Colloques en ligne

Christine de Buzon. Université de Limoges et EHIC E.A. 1087

Sur un dizain dialogué (Délie, D. 71)

1Le huitain liminaire annonce la description, à l’intention de Délie, des morts qu’elle renouvelle en l’Amant, « morts » étant à entendre notamment au sens que Marsile Ficin donne à la vie de l’amant qui n’est pas aimé. Ces morts sont devenues indissociables de la vie de l’Amant, si souvent « pensif, selon [s]on nayf vice » (D. 223). Celui-ci médite sur leur sens et les associe à ses plaintes. En effet, nombre de dizains sont des plaintes disant le « continuel douloir » excédant « tous les ennuyz de toutes mortz » (D. 187, v. 4) et l’Amant proclame, dès le dizain 6, qu’« En sa beaulté gist [s]a mort, & [s]a vie ».

2Certains dizains ont l’allure de monologues intérieurs. L’Amant, divisé et dédoublé, s’examine lui-même :

Je m’examine, & pense apart tout coy (D. 261, v. 5)

3Il se répond à lui-même en utilisant la troisième personne :

Mais quelle erreur, sinon que trop il ayme ? (D. 261, v. 10)

4Cette « forme réflexive » se retrouve jusque dans les motti des emblèmes, comme l’a noté Cécile Alduy dans « Délie palimpseste, ou l’art de la citation »1 :

De moy je m’espovante (La Lycorne qui se voit, E. xxvi)

Mon regard par toy me tue (Le Basilisque et le Miroir, E. xxi)

5L’Amant peut reprendre une formulation avec un « Que dy je2 ? », avant de se corriger. Il s’interroge à plusieurs reprises sur ses malheurs. Ainsi :

Mes larmes donc n’ont elles peu estaindre

Mon feu, ou luy mes grandz pleurs dessecher ? (D. 334, v. 7-83

6Même si on peut légitimement analyser le recueil en termes d’enfermement et de solipsisme, les plaintes de l’amant énoncées à la première personne sont parfois explicitement adressées à Délie (du reste, le recueil l’est intégralement) ou à d’autres destinataires.

7Parfois même, le dizain contient un dialogue mis en scène. Que le dialogue soit intérieur ou pas, qu’il s’agisse d’un dialogue mettant en scène un échange de répliques, ou qu’il s’agisse d’un quasi-dialogue, on peut être sensible à cette variation énonciative. Or, l’étude des dizains dialogués ou quasi-dialogués a été menée par Xavier Bonnier ; il en a dressé une typologie et proposé une analyse ordonnée4.

8Notre propos est plus limité. Nous voudrions revenir sur quelques caractéristiques de certains dizains adressés, avant de nous pencher sur le plus virtuose des dizains dialogués, le dizain 71.

Des plaintes de l’Amant adressées

9Dans Délie, loin du « cler de [la] presence » de l’Aimée, qui diminuerait sa peine, l’Amant dit souffrir de « l’obscur de son absence » (D. 368, v. 10). Délie est représentée comme cruelle, impiteuse ; Scève parle même de son impiété au dernier mot du dizain 401. Tout cela justifie une plainte solitaire : une triade d’infinitifs dit qu’il lui faut « bruler, pleurer et plaindre » (D. 334, v. 10). Scève écrit dans les trois derniers vers du dizain 18 :

Mais moy : je n’ay d’escrire aultre soucy

Fors que de toy, et si ne sçay que dire,

Sinon crier mercy, mercy, mercy.

10L’Amant écrit ainsi ad Deliam et de Delia pour parodier les titres de nombre de pièces d’Angeriano5. Il s’adresse à Délie (« toy ») pour se plaindre à elle et demander obstinément une réponse : le dizain 334, cité supra, est ainsi une supplique à la limite du bégaiement « merci, merci, merci » et proche du « vorrei dire », « je voudrais dire et ne sais que dire » de La Vita Nova6. La critique a noté l’importance du thème du taire, du silence (« en ce mien continuel silence », D. 376, v. 2), parce que la plainte incessante du cœur peut se voir. L’Amant « cele son mal »,

Pour te monstrer à l’œil evidamment,

Que tel se taist, et de langue et de voix

De qui le cœur se plaint incessamment (D. 359, v. 8-10)

11« Crier mercy » est une formule que reprend Scève dans le dialogue Saulsaye. Eglogue de la vie solitaire en 1547, où l’expression est dans la bouche de Philerme. Ici, « crier merci » sur le papier, c’est envisager de passer à la profération et a minima écrire une oralité simulée qui retentirait. Même le silence est éloquent et signifie cette demande :

Si je vois [c’est-à-dire vais] seul sans sonner mot, ne dire,

Mon peu parler te demande mercy. (D. 244, v. 1-2)

12Ce type d’énoncé désigne bien des traces d’oralité fictive – bien que niée – au sein des dizains. À propos encore du mot « mercy », il faudrait citer le dizain 76 où l’Amant dit qu’à l’occasion d’une grande joie, il n’est parvenu à prononcer que la première syllabe de ce mot7. La difficulté de profération justifie aussi le recours à l’écriture et à une communication différée. Le recueil est explicitement adressé « à sa Délie » pour qu’elle y puisse « lire / mainte erreur ».

13Si de nombreux dizains sont – sans surprise – adressés à une deuxième personne du singulier8, l’Amant élit d’autres destinataires. Le « vous » de l’incipit du dizain 394 désigne peut-être les lecteurs anonymes :

Pardonnez-moi, si ce nom luy donnay, (D. 394, v. 1)

14Scève utilise aussi l’allocution, une adresse à des êtres qui n’existent pas9. Dans un dizain adressé à allure de prière, l’Amant demande au « dieu aveuglé » (D. 136) :

Fais que puissions aussi long temps sentir

Si doulx mourir en vie respirable.

15Par la première personne du pluriel de « puissions », Scève désignerait la « double ame » de l’aimée et de l’amant. Outre cet exemple de dizain, adressé au dieu Amour par un « je » qui dit « nous », d’autres dizains mettent en scène un « je » s’adressant à la mort (D. 16), à la Parque (D. 337, v. 5) ou à Espoir (D. 164, v. 5), à « vous Soucis » (D. 121), mais aussi au Rhône, à un gant, et à des segments de temps au début du dizain 114 :

O ans, ô moys, sepmaines, jours, & heures,

O intervalle, ô minute, ô moment / Qui consumez…

16Ces adresses nous paraissent entrer dans la recherche d’un style propre à susciter la pitié, un « piteulx et larmoyant stille » (le texte italien dit seulement lagrimevole), expression trouvée dans la traduction de 1532 de la préface « Flammette aux dames » à la Complainte des tristes amours de Flamette à son amy Pamphile de Boccace10.

De quasi-dialogues

17Certains dizains insèrent du discours direct, une oralité simulée et mise en scène. Xavier Bonnier les classe dans la catégorie des « quasi-dialogues », car, s’il y a discours direct, il n’y a pas d’échange de répliques. On en trouve deux exemples dans les dizains 302 et 59. Le premier fait parler un Dieu ; le second, un personnage imaginaire anonyme.

18Le dizain 302, que Thomas Sébillet cite dans son Art poétique, a une structure simple en trois blocs typographiques. Le « mais » du vers 9 introduit la pointe :

Amour plouroit, voire si tendrement,

Qu’à larmoyer il émut ma maîtresse,

Qui avec lui pleurant amèrement

Se distiloit en larmes de destresse :

  Alors l’Enfant d’une éponge les presse,

Et les reçoit : et sans vers moi se feindre,

Voici, dit-il, pour ton ardeur estaindre :

Et ce disant l’éponge me tendit :

   Mais la cuidant à mon besoin estreindre,

En lieu d’humeur flammes elle rendit.

19Ce dizain n’est pas un dizain réellement dialogué, puisqu’il n’y a pas échange de répliques au style direct. Il n’y a qu’une sorte de « dialogue muet » dans la première partie du dizain, où Amour pleurant fait pleurer Délie de concert, par contagion des larmes. C’est au vers 5 qu’Amour s’adresse au poète : « Voici, dit-il, pour ton ardeur estaindre », mais les larmes sont du feu et ne communiquent que de l’ardeur à ce « je » qui « étreint » l’éponge11. La métamorphose des « larmes » en « flammes » est soulignée par la fluidité de la paronomase. L’Amant reste sans voix.

20Le dizain 59, qui commence par « Taire ou parler », introduit un calomniateur. Le « je » lui donne la parole après une hypothèse introduite par « s’il advient, qu’entre plusieurs quelqu’un / te die : Dame, etc. ». Après ce passage en discours direct, dans les quatre derniers vers, souvent commentés, le « je » se justifie auprès de Délie – et non du calomniateur anonyme – sans se donner la parole :

[…] car je te cèle en ce surnom louable,

Pour ce qu’en moy tu luys la nuict obscure. (D. 59, v. 9-10)

21Sur l’emploi de celer dans Délie, nous nous permettons de renvoyer aux analyses récentes d’E. Buron12. Retenons simplement qu’ici, la prise de parole du calomniateur (anonyme, mais dans un espace social plausible) ouvre un espace intérieur nocturne aux dimensions d’un ciel.

22En contraste apparent avec cet « en moy » analysé par E. Buron13, le dizain 71 forme l’hypothèse d’un Amant placé « en lieu » de la Mort personnifiée, et s’adressant à elle.

Le dizain 71

23Le dizain 71 entre d’emblée dans trois séries. Tout d’abord, il occupe la troisième place dans la neuvaine de l’emblème 8 « Après si long travail une fin », qui représente une fileuse assise au rouet (« La Femme qui desvuyde »). Il prend place également dans le petit groupe des seize dizains dialogués de Délie. Enfin, la mémoire du lecteur rapproche le dizain 71 du huitain liminaire – qui introduit un recueil décrivant les « mortz qu’en moy tu renovelles » – et de tous les autres dizains évoquant la mort14.

24Le motto « Après si long travail une fin » est reformulé dans le dizain-compagnon de l’emblème (D. 69), qui introduit le motif de l’espérance : « J’espere, apres long travail, une fin15 ». Mais, on le sait, dans Délie, l’espérance est aussi vaine que démesurée. L’Amant évoque « Le bout sans fin de ma vaine esperance » (D. 99). S’il la qualifie de « vain umbrage » (D. 78) et de « grand prurison » (D. 99), dès le dizain 70, l’Amant constate :

Mon espérance est à desesperer (D. 70, v. 10, p. 55).

25À la première lecture du dizain 71, le souvenir du motto de l’emblème 8 et les dizains 69 et 70 pourraient nous engager à penser que l’Amant demande la mort à la Mort, car cette prière est implicite. Il paraît surtout l’interpeller pour la défier, parce qu’elle lui semble désarmée. Il laisse supposer que, s’il était à la place de la Mort, il se servirait de sa faux pour (se) tuer, mais son emploi du passif (« tu ne serois […] dessaisie ») laisse percevoir l’initiative d’un tiers, Délie en l’occurrence, agent non-nommé, assez puissant pour désarmer la Mort. Ce dizain préfigure en quelque sorte le dizain 107 qui fait paraître Délie supérieure à trois symboles profanes de puissances souveraines : elle y paraît en effet détenir (confisquer ?) la roue de la Fortune, l’arc du dieu Amour et le cœur de l’Amant, empêchant la Mort de frapper ce dernier16.

26La fileuse de la gravure emblématique ne reparaît pas ici sous les traits d’une Parque : la figure féminine du dizain 71 ne semble être qu’une personnification de la Mort, dépouillée de son attribut, la faux, mais pourvue de la parole. L’Amant l’interpelle avec une douceur toute pétrarquienne17 et un cruel dialogue s’engage :

Si en ton lieu j’estois, ô doulce Mort,

Tu ne serois de ta faulx dessaisie.

O fol, l’esprit de ta vie est jà mort.

Comment ? je voy. Ta force elle a saisie.

Je parle aumoins. Ce n’est que phrenesie.

Vivray je donc tousjours ? non : l’on termine

Ailleurs ta fin. Et ou ? Plus n’examine.

Car tu vivras sans Cœur, sans Corps, sans Ame,

En ceste mort plus, que vie, benigne,

Puis que tel est le vouloir de ta Dame.

27Ce dizain à deux voix strictement juxtaposées est assez remarquable, moins par l’énigme de la chute « tu vivras […] / En ceste mort » que par la rapidité du dialogue « d’allure stichomythique18 » qui fait se succéder cinq prises de parole. L’Amant a l’initiative du défi et du duel, mais l’affrontement verbal rend explicite sa défaite finale.

28Syntaxiquement, on note douze phrases en dix vers, dont trois interrogatives. Les répliques sont laconiques, hors des première et dernière prises de parole. L’Amant questionne et la Mort rejette ses paroles ; elle dévalue la parole de l’Amant en constatant la disparition de sa force (même s’il « voit »), puis de sa raison (« Ô fol […] ce n’est que phrenesie »). Elle accepte sa propre impuissance pour mieux imposer la toute-puissance de Délie. Ici, le désignatif injurieux « ô fol » qualifie moins l’hypothèse (se mettre à la place de la Mort) que le fait de ne pas reconnaître sa propre mort. Mais l’autorité de la Mort est limitée, même si la prosopopée lui donne le dernier mot. Ce n’est pas la Mort, mais Délie, qui dicte ou inspire la sentence, le verdict obscur, que Xavier Bonnier interprète comme un diagnostic. Pour autant, ce n’est pas Délie, mais la Mort personnifiée, qui proclame, comme une simple porte-parole, la décision énigmatique de Délie, en employant un futur19 à valeur d’impératif :

Car tu vivras sans Cœur, sans Corps, sans Ame / En ceste mort

29Parce que l’Amant accepte silencieusement le « vouloir » de sa Dame, le dizain peut se clore.

30Avant cette sentence, se succèdent de vraies questions et des réponses elliptiques ou obscures. L’allure proprement oraculaire du dizain se trouve confirmée par l’emploi du terme « oracle », dans un autre dizain qui fait de Délie la « Mort de [s]a mort, et vie de [s]a vie » (D. 167, v. 10) et reprend le thème du travail (c’est-à-dire du tourment) sans fin :

L’oracle fut sans doubteuse response,

Qui mon certain à ainsi debatu,

Qu’apres avoir constamment combatu,

Ce mien travail jamais ne cessera. (D. 167, v. 3-6)

31La recherche du laconisme dans le dizain 71 s’accompagne d’un jeu sur le rythme. L’accumulation de phrases généralement courtes fait varier le rythme du décasyllabe jusqu’à le briser, comme le montre ce décompte emprunté à Cécile Alduy :

Si en ton lieu j’estois, / ô doulce Mort, 6/4

Tu ne serois de ta faulx dessaisie. 4/6

O fol, / l’esprit de ta vie est jà mort. 2/8

Comment ? / je voy. / Ta force elle a saisie. 2/2/6

Je parle aumoins. / Ce n’est que phrenesie. 4/6

Vivray je donc tousjours ? / non : / l’on termine 6/1/3

Ailleurs ta fin. / Et ou ? / Plus n'examine. [...] 4/2/4

32Il fait apparaître de la dissymétrie et de l’impair que C. Alduy analyse de façon très convaincante :

La césure, même habituelle, se change en coupure qui sépare deux ou trois sous-unités dissymétriques indépendantes. Surtout, l’enjambement du vers 6 au vers 7, ou la rime féminine s’enchaîne parfaitement à l’initiale vocalique suivante, dégage un vers autre, heptasyllabe à cheval sur deux vers. L’impair, rythmiquement discordant dans ce contexte, surgit pour briser le carcan du vers […]20.

33L’unité de ce dizain, qui se présente comme un bloc typographique sans retraits, pourrait être menacée par le style d’affrontement de ces deux voix. Toutefois, l’unité est assurée – en partie – par le retour de l’alternance des phonèmes consonantiques [f] et [v]. Les mots « faulx », « fol », « vie », « voy », « force », « phrenesie », « vivray », « fin », « vivras », « vie », « vouloir » lient le « fol » souffrant de « phrenesie » (de délire furieux) à la Dame, dont le « vouloir » est affirmé, et font retentir la figure de dérivation dans les deux occurrences du mot « vie » et dans les futurs à effet de polyptotes « vivray », « vivras », où le phonème [v] est redoublé. Nombre de ces mots – dont les mots « faulx », « fol », « force », mais aussi « phrenesie » – sont en outre sous l’accent. Le mot « phrenesie », qui appartient à ces mots marqueurs de la langue de Scève selon Michèle Clément21, est même sous le troisième et dernier accent du décasyllabe ; il s’agit d’un mot savant (il appartient à la langue médicale) et rare (sauf dans Délie), même s’il est attesté depuis le xiiie siècle (il vient du latin « phrenesis »). Mais, chez Scève, le Dictionnaire du moyen français d’A. J. Greimas et T. M. Keane (Larousse, 1992) note un emploi figuré de « frenetique » qui paraît nouveau : « animé d’une passion excessive22 ». La cooccurrence de « folie », de « phrenesie » et d’« amour » se retrouve dans le dizain 444 (« Nature (doulce folie) créa amour sainctement phrenetique »), et le dizain 393 (« Je voys, [je vais] & viens aux ventz de la tempeste / De ma pensée ») confirme, au vers 9, un emploi de « phrenesie » (« si longue phrenesie ») par Scève au sens d’égarement, de perte de repères causée par une passion excessive. Son imagination – il emploie le mot « fantaisie » – est en effet « Abandonnée, & d’aides, & d’appuys » (vers 8)23. « Phrenesie » retentit ici à la rime.

34La structure rimique du dizain fait prédominer les rimes féminines sur le schéma « ababb ccdcd », dans la symétrie inversée habituelle : les deux rimes qui se répètent créent un effet d’attente, qui souligne des mots inattendus. Ainsi, la séquence à fin dysphorique « dessaisie, saisie, phrenesie » offre deux homéoptotes suivis d’un mot savant et rare. La seconde séquence est, quant à elle, faussement positive : « termine, examine, benigne ». La rime « termine-examine » est déjà utilisée au dizain 25 : elle est alors associée à « extermine », dans un dizain adressé à Amour demandant la fin des « neronneries », c’est-à-dire des cruautés.

35Dans ce dizain, le poète a dispersé quelques difficultés ou indécisions de sens, dont certaines tiennent au caractère elliptique, souvent relevé, du vers scévien et résultent de cette forte condensation qui contribue à l’allure oraculaire de ce vers. Outre l’emploi du mot savant « phrenesie », notons quelques difficultés où l’on voit Scève « accusant les effets d’anticipation24 ».

36Au vers 4, l’emploi de « elle » est cataphorique : « elle » renvoie au conséquent, et donc au syntagme « ta Dame », qui n’apparaît qu’au vers 1025.

37Au vers 7, à la question « vivray je donc tousjours ? », qui porte sur le temps, la Mort répond par « lon termine ailleurs ta fin ». « Ailleurs » mais où ? Rien ne permet de penser à un au-delà chrétien. On saura plus tard qu’« ailleurs » signifie « en elle » et est aussi cataphorique, ne trouvant un contenu de signification que dans le dernier mot du dizain, le mot « Dame ». Michael J. Giordano26 rapproche cet embrayeur vide du « sine domicilio », « sans domicile », du Commentaire de Ficin (VI), selon lequel le corps est le domicile de l’esprit et l’esprit le domicile de l’âme. Il y a trois habitants et trois domiciles : si l’âme abandonne par amour le service de son corps et de son esprit, elle abandonne son domicile pour tenter d’entrer dans le corps de l’aimé. Si l’âme n’y parvient pas, vient la folie, et si l’esprit souffre, cela provoque la faiblesse et la peur de la mort.

38L’Amant est déjà « hors de lui » et, pourtant, c’est bien en lui-même qu’a lieu ce débat intérieur. S’appuyant sur l’expérience de la méditation augustinienne, même si, dans ce contexte, il n’y a nulle quête du divin ni de la grâce, Michael J. Giordano dessine un axe vertical traversé par l’examen des trois parties de l’esprit : la mémoire imaginative dans les vers 1-2, puis l’intelligence, dans le débat des vers 4-7, et enfin la volonté, dans l’ordre donné en conclusion du poème (v. 8-10). Le dizain 71 serait ainsi à la fois un dizain concis et clos, mais surtout un dizain méthodique, en mesure de reconstruire intérieurement un personnage de l’Amant autrement jusque-là « dissocié27 ». Ajoutons que cette reconstruction, par le moyen d’une méditation sur la mort, est une correction infligée par la Mort personnifiée et que le dizain 71 peut ainsi entrer dans une autre série de dizains, ceux qui sont fondés sur l’épanorthose28.

39Dans le dizain 71, l’Amant ne s’interroge plus lui-même. Il est mis en scène comme la Mort, dans son discord avec elle, et il entre dans un bref et pathétique « débat de l’Amant et de la Mort ». Ainsi, dans ce dizain virtuose et concis, Scève parvient à un nouveau déploiement de l’adynaton qu’on résumera par « mort en vie » ou « ni mort ni vie29 ». Sa recherche de densité ou de laconisme s’appuie paradoxalement sur l’amplification30 de cet adynaton, permise par la mise en scène et, simultanément, sur une variation (ici dialoguée) sur le thème de la mort en vie qu’il renouvelle en la dramatisant. Ainsi appuyé

Sur le plaisir de [s]a propre tristesse (D. 370, v. 2),

40l’Amant peut construire ces simulacres de communication avec la Mort.