Colloques en ligne

Hugues Laroche

« Document et poésie : 1850-1914 : du pittoresque au ready-made »

1Résumer un demi-siècle en quelques pages implique évidemment des simplifications inévitables à la clarté du propos. Je vais en effet, dans cet embrouillamini d’écoles et de manifestes qui caractérise la deuxième moitié du xixe siècle, tâcher de m’en tenir à deux moments forts, lesquels constitueraient en quelque sorte une préhistoire de la poésie documentaire. Si je parle de préhistoire, c’est que, sauf erreur, le terme même de « poésie documentaire » n’est pas utilisé, celui de « document » n’est pas revendiqué, alors même que les poétiques en question les impliquent et développent parfois même à leur propos une réflexion théorique approfondie.

2Pour simplifier là encore, j’appellerai le premier temps fort « moment parnassien », même s’il précède de presque 15 ans les premières parutions du Parnasse contemporain. Il s’agit avant tout d’une réaction antiromantique dont on peut suivre l’élaboration dans un cercle relativement restreint autour de l’année 1852. Au moment où Leconte de Lisle publie la première édition des Poëmes antiques, assortie d’une préface retentissante, Flaubert écrit Madame Bovary, dont on peut dire qu’il est le premier exemple d’une méthode d’écriture romanesque fondée sur la pratique du document. Or, cette année, les trajectoires des deux écrivains se rejoignent à la même adresse, rue de Sèvres, autour de la même personne, Louise Colet, qui est alors la maîtresse de Flaubert et qui reçoit Leconte de Lisle dans son salon, soumettant à ses deux amis ses propres productions poétiques. La correspondance de Flaubert qui commente à la fois les poèmes de Leconte de Lisle et ceux de Louise Colet sert donc d’écho aux Poëmes antiques et permet d’élaborer une première théorie dont on va voir comment elle se fonde sur l’utilisation du document.

3Le premier reproche que fait Flaubert à Louise Colet, c’est d’exprimer ses propres sentiments dans ses poèmes : il n’y a « rien de plus faible, lui rappelle-t-il, que de mettre en art ses sentiments personnels1 ». C’est aussi ce que Leconte de Lisle stigmatise dans la poésie de son époque : « il y a dans l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères, une vanité et une profanation gratuites2 ». Il s’en prend donc aux poètes accablant les lecteurs de leurs « plaintes stériles », « impuissants […] à exprimer autre chose que [leur] propre inanité3 ». Contre cette hypertrophie du lyrisme personnel romantique, la solution préconisée est une restitution impersonnelle, et donc fidèle, du réel. Dans la même lettre, Flaubert précise : « Refoulé à l’horizon, ton cœur l’éclairera du fond, au lieu de t’éblouir sur le premier plan. Toi disséminée en tous, tes personnages vivront, et au lieu d’une éternelle personnalité déclamatoire […] on verra dans tes œuvres des foules humaines4. »

4Un peu plus tard, commentant, toujours à Louise Colet, la préface des Poëmes antiques, il cite en exemple Les Fossilesde Louis Bouilhet, qu’il considère comme « une chose très forte » : « Il marche dans les voies de la poésie de l’avenir. La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus5. » On voit comment se constitue ici chez Flaubert, sous la dénomination de littérature « exposante », l’alliance de la littérature et de la science, qui lui fera écrire plus tard, dans sa préface à l’édition posthume des Dernières chansons de son ami, qu’il s’agit du « seul poème scientifique de toute la littérature française qui soit cependant de la poésie6 ». Du coup, alors que Louise Colet est en train d’écrire « L’Acropole d’Athènes » en suivant ces nouveaux préceptes, Flaubert veut consacrer une journée à lui « chercher quelques notes, bouquins et gravures7 ». Mêmes postulations chez Leconte de Lisle dans sa préface : le mot science revient régulièrement, ses poèmes sont désignés à deux reprises par le terme d’« études », et il affirme en assumer les « allures érudites ».

5Si l’on revient de façon un peu plus synthétique sur l’art poétique qui est en train de se constituer, on notera que le recours à la science apparaît comme une compensation au bannissement des sentiments personnels, une réaction contre ce que Flaubert désigne comme « lyrisme poitrinaire8 », et qu’il sert de caution à une entreprise qui fait du pittoresque, au sens strict de restitution objective du réel, l’objet du poétique : « le premier soin de celui qui écrit en vers ou en prose doit être de mettre en relief le côté pittoresque des choses extérieures », écrit Leconte de Lisle9. Dans cette optique, le document, même si le mot n’est pas prononcé, est constamment supposé comme base du travail poétique, et dans ce contexte, il s’agit d’un document savant, essentiellement livresque, dans la mesure où le poème est ici conçu comme relevant essentiellement d’une ambition de reconstitution historique. C’est ce que Maxime Du Camp, qui fait partie du même cercle des proches de Flaubert et de Louise Colet, reproche d’ailleurs à ses amis : préconisant lui aussi l’alliance de la science et de la poésie, il ridiculise dans ses Chants modernes (1855) le recours au passé, blâme le choix pour le prix de l’Académie française du sujet de l’Acropole d’Athènes, sur lequel travaille précisément Louise Colet, alors qu’on vient de découvrir, écrit-il « la vapeur, le gaz, le chloroforme, l’hélice, la photographie, la galvanoplastie […] mille féeries incompréhensibles qui permettent à l’homme de vivre vingt fois plus et vingt fois mieux qu’autrefois10 ». Les objections de Du Camp contre l’esthétique parnassienne reviendront régulièrement, elles seront notamment reprises presque dans les mêmes termes et toujours au nom de la science par Zola11. Elles n’empêchent pas Leconte de Lisle de devenir le chef d’une école poétique fondée sur l’utilisation du document.

6Le premier travail du poète est donc un travail de lecteur et de chercheur dont témoignent les éditions critiques, qui multiplient les sources possibles : « si Flaubert, écrit Miodrag Ibrovac [dont la thèse complémentaire porte sur les sources des Trophées], a dépouillé pour Salammbôune centaine de volumes sur Carthage, Heredia en a lu bien plus encore avant d’écrire ses sonnets12 ». Et Anny Detalle, éditrice du même recueil chez Gallimard, parle à son propos de « passion du document13 ».

7Après cette phase de documentation, l’écriture et la publication des poèmes sont justifiées par un travail de transformation. D’où la valorisation systématique chez Leconte de Lisle, comme chez Flaubert d’ailleurs, du travail de la forme, qui distingue le poème de sa source documentaire. La frontière qui sépare les deux textes étant d’autant plus visible que les documents utilisés sont souvent soit des travaux d’érudition sans valeur littéraire (notamment pour tout ce qui concerne l’inspiration indienne de Leconte de Lisle), soit des textes littéraires en langue étrangère, le grec et le latin pour Leconte de Lisle, mais aussi l’espagnol pour Heredia, qui retranscrira dans ses poèmes le Romancero del Cid après en avoir envoyé des traductions en prose à Leconte de Lisle (lequel en fera lui aussi des poèmes !).

8Cependant, cet « étalage d’érudition pittoresque », pour reprendre une expression d’un des premiers critiques du Parnasse14, immédiatement perçu comme tel et devant servir de garant au texte poétique, va contribuer à le déstabiliser. L’un des reproches principaux fait au Parnasse, outre celui de l’impassibilité, est celui du manque d’originalité. À trop vouloir s’appuyer sur le document, Leconte de Lisle et ses disciples en deviennent dépendants : « M. Leconte de Lisle est un Indien qui parle en indien et pense en indien, si une telle chose s’appelle penser ! Il a le nez englouti dans le lotus bleu et il s’y asphyxie. Dévote à la mythologie du Gange, sa Muse vit, une queue de vache dans la main15 », écrit Barbey d’Aurevilly. Ou encore, du même sur le même : « Le sentiment qui a inspiré tant de poésies à tant de poètes et qu’on retrouve à travers tout dans le cœur des hommes, l’amour, l’âme du lyrisme humain, il ne le connaît pas, il ne l’a jamais éprouvé. Quand il le chante, c’est qu’il traduit Burns, c’est qu’il traduit Horace, c’est qu’il traduit Anacréon ! »

9C’est donc une sorte de processus de contamination qui guette le poème parnassien, aboutissant à l’inverse de l’effet recherché : alors qu’il se veut transformation esthétique du document, il court le risque de n’apparaître que comme un reflet insuffisant de sa source, une simple traduction de l’original. Les mots ont ici leur force : si le document est l’original, quel statut accorder au poème qui l’utilise, sinon celui de pastiche ou de reproduction ? Curieusement, Heredia signale ce phénomène de contamination dès ses premières lettres sur Leconte de Lisle, sans prendre conscience du problème, tant il est lui-même imprégné de cette poétique : « pour le comprendre, écrit-il, il faut être helléniste, c’est un Grec16 », et il ajoute un mois plus tard : « Ses Poèmes antiques sont admirables, mais pour qui sait très bien son grec17. »

10Écrire grec en vers français, comme on le reprochera abondamment au Parnasse, est-ce encore faire œuvre poétique, après les années romantiques pendant lesquelles l’originalité est devenue le critère absolu du talent ? Leconte de Lisle répond par le rejet de « cette excitation vaine à l’originalité18 » et par la promotion du culte de la forme : il s’agit simplement de faire de beaux vers sur des motifs anciens. Dans la préface de la 2e édition des Poëmes antiques(intitulée Poëmes et Poésies), en 1855, répondant aux reproches de Maxime Du Camp, il assume ce statut dégradé du poète moderne en le présentant comme la seule réponse à la décadence de l’époque : la Beauté ayant connu son apogée dans l’Antiquité, il n’y plus qu’à en répéter la forme tout en la présentant comme désormais perdue. Le poète n’est plus que le gardien de ce souvenir et comme l’écho d’une « épopée du néant » dont a parlé Vincent Vivès.

11De ce point de vue, les Parnassiens vont donc multiplier les va-et-vient systématiques entre traduction et écriture poétique. En effet, non seulement Leconte de Liste, certes dans un but alimentaire, aligne les traductions, d’Homère à Horace, mais il les inclut également plus ou moins dans ses propres œuvres poétiques, comme le signalait Barbey d’Aurevilly, et cela d’une façon particulièrement ambiguë. On trouve donc dans l’édition finale des Poëmes antiques: des chansons écossaises imitées de Burns, des « Études latines » imitées de Gallus et d’Horace qu’il traduira plus tard, des odes anacréontiques dont il publiera là aussi une traduction plus tard, de même que des imitations très fidèles des Idylles de Théocrite. Même si les sources ne sont pas toujours mentionnées par l’auteur, il n’est évidemment pas question de plagiat, tant les références sont évidentes, mais il faut bien constater que cette façon d’inclure des quasi-traductions dans l’œuvre poétique a quelque chose de déroutant. Il y a certes un gage de sérieux qui conforte la posture du poète parnassien dans sa vocation scientifique : il n’invente pas ses sujets, les « poèmes antiques » soulignent de la sorte leur propre fiabilité, mais l’absence de séparation nette entre poème et document sape en retour l’image du poète comme créateur, maître de son œuvre.

12Je commenterai quelques exemples de ce rapport trouble entre écriture et traduction. On observe d’abord une relative ambiguïté dans les titres : dans sa traduction de l’Iliade, le nom du traducteur est presque aussi visible que celui d’Homère.

img-1-small450.jpg

13Dans le volume suivant, Leconte de Lisle occupe la place du nom d’auteur. Il est présenté comme l’auteur d’Eschyle comme il l’est des Poèmes barbares (1872). Les deux volumes ont en effet la même disposition en première de couverture :

img-2.jpgimg-3.jpg

14Outre ces ambiguïtés de présentation qui peuvent être imputables à Lemerre, mais qui semblent quand même significatives, on peut aussi souligner les liens entre poème et traduction, qui sont particulièrement forts, au point que l’expression « imité de Gallus », qu’on trouvait par exemple en tête de la 17e des « Études latines », peut apparaître comme un euphémisme. En voici un autre exemple à propos du « Vase », confronté avec la propre traduction de Théocrite par Leconte de Lisle.

15D’abord la traduction :

Je te donnerai aussi un vase large et profond, enduit de cire odorante, à deux anses et récemment ciselé. Autour des bords serpente un lierre entremêlé d’hélichryse, et, dans cette guirlande, brille le fruit couleur de safran.

Plus bas, une femme a été sculptée, chef-d’œuvre divin, ornée d’un péplos et d’un bandeau. Auprès d’elle, deux hommes aux chevelures élégantes se querellent vivement mais son cœur n’en est point touché. Tantôt elle regarde celui-ci en riant, tantôt celui-là. Et l’amour gonfle leurs yeux, mais leurs efforts sont vains.

Puis, un vieux pêcheur et une roche rugueuse sur laquelle le vieillard traîne en hâte un grand filet qu’il va jeter. On dirait qu’il agit violemment, tant les veines de son cou sont toutes gonflées. Il est blanchi par les années, mais sa force est celle d’un jeune homme.

Non loin du vieillard usé par les flots, une vigne est chargée de grappes mûres. Un jeune enfant la garde, assis sur une haie. Il y a deux renards à ses côtés. L’un entre dans la vigne et mange le raisin mûr ; l’autre ourdit des ruses contre la besace, résolu de persévérer jusqu’à ce qu’il ait dérobé le déjeuner de l’enfant. Celui-ci tresse un piège à sauterelles avec des pailles de blé et des brins de jonc. Il y met tant de soins qu’il ne songe ni à la besace, ni à la vigne.

Autour du vase se déploie une acanthe flexible. C’est une merveille éolienne, un prodige qui te pénètrera d’admiration. Je l’ai acheté d’un marin de Kalydon, au prix d’une chèvre et d’un grand fromage blanc. Jamais mes lèvres n’y ont touché, et il est encore tout neuf. Je te le donnerais volontiers, si tu me chantais ce que je désire, et certes je ne serai point envieux de toi. Allons, ami ! Tu ne gardes point sans doute tes chansons pour l’Hadès sans mémoire19 ?

16Et voici « Le Vase », dans les Poëmes antiques:

Reçois, pasteur des boucs et des chèvres frugales,

Ce vase enduit de cire, aux deux anses égales.

Avec l’odeur du bois récemment ciselé,

Le long du bord serpente un lierre entremêlé

D’hélichryse aux fruits d’or. Une main ferme et fine

A sculpté ce beau corps de femme, œuvre divine,

Qui, du péplos ornée et le front ceint de fleurs,

Se rit du vain amour des amants querelleurs.

Sur ce roc, où le pied parmi les algues glisse,

Traînant un long filet vers la mer glauque et lisse,

Un pêcheur vient en hâte ; et, bien que vieux et lent,

Ses muscles sont gonflés d’un effort violent.

Une vigne, non loin, lourde de grappes mûres,

Ploie ; un jeune garçon, assis sous les ramures,

La garde ; deux renards arrivent de côté

Et mangent le raisin par le pampre abrité,

Tandis que l’enfant tresse, avec deux pailles frêles

Et des brins de jonc vert, un piège à sauterelles.

Enfin, autour du vase et du socle Dorien

Se déploie en tous sens l’acanthe Korinthien.

J’ai reçu ce chef-d’œuvre, au prix, et non sans peine,

D’un grand fromage frais et d’une chèvre pleine.

Il est à toi, Berger, dont les chants sont plus doux

Qu’une figue d’Aigile, et rendent Pan jaloux.

17On voit facilement que ce poème, dont rien n’indique la source dans l’édition des Poëmes antiques, peut apparaître aisément comme une traduction en vers complétant la version en prose, écrite semble-t-il vers la même époque : s’agit-il ici d’un poème de Leconte de Lisle ou de la publication/traduction d’un document ancien ? Le poète parnassien réserve sa réponse (un peu comme Rimbaud réserve la traduction !), c’est-à-dire qu’il en assume l’ambiguïté.

18Si Heredia, plus fortuné, s’est un peu moins consacré que son maître à cette tâche de traducteur20, il écrit lui aussi à partir d’une riche documentation qui a justifié, comme pour Leconte de Lisle, une thèse consacrée à l’établissement de ses sources. Cependant, plus encore que chez Leconte de Lisle, le rapport à la source est inclus par Heredia dans l’œuvre poétique. Le cas le plus spectaculaire et le plus intéressant dans la perspective de ce colloque est celui des cinq sonnets épigraphiques, écrits par Heredia à Luchon à partir de véritables épigraphes. En voici un, dans la présentation de l’édition originale :

img-4.jpg

19Dès sa mise en page, ce sonnet se donne pour une sorte de traduction, développée, des deux épigraphes latines reproduites en exergue, de la même façon que, lors de la publication du « Romancero » dans la Revue des Deux Mondes, les poèmes d’Heredia étaient précédés de leur source, quatre vers, en espagnol. Cette façon d’afficher le document dans le texte final semble la conclusion logique de la démarche parnassienne : à force de vouloir restituer le réel en s’appuyant sur un document, celui-ci finit presque par prendre la place du poème et condamne ce dernier à n’être plus qu’une glose ou un pastiche de l’original. Quant au poète, il n’est plus que le témoin impuissant de cette parole morte qu’affichent si clairement les « sonnets épigraphiques ».

20On pourrait arrêter là l’étude de ce premier temps fort de la poésie documentaire s’il n’existait une sorte de codicille, écrit par l’un des fils prodigues du Parnasse. Lorsque paraissent en 1895 Les Chansons de Bilitis, Pierre Louÿs a encore tout du disciple modèle, en pleine époque symbolico-décadente : fidèle à l’exemple de ses maîtres, il a publié des récits et des vers d’inspiration antique, ainsi que des traductions du poète grec Méléagre (dédiées – en grec ! – à Heredia), il fréquente régulièrement le salon de ce dernier dont il n’a pas encore épousé la fille cadette (pour éponger les dettes de jeu du père !), ni même dévoyé l’autre (qui épousera Henri de Régnier) ; enfin en 1891 il a fondé la revue néo-parnassienne La Conque, dont le premier numéro s’ouvre sur un poème de Leconte de Lisle.

21Dès la couverture de la 1re édition, Les Chansons de Bilitis se présentent comme une traduction dans la lignée de celles de Leconte de Lisle. On note même un peu plus de modestie dans l’affichage du nom du traducteur, qui n’est représenté que par de simples initiales. Le volume lui-même a tout d’une édition savante : il s’ouvre sur une « Vie de Bilitis » dans laquelle le traducteur s’appuie sur les travaux d’un éminent professeur allemand, spécialiste de Bilitis, dont il vient de découvrir le tombeau. Enfin le livre se ferme sur deux pages de notes citant une nouvelle fois l’ouvrage de référence du docteur G. Heim. L’édition de 1898 comprendra même une bibliographie savante de neuf titres. Cependant, on le sait, le secret que signalait le nom même du professeur allemand (geheim = secret) va vite se dissiper (non sans avoir trompé quand même quelques universitaires !) : Bilitis n’a jamais existé, pas plus que le docteur G. Heim. Les documents produits sont donc des faux, les traductions en prose des poèmes de Bilitis ne sont pas des traductions mais des poèmes originaux, lesquels sont eux-mêmes inspirés fréquemment par de vrais documents dont les spécialistes de Louÿs, Jean-Paul Goujon notamment, ont établi la liste21.

22On voit comment Louÿs achève et pervertit dans ce livre l’esthétique parnassienne dont il est l’héritier : au reproche de pastiche, il répond par l’illusion. Il assume le pastiche jusqu’à se présenter comme simple traducteur et, de fait, ses textes en prose ressemblent aux traductions de « mimes » parues en 1891 d’après Hérondas et que Schwob avait également pratiquées22 : il s’agit de poèmes courts, centrés sur des épisodes de la vie quotidienne. Mais ce pastiche est en même temps son propre original, ce qui court-circuite provisoirement la question de la source ou du document, tout en allant au bout du processus de fragilisation de la notion d’auteur déjà en cours chez les premiers Parnassiens. Pierre Louÿs est-il encore un auteur sérieux, comme l’exigeait Leconte de Lisle ? Son travail de documentation est sérieux, on en a retrouvé les traces, notamment dans les 98 « Notes explicatives inédites » que Louÿs avait rédigées pour Bilitis : il s’agit bien sûr de faux documents qui auraient servi à entretenir la mystification en donnant au livre encore un peu plus l’apparence d’une édition critique mais en même temps toutes les références aux textes grecs ou aux ouvrages d’érudition sont authentiques. Louÿs fabrique donc du faux avec du vrai et il aboutit à un texte qui n’est plus que le reflet d’une source absente, comme le signalait avec admiration une lettre de Mallarmé : « Un charme si exquis de ce livre à la lecture est de rendre compte que le grec idéal qu’on croit entendre derrière, est précisément le texte lu en votre langue23. » Le charme goûté par Mallarmé relève d’une sorte de tour de passe-passe qui apparaît comme la seule réponse à la vocation du poème parnassien à se laisser contaminer par le document : contaminer le document en retour, en faire l’objet du processus de création, inventer sa propre source.

23Cependant, malgré le succès des Chansons de Bilitis, on peut voir dans cette stratégie une sorte d’impasse dont témoignerait l’évolution de Pierre Louÿs, à commencer d’ailleurs par ses hésitations sur la forme définitive à donner à cet ouvrage : on sait par exemple que Louÿs avait initialement prévu de l’ouvrir par une préface du professeur Heim corrigeant et approfondissant le travail « du jeune traducteur24 ». A l’inverse, il avait également rédigé un « Avant-propos » dévoilant la « supercherie » envisagée et en dénonçant « l’inanité », avant d’opter pour la solution décrite ci-dessus.

24Ces hésitations quant au statut du livre me paraissent révélatrices du malaise qui guette ce type de projet : le processus de littérarisation du document (j’entends par là le fait d’inventer des documents) tourne inévitablement au malentendu. Il nécessite un travail de documentation extrêmement fouillé afin de rendre la falsification vraisemblable, et en même temps cette falsification empêche son auteur d’accéder à une véritable reconnaissance, d’être pris au sérieux. Il n’est jamais que l’auteur d’un texte reflet qu’on finit par recevoir comme un reflet de texte, pas une œuvre à part entière. De là chez Louÿs une sorte de spirale autodestructrice : de moins en moins de textes originaux publiés et une existence consacrée de plus en plus à la copie, à l’écriture de documents consignant, dit Jean-Paul Goujon, des « montagnes de fiches25 » sur les sujets les plus variés (bien que souvent liés à l’érotisme), et tout cela presque exclusivement à usage interne : Catalogue chronologique et descriptif des femmes avec qui j’ai couché (60 femmes, 28 photos), Manuel de Gomorrhe, Manuel d’érotologie, Dictionnaire des termes érotiques, « Recherches sur l’épilation des femmes dans l’Antiquité, sous la Renaissance et à l’époque contemporaine », Femmes d’Algérie, etc. Autant de travaux documentaires qui finissent par parasiter la création littéraire.

25Notre premier temps s’achève donc en Pierre Louÿs un peu comme il s’achève chez Flaubert : dans l’obsession de la note, l’entassement des documents et l’aboutissement de la littérature, romanesque ou poétique, à la copie, derrière laquelle disparaît la figure de l’auteur. Flaubert meurt en laissant Bouvard et Pécuchet condamnés à l’interminable copie des livres lus par leur auteur. Pierre Louÿs finit presque aveugle dans une bibliothèque encombrée de ses catalogues consignant des notes qu’il n’exploitera jamais.

26*

27Mon deuxième point sera consacré à la période décadente puis symboliste. Elle se caractérise vers 1870 par une réaction forte contre la poésie savante dont je viens de parler. Refus de l’érudition et refus de l’impassibilité : on assiste donc au retour d’une poésie personnelle qui, pour éviter l’écueil de la déclamation romantique, cherche dans le parler populaire un gage d’authenticité. La naïveté, l’ignorance, la maladresse deviennent des valeurs poétiques qui expliquent par exemple les succès de Richepin et du groupe des Vivants ou encore celui de Francis Jammes en pleine réaction anti-mallarméenne26. Même les symbolistes les plus raffinés chercheront dans la tradition populaire, dans la simplicité des chansons médiévales, une caution leur permettant de s’exonérer du reproche de sophistication excessive et abstraite. C’est ainsi que Tancrède de Visan, l’un des théoriciens tardifs du symbolisme, écrit : « alors qu’une âme française se pliait sans souplesse à des pastiches de littératures étrangères […] tout un groupe de poètes s’est rencontré pour exalter l’âme populaire de notre pays avec ses inventions, son folklore, ses chansons naïves27 ». Du côté du Parnasse, la raideur et l’artificialité du pastiche ; du côté symboliste, l’émotion et l’authenticité de la tradition nationale. Les choses sont claires et permettent de comprendre pourquoi Robert de Souza, l’un des théoriciens du vers libre, écrira également un essai intitulé La Poésie populaire et le lyrisme sentimental (Mercure de France, 1899), de même qu’Albert Mockel, le critique symboliste des Propos de littérature, publiera aussi un volume de poèmes significativement intitulé Chantefable un peu naïve (1891).

28Nous sommes alors vers la fin du siècle et le Symbolisme, vainqueur du Parnasse, doit lui-même défendre son héritage contre les assauts de nombre d’écoles en « -isme ». Mais plutôt que de m’évertuer à démêler cet écheveau de manifestes et de polémiques, je vais me concentrer sur les débuts de cette nouvelle poétique parce que l’usage du document y est plus radical et donc plus spectaculaire.

29Revenant sur les expériences poétiques qui suivent la lettre du Voyant, Rimbaud confesse son goût d’alors pour « les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs28 ». On voit assez clairement que ce qui fait la cohérence de cet assemblage hétéroclite de documents allant de la peinture à la musique, en passant évidemment par les textes, c’est que tous représentent une forme dégradée de l’art. Le document rimbaldien est l’inverse du document parnassien : il est anonyme et non savant, à peine imprimable. Je ne m’attarderai pas sur les traces de ces documents dans l’œuvre en vers : de la « Chanson de la plus haute tour » aux « Ariettes oubliées » écrites par Verlaine à l’époque de son compagnonnage avec Rimbaud, on note la même recherche de simplicité et de naïveté qui s’exprime notamment par la recherche de mètres courts et de formes brèves. Mais la trace du document dans l’œuvre reste relativement discrète, inassignable, rendant la recherche des sources particulièrement ardue, comme en témoignent les éditions critiques.

30Je vais donc m’en tenir, pour terminer, à des formes indiscutables, mais moins fréquentes, d’exhibition du document qui me paraissent en tout cas inaugurer la période décadente et symboliste par des choix esthétiques tout à fait différents des précédents : même s’ils ne sont évidemment pas représentatifs de l’ensemble d’une production poétique qui s’étend sur deux ou trois générations et fait montre d’une grande complexité dans son rapport à la science, ces textes amorcent une poétique de l’oralité dont l’influence sur la période fin de siècle est importante29.

31Dans « L’éclatante victoire de Sarrebruck », un sonnet daté de 1870, Rimbaud décrit une gravure représentant précisément cette victoire. En termes de rhétorique, il s’agit d’une ekphrasis, c’est-à-dire de la description d’une œuvre d’art. On parle aussi de « transposition d’art », dans la mesure où le document relève des arts plastiques et que le texte tâche d’en proposer un équivalent verbal. La poésie parnassienne regorge de telles ekphrasis, et il est impossible que Rimbaud ne songe pas au moins aux sonnets de Heredia en écrivant ce sonnet libertin qui fait notamment rimer « dada » avec « papa ». Cependant, du point de vue qui est le nôtre, la provocation réside surtout dans l’exhibition d’un document relevant d’une forme d’art méprisée car populaire et dont Rimbaud souligne l’origine dans le sous-titre : « Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes. » Nous sommes ici très loin, comme document, de Théocrite ou d’Anacréon !

32Vers la même époque à peu près, Tristan Corbière se prend lui aussi de passion pour le parler populaire tel qu’il s’exprime notamment dans les enseignes d’auberge, qu’il fait figurer en épigraphe de certains de ses propres poèmes. En voici un exemple tiré de la section « Gens de mer », dans l’édition originale des Amours jaunes(1873) :

img-5.jpg

33On peut remarquer que la disposition est la même que celle des sonnets épigraphiques de Heredia. Il n’est pas question de parodie, car ces poèmes de Heredia n’ont été publiés qu’en 1886, mais le fonctionnement du poème dans ses relations avec sa source est exactement le même : le texte en vers apparaît comme un développement du document qu’il exhibe et qui contient jusqu’au nom des personnages. Cependant, alors que l’esthétique parnassienne se révèle dans la transposition d’une langue savante (le latin) en une autre langue savante (le vers parnassien), Corbière expose ici la dégradation assumée du vers contaminé par son document populaire, et ce de façon encore plus spectaculaire que chez Rimbaud puisque la gravure est remplacée par une enseigne d’auberge, donc un texte, qui en impose bien plus que le poème qui suit : il est presque aussi long, beaucoup plus visible avec ses majuscules, et la faute d’orthographe sur liqueur semble contraindre les vers au langage familier, reconnaissable ici à ses apocopes, tandis que disparaît toute trace d’énonciation du poète lui-même, en quelque sorte supplanté par son document.

34Je terminerai par un exemple encore plus radical, celui d’une insertion directe du document dans le texte, ce que fait Laforgue, dans la « Grande complainte de la ville de Paris ».

35On retrouve généralement chez Laforgue l’attirance pour les énoncés populaires et de la vie quotidienne déjà observée chez Corbière, qu’il a d’ailleurs été accusé de plagier. Cette attirance prend chez lui la forme de la complainte, un genre populaire dans lequel il peut recueillir, comme il le revendique lui-même, « les refrains des rues, des bois, de l’alcôve, de l’église30 », etc. Le poète laforguien est donc d’abord, comme Corbière, un promeneur et un observateur qui va chercher ses documents dans la rue bien plus que dans les livres, et qui les restitue dans une langue volontairement incorrecte puisque ces documents sont essentiellement des énoncés qui imposent leur ton à l’ensemble du poème. La formule atteint cependant un paroxysme dans cette grande complainte, la seule en prose de tout le recueil, dans la mesure où le texte juxtapose différentes sortes d’énoncés dans une incohérence revendiquée.

36Sans entrer dans le détail de ce texte complexe31, on peut faire quelques remarques ayant trait au rôle qu’y joue le document. Il exhibe d’abord sa présence par l’abondance d’énoncés relevant uniquement du lexique commercial et évidemment tout à fait inusités dans un volume de poèmes : « Maison fondée en…, à louer. Médailles à toutes les expositions et des mentions », « Prévient la chute des cheveux », « Avis important ! l’Amortissable a fléchi, ferme le Panama. Enchères, experts. Avances sur titres cotés ou non cotés, achat de nu-propriétés, de viagers, d’usufruit ; avances sur successions ouvertes et autres ; indicateurs, annuaires, étrennes. Voyages circulaires à prix réduits. Madame Ludovic prédit l’avenir de 2 à 4. Jouets Au Paradis des enfants et accessoires pour cotillons aux grandes personnes. »

37Ces énoncés se donnent donc à lire comme de simples reproductions de paroles entendues ou d’affiches lues, extérieures au parler poétique laforguien, reconnaissable dans le même poème à son lyrisme mélancolique moderniste (« Que tristes sous la pluie les trains de marchandise ! ») ou encore à ses mots-valises (« spleenuosités », voluptiales ») qu’il considérait comme sa marque de fabrique. On observe également de nombreuses formes d’hybridation associant le lexique commercial à des caractérisants de type métaphysique : « Chantiers en gros et en détail de bonheurs sur mesure », « Dépôt, sans garantie de l’humanité, des ennuis les plus comme il faut et d’occasion », etc.

38Que faut-il en penser ? De quoi ce texte peut-il être la complainte ? La juxtaposition d’énoncés hétérogènes et polyphoniques, même rapportés au locuteur unique que pourrait être Paris (« Bonne gens qui m’écoutes, c’est Paris »), semble vouloir noyer le parler poétique sous « l’universel reportage » du langage courant et commercial. Cette polyphonie illustrerait de façon satirique la place restreinte faite au discours poétique et au personnage du poète dans la société de l’ère industrielle : propos qui va de soi au moins depuis le romantisme et encore plus depuis l’invention des « Poètes maudits » par Verlaine à peine quelques années avant les Complaintes.

39Le procédé ne va pas pour autant sans poser un problème de poétique : qu’est-ce qu’un auteur qui n’est pas l’auteur des énoncés qu’il signe ? Quand le Parnasse tâchait difficilement de maintenir la frontière entre poème et document par un travail de transformation, de mise en forme, Laforgue, à l’inverse, ouvre les vannes en insérant des énoncés manifestement allogènes dans ses propres textes. Il précarise de la sorte le statut du poète en n’en faisant qu’un locuteur parmi d’autres. De ce point de vue, l’usage laforguien du document rejoint d’autres pratiques polyphoniques de l’époque qui toutes mettent en cause la position de maîtrise du sujet sur son œuvre. Ici, le poète n’est plus qu’un œil ou qu’une oreille restituant dans son œuvre, par le collage, la voix du monde dans sa diversité et sa dissonance.

40Cependant, comme tel il ouvre déjà la voie à la pratique du ready-made32, que l’on pourrait considérer comme une sorte de degré absolu de la poétique du document. Inséré sans aucune transformation, ce dernier ne doit plus sa valeur poétique qu’à l’autorité de l’énonciateur : est poétique ce que le poète trouve poétique et qu’il transfigure en objet poétique par le seul fait qu’il le cite. Ambition sans doute démesurée et mégalomane que cette tentation d’éprouver le pouvoir de sa propre parole, dépouillée de tous ces auxiliaires que constituaient pour les Parnassiens le travail du style et la science : c’est cette tension contradictoire entre précarisation et hyperbolisation des pouvoirs du sujet lyrique, caractéristique de la modernité telle que l’inaugure Laforgue, qui fait ici du document un enjeu poétique.

41Hugues Laroche, CIELAM