Colloques en ligne

Benoît de CORNULIER

Sur la versification d’Apollinaire dans Alcools. À propos de Zone, Le Pont Mirabeau, Palais, Rosemonde

1. Doutes métriques dès l’entrée en Zone

1.1 Alinéas poétiques

1De même1 que, par son titre sans article, comparable à un panneau commercial, le recueil Alcools pouvait se présenter comme un lieu procurant au client des « Vins et spiritueux », de même son poème initial, Zone, s’annonçait par son titre comme un espace dont on découvre en le lisant qu’il s’agit précisément d’une zone urbaine2; cette notion avait émergé sous le Second Empire à partir de celle géographique de zone climatique3 (par exemple zone tempérée), et s’était surtout répandue au début du XXe siècle ; elle était d’allure moderne, plutôt technique ou administrative que poétique. En entrant dans cette zone, le lecteur peut s’attendre à trouver des alcools, ce que confirmera vers la fin du texte l’aller-retour comparatif « cet alcool […] comme ta vie […] / Ta vie […] comme une eau de vie », où « cet alcool » désigne ta vie évoquée en telle zone4. Le libre passage du « je » au « tu » (de l’auteur) peut aider le lecteur à superposer les zones urbaines évoquées à sa zone de lecture.

2Dès la première page de la première édition5, le paysage visuel n’est ni clairement un paysage de vers, ni clairement un paysage de prose. On aperçoit vite qu’il s’agit d’alinéas6 poétiques, puisqu’on passe parfois à la ligne avec majuscule initiale en pleine phrase (cas du 6e alinéa « Est restée… »), mais non d’alinéas métriques, car leur longueur varie (irrégulièrement) bien plus que celle de vers métriques et peut déborder dans une deuxième ligne, et de plus leur marge initiale gauche est constante.

3En cas de débordement de la première ligne, au lieu de revenir en se calant sur la marge droite (voire avec un crochet) « comme si » l’alinéa aurait dû tenir dans une seule ligne (vers) – comme on le faisait le plus souvent en édition de poésie traditionnelle –, on revient vers la verticale de début de ligne (à gauche), mais un peu moins à gauche que pour la première ligne, comme si le début de celle-ci (début d’alinéa) était marqué par un retrait à gauche, alors que dans un texte de prose il est plus ordinairement marqué par un renfoncement vers la droite. Ce formatage parfois dit en sommaire est le même que chez Cendrars7. On pourrait donc hésiter à nommer (le contenu de) ces alinéas vers ou verset ; comme leur longueur est tout de même limitée (la plupart tiennent dans la ligne, et on n’en voit pas [ou guère ?] de deux lignes), et que certains semblent même être des vers métriques, on peut nommer ici ces alinéas poétiques vers, sans prétendre distinguer radicalement et à tout coup cette notion de celle de verset.

4Au premier coup d’œil, la première page du recueil, dans Zone, apparaît donc d’emblée (vers 1913) plutôt comme de la poésie moderne.

1.2. Paragraphes non métriques

5Le formatage (en dimension verticale) de la suite d’alinéas elle-même accentue la différence d’aspect avec la poésie métrique traditionnelle. L’espacement vertical des trois premiers pourrait convenir à des vers métriquement distingués (des monostiches) ; mais alors le paragraphe8 formé par les trois suivants (groupe de proximité verticale) formerait un tercet ? Le paragraphe suivant, bien plus long (et bien long s’il devait s’agir d’une strophe de vers longs) confirme plutôt que ce formatage en groupes de un, deux ou plusieurs vers n’est pas métrique9.

6Ces alinéas ne se présentent, ni (surtout) comme des stances – terme désignant ici des groupes (de vers) réguliers donc métriques, formatés comme tels –, ni même clairement comme un discours suivi en vers ; car une suite métrique de vers était rarement (ou parcimonieusement) subdivisée en paragraphes non métriques, hors des cas tels que celui du dialogue comme dans une édition de pièces de théâtre10.

7Non seulement le formatage en paragraphes d’un ou plusieurs alinéas n’est pas métrique, mais, dans les tout premiers vers de Zone, il est plutôt contraire à la distinction des distiques rimiques : les trois premiers « vers » espacés, comparés aux trois suivants groupés comme en un tercet, pourraient, à la rigueur, paraître former un groupe initial de trois vers espacés, mais ces deux groupes de trois (espacés, puis rassemblés) sont tout à fait décalés de la division rimique en distiques.

8La comparaison avec deux états antérieurs du poème tend à montrer qu’Apollinaire est arrivé progressivement à ce degré d’oblitération de l’organisation métrique en distiques. D’après les documents publiés par Décaudin (1971 : 77sv et 73sv), il apparaît que, dans un brouillon rédigé dans un cahier intitulé L’Année Républicaine, la plupart des distiques, et notamment les premiers, étaient formatés comme tels ; puis, dans Les Soirées de Paris (n° 11, décembre 1912), à ce formatage métrique est substitué un formatage non métrique ; mais, dans les premiers vers, ce formatage sémantique ne paraît pas chercher à contredire la division en distiques : les deux, et non trois, premiers vers y sont traités en monostiches, puis les huit suivants, puis les quatre suivants, groupes pairs parce que leurs frontières coïncident avec des frontières de distiques. Ainsi, dans Alcools, ce formatage en paragraphes peut tendre à casser ou fondre les groupes rimiques, comme dans d’autres poèmes, parfois, il tend à disloquer ou recomposer des vers.

1.3 Premier vers avec monde ancien

9Tel est le paysage où se présente le premier alinéa :

A la fin tu es las de ce monde ancien

10D’entrée, cela ressemble à un vers, un alexandrin. Deux petites gênes convergentes, tout de même, pour un lecteur (de l’époque) qui serait imprégné de poésie métrique traditionnelle, et ne serait pas du tout habitué à ce genre nouveau. Certaines conventions (Fiction graphique11) aujourd’hui très majoritairement ignorées faisaient de la poésie traditionnelle un immense lipogramme d’où la suite de mots « tu_es » était absolument exclue, parce qu’à l’intérieur du vers une voyelle (celle correspondant à la lettre « u »12, non protégée par une graphie de consonne même muette, y était contiguë à un mot jonctif (« es ») sans qu’ait lieu aucune élision : soit un hiatus métrique évident. Par là ces premiers mots ne ressemblaient pas à de la poésie métrique traditionnelle et n’étaient pas pour tout le monde, à tout commencement de première lecture, un candidat immédiatement évident au rôle de premier hémistiche d’alexandrin. Or l’évidence immédiate de la structure métrique était un principe (tacite, tant il allait de soi) de la poésie littéraire traditionnelle.

11Mais la lecture devait saisir quasi-immédiatement la totalité du vers jusqu’à son dernier mot : « ancien ». Deuxième petite gêne : dans la poésie traditionnelle, « ancien » avait généralement deux voyelles, l’« i » s’y interprétant comme une consonne glissante13. Il est vrai que la syllabation à l’ancienne « an‑ci‑en », avec « i » voyelle », avait encore été parfois pratiquée au XVIIe siècle chez un auteur comme La Fontaine, et que plus récemment, à l’exemple de Baudelaire, certains poètes comme Mallarmé l’avaient reprise14. Donc le mot pouvait paraître syllabiquement ambigu en poésie, et, dans un esprit imprégné essentiellement de poésie traditionnelle (du Cid à Hugo par exemple), le mode poétique de lecture, avant adaptation au style de l’ouvrage (nous sommes au premier vers), devait proposer d’abord l’interprétation bi-vocalique15.

12En faveur de l’évidence supposée de la diérèse « anci‑en », on pourrait avancer qu’on la rencontre plus loin dans le recueil (« Un livre ancien sous le bras », dans Marie où le contexte de mètre 8 force la diérèse). Mais, dans le brouillon de L’Année Républicaine, le vers (déjà incipit) apparaissait d’abord sous la forme16 :

Je n’ai jamais vécu que dans un monde ancien  

13soit un alexandrin régulier, sans hiatus initial et avec la syllabation classique d’« ancien » ; puis, semble-t-il, sur la même page, il a été remplacé par :

Je suis écœuré de vivre en ce monde ancien

14vers tout aussi évidemment non-alexandrin, ou en tout cas non alexandrin de type familier, que sa première formulation était évidemment alexandrine, mais où la syllabation classique « an‑cien » (avec « i » glissante) maintient la longueur totale 12.

15Bref, que pour tout lecteur la première ligne d’Alcools vers 1913 ait dû apparaître immédiatement comme un alexandrin net et immédiatement évident n’est pas évident. Il pouvait l’être pour certains lecteurs sans doute, mais pour d’autres non, et l’auteur en était vraisemblablement conscient. Par contre17, si la lecture en alexandrin ne s’était pas imposée d’emblée, elle devrait probablement émerger, une fois la ligne lue, pour une majorité de lecteurs. Ces doutes possibles convenaient, le cas échéant, à l’ouverture d’un poème et d’un recueil où les contours du métrique et du non-métrique sont parfois flous.

16Il pourrait être significatif qu’au premier alexandrin évident du brouillon, puis au non-alexandrin (ou alexandrin irrégulier) qui le remplace sur la même page, succède dès la version publiée en 1912 ce qui restera le vers inaugural d’Alcools, à savoir, peut-être, une espèce d’alexandrin douteux.

17Je ne sais pas si cet incipit livresque est une première, mais, en incipit de poème, Francis Jammes, au moins, avait fait à peu près le même coup en 1898 dans La Salle à manger (dans De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir) dont voici les premiers vers (cités ici d’après une anthologie qui a pu en altérer le formatage…) :

Il y a une armoire à peine luisante

qui a entendu les voix de mes grand-tantes,

qui a entendu la voix de mon grand-père,

qui a entendu la voix de mon père.

A ces souvenirs l’armoire est fidèle.

On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire,

car je cause avec elle.

Il y a aussi un coucou en bois. […]

18Le premier vers ressemblait un peu à un alexandrin, mais il commençait dans son premier hémistiche par une belle paire d’hiatus jumeaux dans « y_a_une » dont le premier était d’autant plus remarquable que l’expression si utile « il y_a » brillait par son absence (pour tous les temps verbaux) dans la tradition poétique en style sérieux. Puis « luisant », n’ayant que deux voyelles dans la langue des vers comme en prononciation familière, risquait, par attraction du modèle alexandrin, de provoquer la tentation de la diérèse fautive « lu‑isante » ; choix pas clair laissé au lecteur : alexandrin échouant en 6‑5, ou 6‑6 maladroit ? Il est difficile de prononcer sur de tels cas des jugements tranchés, et la réaction du lectorat de l’époque à première lecture était sans doute diversifiée. Signalons simplement ici que les deux vers suivants peuvent se rythmer en 5‑6, mais non en 6‑6, légitimant peut-être, mais après coup, la lecture en 6‑5 du premier, et martèlent le double hiatus autour de l’auxiliaire « a ». Peu après, le chant (apparemment alexandrin) du coucou « en bois » vaudra quatre hiatus en un vers. Mais ce qui, jugé seulement à partir du point de vue académique traditionnel, aurait pu constituer, négativement, autant de provocations du temps de Rimbaud pouvait déjà, à la fin du siècle, et chez Francis Jammes, paraître positivement comme un exemple de simplicité de style convenant à une simplicité d’âme.

19Le ton du premier vers de Zone n’est pas sans rapport avec son allure rythmique. En premiers mots de recueil, « A la fin » pourrait presque ressembler à une blague et serait sérieux en rapport avec la notion de « ce monde ancien » dans l’autre hémistiche, mais l’est un peu moins adjoint à « tu es las », en compagnie de quoi il ressemble à un  cri d’impatience (comme « À la fin j’en ai assez ») ; du reste, « tu es las » sera traduit deux vers plus loin par le plus familier « Tu en as assez », dans un troisième vers qui, par contraste avec le premier, semble avoir renoncé à toute ressemblance avec un certain mètre ancien (« à la fin il en a assez » ?). Certes, on pourra – intellectuellement – le « mesurer » en comptant littéralement ses voyelles, par exemple en comptant : « Tu en as assez de vivre » = 7, puis : « dans l’antiquité grecque et romaine » = 9 (ou 5‑4 pour indiquer des longueurs éventuellement distinguables18). Mais c’est une chose qu’un nombre exact de syllabes puisse être compté intellectuellement, et une autre chose, qu’il fasse rythme et soit rythmiquement pertinent dans son exactitude ; et, si cela se peut, qu’il le fasse en effet pour tout lecteur, à chacune de ses lectures, à n’importe quelle époque. Rappelons simplement ici qu’un nombre exact de syllabes supérieur à 8 ne peut pas faire rythme (loi des 8 syllabes indépendante de la culture)19 ;qu’à l’intérieur d’une situation culturelle, certaines longueurs et surtout combinaisons de longueurs peuvent être sélectionnées en mémoire et reconnaissables même à l’état isolé (comme 4‑6 ou 6‑6 selon l’époque ou leur combinaison avec 8, dans une sorte de répertoire mental des mètres littéraires historiquement variable) ; et que la proximité numérique de deux longueurs voisines de la limite 8 (comme de 5 avec 6, 6 avec 7, et plus encore 7 avec 8) est un facteur défavorable à leur distinction (Contrainte de discrimination). À l’égard de ces contraintes, certaines analyses métriques du genre « Telle suite de mot a tel nombre de syllabe, donc elle a tel rythme » peuvent paraître peu prudentes ou de pertinence incertaine. Il ne suffit pas de compter (compter quoi ?) pour faire faire une analyse rythmique et métrique (même à renfort de mots grecs).

20Zone aussi ne manquera pas de rythmes frôlant l’alexandrin et sera semé d’hiatus, parfois presque ostentatoires (« il y_a » pour la « prose » des journaux, puis jumeau dans « il y_a_un Nissard », « voici_à » répété comme le « qui_a » de Jammes succession de débuts de vers…).

21Ces divers aspects éventuels d’ambiguïté, tension ou flottement entre le métrique (traditionnel) et le non métrique (style nouveau) peuvent paraître convenir à un texte évoquant un monde ancien, mais dont le sujet à la fin est las.

1.4 Second vers avec bergère et moutons

22Dès le « vers » suivant,

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

23la dissonance s’installe, dans l’apparence d’hémistiche initial de 6, groupe nominal syntaxiquement détaché, par le simple collage de « Bergère » (personnage d’un monde poétique ancien20) en apposition au vocatif « tour Eiffel » (élément du monde nouveau), puis la construction « troupeau des ponts » assimile presque aussi brutalement le troupeau (bucolique ancien) aux ponts (constructions urbaines, parfois modernes). Ainsi le vers entier tisse syntaxiquement, en ce «  matin » dans un « monde ancien » (notions plutôt opposées que la rime superpose), une alternance d’éléments de ce monde ancien, rural et même bucolique « bergère… troupeau… bêle » (en italiques ci-dessus) et de ce monde moderne, urbain et technique, « tour Eiffel… ponts » (en gras)  Cette juxtaposition ostentatoire et criarde de l’ancien (très ancien) et du moderne (très moderne) donne le ton du recueil.

24Ce vers présente une dissonance stylistique interne à plusieurs autres égards : Sorte de dissonance référentielle de ce « tu » qui n’est pas par définition le sujet d’énonciation, et qui l’est (en un ton moderne)21. Tour Eiffel moderne évoquée par un vocatif d’allure rhétorique ancienne qu’accentue le littéraire et conventionnel « ô »22. Allégorie (figure ancienne) de la tour (moderne) en bergère (ancienne). Vers commençant comme un alexandrin, mais ne se terminant pas comme un alexandrin ni même d’une manière métriquement évidente, et ainsi se dérobant à l’attente peut-être provoquée par le vers précédent.

25On suppose parfois, comme allant de soi, que, pour un lecteur abstrait supposé (historiquement neutre), le premier vers d’Alcools commençait par cet alexandrin : « Bergère ô tour Eiffel – le troupeau des ponts bêle ». Je ne me rappelle pas comment je l’ai rythmé dans ma tête la première fois que je l’ai lu ; mais quand je le lis avec des préoccupations métriques, souvent sans doute je le lis en effet dans ce rythme… Il s’y prête par son groupe nominal initial « Bergère ô tour Eiffel » sémantiquement détaché, apparence d’hémistiche très vraisemblable après le vers précédent, plutôt favorisée par sa construction conventionnelle.

26Mais cette ornière métrique est-elle inévitable, l’était-elle, pour tout lecteur et à première lecture vers 1913 ? et est-il certain que l’auteur lui-même n’ait pu parfois le rythmer autrement ? La fin du vers ne pouvait-elle pas se rythmer autrement qu’en …6‑4 (ou 6‑3) selon ce partage :

…  le troupeau des ponts bêle [6v] – ce matin [3 ou 4v] »23 ?

27Hors contexte, il existe au moins un autre traitement rythmique plus équilibré :

 le troupeau des ponts [5v] – bêle ce matin [5v] 

28En faveur du traitement alexandrin, on peut faire valoir la rime par « Eiffel = bêle ». Mais, en contexte de poésie traditionnelle, cet argument pourrait aussi bien servir d’objection ; on évitait les vers léonins (dont les hémistiches riment entre eux) et on les déconseillait ; on pouvait notamment reprocher à un grand vers léonin de prêter à confusion en ressemblant plutôt à deux petits vers, étant entendu qu’un alexandrin n’est la même chose qu’une succession de deux vers de six. De plus, l’hémistiche hypothétique « le troupeau des ponts bêle » présente une petite difficulté rythmique qu’on évitait généralement dans la poésie traditionnelle et que certains analystes (Quicherat 1850 ; Tisseur 1893) déconseillaient, en juxtaposant les deux accents toniques plausibles de « des ponts » et « bêle »24 ; la résolution de cette tension par effacement du premier aurait produit une espèce de « pont‑bêle » peu élégant ; la résolution par éloignement, par exemple en allongeant la voyelle de « ponts », ne favorisait pas un rassemblement rythmique en 6. Hugo avait parfois produit des effets au moyen même de cette configuration tendue (ex. « C’est pour ces contemplateurs pâles » dans Les Mages). Mais elle ne facilitait pas l’émergence d’un second 6‑voyelles dans « le troupeau des ponts bêle », surtout pour laisser en rade le petit « ce matin » qui ne demandait qu’à se joindre à « bêle » (groupe verbal). Finalement sans certitude mais sans hésitation, je parierais que la ou les premières fois que j’ai lu le second vers de Zone, je n’y ai pas taillé un alexandrin.

1.5 Rimes à l’avenant

29Dès le second vers de Zone, par rapport à la tradition métrique littéraire, surtout telle qu’elle s’est raffinée au XIXe siècle, la rime se présente comme pauvre ou négligée : « ancien = matin » ; la plus grande commune terminaison s’y borne à une voyelle nasale, banale, et cette équivalence pauvre n’est pas consolidée par une équivalence de consonne d’attaque (parfois dite consonne d’appui, ou plus anciennement guide) comme ce serait le cas dans « matin = destin » ; une telle rime aurait pu être classée comme pauvre, faible ou négligée dans un traité normatif. Cette espèce de pauvreté peut être soulignée, pour un lecteur imprégné de poésie littéraire traditionnelle, par le fait que dans le mot « ancien », qu’on le syllabe en « an‑ci‑en » (3-voyelles) ou « an‑cien » (2-voyelles), la voyelle tonique rimique est précédée d’un /i/ ou d’un /j/ ; dans les deux cas, elle est phonétiquement précédée d’un [j], glissante phonémique pour « an‑cien », glissante de transition pour « an‑ci‑en » ; or il était rare dans la versification littéraire traditionnelle25 qu’une glissante d’attaque de la tonique rimique ne soit pas commune aux terminaisons rimantes ; ainsi « cieux » (« i » consonne) rimait « correctement » avec « dieux » (« i » consonne) et avec « pi‑eux » (« i » voyelle, mais suivi de glissante de transition), mais non avec « deux ».

30Le passage du distique initial (« §1 ») au suivant n’améliore pas la situation (j’élague les contextes) :

31§1   monde ancien = ce matin

32§2   antiquité romaine = automobiles anciennes

33La glissante d’attaque tonique d’« ancien(nes) » ne lui est commune ni avec « matin » dans le premier cas, ni avec « romaine » dans le second ; le retour du même mot, « ancien », souligne cette faiblesse.

34La reprise d’un même mot avec variation morphologique d’une paire rimique à l’autre (comme « ancien > anciennes ») était rare en poésie classique ; mais elle était assez commune en poésie médiévale, et c’était même un moyen d’expression, notamment par passage à la rime d’un genre masculin ou féminin à l’autre, comme de « ami » à « amie » dans Le Voir Dit de Guillaume de Machaut. Il n’est pas certain, mais pas du tout invraisemblable non plus, que ce moyen d’expression de la lyrique ancienne soit pertinent dans ces vers. Au cas où un lecteur sensible y aurait vu comme une annonce d’alternance régulière des rimes masculines et féminines, il pouvait être déçu dès la 6e paire rimique (au plus tard) en passant de « matin » à « haut »26.

35Zone est majoritairement rimé en distiques (aa), généralement bien concordants avec le sens. Parmi les systèmes de rimes réguliers, celui-là, avec ses modules simples (d’un vers), est le moins lyrique27. Ces rimes souvent pauvres ou très approximatives, parfois même manquantes (vers blancs), en accord en cela avec la pauvreté ou irrégularité métrique du poème, contribuent de la même manière à l’alliance du traditionnel et de la modernité.

1.6 Petit coup de clairon métrique

36Quelques vers plus loin, le 8e distique illustre nettement, et quasi ironiquement, le mixage et la superposition de styles ancien et moderne :

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom

Neuve et propre du soleil elle était le clairon

37Le premier prolonge l’allure en vers plutôt libres qu’a prise le poème dans les vers  précédents– en sorte que les deux « e » non phoniquement pertinents après graphie de voyelle (« jolie_rue_dont ») et l’hiatus métrique « ai_oublié ») peuvent y être anodins. Peu importe, peut-être, de savoir s’il s’agit de deux sortes d’hémistiches libres (par exemple « J’ai vu ce matin une jolie rue » et « dont j’ai oublié le nom ») ou seulement d’un vers (indécomposablement) libre. Jusqu’à « Neuve et propre… », le ton reste en accord avec cette rythmique informelle ; il change en plein vers, voire en plein hémistiche, avec l’antéposition de « du soleil », puis l’image d’une rue « clairon » du soleil. La reconnaissance du rythme alexandrin, contrastant en même temps avec les rythmes libres antérieurs, implique d’ignorer rythmiquement le e instable difficilement évitable (syllabiquement) dans « propre du », c’est-à-dire juste à la frontière de la continuité de ton prosaïque et de l’antéposition, criarde en tel contexte, du « soleil », dans le très kitsch « du soleil elle était le clairon ». Mais, jusque dans cette antéposition et cette image, s’affichent une surprenante (et apparente) maladresse de style, assurant en cela une certaine continuité avec la simplicité précédente ; cet usage(apparemment) naïf et criard de l’ancien est tout de même assez nouveau.

1.7 Vol métrique en Zone urbaine

38Il faudra s’aventurer jusqu’au soixantième « vers » de cette zone pour pouvoir traverser, à partir du 66e vers, du « colibri » à la « volante machine », une plage de onze vers absolument impeccables à l’égard de toutes les conventions traditionnelles : suite mono-métrique (en 6+6) d’alexandrins rimés en distiques (aa), parfaitement concordants (à un détail près sur lequel on reviendra) ; rimes graphiquement impeccables (même à l’égard des graphies de consonne finale) ; alternance de rimes masculines et féminines classiques ; pas un hiatus (il faut remonter au vers 39 pour en trouver un dans « vendredi et ») ; pas un « e » instable irrégulièrement ignoré (le dernier probable est « crient s’il » au vers 47) ; pas une synérèse familière (la dernière probable est celle de « millions » au vers 54). Trop drôle, ce sans-faute imprévisible après les vers précédents, et peignant comme en toc une envolée d’un énorme lyrisme en style aussi (apparemment) naïf que (apparemment) savant.

39Seule discordance, bien modérée28 mais notable par son contexte et sa position, la césure suspensive sur « avec » permet la focalisation métrique, en hémistiche conclusif souligné par fin de paragraphe, de la notion centrale de « volante machine ». Il s’agit de « ce siècle », à la fois « oiseau », notion ancienne (vers 44) et « aéroplane » ou « avion » notion moderne (vers 50 et 53) contrastant à la rime avec un antique « Apollonius de Thyane ». La notion de « machine volante » s’était répandue depuis la fin du XIXe siècle dans des écrits techniques concernant les premiers essais d’aviation29, mais la notion de « vol », comme celle étymologique d’ « avi[s] » dans « avion », évoquait encore le vol d’oiseaux30 et pouvait conserver ici sa connotation traditionnelle ancienne, que la trop ancienne inversion poétique souligne naïvement31.

40Cette espèce d’envolée lyrique concluait l’évocation du « petit enfant » « très pieux » et fasciné par « les pompes de l’église ». Dès le vers suivant, brusque retour à l’adulte et au vers libre : « Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule ».

2. Le Pont Mirabeau

2.1 Pont nouveau traité à l’ancienne

41Le mélange rythmique observable à différentes échelles dans Zone se confirme spectaculairement, à l’échelle du recueil, quand, de ce texte d’allure globalement moderne, on passe au suivant. Le pont Mirabeau, exemple de technique moderne, sera-t-il traité en style ancien, ou moderne, ou mixte comme le vers qui annonçait d’emblée le troupeau de ponts de la bergère tour Eiffel ? Au premier coup d’œil, le poème paraît tout à fait métrique, et c’est en fait, parmi les quelques poèmes métriques d’Alcools, celui dont l’organisation métrique est la plus complexe. Malgré le fait que la moitié de ses strophes soit formatée en quatrains rythmés en 10.4.6.10, il peut être utile de les analyser telles qu’elles s’étaient d’abord présentées, en tercets 10.10.10.

42Sa complexité métrique est liée à un style métrique de chant nettement marqué, qui convient peut-être mieux à un « monde ancien » et fictif de bergeries qu’à un univers d’automobiles, et en tout cas ramène brutalement au modèle précis, vieux de plus de six siècles, des paroles d’une chanson du XIIIe siècle ; même si ce choix surprenant, révélé plus tard par un érudit32, n’est pas censé être connu du lecteur, il tend à confirmer la connotation « ancienne » de cette métrique. La complexité du poème réside principalement dans sa forme globale ; alors que la périodicité métrique littéraire est ordinairement simple (mono-strophique), ici une suite de vers de longueur anatonique totale 10 (10‑voyelles), groupés en une suite de tercets (aaa), alterne avec une suite de 7‑voyelles groupés en une suite de distiques (aa) ; ces tercets et ces distiques, formatés par proximité verticale en stances,forment plausiblement, à un niveau supérieur, une suite périodique simple de paires tercet+distique33. Une telle organisation, très complexe pour une métrique littéraire, était presque banale dans le domaine du chant, où l’éventualité d’une alternance de voix rendait naturelle une alternance de périodes de suites périodiques simples.

43Le triplement des modules dans (aaa), les stances en groupes métriques à modules simples en (aaa) ou (aa), le mètre de base 7 dans les distiques, la combinaisons de mesures de 6 (et 4) avec des mesures, sont d’autres traits d’un style métrique de chant34.

44La bi-phonie source originaire de la bi-strophie se traduit sémantiquement et énonciativement dans le poème par l’alternance de deux types de discours, l’un plus discursif correspondant à la succession discursive (parfois narrative) des couplets d’un chant, où les phrases peuvent avoir une certaine longueur et complexité (ainsi le second tercet 10.10.10 consiste en une seule phrase à subordonnée), l’autre d’autant plus elliptique qu’il est purement répétitif (refrain), et où chaque proposition indépendante (même si elles sont corrélées par le subjonctif du premier vers) n’occupe que la moitié d’un 7‑voyelles ; ainsi « je demeure », énoncé conclusif du refrain et du poème, n’est qu’un 3‑voyelles.

45Le contraste entre l’irrégularité métrique de Zone et la régularité métrique du Pont Mirabeau devait sauter aux yeux du lecteur dès qu’il passait de l’un à l’autre, étant manifesté par le formatage : aux alinéas irréguliers du premier à marge initiale constante et à ses paragraphes irréguliers succédait, d’une page à l’autre, le formatage métrique traditionnel du second avec variation régulière des marges gauches (indices de mètres).

2.2 Traits de modernité

46La disparition de la ponctuation (favorisant des recompositions ou ambiguïtés sémantiques souvent commentées), complétée par le reformatage systématique des vers médians de tercets petits vers de 4 et 6, est un aspect moderne évident de la versification du même poème. Même si tous les 10‑voyelles avaient été des 4‑6, la combinaison de mètres 4‑6/4/6/4‑6 serait exceptionnelle, ainsi que le schéma de rimes ( axaa ) en poésie littéraire. De plus, ni la succession de mètres, ni le sens, ne favorisent la décomposition du quatrain en distiques comme en poésie traditionnelle.

47Dans le strict cadre métrique de sa forme globale et de la longueur régulière des  10‑voyelles, ces vers présentent une variété rythmique interne qui n’est ni traditionnelle, ni conforme à un style métrique de chant.

48La longueur 10 ne faisant pas rythme (loi des 8 syllabes), l’allure globalement métrique du Pont Mirabeau pouvait favoriser, au moins chez un lecteur familier de poésie métrique, la recherche instinctive, dès la première lecture, d’une métrique interne des 10‑voyelles. Dans le répertoire strictement traditionnel de la poésie littéraire, seuls les mètres 4‑6, et marginalement 5‑5, étaient compatibles avec cette longueur totale. D’entrée, le nom même du « Pont Mirabeau » barre pratiquement l’un et l’autre, ses voyelles [i] et [a], 4e et 5e du vers, étant prétoniques de mot indécomposable. Le sens rendait évident un traitement rythmique en 6‑4, rythme équivalant (dans le désordre) au traditionnel 4‑6, et que Verlaine depuis les Poèmes saturniens (1866) avait commencé à acclimater en France comme variante d’accompagnement en contexte 4‑6. Mais il était plutôt bizarre d’amorcer ainsi une suite de vers de forme normale 4‑6.

49En fait, à une lecture attentive et réitérée du poème, on peut avoir l’impression non seulement que le 6‑4 s’y joint comme forme d’accompagnement de la forme normale 4‑6, mais que ces deux rythmes s’y mêlent à égalité35 comme deux réalisations d’une forme normale qu’on peut noter « 4‑6 » (ou de manière équivalente « 6‑4 ») en signifiant par le soulignement que l’ordre du 4 et du 6 est métriquement indifférent comme dans l’endecasillabo italien, qui est un 10‑voyelles ; ce qui serait un complément de « libération » par rapport au modèle ancien. Un indice (faible vu la minceur de l’effectif) en est que dans aucun des quatre vers vraisemblablement rythmables en 6‑4 cette césure n’implique récupération rythmique36 (par une féminine 7e), alors que, lorsque le rythme 6‑4 a émergé comme forme d’accompagnement du 4‑6 à la fin du XIXe siècle, la récupération y était particulièrement fréquente (exemple : « O les rodomontades ridicules » dans Don Juan pipé de Verlaine).

50Il se trouve que le rythme 6‑4 était justement, sur le papier,  le mètre des 10‑voyelles de l’antique chanson dont le Pont Mirabeau reproduit la facture métrique.

51Les 10-voyelles de ce poème sont de facture moderne (comme chez Verlaine tardif) par l’importance relative du 6‑4 associé au 4‑6 . De plus, pour le premier vers du second couplet :

Les mains dans les mains restons face à face

52le rythme 5‑5, qui servait surtout en style métrique de chant, paraît s’imposer.

53La symétrie rythmique du 5‑5 convient à la symétrie interne à chacun de ses hémistiches (« mains dans mains », « face à face ») et, au second degré, à la symétrie du vers résultant de ces deux symétries, la symétrie pouvant reproduire la posture symétrique du couple et le profil du pont. Il se trouve d’autre part que le nombre 5 (si on compte…) peut symboliser les mains37.

54Verlaine (je crois) n’avait pas mélangé le 5‑5 avec le 4‑4 ou le 4‑6 avant la fin des années 1880 : autant le 6‑4 était une variante naturelle du 4‑6, autant le 5‑5 lui était radicalement hétérogène. En l’absence probable d’une accoutumance culturelle à ce mélange, l’intrusion d’un unique 5‑5 était, dans le Pont Mirabeau, une véritable rupture de la continuité métrique en 4‑6 et un trait de liberté moderne.

3 Concordance et discordance

3.1 Vers le palais

55Voici le premier quatrain de Palais, poème entièrement métrique semble-t-il38, même si l’identification exacte des formes d’accompagnements du rythme 6‑6 peut soulever quelques questions :

56Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve 4-4-4 ?

Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée 6-6

Le palais don du roi comme un roi nu s’élève 6-6

Des chairs fouettées des roses de la roseraie 6-6

57Vers 1913 déjà, le rythme 4‑4‑4, alors devenu presque banal, pouvait paraître évident à première lecture du premier vers (il semble du reste probable ailleurs dans le poème). Ensuite, sans surprise, les trois vers suivants se prêtent comme naturellement à un traitement rythmique en 6‑6.

58Petite bizarrerie tout de même pour un lecteur accoutumé au traitement rythmique traditionnel du 6‑6  : pour que le 4e vers soit concordant en ce rythme, il faut le traiter en continuité rythmique : le premier hémistiche { Des chairs fouettées des roses }, en lui-même, ne pose pas plus de problème qu’un vers de mètre 6 pourvu d’une féminine 7e (« roses ») ; mais ensuite, pour que le 5-voyelles « de la roseraie » donne l’impression rythmique de 6, il faut qu’il bénéficie de la valeur rythmique de la voyelle post-tonique de « roses » ; en lui-même ce phénomène de récupération rythmique est banal ; mais il implique ici que le vers soit traité en continuité rythmique, alors que, dans la tradition littéraire, les rythmes composés normaux 4‑6 et 6‑6, à la différence des rythmes d’accompagnement ou de substitution apparus au XIXe siècle (comme 4‑6 et 6‑4), étaient systématiquement traités en discontinuité rythmique : le second hémistiche devait fournir le rythme 6 par lui-même, indépendamment du précédent (sans récupération). Le 6‑6 à féminine 7e est tardif. Mais il paraît s’imposer dans plusieurs alexandrins d’Alcools, et notamment dans celui-ci, en l’absence de plausibilité d’un rythme 8‑4 de substitution. C’est donc un trait de modernité métrique39 ; à cette époque, justement, c’est par un usage exceptionnel du 6‑6 à récupération que Péguy discrédite le modernisme40.

59Rappelons, vu la persistance des contresens d’analyse sur ce sujet, que la césure à récupération n’est pas une césure à « enjambement » de mot. Si la suite de mots « de la roseraie » profite de la valeur rythmique de la voyelle post-tonique de la forme du mot « roses », ce mor (forme et sens) n’en appartient pas moins purement et simplement au premier hémistiche sans que sa forme syllabique soit écartelée entre les deux41.

60Or le mot « rose(s) » qui provoque la récupération rythmique à la fin de h1 reparaît immédiatement, en morphème intégré, à la fin de l’hémistiche suivant dans : « rose‑raie ». Il peut alors paraître rétrospectivement significatif que dans le premier vers, qui aurait dû donner le la métrique, le même traitement rythmique en 6‑6 donnerait encore, à la césure, une rose d’emblée intégrée morphologiquement42 :

Vers le palais de Rose- = monde au fond du Rêve

61Suivant cette analyse, le quatrain initial de Palais est bouclé par cette équivalence lexicale et rythmique de ses première et dernière césures.

62Dans la foulée, avec un peu de mauvais esprit, et sans l’excuse métrique, on peut se demander si la série allitérative et de décomposition lexicale ou syllabique : « Rose‑monde > roses > rose‑raie » (donc césures 1 et 4), « Rêve > rêv‑euse > soi‑?rée > rose?‑raie » (dont rimes 1, 2 et 4) et charnel – « pieds nus > roi nu > chairs fouettées »43, complété par les ambiguïtés traditionnelles de la notion de rose à propos de la femme, n’autorise pas une décomposition érotique du mot mot-rime concluant ce quatrain initial de Palais : « rose‑raie ». On peut hésiter à reconnaître, ou même imaginer, de tels sous-entendus sous la surface poétique et décente de ces vers, mais remarquons que ce sont « Mes rêveuses pensées » qui, « pieds nus », s’approchent des « roses » de cette « roseraie » ; et que, dans quelques vers (strophe 5), ce sera de cette « Rose‑monde », « Dame de mes pensées », que nul « cul » n’égalera le « cul »44.

3.2 Perron de maison de dame qu’on a suivie

63À l’hypothèse de décomposition métrique de « Rose‑monde », on pourrait objecter que, d’une manière générale, les poèmes d’Alcools donnent une impression de forte concordance entre le sens et l’organisation métrique (ou du moins la divisions en « vers »). Quant au rythme interne des vers (éventuelle division en hémistiches ou sous-vers), cela n’est pas étonnant. Pour qu’un rythme métrique soit évident quand il est  fortement discordant (contraire à un traitement rythmique naturel du texte), s’il n’est pas dicté par le formatage graphique, il vaut mieux qu’il soit dicté ou fortement suggéré par la pression métrique ; or celle-ci peut tendre à diminuer dans le contexte d’un recueil, voire d’un poème, où les passages métriques côtoient des passages non-métriques de dimensions voisines. Et, dans des contextes de 12‑voyellesoù la forme normale 6‑6 est souvent relayée par des formes d’accompagnement variées telles que 4‑4‑4, 3‑5‑4, puis d’autres semble-t-il, dans certains poèmes (v. Gouvard 1996), la souplesse des rythmes métriques normaux ou de substitution risque de favoriser le doute et finalement de décourager les lectures obstinément métriques.

64On constate tout de même quelques cas (rares) de discordance brutale à l’entrevers, où ils sont imposés par le formatage. Exemple, la première des trois strophes de Rosemonde :

Longtemps au pied du perron de

La maison où entra la dame

Que j’avais suivie pendant deux

Bonnes heures à Amsterdam

Mes doigts jetèrent des baisers

65Le suspens à la première rime sur « de », préposition mono-vocalique, et dont, de plus, la voyelle est un e instable (masculin cependant45), est surprenant dans un recueil de style métrique généralement concordant, et a peut-être contribué à faire traiter ce poème à la légère. Son commentaire est expédié en ces trois lignes dans Décaudin (1977 :72, belle page gauche avec beaucoup de blanc…).

66Si l’on veut voir dans ce poème autre chose qu’une fantaisie, on se rappellera qu’Apollinaire fit des séjours en Hollande au cours des vacances de 1905, 1906 et 1908.

67Simple souvenir amusant de course après une prostituée, alors ? On peut tout de même prêter attention au fait qu’à ce suspens à la rime succède une seconde rime plutôt suspensive (« la dame », quelle dame ?), puis encore une rime très suspensive (deux quoi ?), et qu’il faut attendre le dernier vers du quintil pour que la phrase se conclue. Cette série de suspens mime donc plausiblement l’attente liée à une poursuite (dans la ville) qui dut paraître très longue – deux bonnes heures – plus une longue attente à la porte, soit un total de « plus de deux heures » rappelé au quintil suivant. Cette attente-poursuite est donc essentielle au poème ; d’abord (deux premières strophes sur trois), c’est la longue attente d’un jeune homme pressé (ô cette attente de la rose) qui butte impatient contre l’obstacle d’une porte fermée comme le « pied du perron de » bute contre la fin du vers : traitement moderne et humoristique du thème ancien, même antique, de l’amoureux à la porte de la dame désirée (il y avait même pour nommer ce genre de poème un joli nom grec que j’ai oublié)46.

68Ce petit poème est un trois-stances, forme globale assez commune en style de chant, notamment avec renvoi de la troisième strophe à la première. Le premier vers de la 3e strophe, « Je la surnommai Rosemonde », reprend en la « féminisant »47 la terminaison initiale de « perr‑on de » (et deux vers plus loin « Holl‑ande » fait écho à « pendant deux » par la même variation rimique de « on » à « an »). Le dernier vers, signifiant qu’ensuite « lentement je m’en allai / Pour quêter la Rose du monde », confirme cette curieuse espèce de bouclage rimique. Ainsi ce simple 3-stances conduit, de la poursuite et de la longue attente sous le « perron de » « Rosemonde », à Rosemonde peut-être, puis, dans sa dernière stance, de « Rosemonde » à la lente « quête », apparemment beaucoup plus chic, de la « Rose du monde » ; la quête de la rose (de la ?) femme préfigure la quête dont le but est de comprendre/posséder le monde ; ce qui, d’un poème à l’autre, justifie rétrospectivement la décomposition métrique, à la première césure de Palais, de « Rose‑monde »48.

69Le palais de « Rosemonde »est déjà associé aux « merveilles du monde » dans Le Bestiaire à propos d’Orphée (p. 15) et dans Le Guetteur mélancolique à propos du dôme de Cologne (dans un poème daté de 1902, p. 538). L’idée de la « quête » de la Rose du Monde succédant à la quête de la rose femme (voire rose de la femme), où le mot « quête » est lui même archaïque, n’est pas sans analogie avec les deux parties du Roman de la rose (de Guillaume de Lorris puis Jean de Meung), aussi hétérogènes que les deux parties successives de Palais, roman aussi ancien que la chanson qui a rythmé le Pont Mirabeau.

3.3 Retour sous le pont

70Comparons ces vers extraits de la version manuscrite :

1 Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

2 Et nos amours faut-il qu'il m'en souvienne ?…

7-8 Tandis que sous le pont de nos bras passe / Des éternels regards l'onde si lasse…

11 L’amour s’en va comme cette eau…

17 Ni temps passé, ni les amours reviennent. 

71Suivant l’origine transparente du mot, favorisée par la construction désuète « il me souvient de »49, les choses dont on se souvient nous reviennent à l’esprit, donc y viennent. Essayons (quitte à faire des dégâts) de faire ressortir quelques récurrences de ces mots et idées (numéros des vers à gauche) :

1 la Seine coule sous le pont

2 nos amours souviennent à moi

8-7 l’onde / regards éternels passe sous le pont / nos bras

11 L’amour / cette eau s’en va

17 Ni temps passé ni amours reviennent. 

72Le vers 1 est un exemple canonique de la construction [Locatif + Verbe + GN sujet] où la postposition du sujet non-clitique, sémantiquement présentative, marque la présence dans le site du référent du sujet ; que la Seine « coule » là marque qu’elle y est (le sens précis de « couler » pouvant ajouter qu’elle y vient et qu’elle s’en va). Les vers 8-7-11 assimilent explicitement nos regards et l’amour à la Seine, nos bras au pont, donc nous au site. Les vers 11-17 disent de l’amour et de cette eau qu’ils s’en vont, et ne re‑viennent pas – alors que vient la nuit.

73La notion (présentative) de venir est donc au centre du poème, liée à quelques autres (venir, passer, s’en aller, re‑venir50). Dans ce contexte fait d’échos, le parallélisme des idées de :

nos amours – souviennent – à moi » (le « faut-il ? »),

l’amour et l’eau – coulent sous – le pont (et ne re‑viennent pas)

74est vraisemblablement pertinent ; et, après la succession du titre et des premiers mots – « Le Pont Mirabeau / Sous le pont Mirabeau », dont la différence découpe « Sous – le pont Mirabeau », la décomposition de la notion de « sou‑venir » pourrait l’être également51.

75Peu de commentateurs des XX et XXIe siècles auraient songé à analyser en 4‑6 le rythme du vers 7 dans la version en vers longs, si sa décomposition forcée par le poète lui-même dans le re-formatage d’Alcools n’autorisait à envisager ce rythme :

Tandis que sous + le pont de nos bras passe

76Il y avait pourtant quelque raison de le faire : 1) c’est peut-être le moins discordant des trois candidats suggérés par le répertoire littéraire (4‑6, 6‑4 et 5‑5)52 ; 2) dans le célèbre enregistrement de ce poème par Apollinaire, un léger accent marque dans ce vers la préposition « sous ». Ce partage rythmique de l’idée qu’une onde passe « … sous + le pont… » de nos bras (de nous), sans la démontrer, tend tout de même à confirmer la plausibilité d’un travail moderne du rythme ancien pouvant aller jusqu’à l’analyse poétique du sou‑venir dans le Pont Mirabeau.