c'est-à-dire tous les livres qui ne sont que des imitations ou des sous-produits de l'Amadis d'origine.

4Un grand nombre de livres prennent ainsi le chemin de la fenêtre en attendant  d'être brûlés dans la cour, jusqu'à ce que le barbier s'arrête sur deux volumes, Palmerin d'Olive et Palmerin d'Angleterre, dont il déclare sans hésiter le second supérieur au premier, départageant ainsi lequel des deux ira au feu et lequel sera épargné :

Qu'on fasse tout à cette heure des copeaux de cette olive, et qu'on les brûle, de sorte qu'il n'en demeure pas seulement des cendres. Et cette palme d'Angleterre qu'on la garde et la conserve comme chose unique […]. Ce livre, monsieur mon compère, a de l'autorité pour deux choses : l'une pour ce que de lui-même il est fort bon, et l'autre parce que le bruit est qu'il a été composé par un savant roi de Portugal. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont très bonnes et de beaucoup d'art, les raisons fort courtoises et claires, qui observent le décorum de celui qui parle avec une grande propriété de jugement. (I, 103)

5De son côté, après avoir sauvé du feu Don Bélianis en dépit de ses quelques parties faibles, le curé plaide en faveur de l'Histoire du fameux chevalier Tiran le Blanc, qui « pour le regard du style […] est le meilleur livre du monde : ici les chevaliers mangent et dorment, et meurent en leurs lits, font testament devant leur mort, avec d'autres choses dont manquent tous les autres livres de cette espèce. » (I, 104) Les deux compères en arrivent ensuite aux livres de poésie, qui inquiètent beaucoup la nièce de don Quichotte, « parce qu'il n'y aurait guère à faire », dit-elle, « que monsieur mon oncle, guéri de la maladie de chevalerie, en lisant ceux-ci, il ne lui vînt en fantaisie de se faire berger et s'en aller par les bois et par les prés, chantant et touchant du luth, et, ce qui serait encore pis, de se faire poète : car, comme l'on dit, c'est une maladie incurable et contagieuse » (I, 105), ce en quoi le curé lui donne raison, mais en demandant tout de même que, de la Diane de Montemayor, on conserve les parties en prose et par là son « honneur d'être le premier des livres semblables. » (I, 105) De même, échappent au bûcher les Dix Livres de la fortune d'amour d'Antoine de Lofraso, parce qu'« il ne s'est composé livre si bouffon ni si étrange que celui-ci, et qui, pour le chemin qu'il tient, est le meilleur et plus unique de tous ceux qui ont été mis en lumière de ce genre-là » (I, 105-106); l'Araucana de don Alfonso de Ercilla, l'Austriada de Juan Rufo et le Montserrat de Christophe de Virues, qui sont « les meilleurs [livres] qui aient été de vers héroïques en langue castillane » et « les plus riches gages de poésie qu'ait l'Espagne. » (I, 107) Enfin, avec quelques autres livres encore, est sauvée du feu la Galathée d'un certain Miguel de Cervantès qui, explique le curé, « a je ne sais quoi de bonne invention, il propose quelque chose et ne conclut rien. » (I, 106)

6Pour le curé et le barbier les critères sont clairs, du moins ce sont les critères qu'ils se donnent pour justifier ce qui n'est peut-être au fond que l'expression de leurs goûts personnels : les bons livres – et donc, pourrions-nous dire, les « bonnes lectures » – sont les livres singuliers, uniques, frappants, ou dans lesquels entre beaucoup d'art, tandis que les mauvais livres sont ceux qui n'apportent rien de neuf, ni au style ni à l'invention. On pourrait voir dans la composition de cette bibliothèque restreinte et en quelque sorte idéale que le curé et le barbier aménagent au sein de la bibliothèque indifférenciée où don Quichotte collectionne tous les livres un simple hommage de Cervantès à l'endroit d'auteurs qu'il admire ou, plus simplement encore, d'œuvres qu'il apprécie. Mais les valeurs de singularité et de qualité esthétique auxquelles recourent le curé et maître Nicolas ne constituent pas une simple parenthèse dans le roman, servant à expliquer pourquoi certains livres ont échappé au bûcher. Ces valeurs reviennent en plusieurs endroits comme des sujets de discussion entre les personnages, la « critique littéraire », si on peut s'exprimer ainsi, constituant l'une des activités les plus récurrentes du roman. On la retrouve pratiquée, par exemple, lors de l'épisode où don Quichotte en quête d'exploits décide de libérer de leurs chaînes un groupe de prisonniers qu'on mène aux galères (première partie, chapitre XXII). Parmi ces prisonniers se trouve « le fameux Ginès de Passamont », qui a compilé les hauts faits de sa vie dans un livre « si bon », dit-il, « que c'est mauvaise affaire pour Lazarille de Tormes et pour tous ceux qui se sont écrits ou s'écriront dans le genre » (I, 249), jugement qu'entérine le gardien des prisonniers pour qui l'histoire de Ginès est écrite « le mieux du monde. » (I, 249) Même exercice à propos de la « Nouvelle du curieux impertinent » (première partie, chapitre XXXV) dont la lecture a été faite à l'auberge pour le divertissement de tous et dont le curé discute des qualités et des défauts : « Cette nouvelle me semble assez bien […], mais je ne me puis persuader qu'elle soit vraie, et si c'est une fiction, on ne saurait approuver l'auteur : comment croire en effet qu'il y ait un mari assez sot pour vouloir faire une aussi coûteuse expérience qu'Anselme. […] Quant à la façon de la conter, j'en suis assez satisfait. » (I, 486) Cette même activité apparaît également lors de la conversation du curé avec le chanoine de Tolède (première partie, chapitre XLVII) qui, après avoir voué aux gémonies les livres de chevalerie, donne raison au curé d'avoir épargné ceux qu'il lui cite, ajoutant même pour leur défense : « Et si [l'auteur] emploie un style agréable et une ingénieuse invention, qui s'approche le plus qu'il sera possible de la vérité, sans doute composera-t-il une toile ourdie de divers et beaux lacs, laquelle, étant achevée, montrera une si grande perfection qu'il obtiendra la meilleure fin qui se puisse prétendre dans les écrits, qui est d'enseigner et de charmer tout ensemble. » (I, 569) Enfin, l'activité de critiquer les livres est encore pratiquée dans la deuxième partie du roman alors que circule la suite apocryphe des exploits du chevalier à la triste figure. Cette suite bien réelle, dont on sait combien elle avait irrité Cervantès, est condamnée par ces autres « bons » lecteurs que sont les gentilshommes don Geronimo, pour qui « il est impossible que celui qui a lu la première partie de l'histoire de don Quichotte de la Manche puisse prendre plaisir à la lecture de cette seconde partie » (II, 490) et don Juan, qui déplore que le chevalier soit dépeint dans ce second volume « comme revenu de son amour pour Dulcinée du Toboso. » (II, 490)

7Ceux qui apparaissent dans Don Quichotte comme de « bons » lecteurs, c'est-à-dire des lecteurs aptes à distinguer, ou soucieux de distinguer les bons des moins bons livres, ont en commun de considérer qu'un roman (ou une nouvelle) n'est pas qu'une histoire, divertissante ou non, idéalisante ou non, mais l'œuvre d'un auteur singulier, qu'on peut reconnaître à son art, à ses inventions et à ses découvertes et que du fait de cette singularité les livres ne sont pas interchangeables. Ces « bons » lecteurs se distinguent bien sûr du mauvais lecteur qu'est don Quichotte, pour qui les critères esthétiques, sans être tout à fait suspendus – par exemple le chevalier reproche à Sancho de ne pas savoir bien lui décrire Dulcinée : « car, si j'ai bonne mémoire », se plaint-il à son écuyer, « tu m'as dit qu'elle a des yeux comme des perles, et les yeux qui semblent être de perles appartiennent plutôt à une dorade qu'à une dame » (II, 94) –, restent secondaires à l'enchantement général de la fiction.

8Ces « bons » lecteurs, plus exigeants et soucieux d'art, se distinguent également – et c'est là que les choses se compliquent – d'une troisième catégorie de lecteurs, qu'on pourrait qualifier d'« intermédiaires », en ce qu'ils ne sont ni naïfs ni exigeants, mais simplement désireux de se divertir. C'est le cas du personnage de l'aubergiste, qui se porte à la défense des livres qui ont certes rendu fou le pauvre Alonso Quixano mais qui font aussi le ravissement de ses convives :

[…] car je pense qu'il n'y a pas meilleure lecture au monde, et j'en ai là deux ou trois parmi d'autres papiers, lesquels véritablement m'ont rendu la vie, et non pas seulement à moi, mais à plusieurs autres aussi : car, lorsque c'est au temps de la moisson, il s'assemble ici aux jours de fête un grand nombre de moissonneurs, parmi lesquels il s'en trouve toujours quelqu'un qui sait lire et qui prend un de ces livres; et nous nous mettons plus de trente autour de lui, et l'écoutons avec tant de plaisir qu'il nous ôte mille cheveux blancs. (I, 379)

9Le caractère intermédiaire de leur lecture est, pourrait-on dire, esthétique : ils savent reconnaître une bonne histoire et l'art de la raconter, tout en ignorant les concepts d'originalité et de style. Mais, si l'on change de critère, en abordant la lecture non plus de façon esthétique mais existentielle, alors ce sont le curé et le barbier qui deviennent des lecteurs « intermédiaires », occupant une position mitoyenne entre ces deux catégories de lecteurs que sont, d'un côté, l'aubergiste et ses convives, pour lesquels le roman est un simple divertissement et, de l'autre, don Quichotte, pour qui il est la vie elle-même. Pour mieux saisir ce critère, on peut recourir aux réflexions d'Albert Thibaudet dans son texte de 1924 intitulé « Le liseur de romans2 ». On se rappelle que, dans ce texte, Thibaudet distingue les lecteurs de romans, pour qui le roman est un divertissement agréable et vite consommé, des liseurs de romans, qui engagent dans leur rapport aux œuvres romanesques non pas simplement leurs loisirs et leur désir d'évasion, mais la vie elle-même tout entière. Les liseurs, précise Thibaudet, « se recrutent dans un ordre où la littérature existe, non comme un divertissement accidentel, mais comme une fin essentielle, et qui peut saisir l'homme entier aussi profondément que les autres fins humaines3. » Alors que le simple lecteur n'est pas significativement transformé par l'histoire qu'il vient de lire, qu'il tire du roman un plaisir renouvelable mais passager, le liseur engage son existence dans le roman, en fait le lieu d'une vie possible et à bien des égards d'une vie réelle, donnant ainsi aux œuvres qu'il lit une ampleur et une force qu'elles n'auraient pas sans la créance qu'il leur porte. Thibaudet cite à cet effet l'exemple de La Comédie humaine, œuvre grande aussi bien par le génie de son créateur que par l'attachement de ses lecteurs, ou plus exactement de ses liseurs, qui en ont fait un modèle pour la réalité :

On a fait plusieurs fois l'observation que, si [Balzac] a vécu sous la monarchie de Juillet, la société qu'il a mise en romans ressemble plutôt à celle du Second Empire. Et cela d'abord parce qu'un homme comme Balzac vit en avant et non en arrière de son temps […]. Mais ensuite et surtout parce que le roman de Balzac a exercé, sur ses lecteurs, une suggestion, les a conduits à faire passer dans leur vie, dans leur société, un peu de son âme et de son être. Certes, Balzac a imité, et fait concurrence à l'état civil. Mais à son tour l'état civil a fait concurrence à Balzac et s'est peuplé de personnages balzaciens4.

10L'idée d'un Balzac visionnaire n'est pas alors nouvelle – elle circule déjà au XIXe siècle –, mais ce qui est frappant, dans la façon dont Thibaudet reprend cette idée, c'est le rôle qu'il attribue à ces lecteurs particuliers que sont les liseurs. Car le propre du liseur n'est pas d'engager seulement sa vie dans la lecture des œuvres romanesques, mais aussi la vie du roman lui-même. En cela encore il se distingue du simple lecteur, ou du simple amateur, de romans :

Ceux que nous avons appelés les lecteurs de romans […] oublient facilement, leur lecture leur est sans cesse nouvelle, elle influe peu sur la matière et la substance de leur vie. La majorité du public qui lit des romans appartient à cette classe. Et d'ailleurs, à toutes les époques, presque tous les hommes ont considéré l'art comme un divertissement momentané. Mais si au lieu d'être la majorité cette classe était la totalité, l'art ne progresserait pas. Le roman en particulier se traînerait indéfiniment dans la répétition d'aventures monotones et dans la platitude5.

11Ce que ne voit pas le curé et qu'a vu Thibaudet, c'est que les « bons » livres n'existent pas seulement grâce à ceux qui les écrivent. Pour le curé, comme aussi bien pour le barbier, le chanoine de Tolède, don Geronino et don Juan, la qualité d'une œuvre se définit essentiellement par celle de son auteur : parce que ce dernier est plus doué, plus imaginatif ou plus inventif, ou encore parce que son expérience du monde est plus concrète, il écrit de meilleurs livres, de ceux qu'il importe de conserver. Selon ce principe, les bons et les mauvais livres existent indépendamment de leurs lecteurs, ou plus exactement, ils préexistent à leurs lecteurs, dont ils élèvent ou flattent le goût, qu'ils exposent à des contenus nouveaux ou plus beaux, ou qu'au contraire ils ne visent qu'à divertir. Certes, il faut pour distinguer les uns des autres des lecteurs un peu plus astucieux, ou un peu plus cultivés, mais ces lecteurs sont passifs, en ce qu'ils n'ont d'autre rôle que de reconnaître, quand ils la voient passer, la qualité des œuvres.

12Pour Thibaudet, le rôle des lecteurs est beaucoup plus actif, au point où les bons livres ne tiennent pas seulement à ceux qui les écrivent, mais aussi à ceux qui les lisent et plus exactement à cette catégorie de lecteurs que sont les liseurs, par qui « le roman mène une vie imprévisible et libre, analogue à celle que fait avancer la nature6. » Nulle part dans son texte Thibaudet n'établit de distinction entre les bons et les mauvais lecteurs, ni entre les bons et les mauvais livres. Par contre, il distingue clairement des lecteurs plus agissants que d'autres, des lecteurs qui, parce qu'ils sont des « viveurs de romans7 », c'est-à-dire parce que le roman est pour eux, d'une façon ou d'une autre, à un degré ou à un autre, inséparable de la vraie vie, communiquent aux œuvres un sens, une résonance et des conséquences que d'autres lecteurs, plus raisonnables sans doute, mais aussi plus neutres, ne leur communiquent pas. Que ces lecteurs agissants puissent éventuellement se tromper ou même s'abuser n'invalide en rien leur action, car ce qui fait qu'il y a action, ce n'est pas leur raison ou leur déraison, leur incrédulité ou leur naïveté, leur interprétation juste ou erronée des œuvres, mais la vie qu'ils y infusent, tout ce qui, grâce à eux ou à cause d'eux, se met à s'ouvrir qu'on ne pouvait pas prévoir. Et par cette infusion, l'art du roman leur doit autant qu'il doit aux romanciers.

13Le génie de Cervantès est d'avoir compris que le roman vit tout autant de la vie que lui donnent ses auteurs que de celle que lui procurent ses lecteurs, ou plus exactement ses liseurs. Le problème, bien sûr, c'est qu'on ne sait jamais quand surviendront ces liseurs ni de quelle façon ils feront « progresser » le roman. Même après qu'on en a relevé les traces, même face à son « évidence », leur action reste insondable : que l'état civil se soit mis, sous le Second Empire, à concurrencer La Comédie humaine ne peut être imputable à aucun lecteur en particulier ni à aucune volonté collective. Tout doté de « seconde vue » et confiant dans son œuvre qu'il fût, Balzac lui-même n'aurait pu prévoir qu'après sa mort le monde se chargerait de personnages balzaciens, et qu'un romancier ferait dire à l'un de ses personnages, encourageant son ami à devenir l'amant d'une femme riche, de se « souvenir de Rastignac », ainsi que le fait Flaubert dans L'Éducation sentimentale8. Du reste, rien ne garantit qu'un liseur viendra à point nommé, ni même seulement un jour, infléchir le cours tranquille des œuvres qui se répètent. Sans doute l'action du liseur peut-elle s'expliquer après coup par toutes sortes de facteurs – institutionnels, sociologiques, culturels – et apparaître ainsi comme ayant été prévisible, mais elle retire sa puissance et sa beauté du fait qu'elle demeure en grande partie aléatoire.

14Il serait sans doute abusif de dire qu'en inventant le « mauvais » lecteur qu'est don Quichotte, Cervantès a forcé les choses. D'aucune façon le romancier ne pouvait prévoir tout ce que l'histoire du roman devrait à la création de son Ingénieux Hidalgo, comme plus tard à celle de Madame Bovary : après la survenue de ces deux personnages, ce sont des pans entiers du roman, ceux que les moissonneurs dans les auberges et les jeunes filles dans les couvents faisaient se perdurer, qu'il n'a plus été possible d'écrire ni de lire comme avant. Mais ce que Cervantès pouvait savoir et que très clairement il a mis en œuvre, c'est le parti que le roman pouvait tirer de la conception même d'un lecteur agissant et tout particulièrement du plus agissant, du plus perturbant de tous les liseurs qu'est le « mauvais » lecteur. On se souvient des paroles sur lesquelles se termine le roman, prononcées par Cid Hamet Ben Engeli, donné par Cervantès comme l'auteur de Don Quichotte :

Pour moi seul, naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut agir, moi écrire. Enfin, lui et moi ne sommes qu'une même chose […] je demeurerai content et satisfait d'avoir été le premier qui ait joui du fruit de ses écrits pleinement selon mon désir, puisque jamais je n'ai désiré autre chose que de faire abhorrer aux hommes les fabuleuses et extravagantes histoires des livres de chevalerie qui, par le moyen de l'histoire de mon véritable don Quichotte, s'en vont déjà chancelants : et sans aucun doute ces fables tomberont et ne se relèveront jamais. (II, 601)

15Un romancier a bien sûr besoin de simples lecteurs qui, dans les auberges, les couvents, les gares ou tout bonnement leur fauteuil, le lisent pour leur divertissement et leur contentement. Si ce romancier est bon, si ses œuvres sont plus subtiles ou plus inventives que les autres, il a aussi besoin de « bons » lecteurs qui sachent reconnaître ce qu'il apporte de nouveau et de singulier à son art. Mais si ce romancier est très habile, si son œuvre va plus loin que toutes les autres, alors c'est d'un « mauvais » lecteur qu'il a besoin – quitte à l'inventer. Car le bon ou le très bon romancier, comme nous l'apprend Cervantès, marche main dans la main avec ceux pour qui le roman non seulement est un art de vivre, mais constitue aussi, pour reprendre le terme de Thibaudet, une « fin essentielle ».