Colloques en ligne

Daniel DELBREIL, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III

Lire Alcools à la lumière des contes d’Apollinaire

1La notoriété d’Apollinaire poète a laissé dans l’ombre de nombreux autres versants de son activité littéraire, et notamment sa prose d’imagination. Pourtant, l’écriture des poèmes et l’écriture des contes se font, pratiquement dès le début, et jusqu’en 1913, en parallèle. Apollinaire a proclamé à de nombreuses reprises son goût, son intérêt pour l’écriture en prose (« Quelle chose difficile ! »), le talent qu’il s’y reconnaissait ainsi que son attachement à ses contes, « [s]a grande chose ». De cet intérêt, ce goût et ce talent viennent sans doute l’une des caractéristiques des poèmes d’Alcools : à une époque charnière où la poésie moderne – si l’on en croit, par exemple, Dominique Combe - se définirait par une rupture avec le récit, les poèmes d’Alcools, dans leur grande majorité, « racontent »1. Certains poèmes développent même de petites « histoires » très cohérentes ; un long poème est dit « roman », avant de devenir « romance » puis « chanson » (c’est « La Chanson du mal-aimé »).

2On ne pourra donc s’étonner des parentés d’écriture et de motifs entre les poèmes des années 1898-1912 qui sont regroupés dans Alcools et les contes regroupés en 1910 dans L’Hérésiarque et Cie, ou encore ceux qui le seront en 1914 pour le futur Poète assassiné2. On ne s’étonnera pas non plus de découvrir entre les textes en vers et ceux en prose quelques « doublons » qui rappellent ceux de Baudelaire sur la chevelure ou l’invitation au voyage dans Les Fleurs du mal et les Petits Poèmes en prose. Par exemple, Salomé, héroïne et locutrice dans le poème d’Alcools, est également le personnage central du conte « La Danseuse » de L’Hérésiarque et Cie. On rappellera aussi que, dans la revue Vers et prose (la bien nommée), a été publié en 1909 un texte en vers intitulé « La Maison des morts» et que ce même texte  avait fait l’objet deux ans auparavant d’une publication dans Le Soleil sous la forme d’un conte en prose intitulé « L’Obituaire ». « La Maison des morts » est l’emblème même du lien qui unit vers et prose dans l’ensemble de l’œuvre d’Apollinaire, c’est-à-dire les poèmes (d’Alcools) et  les contes.

3La lecture des poèmes du recueil de 1913 ne peut que se trouver sensiblement enrichie par la prise en compte des textes contemporains en prose. Dans la limite de cette contribution, ne seront évoquées que quatre questions – mais des questions centrales dans Alcools : le traitement du biographique, l’image de la femme, le rapport au temps et le statut du poète. De toute façon, et à l’évidence, en vers ou en prose, dans les poèmes ou dans les contes, c’est le même imaginaire qui est à l’œuvre.

Avec les contes, un autre éclairage biographique

4On sait qu’Apollinaire a déclaré que les poèmes d’Alcools étaient la « commémoration » des événements de sa vie. Il en va de même de nombreux contes des deux recueils publiés en 1910 et 1916. Certains faits sont évoqués parallèlement dans les deux types de texte. Ainsi, les quelques jours à Prague en mars 1902. Textes en vers et en prose se font écho directement, avec « Zone » d’un côté (qui évoque le « conte en prose » publié dès juin 1902) et  « Le Passant de Prague » de l’autre. La montée au Hradchin, et surtout la terreur du « je » narrateur devant les « agates de Saint-Vit », forment dans les deux textes un doublon littéral (Po, 42 et Pr I, 89)3.

5 Néanmoins, dans les poèmes et dans les récits, les choix de l’écrivain sont souvent sensiblement différents. On ne peut qu’être frappé par les ellipses d’Alcools sur des périodes et des figures pourtant décisives dans la vie de l’homme Apollinaire : la petite enfance italienne, l’enfance et l’adolescence méditerranéennes, le séjour à Stavelot – et, liées à ces moments, à cette phase de formation de l’homme et du poète, les figures du père et de la mère. Alcools, oùle thème orphique du regard en arrière est pourtant essentiel, mentionne trèsrapidement, dans la quatrième section des « Fiançailles », des « églises italiennes » ou des « petits bois de citronniers » des bords de la Méditerranée. Le frère du poète n’est évoqué que très allusivement par une « vieille photographie » dans « Le Voyageur ». La mère n’est qu’une figure fugace (d’exclusion) dans « La Porte ». « Zone » même, le poème le plus rétrospectif et globalisant du recueil, ne donne qu’un épisode de l’enfance, et non déterminé spatialement : une crise religieuse. Dans la suite du texte, les « douloureux et joyeux voyages » ne sont évoqués que par des notations brèves, dans une succession d’instants ressuscités et présents quasi simultanément : épisodes juxtaposés, enchaînements paratactiques, choix aléatoires, vision éclatée… Chaque séquence du poème reste mystérieuse, énigmatique : et pourtant… Rome, « les bords de la Méditerranée », Marseille, l’emprisonnement à la Santé, ou même Amsterdam, sont autant d’étapes riches d’expériences dans la vie du poète, enfant ou adulte, et que les contes, eux, ne se font pas faute d’explorer et d’éclairer. Alcools opère un gommage quasi complet des origines et tout semble se passer comme si le poète était né en Rhénanie avec la déception amoureuse fondatrice de l’écriture. Ce sont les contes qui permettent la véritable plongée dans ce passé « premier » qui n’est livré que par  bribes dans les poèmes.

6 En deça de l’enfant mystique de « Zone », il y a, dans les récits de fiction, l’enfant romain aux jouets de bois nommé Giovanni Moroni, élevé par une mère « terrible » (nommée Attilia) et par un père adoptif. A Rome, il y a le carnaval, univers de la fête, de la mangeaille, du masque, du déguisement et du faux (thématiques très présentes dans Alcools) ; il y a aussi tous les ecclésiastiques romains, souvent libidineux et en proie aux tentations de la chair : l’ermite d’Alcools a de nombreux « frères » en faiblesses humaines dans les deux recueils de contes.

7Les bords de la Méditerranée ne sont pas simplement le lieu d’une « promenade en barque » comme dans Alcools, mais ils abritent le petit monde monégasque, niçois ou cannois du « Giton », de « La Favorite », des « Pèlerins piémontais », de la « Fiancée posthume ». Marseille, ville de la mort de Croniamantal, le héros, double d’Apollinaire dans « Le Poète assassiné », voit aussi débarquer, dans le conte, un « ange frais » (« La Porte »), mais ce n’est pas un simple petit requin de la Méditerranée comme dans Alcools : c’est un monstre redoutable, diabolique, venu des antipodes (Horace Tograth).

8On ne peut qu’être frappé également par la disparition totale – à une petite mention près dans « Marie » (« C’est la maclotte qui sautille ») – de l’épisode stavelotain.  Aucun des poèmes sur les « fagnes de Wallonie » ou sur la jolie Mareye n’est repris dans Alcools. Et pourtant, on ne peut ignorer l’importance de cet été 1899 dans l’itinéraire du jeune poète. C’est dans les Ardennes, et dans sa forêt, « prodigieuse matrice », qu’Apollinaire a conçu L’Enchanteur pourrissant, ferment, selon Jean Burgos, de toute l’œuvre à venir4. C’est dans les Ardennes (« A deux lieues de Spa […]. ») que le prosateur situe la scène de « procréation » du futur poète Croniamantal, grâce à la rencontre de Viersélin Tigoboth, musicien ambulant wallon, « arrivant à pied de Liège », et de Macarée, la « pensionnaire » d’une accueillante maison de Spa.

9A propos des figures parentales, les contes viennent combler la béance laissée par les poèmes ou séquences autobiographiques d’Alcools. A l’interpellation affectueuse et encore  enfantine de « La Porte » (« ô ma maman ») ne répond guère dans le recueil que le soleil ventre maternel du début de « Merlin et la vieille femme » et surtout le vers mystérieux du « Larron » : « Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit » (Po, 91).

10 La prose d’imagination d’Apollinaire donne des traits un peu plus précis à ce père énigmatique et cette mère nocturne. Ce  vers du « Larron » est éclairé par L’Enchanteur pourrissant où le lecteur apprend, dès le premier chapitre, que le père de Merlin (autre héros-double d’Apollinaire), fut un diable séducteur d’une « demoiselle de grande beauté […]. » : mais « du père on ne savait rien et elle ne voulait pas le dire » (Po, 7 et 8). De la même façon, Croniamantal ne saura rien de son père biologique Viersélin Tigoboth, qui disparaît immédiatement de la vie de l’enfant qu’il a procréé ainsi que de l’existence de la mère qui décide, après avoir envisagé un avortement, d’élever seule « le fils d[u] chemineau » wallon (chapitre III du « Poète assassiné »). Le père-sphinx est donc moins celui qui pose l’énigme que celui qui reste à jamais une énigme pour l’enfant (en fut-il de même pour Apollinaire ? Que savait-il de ses origines ? Qu’a pu lui dire sa mère et à quel moment ?).

11L’identification nocturne de la mère dans « Le Larron » se voit confirmée par le personnage de Macarée dans « Le Poète assassiné ». Parmi les multiples identités mythiques envisagées par Madeleine Boisson, figure Lèto (et/ou Léda), la déesse de la nuit5. Macarée, comme, les autres femmes des poèmes et des contes, est « lunaire » et lunatique, variable et imprévisible.  

12  D’une façon générale, sur le plan autobiographique et référentiel, les éléments « commémoratifs » du recueil de vers sont marqués par la condensation ; ils procèdent de l’allusion, de la suggestion. Ces notations fugaces, ces quelques vers parfois énigmatiques cultivent l’implicite. Ils contiennent en germe ces éléments que les contes pourront développer et expliciter. L’« élidé » biographique des poèmes devient « matière première » (en un double sens) des récits brefs.

13Néanmoins, dans les deux types d’écriture (en vers ou en prose, poétique ou fictionnelle), la démarche autobiographique entraîne des ruptures, des éclatements, des condensations, des transformations des données du vécu.  Le travail sur la figure de la mère, et au-delà, sur les figures féminines, serait révélateur de cet effort constant de dissimulation et de métamorphose.

Une explicitation du portrait de la femme brossé dans Alcools

14  La prose d’imagination d’Apollinaire explicite cette représentation de la femme fuyante, trompeuse, cruelle voire meurtrière présente dans Alcools, mais aussi l’image de la femme muse, inspiratrice, emblème de beauté et de poésie. Les contes peuvent illustrer (exceptionnellement) la fidélité (de la « femme de Mausole » ou de l’épouse du sage Ulysse), via, par exemple, Ilse, la rose de Hildesheim ou Mme Muscade (« La Fiancée posthume »), mais ils montrent beaucoup plus souvent « la fausseté de l’amour même ».

15« Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans/J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps » pourraient dire nombre de personnages masculins des contes trahis par des femmes inconstantes et volages. Les personnages féminins des contes viennent « donner corps » aux « images [féminines] qui passe[nt] » dans Alcools.

16 Dans le conte « Le Poète assassiné », les trois héroïnes sont toutes faites sur le même modèle, moral ou physique, qu’il s’agisse de Macarée indépendante, dissimulatrice et rusée, de Mia Cecchi qui trahit François des Ygrées, le faux père de Croniamantal, ou bien de Tristouse Ballerinette à qui le poète consacre sa vie. Les femmes insaisissables ont également pour noms Olly, Criquette, la belle Locatelli dans « Les Souvenirs bavards », Maud, l’Anglaise, dans « L’Albanais » ou Marianne Garadan, l’« aventurière ».

17Il serait facile de brosser le portrait physique type de cette femme apollinarienne dangereuse, voire fatale, à travers, par exemple, ses cheveux (bruns, même s’ils ne sont pas « crépus comme mer qui moutonne »), cheveux « au parfum antique, », « cheveux qui se lovent comme les vers sur le corps de la mort » (Pr I, 268) ou à travers ses yeux qui donnent naissance au même type d’images que dans Alcools. Bien d’autres éléments d’un blason du corps féminin sont évoqués dans les récits : les lèvres (et les baisers), le cou, les « beaux bras » (Po, 138 et Pr I, 252)  et toutes les rondeurs du « bas corporel » de la femme.

18 S’il est question dans les poèmes de cou blessé, ensanglanté ou de « cul de dame damascène », tous les implicites corporels sont dévoilés dans les contes, le plus souvent de façon  triviale et rabelaisienne. Ainsi le cardinal Ricottino, aux prises avec les difficultés de prononciation du « u » en français et en italien (Pr I, 235), livre, devant Macarée, le vrai sens du mot « cou ».

19Le portrait de cette séductrice au deuxième chapitre du « Poète assassiné » reprend tous ces éléments. La « jeune femme brune, formée de jolis globes […] fix[e] ardemment ses grands yeux d’or » sur l’amant de rencontre (Tigoboth), puis exhibe volontiers sa poitrine : « […] elle montra à Viersélin Tigoboth ses seins, pareils aux fesses des anges et dont l’aréole était de couleur tendre comme les nuages roses du couchant. » (Pr I, 228). Le portrait de l’héroïne implique, sous le signe des rondeurs, un système complexe de correspondances corporelles entre le haut et le bas, le devant et le derrière (les yeux les seins, les fesses), mais également entre les éléments charnels « terrestres » et les éléments célestes (on pense aux « nuées du couch[ant]/ Qui […] tendent au ciel de si jolis culs roses » dans « L’Ermite », Po, 100)). Et l’on sait que les rondeurs fessières sont communément appelées « lune »…

20Macarée est d’abord, dans le récit, donnée par sa voix (un rire en fait) ; de même la première apparition de Tristouse Ballerinette, au chapitre XII « Amour » (toujours dans « Le Poète assassiné »),  se fait sous le signe sonore de la voix et du chant (Pr I, 266). Au chant de cette sirène du bois de Meudon (variante du chant magique et mortifère des « fées aux cheveux verts » de « Nuit rhénane ») s’ajoutera – comme le nom « Ballerinette » le promet - la danse qu’elle effectuera sur la tombe de Croniamantal, comme Viviane dans L’Enchanteur pourrissant (Pr I, I0-11 notamment)  ou comme la « vieille femme » du poème d’Alcools (Po, 88-9) devant Merlin.

21 Toutes les ambiguïtés de la danse de la femme, présentes dans Alcools, se retrouvent dans les contes : la danse fatale de Salomé bien sûr, mais aussi la danse en rond à valeur positive d’exorcisme que l’on perçoit dans « Nuit rhénane » (« Debout chantez plus haut en dansant une ronde ») et que l’on retrouve, par exemple, dans le conte « L’Otmika » avec le kolo, une « danse de la croupe » qui dessine un cercle sacré et protecteur. Les anges, comme il est rappelé dans « Le Passant de Prague », sont, selon le Talmud, les « maîtres de danse » (Pr I, 90) et l’on se souvient des charmes très charnels des fesses de ceux-ci lors du premier portrait de Macarée (Pr I, 228).

22Il faudrait également parler des vêtements de la femme, de la dualité du vêtu et du nu, thématique centrale dans le poème « 1909 » (Po, 138-9) où la « dame » incarne une beauté nouvelle et inquiétante (elle incarne une sorte d’ « effroi du beau »). Le vêtement élégant féminin est  l’emblème de « l’artifice » en son double sens : de fausseté d’une part (c’est le « chic » de Macarée, ou des « fausses femmes », les hommes travestis)), de travail artistique d’autre part. Comme la dame de « 1909 », Tristouse Ballerinette incarne la beauté moderne et cette poésie auxquelles Croniamantal voue sa vie et pour lesquelles il meurt en martyr.

23Enfin, les personnages féminins des contes viennent confirmer que la femme est une incarnation du temps. Dans les récits, la femme incarne les trois structures temporelles. Le temps linéaire, vectoriel d’abord car elle « passe » ; elle est donc l’image même de l’inconstance sentimentale, des « passades » amoureuses (Tristouse passe d’un amant à l’autre), même quand elle ne travaille pas dans des maisons de passe (Macarée à Spa ou quelque Marizibill, accorte prostituée dans le conte « Cox-City, qui porte le même nom que celle qui arpente « la haute rue à Cologne » dans le poème d’Alcools). Elle est aussi l’emblème du temps circulaire et bouclé, de l’enfermement dans un univers clos ; mais elle est encore l’image du recommencement et du temps cyclique. Une fois de plus, Macarée incarne tous ces aspects puisqu’elle se déplace à bicyclette (Pr I, 228-9) : les deux roues de son vélo annoncent d’autres cercles et cycles anatomiques, comme on l’a vu précédemment.

D’autres formes de la domination du temps

24Les contes prolongent donc la thématique temporelle d’Alcools. Les tentatives pour maîtriser la femme qui se dérobe sont emblématiques du vœu de maîtrise sur le temps. Apollinaire l’a clairement dit :

25 « Rien ne détermine plus de mélancolie chez moi que cette fuite du temps. Elle est en désaccord si formel avec mon sentiment, mon identité, qu’elle est la source même de ma poésie. » (Lettre à Jeanne-Yves Blanc, 4 août 1916)6.

26Cet effort est au cœur de la démarche mémorielle d’Alcools ;il se manifeste, sous d’autres formes, dans les contes, et au moins sous cinq formes : le personnage prolongé, le personnage immortel,  le devin, la mémoire mécanisée et sexualisée, et, enfin, le briseur d’éternité.

27 Le poète et le conteur se plaisent à « prolonger » la vie de certains personnages au-delà de leur mort « officielle » ou de l’existence que la tradition littéraire leur attribue. Dans les contes, ce sont les vies « prolongées » de Salomé, la « danseuse » d’Alcools qui aurait trouvé la mort en dansant sur un fleuve gelé (Pr I, 125-7), ou bien la nouvelle vie d’« Arthur roi passé roi futur » (Pr I, 373-7). Le meilleur exemple, partagé par Alcools et Le Poète assassiné, est le destin merveilleux de Louis II de Bavière. Son « retour » vers la rive dans « La Chanson du mal-aimé » (« Il s’en revint en surnageant/ Sur la rive dormir inerte/ Face tournée au ciel changeant », Po, 59) est le prélude de cette survie et de ce « changement » qui lui permettront de renaître dans un royaume souterrain, et de devenir le « Roi-Lune ».

28« Zone », dans la séquence de l’envol autour du Christ « aviateur », évoque d’autres personnages n’ayant pas connu la mort ou dont la mort est incertaine (Po, 40). L’Enchanteur pourrissant mettait déjà  en scène six « Immortels » dans son cinquième chapitre (Pr I, 59-64). Isaac Laquedem, le Juif Errant et le « passant de Prague », qui est l’un d’entre eux, les évoque à son tour : « Souvenez-vous d’Enoch, d’Elie, d’Empédocle, d’Apollonius de Tyane » avant de se tourner lui aussi vers « ce malheureux roi de Bavière, Louis II » : « Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi magnifique et fou vit encore. » (Pr I, 89-90).

29Maîtriser le temps, c’est aussi le prévoir. Les contes, comme les poèmes d’Alcools, présentent des devins qui disent l’avenir ou des personnages incarnant le destin. Certaines races qui traversent les temps, et qui, pour Apollinaire, incarnent la permanence, possèdent cette faculté de voir au loin. Ainsi, l’enfant juif, David Bakar (dans « Le Départ de l’ombre ») qui tire le lotto sur la piazza Ripetta de Rome, incarne le hasard ou la bonne et la mauvaise fortune (Pr I, 336-7). Les tziganes disent la bonne aventure aussi bien dans Alcools (« La tzigane savait d’avance/ Nos deux vies barrées par les nuits », Po, 99) que dans les contes. Ainsi le tzigane aux boucles d’oreilles dans « La Comtesse d’Eisenberg » affirme que, dans son langage, « Vie et Mort ne sont qu’un seul mot, de même qu’Hier et Demain […].»  (Pr I, 389).

30La victoire sur le temps serait aussi de pouvoir revenir en arrière, de faire renaître le passé et rétablir le contact avec ceux qui ne sont plus. Cette résurrection des morts est réalisée deux fois, et dans des registres très différents, dans le poème « La Maison des morts » d’une part, dans « Le Roi-Lune » d’autre part. Le conte donne même un sens littéral et sexuel à la moralité du poème d’Alcools : « […] y a-t-il rien qui vous élève/Comme d’avoir aimé un mort ou une morte » (Po, 72). Dans le royaume souterrain de Louis II de Bavière, des petites boîtes de bois permettent concrètement de faire réapparaître les défunts et aux vivants de faire l’amour (ou d’avoir l’illusion de faire l’amour) avec eux (Pr I, 307-12). Le conte est bien la variante « souterraine », sexuelle et « inavouable» de l’allégorie de la mémoire développée dans « La Maison des morts » ou dans « Rhénane d’automne ».  

31Il est, enfin, des êtres qui peuvent eux-mêmes sortir du temps puis revenir dans le temps premier. Ainsi Croniamantal, dans le chapitre XII « Amour » du « Poète assassiné », qui quitte la « réalité » du bois de Meudon, passe « dans d’autres temps » et dans un autre lieu (la forêt de Malverne) avant de revenir « [d]ans le joli bois » où il retrouve Tristouse (Pr I, 269-71). Le même Croniamantal avait connu une expérience analogue en montant par la rue Houdon vers l’atelier de l’oiseau du Bénin (Picasso). Poursuivi par des ennemis invisibles, « […] il se réfugia dans sa mémoire, et il allait de l’avant, tandis que toutes les forces de sa destinée et de sa conscience écartaient le temps pour qu’apparût la vérité de ce qui est, de ce qui fut et de ce qui sera. ». Ensuite, « […] il eut l’impression de mourir et de toute sa volonté, serrant les dents et les poings, il mit l’éternité en miettes. Puis soudain il eut de nouveau la notion du temps […]. » (Pr I, 255). C’est dire que le poète possède ce pouvoir de soumettre le temps à sa volonté.

Une image diversifiée de la figure du poète

32 Les contes proposent souvent une image sensiblement différente du poète. Dans Alcools, ce poète ne cesse de se mettre en avant, dans ses douleurs, ses épreuves comme dans ses pouvoirs, de s’autodésigner par le « Tu » et surtout par le « Je » : le recueil de vers fait entendre directement sa voix. A ce « poète en Je » exhibé, exalté, répond le poète en « il » des récits de fiction, via des « personnages » de poètes qui, souvent, ne sont guère reluisants. En effet, les contes ne manquent pas de proposer des individus présentés explicitement comme poètes, mais ceux-ci, à une exception notable près (Croniamantal, évidemment), ne revêtent pas le caractère héroïque du poète dans certains poèmes d’Alcools. On n’y retrouve pas les accents triomphants de « Cortège », du « Brasier », des « Fiançailles » ou de « Vendémiaire ».

33 Alors que le « grand lyrisme » des poèmes ne s’accompagne guère de fantaisie ou de traits d’humour, ce sont des tonalités fréquentes sinon dominantes des portraits de poètes dans les récits de fiction. Même le portrait de Croniamantal, « le plus grand des poètes vivants » (Pr I, 298), oscille sans cesse entre, d’une part le burlesque, le parodique, d’autre part, les accents prophétiques, démiurgiques, mystiques (comme ceux du poète dans Alcools). Son existence même est ponctuée d’épisodes cocasses, et qui pourraient être dévalorisants. Néanmoins, et c’est toute l’originalité du « Poète assassiné », cette fantaisie débridée, ce comique parfois grossier, ce « grotesque », ces disparates, ces ruptures constantes de tonalité ne remettent pas en cause sa dimension mythique souvent habilement travestie. A travers son héros-double, Apollinaire révèle aussi bien des détails biographiques (sa naissance un 25 août et non un 26, Pr I, 242) que l’idée qu’il se fait de ses origines, la façon dont il se construit son « roman familial » et sa personnalité mythique.

34 Une seule fois Croniamantal prend directement la parole pour parler de son statut face à l’imposteur Horace Tograth, qui est dénoncé comme « L’Ennui et le Malheur, le monstre ennemi de l’homme […]. » (Pr I, 298). Face au faux prophète qui séduit les foules, Croniamantal proclame, avant d’être massacré : « J’ai souvent vu Dieu face à face. J’ai supporté l’éclat divin que mes yeux humains tempéraient. J’ai vécu l’éternité. » (ibid.).

35Ce cri d’orgueil, cette apologie du Poète, cette affirmation de sa nature supérieure qui fait de lui l’égal de Dieu se retrouvent dans les textes théoriques. On pense notamment au début des Peintres cubistes où Apollinaire définit l’artiste en général qui « doit se donner le spectacle de sa propre divinité », qui doit pouvoir « embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir. » (Pr II, 7). Ainsi « […] les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains » (Pr II, 8). Ces propos s’appliquent aussi bien au poète sûr de lui-même, fier de son art et de ses réalisations des grands poèmes d’autodéfinition d’Alcools qu’aux « vrais » poètes des contes, il est vrai assez peu nombreux.

36Ou plutôt, peu nombreux si l’on adopte une acception étroite du mot poète. Ils seraient beaucoup plus nombreux, en revanche, si l’on prenait en compte, comme les textes nous y invitent, les autres types d’artistes. Comment ne pas citer au moins - et même si l’on ne retient pas tous ces artistes « de fantaisie », inventeurs de l’amphionie (le baron d’Ormesan), du tactilisme (« Mon cher Ludovic »), d’étoffe invisible (Louis Vedaldet), de recettes culinaires, etc. - ce « mariage » symbolique entre les deux créateurs, le poète (Croniamantal) et le peintre (l’oiseau du Bénin, alias Picasso) au chapitre X du « Poète assassiné » (Pr I, 255-6) ? Et ce chapitre est justement intitulé - terme qui réunit les deux formes de création – « Poésie ».

37Dans ses contes, Apollinaire montre bien, même si la formule ne sera avancée qu’en 1917 lors de la conférence sur « L’Esprit Nouveau » que l’« On peut être poète dans tous les domaines : il suffit qu’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte. » (Pr II, 950).

38Considérés par rapport aux poèmes d’Alcools, les contes remplissent à tout moment des fonctions diverses : de suppléance, de complément, de prolongement, de confirmation, d’explicitation. Ils présentent des visages beaucoup plus variés, fréquemment inattendus, de l’homme et du poète Apollinaire. Ils introduisent une note très insistante de dérision et d’autodérision. S’ils suggèrent un élargissement possible de la notion de poésie, ils formulent également une interrogation récurrente sur l’authenticité de l’activité de l’artiste, sur le vrai et le faux, et notamment sur le vrai et le faux poète (Croniamantal et le « fopoîte », Paponat ou encore Horace Tograth).

39Les contes, sous leurs apparences souvent déroutantes, n’en construisent pas moins, comme Alcools, dont ils gagnent toujours à être rapprochés (à moins que ce ne soit l’inverse…), la personnalité mythique d’Apollinaire poète, aussi bien sur le modèle orphique – avoué au début du chapitre XVII du « Poète assassiné » (Pr I, 294) – que sur le modèle christique : une histoire s’ouvrant sur une Macarée, Vierge parodique, et se terminant sur un tombeau « en rien , comme la poésie et comme la gloire » (Pr I, 301), un cénotaphe comparable à celui de Jésus.

40 Le récit de la vie de Croniamantal se termine sur une « Apothéose » qui fait écho au premier chapitre clamant la « Renommée » du héros : apothéose et renommée auxquelles aspire parallèlement le poète de « Vendémiaire » : « Hommes de l’avenir souvenez vous de moi ». Le vœu est exaucé d’emblée dans le premier chapitre du conte puisque « La gloire de Croniamantal est aujourd’hui universelle » et que l’univers entier se dispute l’honneur de lui avoir donné naissance (Pr I, 227).

41Le conte autobiographique, et d’une façon générale, les récits de fiction, répondent donc aux poèmes ; vers et prose se reflètent, s’inscrivent dans un jeu de miroir ; et, comme le dit Apollinaire dans un célèbre calligramme : « Dans ce miroir je suis enclos vivant et vrai » (Po, 197).