Colloques en ligne

Cyril Piroux

Aux Abois de Tristan Bernard. Genèse d’une écriture de l’absurde

1L’auteur des Pieds nickelés (1895), explique Paul Blanchart dans une excellente monographie sur Tristan Bernard, « est tout le contraire d’un théoricien, d’un doctrinaire, d’un esthéticien. Ses œuvres ne sont dictées par aucun principe préconçu. Il semble ne jamais obéir qu’à l’inspiration du moment. Rien, dans sa production, de volontaire et de systématique1. » Gageons alors que cette étude ne soit accueillie en ces termes : « Tristan Bernard théoricien de la littérature ? Allons, allons ! Un peu de sérieux ! ». Car il se trouve que l’auteur de tant de pièces célèbres était aussi un habile romancier, manifestant une remarquable sensibilité à l’égard des débats théoriques de son temps, comme en témoigne notamment sa collaboration active, à une époque-charnière de l’histoire littéraire, à La Revue blanche. En 1895, en outre, Tristan Bernard publie X…roman impromptu2, aux côtés de Georges Auriol, Georges Courteline, Jules Renard et Pierre Veber. Ce premier coup d’essai, écrit sans souci de logique ni de vraisemblance, illustre d’emblée la posture subversive de l’auteur à l’égard des modalités du roman réaliste-naturaliste. L’entreprise, si ludique et mercantile soit-elle, engageait en effet l’écrivain sur la voie d’une expérimentation romanesque dont Aux Abois, Journal d’un meurtrier, roman déroutant publié chez Albin Michel en 1933, constitua une ultime et remarquable réalisation.

2Quoiqu’il n’ait pas eu l’écho espéré dans la critique de l’époque, l’ouvrage précurseur de Tristan Bernard offre un cas unique de modernité littéraire, où s’observe la genèse d’une écriture de l’absurde. Cette étude se propose ainsi de mesurer a posteriori le potentiel théorique contenu dans Le Journal d’un meurtrier, en interrogeant d’abord la nature générique de ce curieux roman, construit sur les bases d’une affaire criminelle, à laquelle le principal acteur semble lui-même indifférent3. Crise de l’intrigue (policière), crise du personnage de roman (et de l’art du portrait traditionnel), exploration des profondeurs de l’âme humaine (et expérimentation des modes de représentation de la conscience), remise en cause de la temporalité narrative, telles seront ensuite quelques-unes des caractéristiques esthétiques étudiées ici et cristallisées dans l’œuvre de Tristan Bernard.

Le Journal d’un meurtrier, un roman policier ?

3Aux Abois prolonge a priori la conception traditionnelle du roman policier. Il contient en effet certains des principaux attributs d’une pure intrigue judiciaire : crime, violence, cavale, enquête, procès, condamnation à mort. Sachant cela, l’amateur d’affaires criminelles aborde avec une certaine confiance le Journal d’un meurtrier. Il l’aborde, du moins, avec l’espoir de savourer tous ces ingrédients cuisinés avec soin par un écrivain rompu à la technique et à la théorie du roman policier4. Or il se trouve que les séquences narratives potentiellement dramatiques d’Aux Abois, révèlent en vérité l’aporie même d’un genre qu’Alain Robbe-Grillet (Les Gommes) et Samuel Beckett (Molloy), imiteront à leur tour avec une ironie mordante. Dès les premières pages du récit, le mystère est ainsi levé sur certaines questions centrales de l’intrigue policière : qui ? quand ? où ? comment ? pourquoi ? Curieux roman d’enquête en effet, qui divulgue d’emblée au lecteur l’identité du coupable et de la victime, aussi bien que le jour, le lieu, l’arme et le mobile du crime ; étouffant ainsi systématiquement, dans un inévitable effet de pétard mouillé, tous les événements constitutifs de l’intrigue policière.

4La description du meurtre de Sarrebry, d’abord, ne fait l’objet que de quelques lignes mécaniques. Le style est neutre, légèrement épuré, maîtrisé. Il ne trahit aucune émotion et semble volontairement contenir la tension dramatique de la scène. « C’était banal et sans relief5 », reconnaîtra d’ailleurs Paul Duméry face au juge d’instruction. Passé l’acte barbare, l’histoire ne semble toujours pas vouloir s’envoler. Et, alors que le lecteur s’attend à lire le récit palpitant d’une cavale à l’issue incertaine, espère plonger aux côtés d’un meurtrier aux abois dans une vie clandestine, c’est un dandy paresseux et passif, goûtant avec ennui aux plaisirs d’une vie de villégiature qui lui est présenté.

5L’enquête, en outre, semble volontairement élidée voire parodiée par l’auteur. « Même les gens de la police, qui devraient s’[occuper de cette affaire] sans relâche, concède le meurtrier, sont un peu détournés de leur métier par des préoccupations de famille, ou par des parties de belote6. » Jamais le texte ne se place véritablement du point de vue des traqueurs, empêchant le lecteur de sentir les effets d’une enquête à suspens. « Comment arriveront-ils à me découvrir ? », s’interroge Duméry. Avant d’ajouter : « Je dis : arriveront. Je ne dis pas : arriveraient. Il me semble certain qu’ils y arriveront7. » En appliquant d’ailleurs à l’excès l’axiome fameux selon lequel le meurtrier revient toujours sur les lieux du crime, le protagoniste d’Aux Abois donne parfois l’impression de rechercher lui-même la fin de la traque.

6L’arrestation, sans résistance et sans panache, se fait au reste avec résignation et un désir paresseux de briser enfin une insoutenable solitude. Dans ces conditions, le procès ne pouvait réserver davantage de surprises. Rien de retentissant dans les quelques pages qui lui sont consacrées. Seul le personnage déroute et intrigue une fois de plus par sa désinvolture. Restait en somme, pour finir, le spectacle angoissant, violent et sensationnel de l’exécution publique8, promesse inespérée d’un dénouement tragique, d’une dramatisation de la mort en somme. Mais là encore, le suicide du pauvre Duméry ruinera fatalement les effets de cette pure séquence dramatique. Le trouble provoqué par le livre ne naît pas alors précisément de l’avancée de l’enquête, mais de la disproportion entre la violence du crime et l’indifférence outrancière d’un meurtrier a priori sans états d’âme, décidément bien difficile à profiler et à portraiturer.

Paul Duméry, antiportrait face au miroir 

7Pour s’en convaincre, il suffit de lire les premières lignes du Journal d’un meurtrier.Paul Duméry commence ainsi les présentations :

Je me regarde dans la glace, je ne suis ni beau ni laid, ni grand ni petit. J’ai trente-quatre ans. Il y a des personnes qui me donneront moins, d’autres plus. Mais quand je dirai mon âge, elles n’insisteront point, car cette évaluation ne leur tient pas à cœur. Mon nez paraît un peu pointu depuis que je ne porte plus que la moustache. J’ai des cheveux châtain clair pas très dociles. Quand je me coiffe avec une raie, ça ne tient pas.

J’ai un peu d’instruction, j’ai passé mon bachot. Au lycée, je n’ai pas fait sensation. Il y avait des professeurs qui me jugeaient intéressant, mais la plupart ne faisaient pas attention à moi.

Je me suis marié de bonne heure, à vingt-quatre ans, et j’ai divorcé il y a trois ans. Ma femme me trompait.

C’est moi qui ai pris les torts à mon compte. Ce n’était pas une mauvaise créature. Elle réfléchissait peu, voilà tout9.

8L’extrait frappe par la diversité des morphèmes négatifs qu’il déploie. Au-delà de sa fonction purement grammaticale, l’antéposition de ne au verbe être engage d’emblée le personnage sur la voie d’une profonde déréliction ontologique. Les conjonctions ni, qui portent sur les constituants physiques du personnage, jouent pleinement leur rôle de marque de redondance de la négation et maintiennent volontairement le meurtrier aux abois dans une sorte de flou artistique. Réminiscence d’un langage littéraire, la formule ressortit à une poétique de la négation qui exhibe paradoxalement l’objet nié du portrait et semble revendiquer, non pas encore l’absence complète du personnage de roman, mais l’anéantissement de sa singularité identitaire. Remarquons en outre brièvement l’apparition de la variante « ne… point10 », renforcée dans la coordonnée suivante par la négation « ne… pas » et, plus loin, par l’utilisation redondante de « ne… plus11 » – elle-même accentuée par le semi-négatif « ne…que ». Enfin, la présence, à deux reprises, de l’adverbe de quantité peu à valeur restrictive, précédant dans la dernière phrase de l’extrait le pronom singulier tout introduit par le présentatif voilà, clôt grammaticalement, textuellement et esthétiquement le portrait volontairement minimaliste de cet homme de peu et de tout que constitue Paul Duméry. Peu, voilàtout ce que semble pouvoir en effet dévoiler le romancier sur son personnage ou le personnage, tragiquement devenu autonome, sur lui-même.

9Que sait-on alors de Paul Duméry ? Certaines caractéristiques prosopographiques sont naturellement conservées. Mais les précisions concernant l’âge, le parcours scolaire, ou la vie amoureuse du narrateur – seules propositions affirmatives de la description, soulignons-le –, sont systématiquement porteuses de négation et présentées par le personnage lui-même, comme des données superflues ; la première, par l’insinuation du peu d’intérêt que pourrait présenter ce genre d’information ; la deuxième, par apocope avec l’utilisation du terme argotique « Bachot » ; la troisième, par l’annonce immédiate et froide de l’issue désastreuse du mariage. On ne peut être alors que solidement décontenancé par l’inconsistance physique et morale de Paul Duméry. La description littéraire ne revêt alors ici de véritable intérêt que dans sa visée esthétique et autoréflexive, dans la manière avec laquelle, subvertissant l’art du portrait en art du « méta-portrait », elle dissout paradoxalement le personnage dans les mots qu’il énonce lui-même, à mesure que se (dé)constitue pourtant sa représentation.

10Attachée à identifier les particularités de la « crise du moi » touchant les incertains de la littérature française au début des années vingt, Éliane Tonnet-Lacroix remarquait que ces personnages narcissiques, « tournés vers soi, ne peuvent se contempler sans haine ni dégoût. Leur visage rencontré dans une glace ne les séduit pas mais les surprend comme celui d’un étranger12 ». Cela s’observe en effet dans Journal d’un meurtrier. Surpris in medias res dans une posture passive, face à une glace, Paul Duméry est loin, en effet, de se pâmer d’émotion devant son reflet. Cinq ans plus tard, Roquentin, lors de l’épisode fameux du miroir, dans La Nausée, poussera plus loin encore l’expérience de décomposition du portrait :

C’est le reflet de mon visage […]. Les yeux surtout, de si près, sont horribles. […] Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de la faïence, j’approche mon visage de la glace jusqu’à la toucher. Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste plus rien d’humain13.

11La désinvolture de Duméry face à son miroir participe bien en cela de la crise du sujet moderne s’étant abattue sur la littérature française de l’entre-deux-guerres. Plus encore, nous serions tenté d’y voir les prémices d’un sentiment d’absurde dont Camus décèlera une dizaine d’années plus tard la présence dans cet « étranger qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une glace, [c]e frère familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons dans nos propres photographies14 ».

Du journal intime au monologue intérieur…

12Sous la vacuité de l’intrigue policière et l’aporie du portrait, se lit alors la progression d’un mouvement introspectif. L’entreprise diariste de Paul Duméry, ainsi que l’usage d’une narration autodiégétique tendent, au reste, à confirmer cela. Le protagoniste de Tristan Bernard cultive en effet un goût prononcé des confidences secrètes, au point de donner, dès le début du récit, le nom si habilement choisi de « confession15 » aux divers morceaux de papiers sur lesquels il jette ponctuellement « ses idées noires16 ». Tout se passe pour le narrateur-scripteur « aux abois » comme si l’écriture devait le préserver de son imagination débordante ; comme si la fiction devait en somme contrecarrer la fiction, s’annuler en même temps qu’elle se crée. Aussi n’est-il pas anodin que l’écrivain ait pris le parti esthétique de représenter un personnage englué dans un véritable marasme scripturaire17 ; moins engagé en somme dans « l’écriture d’une aventure que [dans] l’aventure d’une écriture18 ».

13Paul Duméry fournit en ce sens un remarquable exemple de cette tension entre déni d’une position artistique et recherche d’une parole stylisée. Dans le premier cas, le protagoniste de Tristan Bernard se borne à garder une prise directe avec l’écriture, même inutile, notant dans son journal, en copiste zélé, les faits et les pensées les plus anodines19. Dans le deuxième cas, cependant, s’exprime avec force la dimension créatrice de l’assureur en cavale. Un exemple : quelques jours après le meurtre, sa victime lui apparaît en rêve. Paul Duméry raconte :

Je suis revenu dans le compartiment et j’ai vu Sarrebry allongé dans le filet. Il souriait doucement. Ensuite, nous nous sommes trouvés, lui et moi, dans la campagne, à cheval chacun sur un grand mouton. […] Des gens couraient après moi et j’étais très ennuyé parce que j’étais tout nu, et je courais aussi sur une voie de chemin de fer, entre des rails. Je galopais devant un train, qui était à quelques mètres devant moi, et ne me rattrapait pas. Mais je me disais que si je me mettais de côté, je perdrais de ma vitesse, et que ce train m’écraserait…20

14Plusieurs éléments, qui sont autant de manifestations d’une stylisation de l’écriture diariste, sont à souligner dans ce passage. Nous percevons en effet une accélération progressive du rythme phrastique, qui donne l’impression d’entendre le souffle haletant d’une âme aux abois ; impression renforcée de surcroît par les points de suspension finaux. Le style du diariste se fait alors l’écho d’un profond trouble intérieur et fixe textuellement l’émotion du criminel, rongé a priori par le remords.

15À partir du moment où le protagoniste se livre, comme il le dit lui-même, au « récit de [s]a journée21 », alors l’activité diariste ne relève plus d’une posture objective, mais ressortit à un véritable « artisanat du style22 » assez proche, faut-il le souligner, du travail d’écrivain. Précisons à ce titre que s’il s’envoie lui-même ses papiers en poste restante, Paul Duméry développe pourtant une forme d’écriture qui implique la présence hypothétique d’un récepteur fictif ; en l’occurrence ici Robert Tholon, le jeune avocat chargé après l’exécution du meurtrier de retirer à la poste, de relire, de réunir et de présenter (ou postfacer) les « épreuves » du Journal d’un meurtrier, à la manière, en somme, d’un exégète ou d’un éditeur. On reprochera en ce sens à l’auteur du Journal d’un meurtrier, qu’il s’agisse de Paul Duméry ou de Tristan Bernard, l’aspect parfois trop artificiel de son écriture. Cela s’explique aisément. Au vrai, ce journal n’en est pas un. Il s’agit d’une expérimentation de monologue intérieur narrativisé qui laisse transparaître de manière explicite une volonté de travailler le genre romanesque.

16Michel Raimond a bien montré en ce sens que les années 20 à 40 avaient bénéficié d’un climat extrêmement favorable à diverses expérimentations romanesques. « Dès l’après-guerre, déclare-t-il, l’influence du monologue intérieur a été déterminante sur le roman français : ne fût-ce que par ces bribes de phrases, qui appartiennent au récit, et qui révèlent, fugitivement, le contenu d’une conscience23. » Et l’universitaire de citer Léon Bopp, Pierre Jean Jouve et Robert Kemp. Cela s’observe aussi dans le Journal d’un meurtrier qui met en œuvre un jeu subtil d’attachement plus ou moins fort à l’égard du procédé élaboré par Édouard Dujardin. Naturellement, la posture nonchalante du meurtrier en villégiature, son état de « vacance » spirituelle, l’errance parisienne, les voyages ferroviaires ou l’enlisement de l’intrigue, sont autant de circonstances propices à la méditation.

17Aussi trouve-t-on dans Aux Abois des bribes de monologue intérieur – fondues discrètement dans le récit –, que nous aimerions identifier ici comme autant de variations possibles sur cette technique romanesque. Lors d’un dîner avec un ancien camarade de régiment devenu policier (et chargé de l’affaire Sarrebry !), Paul Duméry ne peut s’empêcher d’imaginer les raisons de son arrestation :

– … Le type en question [Sarrebry] n’avait pas une bonne cote dans le quartier et devait pratiquer un business un peu douteux. Il a de la correspondance chez lui. On verra facilement avec qui il était en relations…

… Évidemment, pensai-je. C’est de cette façon-là que je serai repéré. […] Il faut que j’écrive au concierge. Mais quoi ? J’ai trouvé ! Je vais lui écrire dès demain qu’il continue à garder mon courrier, sans le faire suivre, car je suis à la poursuite d’un client, voyageur de commerce, qui me doit de l’argent. J’ajouterai – ça c’est très bien – que je compte rentrer à Paris d’un instant à l’autre. Ceci se passait dans ma tête, que j’inclinais docilement pour faire croire à Savournin que je l’écoutais pendant qu’il racontait des souvenirs de caserne…24

18Le pas25 séparant le journal intime du monologue intérieur est ici franchi par l’auteur d’Aux Abois. Il y a bien en effet dans ces propos proches du délire, dans cette sorte de composition de l’intrigue par anticipation, quelque chose du discours immédiat identifié par Genette, en opposition au discours indirect libre, comme ce temps du récit où « le narrateur s’efface et le personnage se substitue à lui26 ».

Genèse d’une temporalité de l’absurde

19On imagine bien volontiers l’avantage de telles expérimentations – si modestes soient-elles –, pour un auteur désirant reconstituer la personnalité d’un personnage intempérant. « C’est curieux, écrit Paul Duméry. Je sens en moi une impression de tranquillité absolue. Et, la veille au soir, je m’étais dit que je n’aurais plus une seconde de paix27. » L’écrivain semble en ce sens avoir compris très tôt (si l’on considère la date de publication du Journal d’un meurtrier dans l’histoire de la littérature) – et quoique sur le tard (si l’on tient compte cette fois de la publication tardive de ce roman dans l’ensemble de son œuvre) –, le caractère conventionnel de la logique et de la causalité narratives. S’adonnant avec amusement à un véritable jeu avec le temps28, Tristan Bernard dégage la temporalité narrative (et la fable) de ses exigences dramatiques et orchestre le temps intérieur d’un personnage complexe, qui n’est assurément pas celui d’une durée unitaire et linéaire. Chez l’auteur du Journal d’un meurtrier, on change en effet de temporalité narrative comme on change d’émotion.

20Remarquons à ce titre la présence d’un passé composé qui, loin d’œuvrer à l’unité chronologique et causale du récit, entretient, autour du meurtre de l’usurier, un étrange mystère. Tristan Bernard écrit :

À un moment, [Sarrebry] a quitté son fauteuil, il a passé devant moi. Il est allé s’accroupir devant une commode pour ouvrir le tiroir du bas. […] J’ai tiré le marteau de ma poche et je lui ai donné un grand coup sur la tête. Je crois qu’il a été tout de suite assommé. […] Ce n’est qu’à ce moment-là que le crime a commencé. Il me semble que c’est consciemment que j’ai continué à taper avec le marteau. Alors j’ai vraiment été un assassin29.

21L’emploi de ce temps du discours, là où l’on aurait tout à fait pu s’attendre à une remémoration au passé simple ou à l’imparfait, accentue la dimension orale du témoignage et confère aux événements racontés une dimension plus vive, donc psychologiquement plus proche du présent d’énonciation. Il eût été en effet surprenant que Duméry, diariste ordinaire et avorté, usât d’un parfait beaucoup trop littéraire dans son journal intime.

22Le passé composé serait-il donc ici le temps du remord ? « Pour la première fois, il a fait son apparition dans les rêves30 », note Paul Duméry, prenant pour un temps l’air slave d’un personnage dostoïevskien31. Cela serait occulter cependant quelques-unes des déclarations les plus effrayantes de l’assassin32, qui rappellent justement au lecteur que Paul Duméry n’est pas Raskolnikov, ou alors un Raskolnikov mordu par l’air du temps. La confession initiale du meurtre, en effet, ne mènera pas le meurtrier de l’usurier sur la voie d’une tragique expiation de ses crimes, mais aux plaisirs d’une vie de villégiature, certes contrariés par quelque menue menace d’arrestation. Paul Duméry ne regrette pas moralement la violence de l’acte qu’il a perpétré – le sort de ses victimes, qu’elles soient principales (Sarrebry) ou collatérales (Daubelle, Jeanne), accable fort peu le jeune assureur –, mais déplore les conséquences pratiques, relationnelles et existentielles de cet acte sur sa vie quotidienne. Ces dernières confessions explicites, en guise d’exemple ultime :

Suis-je un être abominable ou non ? Ce n’est pas la question. Je constate : je n’ai pas de remords. Si je m’en veux, ce n’est pas d’avoir tué. Ce que j’éprouve, c’est le regret d’avoir empoisonné ma vie avec cette menace d’arrestation33.

23On prend ici la mesure des similitudes unissant l’œuvre de Tristan Bernard à L’Étranger de Camus. Le choix de recourir au passé composé est en effet indissociable d’une vision du monde marquée par le sentiment de l’absurde. Comme l’explique Dominique Maingueneau à propos de l’œuvre d’Albert Camus :

Il n’y a pas de totalisation signifiante de l’existence. […] Ici, la narration conteste d’un même mouvement le rituel romanesque traditionnel et la causalité qui lui semble associée : on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportements menant au geste meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes du passé composé juxtaposent ses actes au lieu de les intégrer34.

24Ces propos conviennent tout à fait à la narration bernardienne, dont le déploiement au passé composé ressemble davantage à une juxtaposition incohérente de faits autonomes qu’à une suite d’actions solidaires. Paul Duméry évoque d’ailleurs lui-même quelques doutes sur la cohérence de son geste. « Ce que je vais raconter maintenant, écrit-il, je ne le dirais pas devant un tribunal, car personne ne me croirait35. »

25Jean-Paul Sartre, à qui l’on doit de fortes pages sur la temporalité à l’œuvre dans le récit d’Albert Camus, a lui-même fait état très tôt de cette particularité stylistique. Dans Situations I, il écrit :

Nous comprenons mieux, à présent, la coupe de son récit : chaque phrase est un présent. […] Entre chaque phrase et la suivante le monde s’anéantit et renaît : la parole, dès qu’elle s’élève, est une création ex nihilo ; une phrase de L’Étranger c’est une île. Et nous cascadons de phrase en phrase, de néant en néant. C’est pour accentuer la solitude de chaque unité phrastique que M. Camus a choisi de faire son récit au parfait composé36.

26Ces propos éclairent d’un jour nouveau l’œuvre de Tristan Bernard. L’auteur d’Aux Abois dut sans doute percevoir l’intérêt stylistique qu’il pouvait lui-même tirer de ce temps narratif. Plus encore, il semble avoir saisi, dans ce récit en particulier, la dimension ontologique de la réflexion sur le temps, élaborant ainsi avant les auteurs de L’Étranger ou de L’Être et le Néant la genèse d’une temporalité de l’absurde.

Paul Duméry immoraliste

27L’esthétique bernardienne « renverrait »-elle alors, selon les mots de Jean-Paul Sartre, à une métaphysique37 ? Le Journal d’un meurtrier se trouverait-il investi par la philosophie ? Tristan Bernard c’est certain, ne semble pas avoir accordé à son œuvre et à sa réflexion une importance véritablement théorique, et encore moins philosophique. Jamais il n’a revendiqué, à l’instar de Daniel Henry, le protagoniste d’Un Mari pacifique, ce nom de « philosophe », « que se donnent généralement dans le monde les gens qui évitent de penser38 ». L’auteur d’Aux Abois semble toutefois avoir compris très vite qu’on ne pouvait, au XXe siècle, traiter de faits littéraires et techniques sans considérations sinon idéologiques, du moins (im)morales.

28Il est alors tentant, terriblement tentant, d’écrire l’histoire littéraire au passé et de proposer une lecture de l’œuvre de Bernard comme intertexte, si ce n’est comme source possible de celle de Camus. Certes lorsque paraît discrètement Aux Abois en 1933, Camus est à Alger, relativement isolé de la vie littéraire parisienne. Gardons-nous donc de classer l’“affaire Bernard-Camus” sans preuves tangibles et contentons-nous de signaler certaines coïncidences tout à fait curieuses, comme le nombre impressionnant de séquences narratives similaires d’une œuvre l’autre ; qu’il s’agisse de l’épisode du meurtre, mais aussi de l’emprisonnement, du jugement, de l’annonce de la peine capitale, de l’entrevue (refusée ou subie) avec l’aumônier et, enfin, du souvenir familial d’une exécution capitale (avec l’oncle chez Bernard et le père chez Camus). Au reste, le rapprochement est d’autant plus curieux lorsque l’on songe que l’auteur du manuscrit non publié de La Mort heureuse envisageait dans ses Carnets, entre mars 1936 et août 1937, tantôt la condamnation de Mersault et tantôt son suicide39.

29Mais c’est surtout dans le combat sans dogmatisme qu’ils menèrent contre la peine de mort que les deux écrivains se rejoignent avec le plus de force. Pour s’en convaincre, il suffit de lire certains des passages les plus corrosifs d’Aux Abois, derrière lesquels nous sentons tantôt la verve politique de l’auteur de Jeanne Doré40, opposé à la peine capitale, tantôt la touche humoristique décapante du créateur de vaudevilles :

C’est demain le grand jour. Demain, je passe mon examen. On va me dire si je suis reçu assassin.

Tout de même, la Société est outillée pour toutes les besognes, et il n’y a pas que Dieu et les assassins qui sachent faire mourir.

Mes projets : Je m’en irai, dans le courant de l’hiver, je ne sais où. Pour un train-surprise, c’en est un.

En somme, ils m’envoient dans un endroit qu’ils ne connaissent pas, dont ils n’ont pas la moindre idée. Belle administration.

De ma cellule au mur, ce n’est pas long. […] C’est là que l’auteur principal m’attendra avec sa lame coupante, fabriquée et fourbie grâce aux subsides de quarante millions de complices41.

30En 1908 déjà, contrecarrant les mots d’Alphonse Karr, Tristan Bernard faisait dire au bon roi philosophe Charles XVI de Secrets d’État :

La boutade bien connue : « Que messieurs les assassins commencent » est une des paroles les plus misérables qu’on ait pu prononcer. Le plus coupable n’est pas celui qui commence, mais celui qui continue, et la société est beaucoup plus coupable que l’assassin, parce qu’il est ignorant et corrompu, tandis qu’elle est savante et policée. En attendant qu’elle veuille bien commencer à être civilisée, la société se ravale au niveau de cet être barbare. Si la suppression de la peine de mort augmente dans quelques années le nombre des crimes, tant pis : tout vaut mieux que de propager pendant des temps infinis cette monstrueuse idée que la société intelligente a le droit de tuer42.

31Quelques années plus tard, le réquisitoire d’Albert Camus sera tout aussi passionné, contre « le plus prémédité des meurtres, auquel aucun forfait de criminel, si calculé soit-il, ne peut-être comparé43 ».

32D’une manière générale, attester le caractère précurseur de ce curieux récit, comme une préfigure de L’Étranger, montre simplement la façon plus subtile qu’on ne veut le croire, qui fait que les minores, à l’ombre des classiques, contribuent discrètement mais sûrement à élaborer une pratique d’écriture et de pensée qu’aucun spécialiste du roman du vingtième siècle ne peut ignorer. Le postulat d’une telle filiation est alors tentant, moins pour les coïncidences qu’il permet de signaler entre les deux récits, leurs personnages et leurs auteurs, que pour l’approche sociologique du fait littéraire qu’il favorise. Le roman de Tristan Bernard, en effet, à qui l’on accorde aujourd’hui légitimement la paternité de L’Étranger, l’un des plus gros succès littéraires français, rappelons-le, n’eut cependant aucun retentissement dans la presse ou la critique de l’époque et fut tiré seulement à 13 800 exemplaires44. Cet insuccès éditorial est du reste tout à fait curieux pour un écrivain de cette renommée. Sans doute le lectorat de l’époque, habitué à l’humour légendaire d’un dramaturge en fin de carrière, n’était-il pas encore disposé à accueillir, si tôt, une œuvre aussi subversive.

33Dans La Revue des lectures, Aux Abois est ainsi classé, sans plus de considération, dans la catégorie des « Romans mauvais, dangereux ou inutiles pour la généralité des lecteurs45 », où l’on trouve aussi LaJument verte de Marcel Aymé, La Chatte de Colette (on s’en serait douté), La Condition humaine d’André Malraux et Les Inconnus dans la cave, de Jean Cassou. À propos du livre de Tristan Bernard, Charles Bourdon écrit :

Il y a bien peu d’humanité dans le dernier roman de Tristan Bernard, Aux abois. Le héros est un fantoche, un pauvre type besogneux et aboulique. Ce fantoche, sinistre et sale, vire au moindre souffle, se livre à la débauche avec n’importe qui, joue au plaisantin, et c’est tout. M. Tristan Bernard lui a, de plus, insufflé sa haine ethnique et feutrée des prêtres catholiques et de la confession46.

34Nous n’en attendions pas moins de la revue de l’abbé Louis Bethléem. Il eut été surprenant en effet que le chantre de la censure catholique en France ait su percevoir la modernité de ce petit livre et apprécié, chez Duméry, cette sorte de sensibilité anarchiste et immoraliste, ce sentiment d’étrangeté au monde et à soi, cette forme de contestation sociale comme alternative au désespoir existentiel… Mais qu’importe l’erreur de jugement. Les mœurs changent, comme les lecteurs. Aujourd’hui, le contexte sociologique fournit le terreau idéal à la redécouverte de ce genre de récits.