Colloques en ligne

Bérengère Chapuis

Ce que le document fait à la photographie

1Dès la proclamation du daguerréotype en 1839, les réactions sont vives, partagées entre fascination et rejet. Quoi qu’il en soit, on souligne ses qualités de premier « enregistrement » du réel et d’empreinte réputée inaltérable.

2C’est donc immédiatement comme document que la photographie est reconnue. Au reste, c’est là le seul rôle que la grande majorité d’artistes et d’intellectuels lui reconnaissent : pour André Rouillé, la reconnaissance artistique de la photographie n’advient qu’à la fin du xxe siècle, avec les années 19701. Pour Baudelaire, comme pour la plupart de ses contemporains, la photographie n’est que l’« humble servante des arts ».

3Cependant, c’est bien cette valeur de document qui va le plus influencer la littérature et la création artistique en général. C’est ce que nous montrerons ici, en nous appuyant sur quelques grands travaux qui ont montré en détail l’impact du document photographique. Nous verrons en quoi la photographie envisagée comme document a ouvert un nouveau regard sur la photographie (I) et, ce faisant, a donné le jour à un nouveau matériau littéraire (II) dont nous tenterons de questionner les enjeux.

I. Un monde nouveau

4Le xixe est le siècle d’une « conquête optique » (Philippe Ortel). Tout est à découvrir et à photographier. Dans cette perspective, la photographie joue évidemment un rôle central, en premier lieu parce qu’elle est un document d’exception.

a. La photographie ou le document par excellence

5Dès l’invention du daguerréotype et la proclamation de celle-ci, en 1839, par Jules Janin dans le journal L’Artiste, c’est comme « enregistrement » mécanique du réel que celui-ci apparaît et c’est ainsi qu’il s’avère d’emblée fascinant : l’homme semble n’y avoir aucune part, et ses qualités techniques surpassent l’imagination et les possibilités humaines :

Jamais le dessin des plus grands maîtres n’a produit de dessin pareil. Si la masse est admirable, les détails sont infinis. Songez donc que c’est le soleil lui-même, introduit cette fois comme l’agent tout-puissant d’un art tout nouveau, qui produit ces travaux incroyables. Cette fois, ce n’est plus le regard incertain de l’homme qui découvre au loin l’ombre ou la lumière, ce n’est plus sa main tremblante qui reproduit sur un papier mobile la scène changeante de ce monde, que le vide emporte2.

6Le « regard incertain de l’homme » et « sa main tremblante » sont surpassés. L’opérateur n’est qu’un simple agent que Janin ne mentionne même pas, au reste ; le soleil semble agir seul et sans difficulté. Le daguerréotype frappe par sa précision redoutable, comme le souligne Balzac dans une lettre à Ève Hanska datée du 2 mai 1842 : « Ce qui est admirable, c’est la vérité, c’est la précision ! » Nous retrouvons cette incroyable précision dans la correspondance du célèbre naturaliste allemand Alexander von Humboldt en février 1839, dans sa lettre à Gustav Carus : « L’image montrait un paratonnerre très fin qu’Arago n’avait pas aperçu à l’œil nu. » Dans une lettre à la duchesse Friederike von Anhalt-Dessau, datant de la même année, il évoque la vue au daguerréotype du jardin des Tuileries : « Quand Daguerre m’a montré la vue de la cour des Tuileries, il m’a dit que le vent avait soufflé dans un chariot à foin. En regardant à travers une loupe, je vis des brindilles très distinctes, collées à toutes les fenêtres. »

7Mais il faut attendre Benjamin et sa célèbre « Petite histoire de la photographie », parue pour la première fois en 1931, pour que soit clairement formulé le rapport entre la technique et cette fascination, grandissante au cours des décennies et culminant sans doute avec La Chambre claire de Barthes : « la plus exacte technique peut donner à ses productions une valeur magique qu’aucune image peinte ne saurait plus avoir à nos yeux3 ». Cette exceptionnelle précision va nécessairement influencer la littérature.

b. Un modèle inavoué

8Si elle suscite l’admiration, la photographie n’emporte pourtant pas l’unanimité, du fait même de son statut de document : pour les contemporains de l’invention et, suivant André Rouillé, jusqu’aux années 1970, elle n’est pas considérée comme un art à part entière ; du fait même de son exceptionnelle valeur documentaire, elle ne pouvait prétendre à ce statut, « copie, fausse en quelque sorte à force d’être exacte »pour Delacroix4. Néanmoins, elle s’impose comme modèle, et force est de constater que l’invention coïncide avec l’émergence du réalisme en littérature et, nécessairement, de la fin de la littérature dite « panoramique ». « Le réalisme naît et éclate alors que le daguerréotype et la photographie démontrent combien l’art diffère du vrai », écrivent les frères Goncourt dans leur journal en 1856. Balzac déclare ainsi dans sa préface à Splendeurs et misères des courtisanes, en 1844, qu’il entend « daguerréotyper » la société. Il voit de plus « ce polisson de Daguerre5 » (sic) comme un rival qui a fait fortune. Au détail daguerrien puis photographique correspondent les realia de Balzac : l’effet de réel produit est quasiment identique (qu’on songe au « haricot de mouton » de la pension Vauquer ou au restaurant Flicoteaux, par exemple). La sensation pour le lecteur est la même que celle qui s’offre au contemplateur de daguerréotype découvrant, à la loupe, l’écriteau d’un restaurant ou une affiche.

9Selon Philippe Ortel6, la photographie impose à la littérature une nouvelle manière de représenter le monde. Il distingue une esthétique de la vue qui correspondrait au statisme, à la lourdeur des contraintes techniques du premier âge de la photographie. Cette esthétique s’illustre avec l’incipit de Bouvard et Pécuchet, et va de pair avec l’exaltation des prouesses techniques, telles la netteté, la vue, la lumière. Nous y voyons l’origine de l’art du directeur de la photographie ou du chef opérateur au cinéma aujourd’hui. Selon François Brunet (La Naissance de l’idée de photographie), la véritable invention du nouveau regard n’a lieu qu’avec celle du Kodak en 1888 : « le siège n’en est plus la chambre noire, mais le regard ou le cerveau du photographe ». La photographie impose un cadre : « cadrer, ce n’est pas seulement régler la distance séparant le sujet de l’objet », écrit Philippe Ortel7. Le réalisme donne la primauté au monde contre le « sujet », c’est-à-dire l’opérateur. Mais on peut aussi se demander si ce n’est pas en raison du monde profondément bouleversé par la société industrielle, les progrès et les découvertes. Si la photographie offre un nouveau regard et influence la littérature en ce sens, elle coïncide bien entendu avec l’émergence d’un monde nouveau qu’elle contribue à faire éclore.

c. Le document photographie ou la révélation de la modernité

10Le xixe siècle s’ouvre avec une « poussée du regard » vers le monde, comme Jean Starobinski et Philippe Hamon l’ont montré8. Le monde moderne avait besoin de la photographie pour se révéler, se diffuser, on l’a beaucoup écrit avec les débats que l’on sait entre les partisans de la découverte, c’est-à-dire ceux qui font remonter l’histoire de la photographie aux prémonitions, telle celles de Tiphaigne de La Roche en 17609, voire de Fénelon, et les partisans de l’invention. François Brunet a bien montré les tenants et les aboutissants de ce débat. Il n’en demeure pas moins que la photographie participe pleinement des changements d’un monde qui n’a jamais été à ce point bouleversé : en effet, elle est le médium révélateur par excellence de ces transformations, support mémoriel infaillible ou, en tout cas, supposé tel, « miroir qui garde toutes les empreintes10 ». Elle répond en cela aux besoins de son époque, comme le souligne Paul Valéry dans son Discours du centenaire de l’invention : au moment où la photographie a été inventée, la description envahissait la littérature.

11Le document photographique tente de circonscrire un monde nouveau aux frontières mouvantes et de rendre tangibles les découvertes. C’est là le sens, par exemple, de la Mission héliographique. En tant que tels, les documents n’intéressent pas les écrivains. On se souvient de l’indifférence de Flaubert à l’égard des pratiques photographiques de Maxime Du Camp lors de leur voyage. Cependant, la photographie donne à voir les changements du monde : elle les révèle et, ce faisant, va influencer la perception aiguë du monde moderne que poètes et écrivains développent.

12L’influence première du document photographique sur la littérature, c’est donc la contemplation ouverte, la dilatation de l’instant, la conscience du changement. Il donne par exemple une vision exacte des anciens quartiers de Paris promis à la démolition ; il montre le monde moderne en train d’émerger. Révélateur du monde moderne, le document photographique se fait en cela même le support, la source et la substance d’un nouveau matériau littéraire.

II. Un nouveau matériau littéraire : la photographie comme révélation de l’étrangeté du monde moderne

13La photographie offre un nouveau regard, mais elle influence surtout la littérature par le nouveau « matériau » littéraire qu’elle fait surgir.

a. La révélation de l’invisible

14Si la photographie rend visible le monde, elle ne le rend pas pour autant plus lisible. Le document montre mais n’explique pas – pas seul en tout cas. Cette révélation de l’invisible prend plusieurs aspects dans le document photographique ; tous ont pour finalité involontaire la mise en évidence de l’étrangeté du monde, expérience fondamentalement moderne : l’homme évolue désormais dans un monde qu’il ne comprend plus. C’est presque une phénoménologie de l’étrange qui se fait jour, laquelle s’exprime aussi dans l’art. Ainsi les travaux d’Étienne-Jules Marey sur la décomposition du mouvement contribuent-ils à une nouvelle esthétique déstructurée avec le cubisme et le futurisme. Pendant toutes ces premières décennies où la photographie est considérée avant tout comme un document, tout se passe comme si l’image s’engendrait elle-même. L’opérateur disparaît. L’image semble proprement magique, mais elle n’a aucune valeur artistique : Barthes a même montré que la première affaiblissait la deuxième. Cette « magie » du document photographique s’exprime de manière très littéraire et fait naître une expression poétique dans l’essai. La magie procède ainsi d’une poésie du détail que l’on trouve sous la plume de Humboldt et d’autres contemporains de Daguerre ; ainsi chez Janin : « la terre ou le ciel, ou l’eau courante, la cathédrale qui se perd dans le nuage, ou bien la pierre, le pavé, le grain de sable imperceptible qui flotte à la surface ; toutes ces choses, grandes ou petites, qui sont égales devant le soleil, se gravent à l’instant même dans cette espèce de chambre obscure qui conserve toutes les empreintes11 ». C’est naturellement surtout Benjamin que nous citerons ici, dont la « Petite histoire de la photographie » est un modèle de cette expression littéraire de la sorcellerie évocatoire du document photographique :

[…] les tableaux ne durent que dans la mesure où ils témoignent de l’art de celui qui les a peints. Avec la photographie, cependant, on assiste à quelque chose de neuf et de singulier : dans cette pêcheuse de New Haven, qui baisse les yeux avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose de plus qu’une pièce témoignant de l’art du photographe Hill, quelque chose qu’il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché et ne passera jamais entièrement dans l’« art12 ».

15De même, la photographie révèle l’incessant mouvement du monde moderne. Par ses « ratés », ses flous, ses rues vides dues au temps de pose trop long, la photographie naissante a fait révélation du mouvement du monde et, en cela, s’est fait document de la modernité par excellence, saisissant au ralenti et sur un mode fantasmagorique, par des images inversées, miroitantes ou floues, l’étrangeté fondamentale de ce monde en perpétuel mouvement dans lequel le contemporain perd tous ses repères. Le « flou » s’impose à Baudelaire dans le titre même de son poème lorsqu’il évoque son insaisissable passante ; les assonances en [ã], dans les adjectifs verbaux, les métonymies participent de celui-ci et portent le mouvement de la passante dans la foule tout au long du poème, tandis que les enjambements successifs l’emportent dans le même mouvement. La « fugitive beauté », enfin, de ce dernier peut, dans sa fulgurance, rappeler le procédé photographique – « un éclair, puis la nuit ! ». Elle marche trop vite, on la perd de vue. La photographie et ses contraintes techniques rendent compte de cette perte qui, en elle-même, témoigne du mouvement du monde et de la vitesse de ses changements ; en cela elle fait émerger ces « vérités fictives », si l’on ose dire : les rues ne sont pas réellement vides, mais le monde va réellement trop vite.

16Dans les années 1870, on voit apparaître la recherche de l’instantanéité13. Le document photographique s’assortit bientôt d’une autre illusion qui lui est corrélée : celle d’un voyage dans le temps.

b. Une nouvelle perception du temps

17En effet, la photographie offre une sensation nouvelle : celle d’un voyage dans le temps. L’expérience photographique nous donne la sensation d’être les contemporains du sujet photographié. Cette proximité nouvelle, qui rassemble l’opérateur et le spectateur de la photo dans un même regard échangé avec le sujet photographié, depuis longtemps trépassé, est une expérience nouvelle qui reste bouleversante encore aujourd’hui ; le dispositif du daguerréotype (écrin précieux, aura argentée légèrement miroitante, sans parler bien sûr de la très grande précision de l’outil) y participe largement. Cette proximité inédite contribue à une perception nouvelle du temps, qui semble se resserrer (la même sensation peut s’emparer de nous lorsque nous regardons des autochromes ou encore des films de la Seconde Guerre mondiale en couleurs). Tout nous paraît soudain plus proche. Cette sensation étonnante, voire merveilleuse, n’a rien à voir avec la qualité expressive ou artistique de l’épreuve considérée. On ne trouve cependant que rarement cette sensation formulée dans les écrits des contemporains. On la rencontre en revanche formulée de manière éclatante chez Benjamin :

[…] le spectateur se sent forcé malgré lui de chercher dans une telle photo la petite étincelle de hasard, d’ici et de maintenant, grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé un trou dans l’image ; il cherche à trouver le lieu imperceptible où, dans la qualité singulière de cette minute depuis longtemps révolue, niche aujourd’hui encore l’avenir, d’une manière si éloquente que nous pouvons le découvrir rétrospectivement14.

18C’est par le détail que tout se joue ; c’est par lui que s’ouvre, on le voit, un nouvel espace-temps, ce « lieu imperceptible » du « trou dans l’image » où passé, présent et possibilité de l’avenir coexistent. C’est dans ce contexte que naissent les pratiques qui donneront le jour au journalisme : Fenton couvre ainsi la guerre de Crimée (les rapports entre histoire et photo sont trop complexes pour qu’on les développe ici). La photographie ouvre à une conscience nouvelle de la perte, précisément parce qu’elle est un document doté d’une valeur inédite d’enregistrement du réel. Témoin sans faille, elle montre dans le moindre détail ce qui a été, pour parler comme Barthes, et ce qui n’est plus. Paul Edwards y voit un mythe, tout en expliquant bien les mécanismes de celui-ci, directement liés à la qualité de document que toute épreuve, dans cette perspective, revêt :

Les mythes principaux, les idées reçues à propos de la photographie, nous présentent celle-ci comme un memento mori mélancolique, une trace contingente de la réalité. Il y a un lien entre ces deux idées, une logique séquentielle : si la photographie est tellement réelle, c’est parce qu’elle agit comme un pochoir sur le monde, une émanation directe et un vestige, la trace d’une présence ; en conséquence, du fait qu’elle préserve ainsi le passé, elle doit au moment même qu’elle le saisit le mettre comme dans un tombeau, d’où l’effet mélancolique qu’elle dégage, son rappel de la mort15.

19Si Edwards voit dans la théorie de la photographie développée à partir de cette perception « par André Bazin, Susan Sontag, puis Roland Barthes » comme « une idée populaire, sentimentale et naïve de la photographie », on peut aussi y voir simplement le reflet, voire l’essence d’une époque. En effet, avec Nietzsche et la proclamation de la mort de Dieu, la crise religieuse, et plus tard la fin des idéologies, l’époque moderne puis postmoderne peut se définir tout entière comme conscience nouvelle de la mort et de la finitude. En ce sens, ce n’est pas tant un « mythe » de la photographie qui aurait émergé qu’un certain regard caractéristique d’une époque (mais non moins recevable et légitime) et largement imputable à la valeur documentaire exceptionnelle de la photographie. C’est en tout cas sous cet angle que la littérature s’empare de cette dernière. On trouve ainsi dans le journal d’Odilon Redon, pour qui « la photographie n’est pas un art », cette formule : « Le cliché ne transmet que la mort16. »

20Elle épouse ce faisant le mouvement de la littérature du xixe siècle, et il nous semble impensable qu’elle n’ait pas à ce titre eu une grande influence sur les écrivains, poètes et artistes.

c. La « photolittérature »

21Pour Jérôme Thélot17 la littérature a « inventé » la photographie en l’insérant dans l’autofiction ou la poésie et en lui donnant du sens. Dans Bruges-la-morte, premier ouvrage à faire « dialoguer » le texte et la photographie, cette dernière est envisagée comme une trace de la ville et même comme une synecdoque, au même titre que la tresse de la disparue : dans l’esprit du veuf éploré, la ville et la défunte se confondent. Il y a sacralisation du document photographique considéré, là aussi, comme empreinte et trace de vie. Le document y devient l’équivalent de la relique quasi vivante. Le rapport qui s’instaure alors avec cette trace, ce vestige, est de l’ordre non pas simplement du fétichisme, mais aussi de la magie. C’est aussi cette magie que l’on retrouve depuis la fameuse théorie des spectres chez Balzac jusqu’à La Chambre claire de Barthes, en passant par Benjamin : la singulière « aura » que ce dernier voit se dégager de l’épreuve provient bien de ce que Barthes nomme le punctum, le « ça a été ». Chez Benjamin, le support de cette sorcellerie évocatoire est une photographie document, la fameuse pêcheuse de New Haven. David Octavius Hill et Robert Adamson s’étaient associés pour travailler à un livre illustrant la vie des pêcheurs au nord de l’Écosse, à New Haven. C’est le premier reportage au sens propre du terme, en 1844. La photographie document s’inscrit bien dans le mouvement de la poésie, de la littérature et des arts du xixe siècle, qui ont envisagé la mort sous un jour nouveau, redéfini par la proximité du néant. Cette influence du « document » photographique sur « ce qui a été » et qui se trouve irrémédiablement perdu devient même le support d’une rêverie, d’une évocation littéraire, allant jusqu’à créer le genre nouveau (si c’en est un) de la « photolittérature », bien vivante aujourd’hui et qui fournit nombre de succès critiques et commerciaux18. Pour nous limiter à la période cruciale qui nous occupe, on peut citer l’exemple de Rodenbach, bien sûr, mais aussi celui de Gautier avec « Embellissements de Paris », paru dans Le Moniteur universel du 16 avril 185519 et qui semble créer ce « présent photographique » dont parle Philippe Ortel : « Les quais se redressent, s’aplanissent, se consolident, se plantent d’arbres ; la passerelle d’Arcole se change en pont de pierre, le pont des Invalides a déjà mis la clef de voûte à l’une de ses quatre arches ; sept machines à vapeur épuisent l’eau des fondations, un railway amène à leurs places les pierres que soulève une grande grue. » Surtout, on voit ici s’opérer, vivante, la métamorphose de la capitale ; le temps du mouvement est saisi comme en raccourci, comme dans une chronophotographie. L’historicité de la photo augmente sa valeur documentaire et son pouvoir évocatoire et fascinant, que nous perdons, par exemple, avec la « photo » numérique, mal nommée d’ailleurs. Les marques de l’obsolescence de la technique utilisée, les manifestations concrètes de ses contraintes contribuent en effet à nous éloigner du sujet représenté (quel qu’il soit), mais nous incitent aussi à la contemplation. Le propre du document, c’est qu’il laisse librement advenir le hasard, là où la mise en scène délibérée va davantage le rechercher, le circonscrire ou le bannir.

22La photographie surgit au xixe siècle comme « le document » de la modernité par excellence, donnant à voir pour la première fois de l’histoire un enregistrement du réel, une empreinte réputée inaltérable. Deux mythes lui sont immédiatement attachés, mythes qui exhaussent encore son statut de document exceptionnel : celui de la photo « vérité » et celui de l’objectivité, l’opérateur disparaissant au profit de la machine et de la lentille, véritable œil artificiel. Un autre mythe, enfin, s’attache aussi au daguerréotype : celui de la photo « vivante20 ». Ces « mythes » sont consubstantiels à la valeur documentaire de la photographie, et leur influence est très importante sur de nombreux poètes et écrivains.

23Cependant, l’impact de la photographie sur la littérature, aussi important soit-il, est diffus. Ce sont des réseaux métaphoriques, des manières de décrire qui ont été analysés ailleurs ; la photographie joue le rôle d’un « modèle inavoué » (Philippe Ortel), secret. Malgré tout, elle s’offre pour les auteurs réalistes puis naturalistes comme un idéal de véracité via des métaphores cristallines : la chambre noire est supposée objective, cette croyance allant de pair avec la non-reconnaissance de la photographie comme art. Nous espérons avoir montré que le document photographique participait d’une nouvelle perception du temps, qu’il contribue largement à faire émerger, et, ce faisant, joue un rôle important dans la prise de conscience nouvelle de la condition de l’homme qui voit le jour avec la modernité.

24La dissociation originelle entre document et œuvre d’art, qui a conduit les contemporains de Daguerre à considérer dans leur majorité son invention comme relevant de la première catégorie, non de la deuxième, semble enfin remise en cause depuis la fin du xxe siècle et la reconnaissance des possibilités artistiques du document. Cette scission nous semble dépassée : toute photographie, qu’elle soit l’œuvre d’un amateur ou d’un artiste, quelle que soit sa visée originelle, peut présenter une valeur à l’épreuve des années. De même le document peut-il s’emplir d’une valeur artistique nouvelle – c’est ce que l’on voit, par exemple, avec l’œuvre de Félix Thiollier. C’est en réalité du côté de la réception que la reconnaissance de cette valeur se joue. Le xxe siècle est celui de la reconnaissance du document comme genre esthétique et nous espérons avoir montré comment cette reconnaissance a pu s’opérer pour le document photographique par la littérature, tout en contribuant à faire de l’essai un genre littéraire avec Benjamin, par exemple.

25Bérengère Chapuis