Colloques en ligne

Laurent ZIMMERMANN, Université Paris Diderot-Paris 7

Apollinaire poète de la dispersion

1Dans ces rapides développements, je voudrais faire valoir une chose importante à mon sens, la manière dont Apollinaire doit être pensé comme un poète de la dispersion.

2Je commence, pour aller dans cette direction, par aborder une question très connue, celle de l’unité dans Alcools. Le constat à produire sur ce point est présent dans toute la critique appolinarienne : Alcools est un recueil qui, en réalité, échappe à l’unité, à tous les niveaux, thématique et formel en particulier. Face à ce constat, la réaction de la critique est double. Il y a ceux (Bernard Lecherbonnier par exemple) qui cherchent malgré tout à retrouver une forme d’unité, en faisant valoir tel ou tel principe secret, dont le dévoilement permettrait de disposer des regroupements. Puis il y a ceux, plus nombreux (Pierre Brunel, Michel Décaudin, par exemple), qui tiennent qu’il faut accepter de renoncer à toute recherche d’unité. Ce second geste critique consistera en une décision négative : abandonner, comme non pertinente, la question de l’unité du recueil. Pour comprendre Alcools, beaucoup de questions seraient décisives, mais celle-ci, non.

3Ce qui pose problème dans cette manière de considérer les choses, me semble-t-il, est que l’on arrive pas, ou difficilement, à quitter un point de référence initial qui n’est peut-être pas exactement le bon. En se demandant si Alcools peut se ramener à une unité, en répondant négativement à cette question on ne fait, au fond, rien d’autre que reconduire l’unité, de quelque sorte qu’elle soit, comme valeur absolue, et comme point de référence obligé. Un recueil de poème, du point de vue de sa composition, pourrait trouver l’unité, ou non. Telle serait l’unique qualité possible. Absente, elle ne pourrait laisser place qu’à un blanc, à une case vide.

4Or, ce choix critique est-il véritablement le bon ? Est-ce celui que l’on doit défendre ? Alcools ne doit-il pas au contraire nous pousser à chercher dans une autre direction, et plus précisément, à nous demander s’il n’existe pas une autre qualité possible, très différente de l’unité ?

5Le recueil, comme tel, à être lu dans la continuité, est indéniablement réussi. Le lecteur n’est pas gagné par le sentiment d’avoir affaire à un parcours chaotique, bien au contraire. La chose est évidente : il y a un plaisir et une force à la lecture du recueil entier. Comment, dès lors, l’expliquer ?

6Par la prise en compte d’une qualité positive qu’Apollinaire fait jouer dans Alcools : la dispersion. On dira dès lors que le recueil est composé, sciemment, selon une logique dispersive, c’est-à-dire une logique qui déjoue systématiquement l’unité, à tous les niveaux où elle pourrait jouer dans la composition. Précisons les choses cependant: la dispersion n’est pas le disparate, et c’est ce qui explique que le recueil se lise si aisément et qu’il ait une telle force. Le disparate est une absence d’unité figée. Une accumulation d’éléments séparés sans liens entre eux. La dispersion consiste au contraire à faire jouer des liens, mais inachevés, mobiles, incertains : à faire en sorte que l’absence d’unité soit dynamique. Et c’est bien ce que fait Apollinaire.  

7S’il est important de souligner cette dimension, et de saisir qu’elle n’est pas qu’un élément négatif mais bien une qualité de la composition, c’est dans la mesure où elle répond à un enjeu poétique important. Faire jouer la dispersion, ce sera mettre en jeu une conception de la poésie non pas comme belle forme ou comme perfection du langage, mais comme manière de rompre le figement possible du discours, et de donner les moyens de le rompre. La poésie, ainsi envisagée, ne tient pas tant, pas seulement, au résultat qu’elle obtient, qu’au processus qu’elle sait engager et maintenir pour le lecteur. Au processus de rupture par rapport à ce qui du discours est figé, et tend à entraîner du côté du figement. Bien entendu, la chose est en un sens paradoxale : le poème est écrit, fixé en une forme qui ne varie pas. La poésie n’est pas de la danse, art de l’effacement où chaque geste produit suppose la disparition du précédent. Mais elle peut toucher à cette possibilité néanmoins, en faisant jouer une force dispersive dans ce qu’elle propose. La force dispersive ne se résume donc finalement pas à la simple mise en jeu de la variété, de la composition harmonieuse par la variété qui produit du plaisir : elle est surtout cette force de réouverture de ce qui pourrait tendre à se fixer, à s’établir. Mon hypothèse est que nous rencontrons ainsi l’un des enjeux les plus importants de la poésie apollinarienne et que la composition d’Alcools en est la marque la plus évidente.

8Il y a là, donc, comme une toile de fond élémentaire à partir de laquelle comprendre Alcools. Mais cette force de la dispersion insiste et s’insinue ensuite dans la totalité de l’entreprise. Il n’y a pas d’un côté une composition dispersée, puis le reste, chaque poème, qui oublierait ce principe.

9Il serait possible de montrer comment la dispersion, tout d’abord, s’introduit au cœur même de la composition de nombreux poèmes. La chose est évidente par exemple pour « La Chanson du mal aimé », où l’élan lyrique est interrompu sans cesse et la composition ramenée à cette interruption par des poèmes très différents.

10Mais ce qu’il me semble intéressant de rappeler est la manière dont Alcools fait jouer la dispersion au cœur de ce qui pourrait soutenir l’unité, en l’occurrence le dire poétique et le sujet. Alcools, à de nombreuses occasions, montre et pense le dire poétique comme dispersé, ainsi que, nécessairement, le sujet qui le soutient.

11Tournons-nous, pour observer la présence et la force de cette logique, vers une question qui certes n’est pas originale s’agissant de ce recueil, mais qui n’en reste pas moins décisive, celle de l’ivresse. Le titre même de l’ouvrage appelle une telle question, une telle thématique si l’on veut, et l’on sait que de nombreux poèmes s’y rattachent, parfois de manière un peu lointaine, parfois de manière extrêmement forte.

12La question de l’ivresse est bien entendu centrale pour toute la pensée de la poésie déployée dans Alcools, dans la mesure où, on le sait, une longue tradition fait de l’ivresse une figuration du dire poétique, dans le voisinage ou la rencontre de toute la tradition de pensée de l’inspiration, depuis Platon. Mais précisément, peut-on dire que l’ivresse, dans Alcools, nous est présentée de façon attendue, ou au contraire surprenante ? Est-elle cette force qui augmente la capacité du sujet, qui fait surgir de l’autre, la voix extérieure qui produit une dictée, mais pour que le sujet s’en trouve renforcé, ou bien s’agit-il d’autre chose, de quelque chose de plus déroutant ? Pour le dire dans des termes toujours identiques : Apollinaire ne conduit-il pas l’ivresse, à rebours de ce que l’on pourrait attendre, du côté de la dispersion ?

13Pour essayer de montrer ce qu’il en est de ce côté, prenons comme exemple principal un poème qui ne fait pas forcément partie des plus commentés du recueil, « Nuit Rhénane ». Il est intéressant de regarder de près ce poème précisément parce qu’il ne fait pas partie des plus attendus, et que nous pouvons constater que la dispersion, au cœur de l’ivresse, y joue un rôle fondamental. Mais il s’agira également, bien sûr, de regarder ce qu’il en est dans des poèmes plus commentés, et de constater que la version de l’ivresse proposée dans « Nuit Rhénane » est homologue à celle proposée dans « Zone » et dans « Vendémiaire ».

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15Le poème est le suivant :

NUIT RHÉNANE

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme

Écoutez la chanson lente d’un batelier

Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes

Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde

Que je n’entende plus le chant du batelier

Et mettez près de moi toutes les filles blondes

Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent

Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter

La voix chante toujours à en râle-mourir

Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

16Intéressons-nous, donc, à l’ivresse dans ce poème. Si le sujet de l’énoncé est montré comme porteur d’un « verre » (« Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme », et il faudra revenir évidemment sur l’équivoque à partir de ce verre), lequel va se briser en fin de parcours, il faut noter néanmoins que l’ivresse, même si on peut supposer que le sujet de l’énoncé en est affecté, exerce surtout son emprise, et en tout cas son emprise explicite, ailleurs : sur le fleuve qui est ivre (« Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent »). Ainsi, nous nous trouvons en présence d’une situation étrange, où le sujet ivre est comme redoublé par une ivresse du côté de l’autre.

17La situation se complique, mais s’éclaire, lorsque l’on remarque qu’il en va de même pour le chant.

18Qu’en est-il en effet du chant dans le poème, et de manière générale du circuit du dire et de l’écouter, du proférer et du recevoir la parole ? On peut remarquer que le poème présente, sur ce point, comme le déploiement maximal d’un éventail : il est tout d’abord question d’écouter (v. 2 : « Écoutez »). D’écouter quoi ? Une « chanson » (v. 2). Mais cette chanson est, en outre, une manière de raconter ; il y a donc récit, ce qui n’est pas une nécessité pour une chanson (v. 3 : « Qui raconte »). Puis il est question à nouveau de chanter (v. 5 : « chantez plus haut »), mais ce chanter provient, cette fois-ci, d’une autre source que le batelier, lequel chante la chanson précédemment mentionnée ; en effet, ce nouveau chanter a pour but de couvrir le « chant » (v. 6) premièrement évoqué, celui du batelier, donc. Enfin il est à nouveau question du « chant » premier (v. 11), et de la « voix » d’où il provient (v. 11). Mais s’y ajoute ceci : ce chant premier, qui est, comme indiqué au départ, un récit, est plus précisément, apprend-on à la fin, un récit présentant des fées « qui incantent l’été » (v. 12).

19Autrement dit, nous avons affaire à un enchâssement des chants et des dires les uns dans les autres : il y a un chant (celui du batelier), qui chante des fées qui incantent (l’été), et ce chant d’une incantation est recouvert par un autre chant (celui que le sujet appelle pour recouvrir celui du batelier). Comment placer, avec davantage de rigueur et de ténacité, le dire au lieu de l’autre ? L’ivresse promue par « Nuit rhénane » est une ivresse du dire de l’autre ; une ivresse qui ne se rapporte pas in fine au sujet mais qui au contraire ne cesse de circuler dans la dispersion, dans l’interruption et la redivision incessante de ce qui pourrait former unité.

20Et telle est bien la particularité du dire ivre dans Alcools : il sort le sujet de soi, pour ne plus en faire une source unique et stable du dire, mais au contraire cette pluralité de voix dispersées – et c’est alors d’une telle pluralité, et de cette dispersion, que procède l’ivresse. Nous n’avons pas du tout affaire au mouvement inspiré usuel, qui porte le sujet hors de soi mais pour le ramener à soi, pour augmenter sa capacité, mais au contraire à un maintien et à une accentuation du mouvement de sortie de soi et de dispersion.

21Et du reste, oui, il est possible de constater exactement la même logique dans des poèmes beaucoup plus connus, « Zone » en particulier et « Vendémiaire ».

22Le cas du premier de ces deux poèmes est significatif, et connu. Dans une version initiale, on le sait, Apollinaire écrit son texte en employant seulement la première personne du singulier ; les vers où il est question d’alcool sont donc pris dans ce dispositif énonciatif attaché à la première personne, même si l’on y remarque déjà une tendance de l’enivrement à, pourrait-on dire, sortir des limites du soi :

Je suis triste d’être ici, je voudrais naviguer

Vers de nouveaux pays où les nuits seraient gaies

où il n’y aurait pas de malheureux dans les rues

où l’on boirait des liqueurs inconnues

Et non tous ces alcools brûlants comme ma vie

De ma vie que je bois et qui me brûle comme l’eau de vie1

23On le voit, ces vers, même s’ils s’orientent vers la première personne, débutent toutefois par la présence d’un « on » qui boit les liqueurs – ce « on » s’attaquant à la stricte clôture du « je ». Mais ce dont il faut se souvenir est que la version définitive – la chose est connue – sera marquée par une alternance du « je » et du « tu » pour parler de soi, créant une ouverture et un dispersion constitutive du sujet. Or remarquons que dans cette version définitive le passage où l’alcool, presque à la toute fin du poème, est évoqué, est aussi un passage où le « tu » est résolument choisi aux dépends du « je » ; où la voix tendant le plus vers l’autre est donc choisie – et ce, alors même que cinq vers auparavant à peine, le « je » avait fait une dernière apparition :

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie

Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

24Une analyse allant vers la même conclusion pourrait être menée, quoiqu’avec bien davantage de matériel pour l’alimenter, s’agissant de « Vendémiaire ». Dans ce poème en effet, souvenons-nous simplement de ce point, c’est le « gosier » de Paris qui parle (« Ecoutez-moi je suis le gosier de Paris »). Ainsi l’ivresse est encore plus directement référée à l’autre, à un passage du dire à l’autre, et non à une intégration de l’autre dans le dire.

25On le voit, Apollinaire produit ce mouvement de dispersion et les pense poétiquement au cœur même de son recueil. Nous n’avons pas affaire, avec la composition de l’ensemble, à un accident, ni au choix, qui aurait pu laisser place à un autre, de la variété comme principe de rassemblement. Non, nous avons affaire à quelque chose de plus profond, à une conception de la poésie, du travail du poème et du sujet qu’il constitue.

26Ceci étant posé, peut-être pouvons-nous alors revenir avec davantage de bagage pour en comprendre la portée sur le dernier vers du poème : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire ». Ce vers ne peut manquer d’étonner, et de faire l’objet d’une double lecture. A vrai dire, la chose est tellement claire qu’il faudrait être aveugle pour ne pas relever ce qui est en question. Certes, une lecture au premier degré est possible, où on apercevra une pointe plaisante achevant le poème de manière brusque, et de manière, aussi, à rompre avec une certaine solennité qui aurait, peut-être, pu se dessiner trop nettement dans le texte. Reste néanmoins que ce « verre brisé » qui conclut le poème insiste d’un autre côté, et ce d’autant plus qu’il est présent dans un autre poème du recueil2 : le verre brisé a valeur en soi, et s’entend dans l’équivoque où le jeu sonore a aussi fonction de connaissance. Ce verre, bien entendu, est aussi un vers. Mais dire cela, ce n’est pas encore avoir précisément compris ce qui se joue, bien au contraire, car un important contresens pourrait ici avoir lieu.

27Le premier commentaire de ce dernier vers est bien entendu le suivant : quelque chose se produit, dans Alcools, de l’ordre du vers brisé. L’erreur, pourtant, qu’il serait possible de commettre ici serait de penser que s’entame ainsi un geste avant-gardiste ; et qu’Apollinaire serait un poète prônant le bouleversement des formes. Nous retrouverions alors quelque chose comme le geste avant-gardiste de Rimbaud, avec en particulier son « Il faut être absolument moderne ». Le souci est qu’Henri Meschonnic a critiqué, avec des arguments solides, acceptés par exemple par André Guyaux, la lecture usuelle de cette formule, en montrant que Rimbaud écrit cette phrase ironiquement et non pas comme un véritable mot d’ordre. De fait, davantage qu’une recherche de la progression avant-gardiste, l’œuvre de Rimbaud peut certainement se lire, déjà, comme une œuvre de la dispersion, ce que j’ai essayé de montrer ailleurs. Or, ce qui vaut pour Rimbaud vaut davantage encore pour Apollinaire.

28Certes, Apollinaire pratique le vers libre, dans plusieurs variantes, ainsi, avec « Zone », le vers libre rimé. Certes, son œuvre est habitée d’audaces formelles importantes ; ainsi, « La maison des morts », texte qui existe, avec les mêmes mots, en version de prose et, dans Alcools, en version en vers – manière de faire jouer le grain de la prose dans le vers qui ne se rencontre pas dans la poésie d’avant Apollinaire, du moins suivant ce geste radical. Il n’en demeure pas moins qu’Apollinaire, pour l’essentiel, n’aura pas cherché à être un insatiable inventeur de formes. Il produit autre chose, une autre posture dans la forme. Laquelle ? Celle, justement, du vers brisé, mais à entendre dans un autre sens.

29Le brisé dont Apollinaire peut se réclamer est en effet une simultanéité des formes, un brisé qui serait celui d’une exposition des différents éclats de verre qui sont des états variés du vers. Pas de progression chez Apollinaire, ou en tout cas, idée que la progression n’est pas l’essentiel ; la modernité aura cassé le vers, mais pour ouvrir un magasin des éclats où il est loisible de se servir sans souci de dépasser les prédécesseurs. Démarche inédite, qui ouvre à une tout autre histoire que celle des avant-gardes.

30Or, de l’ivresse dispersée à ce magasin des éclats, il y a un lien, et ce n’est pas sans raison que le même poème présente les deux éléments. L’intervention dans la forme d’Apollinaire s’avère marquer en effet la même orientation vers la dispersion : plutôt l’ouverture, la pluralité sans résolution, que l’unité. Ceci, encore une fois, pour produire une opération poétique dans laquelle le lecteur est entraîné : une manière d’éloigner le figement dans le discours, de laisser ouverte ainsi la possibilité de dire.