Colloques en ligne

Dominique Millet-Gérard

Document, mystique, poésie : l’étrange écriture de Louis Massignon

Quelle merveille que votre âme soit restée si fraîche au milieu de ces études desséchantes de la lettre1 !

1Évoquer le cas de Louis Massignon (1883-1962) à propos de « document » n’a rien que de naturel : grand érudit, professeur au Collège de France et à l’École pratique des hautes études, il était un savant reconnu, spécialiste de « sociologie et sociographie musulmane » (c’est l’intitulé de sa chaire), auteur d’innombrables contributions à des revues savantes. L’inattendu, pour certains, est peut-être de le voir convoqué en « littérature » ; son nom, en effet, n’orne aucune histoire ni aucun dictionnaire de la littérature française du xxe siècle. Pourtant, le cas Massignon est assez étrange pour que l’on souhaite s’y pencher ici : si ses écrits sont uniquement d’érudition (il a détruit tous ses poèmes), ils relèvent en même temps d’une écriture qui de toute évidence n’est pas l’ordinaire écriture universitaire – style « moyen2 » oblige. La moindre page de Massignon relève manifestement d’autre chose, l’érudition y « vire », en quelque sorte. Par ailleurs, il entretenait avec de « vrais » écrivains des relations étroites3, il était lu de Claudel dont on connaît la haine des professeurs et de leur production, et surtout il est sans doute, comme l’écrit justement François Angelier, « un authentique (et sans doute l’unique) disciple spirituel de Huysmans4 » – non seulement « spirituel », ajouterons-nous, mais aussi stylistique5 : et c’est là que réapparaît le document, à la croisée de la science et de la littérature.

2Le cas est tellement curieux et complexe qu’il mérite, en dépit des consignes de ce colloque, une monographie. Il s’agira tout d’abord de présenter les trois « postulations simultanées » du personnage, érudition, poésie, mystique, puis d’examiner leur étroite imbrication quasiment à chaque page de son œuvre, sur quelques exemples ; et enfin de poser sans la résoudre la question de l’entrée en littérature de Massignon.

L’homme aux trois postulations simultanées

Quelle expiation : […] être roué à la roue des presses d’imprimerie et des moulins à paroles6

3Écoutons tout d’abord le futur docteur évoquer l’origine, alors qu’il avait vingt-cinq ans, de sa thèse, La Passion d’Al Hallâj, martyr mystique de l’Islam ; précisons qu’il s’agit d’une note à usage privé, un court bilan, écrit en 1922, juste après que Massignon a perdu brutalement son père, le sculpteur Pierre Roche :

C’est à un moment de détente et d’oubli, – au seuil d’un printemps de Basse-Égypte brûlant sans pureté, – que la première pensée de ce travail est venue ; comme une fantaisie, une innocence toute trouvée, qui me ravirait un instant à ma captivité, romprait aussi la sécheresse monotone d’un apprentissage en arabe parlé et écrit.

Bientôt, ce ne fut plus un jeu ; l’originalité de l’âme et de la doctrine envisagées ressortait, si réelle. En cela encore, il fallait donc se discipliner, soumettre l’ardente enquête à l’objectivité stricte d’une méthode, et renier, comme premier renoncement, l’attrait séduisant qui m’avait surpris7.

4La beauté de style de cette note signe d’emblée l’authentique écrivain. Il convient néanmoins de revenir un instant, en décryptant ces quelques lignes, sur la genèse de cette recherche. Au moment le plus brûlant de sa liaison homosexuelle avec le dandy converti à l’Islam Luis de Cuadra, Massignon effectue un travail « purement documentaire […] sur l’histoire du Khalifat, à Bagdad8 » : il déchiffre le Mémorial des saints de ’Attâr, et c’est la première rencontre avec le personnage de Hallâj, dont il dit s’« éprend[re]en secret, par fantaisie littéraire9 » et sans doute non sans que s’effectue d’emblée une superposition avec Luis de Cuadra, qui lui fera aussitôt lire des vers composés par Hallâj. Et très vite, la troisième direction s’affirme, tout aussi exigeante :

la physionomie d’al Hallâj ressortait, avec une puissance qui me frappa : le plus beau cas de passion humaine que j’eusse encore rencontré, une vie tendue tout entière vers une certitude supérieure. […]

Je crois avoir consulté presque toutes les sources accessibles, actuellement d’information.

Tous ces documents remués n’ont pas affaibli mon impression primitive, mais l’ont fortifiée. Il y a vraiment une vertu, une flamme héroïque, dans cette vie ; dans la mort surtout ; qui l’a scellée. J’ai été vivre, près de sa tombe, en son pays […]

Heureux si d’autres que moi ressentent un jour, pour s’être familiarisés avec lui, – ce désir pressant de s’imprégner de la Vérité pleine, non pas abstraite, mais vivante, qui est le sel offert à toute existence mortelle10.

5Nous tenons les trois fils, et voyons à quel point ils sont indémêlables : le « document » est premier, mais choisi avec une intuition qui étonne, et receleur d’une substance qui dépasse de très loin l’initial travail archéologique ; le document se fait miroir de la personnalité la plus profonde du chercheur, son goût de l’héroïsme11, son penchant au romanesque, sa pente mystique ; c’est ainsi que le document s’anime, nourrit la rêverie qui l’exploite en retour ; une porosité s’établit entre le document et la vie, l’homme des pèlerinages et des mausolées va s’installer « près de la tombe » pour y construire sa thèse-méditation. Et ces quelques lignes ne manquent pas de faire apparaître des traits d’écriture qui lui sont tout à fait particuliers et se retrouveront partout dans son œuvre : images du feu et du sceau, tension métaphysique exprimée en termes passionnels ; rythme absolument singulier marqué par un usage inédit de la ponctuation : on aura remarqué les deux points-virgules qui se succèdent : « Il y a vraiment une vertu, une flamme héroïque, dans cette vie ; dans la mort surtout ; qui l’a scellée » – le plus étrange étant le dernier, séparant le relatif de son antécédent, comme si Massignon se livrait en écrivant à une sorte de cantillation de son propre texte.

6Les documents massignoniens sont de toute sorte : livres et manuscrits certes (il a fréquenté toutes les grandes bibliothèques de l’Europe et du Levant), mais aussi stèles, représentations figurées, relevés topographiques ; documents humains : Massignon sociographe de l’artisanat oriental a enquêté in situ sur des corporations quasiment inchangées depuis le Moyen Âge, en même temps qu’il fournit une liste impressionnante de documents d’archives (recensements d’artisans) plus ou moins classés12 ; enquêtes en 1949 et dans les années suivantes dans les camps de réfugiés arabes en Terre sainte13 ; journaux arabes qu’il dépouille ; documents plus inattendus dans le monde des savants : étude graphologique d’une lettre de Mélanie de La Salette écrite au soir de sa mort14 ; témoignages oraux de mystiques vivants, phénomènes télépathiques. Ne redoutant pas de faire de la mystique l’objet de préoccupations érudites15, ni inversement de lire au-delà du document, comme en son filigrane, une vérité mystique, il n’établit aucune hiérarchie entre ses sources mais les combine, voit entre elles le lien invisible des « intersignes ». Aux « engins bibliographiques16 » et aux échanges avec des érudits s’ajoutent tous les éléments minutieusement recensés du rituel massignonien : visite à telle tombe ou pèlerinage à tel lieu en telle date anniversaire, souvenir archivé de telle rencontre, superpositions, « télescopages » et apparentes coïncidences qui sont interprétées comme des signes providentiels et deviennent des instruments herméneutiques – c’est de tout un rituel personnel, à la fois inspiré du catholicisme et de l’Islam, que Massignon informe ses documents.

7Sa correspondance avec Claudel, complice, reflète au quotidien cette étroite imbrication entre érudition et manifestations de piété, qui se retrouvera dans ses écrits :

Et avant-hier, à Vienne, entre une copie de manuscrit à la Hofbibliothek, et un train, – un moment de prière solitaire et exquise dans la chambre de saint Kostka, découverte par hasard dans la Steindelgasse. Et si le feu continue de me brûler le cœur pour une Passion infinie17

8D’ailleurs Massignon rejette explicitement toute espèce de schizophrénie universitaire, ou laïcisation excessive séparant les domaines de la science et de la foi. Il bondit de joie en 1910 à la publication du Motu proprio sacrorum antistitum du 1er septembre 1910 (le fameux « serment antimoderniste ») et recopie pour Claudel la formule-talisman de la condamnation : « Damno quoque ac reiicio eorum sententiam, qui dicunt, christianum hominem induere personam duplicem, aliam credentis, aliam historici, quasi liceret historico ea retinere quae credentis fidei contradicant18 » Si le propos s’adresse aux séminaristes, Massignon n’en fait pas moins sienne l’exigence, et même en ce qui le concerne la revendication d’unité intérieure et de droit à son expression.

L’esthétique du « jujubier sauvage »

Quelle belle chose que l’érudition19 ! !

9Quoique habituellement peu porté sur le discours érudit, Claudel lit avec curiosité et intérêt les ouvrages et articles que lui envoie Massignon. Il n’en perd pas pour autant son franc-parler quand il s’agit de donner son avis :

J’ai reçu votre livre. Mais qu’il est hérissé ! Vous y avez mis une véritable coquetterie. C’est un vrai jujubier sauvage. Mais j’en viendrai à bout et déjà j’y ai trouvé des choses belles et saisissantes20.

10Quelques années plus tard, lui reprochant de se dérober devant la présentation simple et pédagogique de l’Islam qu’il lui demande, il réitère le reproche :

Combien je désirerais vous voir écrire cette « Introduction à l’Islam » qui à moi personnellement serait si utile. Quelle singulière formation d’esprit est la vôtre ! Vous débordez d’idées, et vous ne trouvez moyen de les exprimer que sous forme de gloses et de notes à des ouvrages d’intérêt médiocre et qui ne sont lus de personne. Il me semble qu’il y a là cette espèce de péché qui consiste à mettre la lumière sous le boisseau. Je parle très sérieusement21.

11Voyons un peu ce qu’il en est, et interrogeons-nous, à partir de quelques exemples, sur la lisibilité de l’œuvre de Massignon. Prenons un article qui avait été envoyé à Claudel et que ce dernier avait apprécié pour ses enseignements sur la mystique musulmane et la beauté d’un quatrain de Hallâj qui y est cité22. Il s’agit d’un texte érudit, communication faite au XVICongrès international des orientalistes, en 1912, qui développe un point de la thèse de Massignon, cette formule arabe : Ana al Haqq, « Je suis la Vérité » attribuée à Hallâj, et qui aurait été l’un des chefs d’accusation retenus contre lui. On y trouve les caractéristiques de ce style « hérissé », notamment par un appareil typographique immédiatement rébarbatif : notes absconses ou allusives, parfois imbriquées les unes dans les autres ; mots arabes en italiques et dépourvus de traduction ; parenthèses et crochets ; ponctuation déconcertante :

Le vocabulaire hallâgien désigne expressément en al-Haqq la pure essence divine, – la substance créatrice, – en tant qu’opposée à la création, al-Khalq – . Al-Haqq n’est pas ici simplement un des noms de Dieu, – le 52e des 99 asmâ al-hosnâ dans le hadîth d’al-Tirmidhî, – il faut le prendre tel que le mo’tazilisme l’imposait au lexique philosophique contemporain, – au sens mo’attilî et non sifatî ;  Dieu tout pur, – le Créateur. [Opposé à al-Bâri – cf. sceau de l’alide al-Hasan (Qoshs.) – manque ap. Ibn Adhan , Misrî et ibn Ihyâd. (Allâh) – apparaît in Ma’rûf. « Allâh nûr lâ zulma fî-hi wa haqq lâ bâtil fî-hi wa sidq lâ kidhb fî-hi » (Ja’far al-Sâdiq, in Tabsîrât, 421 d’Ibn al-Dâ’î. Cf. Emeth dans le Talmud (cf. Isaïe 71)]23.

12Il faut bien se dire que nous avons ici affaire à un passage ordinaire de Massignon – à preuve que Claudel lui apparaisse comme un lecteur lui aussi ordinaire de ce genre de prose. Le paragraphe est orné de trois notes infrapaginales de Massignon que nous ne reproduisons pas : une citation en arabe non traduite ; le terme arabe traduit par « pure essence divine » ; enfin il attire l’attention du lecteur sur l’assonance entre les mots haqq = vérité, et khalq = Création, importante pour son propos. Secourable, l’éditeur des Écrits mémorables (ici l’islamisant Christian Jambet) ajoute trois notes de fin de volume dans lesquelles il traduit ce qui ne l’est pas et apporte une précision sur le hâdith mentionné et sur la différence entre sens mo’attilî et sens sifatî. Autant dire que Claudel, non pourvu de ces aides, en était réduit soit à une improbable notice de dictionnaire, soit à une lecture assez lacunaire. On notera tout de même l’étrangeté , au sein même de ce genre spécifique qu’est le propos érudit, de la manière de Massignon qui, ici comme ailleurs, semble dialoguer avec lui-même plutôt qu’avec un hypothétique lecteur : le contenu des crochets en particulier, très curieusement inséré dans le texte et non renvoyé en note, ressemble à une insertion de fiches à usage personnel dont le contenu énigmatique (le sceau, le Talmud, Isaïe 71) ne fait sens, en tout cas dans cette présentation plus que ramassée, que pour l’auteur lui-même. Les articles de Massignon revêtent souvent cet aspect de matière brute, comme ces sculptures de Rodin dont une partie n’est pas dégrossie.

13Mais ce passage « ordinaire » de Massignon, comme beaucoup d’autres, est aussi le lieu d’un thème « axial », pour reprendre un de ses adjectifs favoris, qui rayonne sur l’ensemble de son œuvre et s’enracine dans de profondes données autobiographiques. Si Ana al-haqq est la devise de Hallâj, et peut-être la dernière parole – sorte de sceau christique – qu’il ait prononcée en mourant dans son supplice24, la formule devient, par un effet spéculaire typique de Massignon, son propre talisman, qu’il s’approprie dans les circonstances les plus fortes et tragiques de sa vie ; ainsi de cette « conversion » qu’il évoque dans la très belle lettre autobiographique adressée à Claudel :

C’est en terre arabe que j’ai vécu le plus fortement, que j’ai eu, à travers des passions mal ordonnées, – les plus magnifiques occasions d’apprendre que pour aimer tout à fait il fallait se sacrifier tout à fait. Dieu m’en a tenu compte, très paternellement, et c’est en arabe, sous le nom de al Haqq, la vérité (du masculin en arabe) que je l’ai reconnu pour la première fois. C’est en arabe que je Lui ai fait ma première prière (je vivais au désert, seul avec des Arabes depuis trois mois)25.

14Quand on sait en outre que la tradition bagdadi, bien sûr relayée par Massignon, rapproche ce mot haqq, par onomatopée, du cri d’une variété de pigeons, on se trouve soudain projeté au cœur de la mystique doloriste qui nourrit aussi, par association d’images, la poésie en prose de l’étrange érudit. Citons un autre passage, tardif, qui est censé relever à la fois de l’histoire économique, de la lexicologie, de l’ethnologie :

La tourterelle « Qumrî » [Ce nom Qumrî, cendré, tiré de l’épithète des « îles de la Clarté Lunaire cendrée » = les Comores] a d’ailleurs influé sur le folklore hallâgien. Depuis des siècles, des essaims de tourterelles nichent dans le minaret du Sûq al-Ghazl, d’où ont été dispersées, après son supplice, les cendres de Hallâj ; si bien que, dans le peuple, ces tourterelles sont appelées haqqî parce qu’elles énonceraient, dans leur roucoulement, un Nom divin « Vérité » : celui que Hallâj aurait personnifié sur le gibet, disant « Ana al-Haqq », Je suis la Vérité […]. Dans le développement ultérieur de la légende, en persan et en turc, la tourterelle haqqî est représentée s’en allant mourir seule, dans les forêts : refusant la captivité, elle se pend par les pattes à une branche et, dans son agonie, elle répète « Haqq », jusqu’à ce que des gouttes de sang perlent à son bec26.

15On voit bien le glissement du thème documentaire au motif poétique ; cette image, devenue obsédante, de la colombe souffrante et abandonnée, Massignon l’aura reprise d’un bout à l’autre de son œuvre, mêlant le témoignage hallâgien à un intertexte bloyen, celui de la « colombe poignardée » à laquelle est comparée la Véronique du Désespéré27. L’épithète sera appliquée à trois figures féminines sacrificielles chères à Massignon, Mélanie de La Salette, la voyante Anne-Catherine Emmerich, la stigmatisée Violet Susman28 ; mais surtout, c’est sa propre vie spirituelle que Massignon réorganise autour de ce motif, comme en témoigne ce très beau texte, double beaucoup plus tardif de la lettre à Claudel de 1911 que nous venons de citer. Ce passage est très caractéristique de la manière de Massignon : au sein d’un article documentaire destiné à un grand public cultivé, le savant arabisant traite de la valeur musicale des voyelles sémitiques ; et voici qu’à nouveau le texte « vire », s’épand poétiquement en l’évocation d’un souvenir rattaché au contexte par le seul thème du silence :

À Bagdad, il y a bien longtemps, à la fin de l’hiver, une jeune main timide m’avait tendu, une fois, dans un panier, des colombes « Haqqî » (la légende populaire dit que ces colombes, qui nichent dans le minaret de Souq al-Ghazl, d’où l’on dispersa en 922 le cendres de Hallâj, le martyr mystique de l’Islam, roucoulent « haqq », en souvenir du cri de ce mourant « Ana l-Haqq », « je suis la Vérité Créatrice »). Assez durement j’avais répondu : « Tes colombes sont muettes. »

Deux mois plus tard, avant mon raid au désert, détenu convalescent au bord du Tigre, je vis, tandis que le friselis des vagues ensoleillées de la crue oscillait sur le plafond, des colombes perchées dans un palmier, à la fenêtre, qui chantaient bas. Et, dans un instant, suspens de silence, je les compris : la Vérité de mon pardon sortait, hors du talisman brisé, hors du voile du Nom déchiré29.

16Propos sibyllins, que seule l’intertextualité massignonienne permettra de quelque peu éclairer ; on aura noté le rythme ralenti, nourri d’incises, du mode de la réminiscence, la recherche des images et des sons en allitération (« le friselis des vagues ensoleillées de la crue oscillait » – ce « friselis », que nous retrouverons, sans doute emprunté à Huysmans30), la netteté du tableau qui contraste avec l’opacité de son interprétation mystique. De fait, Massignon ne perd pas de vue son sujet, dont il nous livre la conclusion en termes généraux, y retrouvant l’objet de sa démonstration qui est la spécificité absolue de l’émission vocale dans les langues sémitiques ; on retrouvera dans les lignes qui suivent la ponctuation aberrante de Massignon, sous la forme de deux occurrences de deux-points qui cassent la phrase pour mieux asséner la double particularité de la langue arabe, la balistique performative de l’immuable racine trilittère qui la projette d’emblée dans l’absolu :

De fait, c’est sur le seuil de la mort que langage et musique se rejoignent dans des mots de plus en plus brefs ; la locution théopathique se réduit au cri d’un seul Nom adoré : explosant alors, après tous les autres, dans la pensée du Sémite, en lettres isolées de l’alphabet pré-éternel de notre destin : qui se réalise31.

17Le texte de Massignon, on le voit, est un texte filigrané. Partant du document, habité par le document, il est aussi toujours une histoire personnelle qui s’écrit, se réécrit, se médite. C’est précisément cette résonance qui lui confère un caractère littéraire, le charge d’une aura énigmatique outrepassant largement le domaine de l’érudition. À travers et par-delà la philologie, l’histoire, la théologie ou la sociologie, ce sont de grands thèmes obsédants qui s’y croisent et recroisent, la mort et la substitution mystique, la pénitence et l’amour de loin, l’amant humain transfiguré en figure christique. Indispensable néanmoins dans la mesure où c’est lui qui a structuré la pensée du chercheur et de l’écrivain, le substrat documentaire omniprésent joue surtout comme faire valoir des « intersignes » qui le traversent, le zèbrent, le sillonnent, et recèlent le sens dans son obscur miroitement poétique.

Document, littérature, renoncement

Une prière vaut mieux que mille volumes !

Un sacrifice vaut plus que dix mille conférences32 !

18Ambiguë est de fait la position de Massignon vis à vis de l’écrit et de la littérature. Grand lecteur, extrêmement cultivé, il avait d’ailleurs commencé des études littéraires en préparant un diplôme consacré à « La langue d’Honoré d’Urfé. Étude sur l’expression des passions de l’amour dans la première partie de L’Astrée33 ». Il est nourri des grandes œuvres de la littérature européenne (Dante, Le Tasse auxquels il consacre des articles) et connaît les modernes34. Il ne cache pas sa passion pour la poésie arabe et persane, qu’il cite extrêmement souvent, dans ses lettres et ses articles, et qu’il traduit. Il n’esquive pas dans ses écrits savants les remarques sur le style35. Il a lui-même écrit des vers, qu’il a détruits. En même temps, il martyrise en quelque sorte cette sensibilité littéraire qui est la sienne en émettant constamment des réserves sur le bien-fondé de la littérature36. Il est avare en compliments esthétiques sur l’œuvre de Claudel, sauf à en souligner l’utilité spirituelle, défend une sorte de quiétisme qui provoque une réaction vigoureuse de son correspondant37, ne cesse de proclamer la supériorité du saint sur l’écrivain. Quel regard porte-t-il, peut-on se demander, sur son propre travail d’écriture ?

19Un document très intéressant pour répondre à cette question est la lettre à Claudel du 29 août 1912. Massignon, un peu ébranlé par le rejet vigoureux de sa posture quiétiste, a réfléchi et expose les raisons qui « [l]e font écrire sur al Hallâj » (dont on a vu le poids autobiographique). Les raisons sont au nombre de cinq : tout d’abord obéissance à son « directeur » – le contexte indique clairement qu’il s’agit ici de son directeur spirituel (l’abbé Poulin) et non de son directeur de thèse, le professeur Henri Le Châtelier ; d’emblée, la thèse est perçue comme une obligation d’ordre spirituel –, alors que Massignon avait envisagé de tout abandonner pour aller rejoindre, sur sa demande, le P. de Foucauld au désert ; puis, autre raison spirituelle, que nous appellerons mystique, pour la distinguer de la discipline (c’est la raison fondamentale, qui explique le rayonnement de cette thèse sur tout le reste de l’œuvre) :

2. C’est une dette de reconnaissance. Je n’oublierai pas ce printemps de 1907, au milieu de quel festin profane, de quelles profanations de l’amour et de la beauté, – j’ai vu se pencher vers moi au milieu de toutes ces figures passées de l’Islam, cette effigie crucifiée, sosie saisissant du Maître que j’avais aimé jeune. Et que c’est lui, non pas un autre, qui m’a mené à Bagdad. Bien plus j’ai senti, là-bas (et attesté de vive voix) comme sa présence près de moi dans la crise qui a précédé ma conversion, au milieu d’autres présences inoubliables, silencieuses, et de prières saintes. Comme une grande lumière brûlante que je traversais, celle du bûcher où le corps de cet homme, arrosé de pétrole après le supplice, s’est consumé. Au bord du Tigre, presque sur l’emplacement même (je l’ai su depuis par les sources historiques). Le lendemain de la première touche de la grâce, le jour où j’avais été délivré de mes liens38.

20Ces propos allusifs ne laissent pas d’être quelque peu énigmatiques. Les éléments autobiographiques dispersés çà et là permettent de les déchiffrer : effet de miroir entre le Christ et Hallâj (« sosie saisissant ») ; intersignes (c’est-à-dire « avertissements insolites39 », coïncidences lourdes de sens spirituel) : le lieu de la grande crise de Massignon – qui est allée jusqu’à une tentative de suicide – est exactement celui du supplice de Hallâj ; il l’ignorait, c’est l’érudition qui le lui confirme.

21La troisième raison, c’est (là encore fruit de l’érudition, « tous les documents que j’ai réunis depuis cinq ans sur cet homme40 ») le point de rencontre entre christianisme et Islam que représente Hallâj aux yeux de Massignon : chose essentielle, qui fait de sa carrière une mission et justifie son inscription, autrement, dans la ligne de Foucauld :

il [Hallâj] allie sciemment le rigorisme le plus passionné dans l’observation de toute la Loi, aux effusions les plus vives de l’amour contemplatif […]. Il pousse l’esprit d’obéissance jusqu’à souhaiter d’être anathème de par la loi, pour sauver les autres. Et c’est ainsi que ses meilleurs disciples ont compris son acceptation totale du supplice qu’il subit. Cela est tellement inattendu et chrétien dans l’Islam qu’il fallait le noter41.

22La quatrième raison touche directement à la conception et l’usage massignoniens du document : celui-ci en effet n’intéresse notre savant que dans la mesure où il véhicule secrètement, comme sans le savoir, un sens symbolique qui l’excède largement ; c’est là précisément que se produit l’intersection avec la littérature :

Le symbolisme de tout cela est très prenant. Bagdad, en persan « Jardin donné », l’Éden perdu, la Terre de la Captivité, d’où Abraham sortit, puis Zorobabel, là où durant 14 ans la Vraie Croix fut captive de Chosroès Parviz avant d’être exaltée par Héraclius, au moment même où l’Islam éclatait, niant la crucifixion, dont il est depuis constitué le gardien, veillant sur un sépulcre vide. C’est là que la croix d’al Hallâj, thème célèbre (thème : « crucifixion de l’amant parfait de la Vérité ») chez les poètes arabes persans et turcs, s’est dressée […] ; annonciation lointaine des Croisades, affirmant la réalité de la crucifixion de Jésus parmi ces musulmans qui s’en souviennent pour la nier42.

23Il est rare de trouver un pareil concentré des grandes obsessions de Massignon : double symbolisme en miroir de Bagdad et de Jérusalem, représentant les deux lieux spirituels de Massignon, l’Islam mystique et le christianisme, en même temps que celui de sa propre conversion ; Abraham, toujours associé aux deux thèmes conjoints de l’hospitalité et de la prière pour Sodome ; le Saint-Sépulcre, preuve paradoxale du christianisme substituée au Temple de Zorobabel43 ; mais preuve aussi par la poésie, le grand amour secret de Massignon, ces vers d’amour mystique qu’il cite constamment, dont il illustre ses démonstrations les plus ardues, lieu par excellence de rencontre cryptée de tous les intérêts et engagements de sa propre vie.

24Enfin la cinquième raison, qui est la « preuve par l’érudition » de la proposition intuitive « Hallâj sosie saisissant du Maître que j’avais aimé jeune44 » : c’est pour avoir « épucé45 » la vie de Hallâj à travers la somme impressionnante de documents recensés dans la thèse, pour avoir « remorqué, comme une fourmi traîne un œuf, les dossiers dont [il] n’arrive pas à extraire un livre présentable46 » que Massignon peut aligner « les similitudes christologiques de mille détails, les “conformités” inouïes47 », superposer hadiths de Hallâj et paroles du Christ, sans qu’il y ait à son avis de « ressouvenirs possibles ».

25Ainsi l’érudition est-elle le soutien nécessaire de l’intuition spirituelle, dont elle magnifie les fulgurations en les étayant par de l’irréfutable. Nous allons voir que néanmoins, refermant comme en boucle l’itinéraire intellectuel de Massignon, c’est, bien significativement, la poésie qui a le dernier mot et se présente comme le réceptacle scellé de toutes les vérités dépliées et mises au jour par l’érudition.

26Nous prendrons pour le montrer le texte célèbre connu sous le titre « Visitation de l’Étranger », qui est une variation poético-érudite sur l’épisode de la conversion. Souvent évoqué de façon allusive, cet épisode n’a pas donné lieu à un récit, semblable à celui de la conversion de Claudel, dans la Revue de la jeunesse en 1913 : Massignon a refusé. À la demande de son directeur spirituel, il l’a couché sur le papier dans des « Notes sur ma conversion » datées de 1922, remaniées ensuite, mais à ce jour encore inédites. Ce n’est qu’en 1955 que Massignon, au détour d’une « Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences » publiée dans une revue destinée à un public large, L’Âge nouveau48, livre ces lignes que François Angelier appelle « clef d’accès à [sa] spiritualité49 ». Une fois de plus, nous avons affaire à un texte qui « vire ». Les réponses aux deux premières questions restent générales et relativement abstraites. Celle à la troisième soudain s’envole et tourne au poème en prose50, riche en effets rythmiques, en images typiques : le feu, la phosphorescence, le miroir, le voile ; en thèmes spécifiquement massignoniens : la chevauchée romanesque, l’androgyne, l’Étranger, les intersignes, le Nom, le jeu sur les personnes grammaticales51. Puis, comme s’il prenait conscience qu’il a perdu de vue son lecteur, Massignon livre une longue clausule tout à fait étonnante, dans laquelle il récuse toute preuve par l’érudition pour proposer, en son lieu et place, le « cri » d’un poème où se trouve concentrée toute son expérience :

Et cela m’est une excuse si je ne propose plus, ici, de chercher dans les biographies des mystiques un vocabulaire technique d’ersatz pour « entrer en présence » de Celui qu’aucun Nom a priori ne peut évoquer, ni « Toi », ni « Moi », ni « Lui », ni « Nous », et si je transcris simplement un cri, imparfait, certes, mais poignant, de Rûmî (quatrain no 143), où le Désir divin, essentiel, insatiable et transfigurant, jaillit du tréfonds de notre adoration silencieuse et nue : la nuit.

« Ce Quelqu’un , dont la beauté rend jaloux les Anges, est venu au petit jour, et Il a regardé dans mon cœur ;

« Il pleurait, et je pleurais ; puis Il m’a demandé : “ de nous deux, dis, qui est l’amant52 ?” »

27Très semblable par ses thèmes et sa mise en forme à ceux de son maître Hallâj – traduits par Massignon53 – ce poème d’amour mystique54 semble avoir le dernier mot. Et pourtant il n’est pas sûr que la littérature triomphe du démon de l’érudition : sur un de ses tirés à part, qui a été retrouvé, Massignon a ajouté une note manuscrite de ton autobiographique et repris sa traduction ; en 1962, juste avant sa mort, il assaisonne le poème, dans la réédition de « La Visitation de l’Étranger » dans le recueil Parole donnée55, d’une note absconse de quelques lignes, « hérissée » de parenthèses, d’abréviations, d’allusions, mais qui se clôt sur un double rapprochement du quatrain de Rûmî avec un texte de Hallâj et un verset évangélique. Une fois de plus, l’érudition sera venue, en dévoilant les harmoniques, mettre le point d’orgue à la mélodie intérieure.

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29Traitant de Massignon qu’elle connaît bien, Laure Meesemaecker parle de « grandeur et limite de cet univers textuel56 ». Sans doute a-t-elle raison ; on ne saurait pour autant exclure ce singulier écrivain de l’orbe de la littérature, ne serait-ce qu’au nom des fulgurances stylistiques qui traversent mainte de ses pages. Elles voisinent cependant avec

un vocabulaire nouveau dans une avalanche de termes arabes qui encombrent et arrêtent à chaque instant le travail du regard et de la réflexion. Puis de tout côté des amorces qui n’aboutissent à rien, des perspectives d’une complication terrible que vous ouvrez d’une main négligente par simple voie d’allusion, d’une note au bas d’une page57.

30Faudrait-il lire Massignon autrement que le fait Claudel ? La modernité le créditerait-elle de son goût pour le brut, l’exhibition du matériau ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer que ce réfractaire à l’écriture fictionnelle ne fait autre chose qu’écrire son propre roman, où il entre, sous d’autres formes, de l’Honoré d’Urfé et du Tasse ? Rarissime est sans doute une telle captation du document au profit d’un dessein secrètement romanesque et cependant constamment contrarié. Que le document soit ici un masque, nul n’en doute ; mais tout l’art du « plus inclassable des grands écrivains58 » est de travailler, comme ces artisans arabes qu’il admirait, ou comme ce père si original qui fabriquait des « fixés sous verre » ou « églomisations », son matériau textuel en filigrane : le document est « à jour », le réseau secret est à lire au cœur de la pâte.

31Dominique Millet-Gérard

32Université Paris-Sorbonne