Colloques en ligne

Jean-Yves Samacher

Corps et traduction dans les textes d’Antonin Artaud1

1Que signifie traduire pour Antonin Artaud ? Pourquoi l’usage de ce procédé inhérent à sa démarche artistique et méta-artistique reste-t-il si méconnu ? Bien qu’en apparence la part dévolue à la traduction linguistique ne représente qu’une infime portion de son œuvre, il n’est absolument pas certain qu’il faille minimiser la portée réelle ni la valeur à la fois esthétique et ontologique de cette activité. Le processus traductionnel accompagne en effet la naissance littéraire du poète – qui, dès 1921, adapte Le Palais hanté (The Haunted Palace)2d’E. A. Poe ; bien plus, il détermine, ou du moins facilite, sa renaissance au statut d’écrivain dans les années 1943-1944, alors qu’il se trouve interné à l’hôpital de Rodez. Plus spécifiquement, c’est à partir de ses transpositions ou de ses reprises d’auteurs français ou étrangers que le poète, par affinité de thème et de style avec ses pairs mais aussi par différenciation progressive puis rejet de ceux-ci, fonde ou consolide sa propre poétique, édifie ou parachève sa propre langue.

2Par souci didactique, et malgré la relative artificialité qui entre dans ce découpage, nous concevrons notre examen de l’entreprise traductive chez Artaud selon deux grands axes : le premier s’oriente vers l’élaboration d’une langue d’affects, langue particulièrement percutante et expressive, en vue d’inscrire ou de mettre au jour le corps physique dans le corps de l’écrit – mais aussi bien dirions-nous, en vue de dévoiler le corps réel3 par le biais de la mise en évidence de la lettre ; le second axe consiste, par le biais d’attaques répétées contre cette toile de fond, ce support-carcan que constitue le texte original, à déformer celui-ci, à le crypter et à le parasiter afin de se l’approprier, tout en chassant l’auteur après l’avoir destitué de son piédestal.

3Au travers de son entreprise poétique qui consiste non seulement à fonder un langage du corps, mais aussi à remplacer la fixité de l’écrit par la performance orale et théâtrale, ruinant sur son passage toute prétention à la traduction dite littérale, Artaud nous engage indirectement à mener une réflexion en parallèle sur les statuts d’auteur et de traducteur, de même qu’à nous interroger sur les rapports d’autorité qui relient entre elles ces deux fonctions.

Créer une langue d’affects ou comment insérer le corps réel dans le corps sclérosant de l’écrit

4Nous partirons de l’hypothèse que le sujet psychotique est celui qui, par excellence, se trouve confronté à ce que Ferdinand de Saussure a appelé l’arbitraire du signe.4 Alors que l’existence, les rapports humains et le bain de paroles qu’ils impliquent se chargent en temps normal de motiver les signifiants, Artaud témoigne dans ses textes d’une dévitalisation profonde et récurrente du signe sous ses deux aspects : signifiant et signifié.5 Cependant, l’annihilation du désir et des propriétés affectives du langage éveille chez lui, par contrecoup, le besoin absolu, nécessaire, vital, d’une remotivation des signifiants et de la lettre, remotivation qui ne peut se produire que dans les registres Réel et Imaginaire, puisque le sujet psychotique n’a pas accès à la dimension du Symbolique.6

5« Je ne crois plus qu’à l’évidence de ce qui agite mes moelles, non de ce qui s’adresse à ma raison », affirme Artaud, en 1925, dans son Manifeste en langage clair. La gageure, pour lui, consistera donc à réunir de nouveau, par le biais de l’écriture, signifié et signifiant, univers et parole, esprit et corps, corps et graphie. Afin d’assouvir son projet qui n’est pas sans faire songer à la perspective cratylienne7, le poète recourt à tous les subterfuges que lui offrent ses talents artistiques de même qu’aux outils propres aux divers champs culturels au sein desquels il évolue.8

6Or, il nous semble que le défi relevé par tout travail de traduction renvoie précisément à la fonction qu’Artaud attribue, dans l’idéal, à toute poésie : réconcilier le langage avec le corps, l’esprit et la lettre, en conjuguant ensemble rythmes, sons, images, sens et significations. Rétablir l’adéquation parfaite – ou du moins la meilleure possible – avec la langue originale, ne serait-ce pas aussi, d’une certaine manière, tenter de retrouver l’adéquation avec la langue originelle ? Traduire, ne serait-ce pas une opération d’ajustement qui consisterait à aller au plus près de la lettre du texte-source et des sensations corporelles de l’auteur sans pour autant trahir leur esprit ?

7En réalité, dans le passage d’une langue à l’autre, l’impossibilité de conserver la lettre du texte original – celle-ci correspondant à la matérialité de l’écriture mais formant aussi la trace indirecte du corps de l’écrivain – apparaît à la fois comme une évidence et comme un problème. De quelle façon retrouver dans la langue de réception les affects de l’auteur, ancrés au plus profond de sa langue maternelle (ou d’usage) mais qui proviennent aussi de son vécu, et souvent de son vécu le plus intime ? Comment faire éclore ce « souvenir enfermé dans le corps de l’écrivain »9 qui contribue à créer ce que R. Barthes, dans Le Degré zéro de l’écriture, appelait un « style »10? Ce qui pourrait encore se formuler ainsi : comment réalimenter le texte-cible de toutes les potentialités à la fois esthétiques et libidinales que renferment et charrient la prosodie tout comme le signifiant et la lettre du texte-source ?

Fonder une nouvelle poétique de la traduction

8Dans une lettre de Rodez, Artaud fait part de son intention de réaliser la traduction d’un chapitre de la Traversée du Miroir (Through The Looking-Glass) de Lewis Carroll, « en demeurant très près du texte, mais en [s]’efforçant de retrouver en français la vie originale de son esprit »11. Pour arriver à ses fins, le poète adopte donc une démarche radicale et novatrice qui lui permet de réinsuffler, de manière conjointe, de la chair, de la vie et du sens à l’intérieur de l’écrit. Cette démarche consiste non seulement à transposer, dans la langue française, rythmes, images, sonorités et musicalité du texte anglais ou anglo-américain (ce qui correspondrait éventuellement à une entreprise de traduction littérale, à différencier toutefois d’un simple « mot à mot »), mais elle se distingue encore, et même principalement, par l’introduction des propres affects du traducteur, de sa sensibilité et de sa corporéité singulières dans le texte-cible.

9Artaud pointe ainsi l’intérêt, et sans doute la nécessité, dans toute tâche de transposition, de prendre en compte simultanément la lettre du texte original et la lettre du texte-cible. À le suivre, l’attention du traducteur devrait également s’étendre à la ponctuation et au phrasé dans chacune des deux langues, car, au même titre que l’énoncé, tous les éléments caractéristiques de l’énonciation sont porteurs de sens. Mais surtout, le poète incite tout traducteur à prêter une vigilance accrue à sa propre voix, à son propre corps, à sa propre affectivité dans l’acte de traduire, de façon à rendre son style authentique, inimitable et, pour tout dire, intraduisible.

10Oscillant perpétuellement entre deux registres de la réalité (réel et imaginaire), Artaud procède tantôt par l’utilisation d’une langue fulgurante, produite par l’explosion ou la condensation des mots, le délitement partiel de la syntaxe et, surtout, la rapidité du rythme – expression primaire du corps –, tantôt par l’instauration d’effets de suspense et la production d’images fantastiques, aussi angoissantes que stupéfiantes, souvent dotées d’un caractère hallucinatoire. En particulier, le poète accentue l’imaginaire fantastique des auteurs qu’il traduit pour créer des atmosphères encore plus sombres et cauchemardesques12. Mais à travers la suscitation de l’angoisse ou de l’effroi, ce n’est pas seulement l’imaginaire qui est convoqué : le corps dans son entier se trouve mis en branle ; la réaction du lecteur doit être immédiate, épidermique, frénétique.13

11Cependant, le véritable tour de force du poète – qui permettra de redonner de l’énergie et du souffle à la traduction – consiste, via l’utilisation d’un certain nombre de procédés rhétoriques, stylistiques, linguistiques, orthographiques et typographiques, à créer ce que nous appellerons une langue d’affects.14 Réimplantant le corps réel et imaginaire dans l’écriture, ces procédés sont de plusieurs sortes et se déploient à l’échelle macro-textuelle comme à l’échelle micro-textuelle. À cette dernière échelle, ils opèrent à deux niveaux :

121) au niveau sémantique, tout d’abord, à travers le choix du lexique (emploi d’archaïsmes et de néologismes), à travers les transformations morphologiques et les jeux sur le signifiant (utilisation du procédé de la condensation, mots-valises, barbarismes,  transgression orthographiques visant à se rapprocher de la langue orale, etc.) ;

132) au niveau syntaxique, ensuite, à travers l’utilisation de rythmes saccadés, hachés ou martelés (emploi d’asyndètes ou d’énumérations, par exemple), ou a contrario grâce à des parallélismes et des effets de répétitions (utilisation d’anaphores, de polysyndètes, etc.). Ces divers procédés et figures syntactiques définissent ce que l’on pourrait appeler, en référence à la terminologie propre à Artaud, une poétique du cahot (chaos) ou du hoquet15.

14Par les objectifs affichés comme par les procédés mis en œuvre, il se pourrait donc bien que la pratique d’écriture adaptative conçue et expérimentée par Artaud se révèle à la pointe en matière d’application des théories modernes de la traduction.16 Empruntant un vocable au poète, nous désignerons cette entreprise de réécriture hors normes sous le terme de « traduction-adaptation »17. Nous en étudierons deux exemples, l’un issu du Moine raconté par Antonin Artaud18, l’autre issu de L’Arve et l’Aume, titre correspondant au chapitre VI de La Traversée du Miroir de Lewis Carroll.19

L’exemple du Moine raconté par Antonin Artaud

15Le Moine raconté par Antonin Artaud20 est la transposition du Moine (The Monk) de Matthew Gregory Lewis, célèbre roman noir britannique écrit à la toute fin du XVIIIe siècle.21  Lorsqu’on se penche sur la traduction effectuée par Artaud, on s’aperçoit très vite que le rythme de la phrase n’est pas le même que dans l’ouvrage original. Comme le précise Jonathan Pollock :

Plus frappante encore que la présence [d’]« images surajoutées et personnelles » est la différence de rythme entre les deux récits, que ce soit à l’échelle de la phrase ou à celle de l’exposition des événements. La phrase artaudienne est plus courte, plus tendue que les périodes langoureuses de Lewis. Et même lorsque Artaud reprend tous les éléments de la période de Lewis, le ton est très différent. 22

16Cependant, l’originalité et l’apport notable qu’amène le texte artaudien sont tout autant à évaluer à l’aune de la traduction effectuée en 1840 par Léon de Wailly, puisque celle-ci aurait servi de support principal à l’adaptation du poète, qui, si l’on en croit certaines informations, n’aurait pas été un anglophone érudit.23 En adepte de la période classique et de l’ancienne rhétorique, Léon de Wailly traduit ainsi :

Quoique le moine eût cessé de parler, un silence d’admiration régnait encore dans l’église. À la fin, le charme s’étant dissipé par degrés, l’enthousiasme se manifesta hautement. Ambrosio descendait de la chaire : on l’entoura, on le combla de bénédictions, on tomba à ses pieds, on baisa le bord de sa robe. 24

17Quant à Artaud, qui a notamment passé par le surréalisme et qui s’inscrit dans une esthétique plus moderne, il propose la version suivante :

Soudain le charme fut rompu. Les corps baignèrent dans une atmosphère redevenue normale, où les vices s’étalaient mieux, redevenaient plausibles, habituels, presque licites : le moine avait cessé de parler ; il quittait la chaire. Alors, une rumeur s’éleva : on applaudit comme après le dernier coup de gueule d’un acteur qui vient d’achever sa tirade. 25

18L’auteur du Théâtre et son Double, se rapprochant quelque peu du registre oral, transpose l’atmosphère religieuse liée au sermon dans l’univers du théâtre, donnant un tour trivial et libidineux à des expressions qui, dans l’original comme dans la traduction établie par de Wailly, se démarquaient par une certaine sobriété, une certaine retenue. Il fait sauter les barrières entre conscient et inconscient ; accentuant le pathos, il insiste sur la dimension dramatique du récit. Enfin, comme on s’en aperçoit sans doute mieux encore dans d’autres parties du roman, il innove dans la peinture des mouvements et de la gestuelle adoptés par les personnages, il décrit l’environnement, le décor, les habitations et les lieux de l’action dans leurs moindres détails. Tous ces éléments concourent à produire un effet de réel qui n’était pas aussi prononcé dans l’ouvrage de Lewis, ni dans sa précédente transposition en français.

L’exemple de L’Arve et l’Aume

19Dans les adaptations des textes de Lewis Carroll qu’Artaud effectuera par la suite à l’hôpital de Rodez, dans le cadre de l’Art-thérapie26, la déstructuration du langage est nettement plus prégnante que dans la traduction-réécriture du Moine qui, malgré une refonte au niveau diégétique, conserve une sémantique et une syntaxe correctes par rapport aux normes de la langue française. À titre d’exemple, nous donnons ci-dessous sa traduction du premier paragraphe du chapitre VI de la Traversée du Miroir27 :

Cependant, l’œuf narmissait à vue d’œil, s’en troublant tira d’oc vers l’oc de l’oc humain : quand elle n’en fut plus qu’à quelques pas, elle vit qu’il avait des yeux et un nez et une bouche et quand elle eut tout à fait le nez dessus, elle vit que c’était Dodu Mafflu lui-même, intropoltabrement. « Ce ne peut être quelqu’un d’autre que lui, pensa-t-elle à part soi. J’en suis aussi certaine que si son nom était gravé sur son visage. 28

20Au premier abord, l’expressivité et le rythme de la langue, dus à la polysyndète et à l’emploi de monosyllabes, de même qu’à l’usage de néologismes et d’un vocabulaire imagé, nous semblent renvoyer directement à l’univers fantastique, mystérieux et enfantin de Lewis Carroll. En particulier, « Dodu Mafflu » constitue une formidable trouvaille verbale pour traduire « Humpty Dumpty », nom d’un personnage étrange et rondouillard rencontré par Alice. Ce nom évoque les termes anglais hump : « bossu » (quand ce mot est substantif) ; « courber, arrondir » (quand il est verbe) et dump : « tas, amas, dépôt » (dump pouvant toutefois être aussi utilisé en tant que verbe). Composé de deux substantifs de deux syllabes chacun, « Humpty Dumpty » met en jeu aussi bien les signifiants (par les phénomènes d’assonance et d’allitération) que le signifié (à savoir la grosseur, l’embonpoint), les mots revêtant plutôt une forme adjectivée ; or le terme « mafflu » choisi par Artaud est un vieil adjectif que l’on rencontre par exemple chez La Fontaine et signifiant « qui a de grosses joues », autrement dit, c’est un synonyme de « joufflu ». Tout comme « Gros Coco » (traduction proposée par Jacques Papy), « Dodu Mafflu » est donc bien calqué sur « Humpty Dumpty », mais il possède l’avantage de présenter un nombre identique de syllabes et de conserver la forme adjectivale, ainsi que les sonorités m et d présentes dans la version originale. Au niveau de la sensation produite sur le lecteur, on pourrait dire que le rythme binaire (ou le parallélisme) contribue à créer un effet de miroir et une sensation dynamique de rebondissement qui correspondent bien au personnage évoqué.

21Cependant, la fidélité à l’égard de l’auteur atteint ses limites et se renverse même en son contraire, à partir du moment où intervient en force la poétique artaudienne, laquelle est empreinte d’affres et de cauchemar. Même s’il reconnaît qu’« il y a dans Jabberwocky29 des passages de fécalité »30 qui ne sont pas pour lui déplaire, Artaud reproche à Lewis Carroll d’employer, malgré ses géniales trouvailles, un langage de « snob anglais ».31 Ainsi, les jeux sur le signifiant, avec la jouissance plus ou moins tamisée qu’ils entraînent, sont certes transposés dans L’Arve et l’Aume, mais avec bien plus de vigueur et de violence dans le phrasé.

22Artaud juge en effet qu’un traducteur digne de ce nom, comme tout vrai poète, doit nécessairement recourir à un langage de fond, véritable lame de fond, qui charrie de la souffrance, souffrance des corps et des pensées, mêlant les mots au sang, aux acides, aux excréments et autres fluides, car la langue de fond est aussi langue du fondement. Langue non de l’homme mais de l’« Aume », de la larve et de l’humus. Langue végétale, fœtale, fécale. Et de fait, la langue promue et instrumentalisée par Artaud, du moins à partir de l’époque de Rodez, devient ostensiblement une langue de l’intestin ou de l’anus, une langue anale-orale, qui se caractérise par ses rétentions, ses flux et ses projections plus ou moins contrôlées.32

23Ainsi, lorsqu’on lit la version artaudienne de La Traversée du Miroir, on prend d’emblée conscience de la jouissance orale qui s’attache à ce texte. Le poète donne le sentiment d’écrire, ou plutôt de parler la bouche remplie d’aliments, aliments qu’il n’arriverait cependant ni à mâcher, ni à digérer. L’excès et l’excroissance se manifestent non seulement au niveau de la syntaxe – certaines phrases n’en finissent plus –, mais aussi au niveau lexical, en particulier dans l’emploi surabondant des consonnes : le participe présent « brimbulkdriquant »33, qui traduit (did) gymble34, se révèle pour cette raison assez malaisé à prononcer. Une impression de mâchonnement ou de trituration ressort de certaines suites de mots, et notamment de « la rourghe est a rouarghe a rangmbde et randgmbde a rouarghambde ».35

24Cet aspect chaotique de marmonnement, de logorrhée verbale ou de « babélisation » du langage – d’un langage qui n’aurait pas encore accédé au statut de langue articulée, et qui, par conséquent, se trouverait encore totalement pris aux rets de la jouissance – a conduit Gilles Deleuze à affirmer, dans Logique du sens, qu’il existerait un langage proprement schizophrénique36, affirmation qui prête à discussion. Paule Thévenin, quant à elle, a précisé que ce langage incommunicable, même s’il devient, au fil du temps, de plus en plus prégnant dans les textes d’Artaud, est loin de dominer l’ensemble de ses œuvres écrites.37

« Forcener le subjectile » ou comment renverser la figure de l’auteur en s’attaquant au texte-source

25Nous faisons l’hypothèse que, dans la démarche scripturale propre à Artaud, le recours aux textes d’autres auteurs, qu’ils écrivent en français ou en langue étrangère, permet de faire surgir, littéralement, la « substantifique moelle » de l’écriture, grâce à cet acte particulier –exécuté au moyen de divers outils, procédés et techniques – qui consiste à « forcener le subjectile ».38 Cette expression que Jacques Derrida emprunte au poète, lequel l’applique avant tout à sa manière de traiter ses œuvres plastiques et picturales, nous croyons possible et justifié de l’utiliser également à propos de son travail spécifique de traduction.

26De fait, le sous-titre définitif qu’Artaud attribue à sa transposition du chapitre VI de La Traversée du Miroir, soit « Tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll »39, indique ouvertement que, dans son projet, le poète s’érige contre l’auteur du texte original : il écrit, non d’après Lewis Carroll, mais bien contre celui-ci.40 Contre, c’est-à-dire en premier lieu dans une lutte brutale, dans un corps-à-corps violent, qui ne ménage pas l’auteur, et le fait passer du statut de modèle à celui de partenaire puis d’adversaire. Aller contre Carroll nécessite toutefois de se tenir suffisamment près de lui – tout contre –, afin de travailler sur la lettre du texte, sur sa dimension phonique, et de pouvoir atteindre l’œuvre au cœur même de sa structure. Ainsi, dans une lettre à Henri Parisot datée du 22 septembre 1945, Artaud n’hésitera pas déclarer, non sans provocation : « Jabberwocky n’est qu’un plagiat édulcoré et sans accent d’une œuvre par moi écrite […] ».41 De fait, le texte de Carroll, tel qu’il est passé au miroir d’Artaud, se retrouve dans la même posture que le personnage d’Alice : sa taille change, son poids se modifie ; il devient encore plus énorme, grotesque, carnavalesque, ou bien il se rétrécit, se cadavérise, se glace, s’ossifie… tombe en poussières. À travers cette transposition fantasmagorique qu’est L’Arve et l’Aume, ce qui, dans l’original, apparaissait déjà comme démesuré, passe une nouvelle fois la mesure.

27Au-delà de cet exemple particulier, nous soutiendrons l’idée que tous les textes originaux transposés par Artaud – tout comme les premières traductions françaises dont il se sert comme appuis dans son travail – font office de subjectiles. En effet, l’attentat contre le support/modèle est l’un des seuls moyens, pour le sujet schizophrène, de se délivrer de la présence trop contraignante et persécutrice de l’Autre (la langue maternelle, l’auteur, les premiers traducteurs).42 Dans ce contexte, « forcener le subjectile » revient à s’attaquer non seulement aux corps imaginaire et symbolique du langage pour en faire ressortir la lettre, soit le corps réel de l’écriture, mais aussi à déformer et à défigurer le texte-source en vue d’affirmer l’authenticité, la singularité et la supériorité du traducteur-adaptateur.

28Plus concrètement, quelles formes prennent, chez Artaud, les assauts répétés contre le subjectile (en l’occurrence, le texte-source), autrement dit, quels sont les artifices utilisés pour assouvir son besoin de remotivation de la langue, mais aussi et surtout pour lutter contre la hantise de l’Autre ? Regroupées par affinités, voici les trois principales tendances que nous avons relevées43 :

29a) la parodie44, faisant entrer en jeu l’ironie, la dérision et l’« humour-destruction »45 ; on lui associera le pastiche, forme plus strictement imitative et donc moins agressive ;

30b) l’épure, se manifestant, entre autres, par la coupe claire, l’ellipse, la simplification orthographique ;

31c) le cryptage, représenté de manière exemplaire par les néologismes et les glossolalies ; on pourrait également nommer ce procédé interférence ou parasitage.

32L’important à noter est que, par l’intermédiaire de ces procédés et de leurs multiples déclinaisons, Artaud opère un décalage constant vis-à-vis de la langue-source ou du style de référence, décalage qui permet au poète de ne pas subir le poids oppressant du langage articulé, du corpus organisé, et de ne pas ressentir la souffrance et la douleur liées au corps organique qui leur est associé.46 La langue-mère (ou langue-père) à parodier, à épurer et à parasiter correspond non seulement au français en tant que langue instituée, mais encore au style trop châtié, trop policé, de l’auteur de référence. En creusant des cryptes à l’intérieur de la langue et de l’écrit, Artaud cherche donc désespérément à s’y loger et à forger sa propre langue, son propre style, sans être oppressé par la crainte ou par l’emprise efficiente de l’Autre persécuteur et omnipotent.

Le statut de la traduction chez Artaud

33Même s’il emploie parfois le terme pour désigner son travail de transposition, Artaud considère cet exercice langagier qu’est la traduction avec une certaine crainte, une certaine suspicion, lorsqu’il ne le rejette pas tout simplement en bloc, au nom de cette valeur suprême qu’il nomme l’authenticité. Cette volonté acharnée, cette nécessité absolue aussi, de préserver et de défendre, à tout moment, en tout lieu et en toutes circonstances, la liberté totale de sa parole comme celle de sa pensée l’amène à inverser et à détruire tout type de rapport d’autorité, que ce rapport émane de la religion, de la philosophie occidentale, de l’art ou encore de la littérature. Dans le champ spécifique de la traduction, il conviendra par conséquent – et ce, malgré le respect ou la vénération éventuels pour les auteurs considérés individuellement – de détruire le rapport de soumission (ou de subordination) qui tend à s’instaurer entre le traducteur et l’auteur.

34Appréhendé comme source première du texte, le texte de référence se situe, théoriquement, à la fois en position d’antériorité et en position d’autorité par rapport à la traduction. Ainsi, l’Auteur, en tant que figure symbolique, serait assimilable à un père ou à une mère génitrice. Pour cette raison, il ne peut que susciter un sentiment d’exécration de la part d’Artaud. Chez ce dernier, l’insurrection contre l’ordre hiérarchique, s’étendant à tous les représentants du pouvoir, de même que la révolte contre la conception linéaire du temps et l’enchaînement des générations, devront, en dernier ressort, rendre obscure et illisible toute origine jusqu’à confondre, subvertir et anéantir toute marque d’influence et de filiation.

35Toute traduction, chez Artaud, s’apparente donc à un champ de bataille, à un terrain de lutte entre le Moi/non-Moi effréné du traducteur, d’une part, et l’hostilité et l’omnipotence supposées de l’Autre, d’autre part. Qu’il soit auteur ou premier traducteur, ou encore assimilé à l’inconscient, l’Autre est l’ennemi, en tant que de cette instance émanent toujours des pré-textes ou des avant-textes, qui annulent ou diminuent le pouvoir et l’authenticité du texte artaudien. Le combat entre le traducteur et les auteurs des textes-sources, prenant une dimension mythique, s’apparente ainsi à un véritable choc des Titans. Ce qui se joue ici n’est autre que la propre théogonie d’Artaud, ou comment naître au statut d’auteur sans origine, en renversant et en supprimant les générations antérieures d’auteurs.47

36Dans l’« Avertissement » qui ouvre sa version du Moine, Artaud va ainsi jusqu’à récuser les termes de traduction et d’adaptation. Pareillement, dans une lettre à Paulhan, où il se défend d’avoir réalisé une traduction du Moine. « J’ai raconté le “Moine” comme de mémoire et à ma façon […] »48, admet-il en revanche. De l’insistance sur la notion de diction, nous déduisons qu’Artaud se met en position de récitant ou de conteur.49 L’appel à la « mémoire » confirme cet ancrage profond dans l’oralité. À l’instar des aèdes ou des ménestrels, Artaud brode autour d’histoires plus ou moins connues de tous, tisse sa propre trame autour de canevas préexistants, comme le suggère le titre de ce poème de Carroll qu’il transpose vers la fin de l’été 1943 : « Variations à propos d’un thème».50 D’autre part, rien n’empêche le conteur de mêler ses propres commentaires à l’œuvre originale, ou de la détourner, voire de la refondre intégralement suivant ses propres visées, comme selon les normes autoproclamées de sa poétique personnelle.51 Ce qu’Artaud ne cessera de faire dans son travail d’écriture. On serait alors en droit de rattacher le projet artaudien à la tradition des « belles infidèles », ces traductions libres et esthétisantes, considérées avec respect jusqu’à la fin du XVIe siècle. Il serait encore possible de faire un rapprochement entre la démarche adoptée par le poète et ce que l’on appelle, de manière courante, des « traductions d’auteur ».

37Traduire, pour Artaud, doit donc être conçu non comme un exercice visant, selon la métaphore classiquement en usage, à passer le texte original d’une langue à l’autre, mais comme un exercice visant à dépasser le texte original, à le « transborder »52, en le complexifiant par des ajouts ou des ellipses, en le rendant à la fois plus clair et plus obscur, en jouant sur les clairs-obscurs. Le poète vise à redonner du poids, de l’énergie et de la vitalité, là où la langue de l’auteur, et plus largement la langue française dans sa forme courante, lui apparaît comme molle, désossée, transparente, insipide et artificielle, là où l’écrit de référence reste comme lettre morte. La traduction-adaptation doit offrir un supplément de corps, qui se conçoit aussi comme un supplément d’âme. Elle a pour objectif de crypter le texte, tout en mettant sa lettre à nu. Du rejet d’une langue de surface, Artaud aboutit alors (ou tend à aboutir) à l’édification d’une langue pleine, c’est-à-dire à la création d’une langue extrêmement compacte et dense, magique au sens où elle éliminerait la séparation entre son univers intérieur et le monde extérieur. De là proviennent son foisonnement, son hermétisme, ses effets de vertige, ses aspects délirants aussi, dans la mesure où la Loi symbolique, qui va de pair avec la reconnaissance de la castration, n’a pas été intériorisée.

38En renversant la hiérarchie pluriséculaire entre auteur et traducteur, en brouillant les repères traditionnels qui, dans la pensée occidentale issue du platonisme, distinguent la forme-modèle de la copie-simulacre, ou le texte-source de sa transposition, c’est à une réévaluation du travail de traduction que nous pousse en définitive Artaud, en même temps qu’à la poursuite d’une réflexion sur le statut et les limites de la tâche de traducteur. Où commence et où finit l’opération traductionnelle ? Où commence et où finit le travail d’adaptation et de réécriture ? Dans le cadre de la traduction, quelle est la marge laissée pour l’intervention créatrice ?

39Jean-Yves SAMACHER

40(Université Paris-Est-Créteil, EA LIS)