Colloques en ligne

Claire Evesque

 Jules Lemaitre, Ernest Renan  et la question du dilettantisme

1En 1895 l’abbé Félix Klein prononça à l’Institut catholique de Paris, une série de conférences qu’il reprit aussitôt en volume sous le titre Autour du dilettantisme1. Il y associait sous la bannière du dilettantisme Ernest Renan, Jules Lemaitre et quelques autres. Bien que Renan ait peu pratiqué la critique littéraire proprement dite2, ce rapprochement met en jeu la conception de la critique. Bourget, dans son célèbre article de 1882 sur Renan a en effet donné une définition du dilettantisme comme « disposition de l’esprit très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes les plus diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune », faisant ainsi de cette attitude le propre d’une humanité passée de l’âge de la création à celui de la critique : « Sur le tard seulement de la vie des races et quand l’extrême civilisation a peu à peu aboli la faculté de créer, pour y substituer celle de comprendre, le dilettantisme révèle sa poésie […].3 » Se demander en quoi Lemaitre peut être qualifié de renanien, c’est s’interroger sur les principes de sa critique4. À travers l’histoire des prises de position de Lemaitre à l’égard de Renan se laissent voir des enjeux méthodologiques personnels que nous tenterons de dégager.

2L’histoire des articles de Lemaitre sur Renan commence par un éreintement apparent, pointant l’ironie troublante de l’auteur des Dialogues philosophiques, elle se poursuit par une série de plaidoyers en faveur du maître, visant à montrer qu’il n’est pas un dilettante.

3C’est sa première étude sur Renan, parue dans la Revue bleue du 10 janvier 18855, qui a lancé la carrière journalistique de Lemaitre. Le critique joue le rôle d’un provincial curieux des célébrités de Paris qui décide d’aller écouter Renan au Collège de France pour résoudre la question qui le hante : ce « grand sceptique » est-il triste ou est-il gai ?

4Il s’agit d’éclaircir une « impression » de lecteur :

L’impression que laisse la lecture de ses ouvrages est complexe et ambiguë. On s’est fort amusé ; […] mais en même temps on se sent troublé, désorienté, détaché de toute croyance positive, dédaigneux de la foule, supérieur à l’ordinaire et banale conception du devoir […]. Et comment serait-il gai, quand nous sommes si tristes un peu après l’avoir lu ?6

5L’auteur s’avoue gêné que Renan prône la gaité tout en développant une philosophie attristante. Face à cette contradiction, se pose une question subsidiaire, celle de l’ironie renanienne. Le critique voudrait préciser, pour lui-même et pour ses lecteurs, dans quelle mesure il faut prendre au sérieux les déclarations hédonistes du professeur : « Eh ! oui, M. Renan se moque de nous. Mais se moque-t-il toujours ? et jusqu’à quel point se moque-t-il?7 »

6Ces question servent de prétexte à une évocation savoureuse du cours de Renan au Collège de France, de sa parole familière et de sa silhouette rabelaisienne. Cette leçon confirme l’impression initiale : « M. Renan n’a pas du tout la figure que ses livres et sa vie auraient dû lui faire.8 » Vient ensuite un morceau de bravoure : Lemaitre donne la parole à « un artiste en mouvements oratoires » qui « aurait ici une belle occasion d’exercer son talent ». Suit un développement énumérant les raisons que Renan aurait d’être désespéré (sa crise religieuse, son attachement malgré tout à la religion qu’il a quittée, sa réflexion sur l’histoire des religions, son sentiment que la science ne permet de connaître qu’une toute petite partie de l’univers, etc…). À chaque fois le paragraphe se clôt sur l’exclamation scandalisée : « et il est gai ! », reprise dans une conclusion provocatrice : « Non, non M. Renan n’a pas le droit d’être gai.9 »

7Avec un art consommé du dédoublement, Lemaitre laisse alors une deuxième voix apporter la contradiction et suggérer que la gaîté de Renan relève de l’héroïsme philosophique. Une troisième voix tente d’expliquer cette gaieté par des arguments qui sont repris de la conclusion de Souvenirs d’enfance et de jeunesse : la théorie du monde-spectacle (« si ce monde est affligeant comme énigme, il est encore assez divertissant comme spectacle ») et le constat que « la vie, en somme, n’a pas trop mal servi M. Renan »10. S’y ajoute un autre argument à la fois railleur et flatteur, le plaisir de l’intelligence : « M. Renan jouit se son génie et de son esprit. M. Renan jouit le premier du renanisme.11 »

8S’il propose une explication à la gaîté du maître, Lemaitre ne résout pas la question des limites de l’ironie renanienne mais s’applique au contraire à l’obscurcir. À trois reprises il énumère de façon plaisante les contradictions apparentes de la pensée de Renan : « Son Dieu, tour à tour existe et n’existe pas, est personnel ou impersonnel.12 » Il souligne les ambiguïtés de l’écriture du maître, dans une formule désinvolte, où il singe les procédés reprochés à Renan : « Souvent la pensée est claire et l’expression obscure, à moins que ce ne soit le contraire. […] Il nie dans le même temps qu’il affirme.13» L’article se clôt par un apologue - comme l’auteur de Souvenirs d’enfance les a prodigués - montrant les fées autour du berceau du petit Breton. Le don de la dernière fée est l’Ironie :

Tu mêleras l’ironie aux pensers les plus graves, aux actions les plus naturelles et les meilleures et l’ironie rendra tes écritures infiniment séduisantes, mais inconsistantes et fragiles. En revanche, jamais personne ne se sera diverti autant que toi d’être au monde.14

9Si le terme de « dilettante » n’apparaît pas dans cet article, Renan y est en revanche qualifié de « sceptique », « pessimiste », « nihiliste »15 et l’art de faire du scepticisme une source de plaisir intellectuel est bien ce que Bourget a défini comme l’essence du dilettantisme. C’est parce qu’il semble se plaire dans le spectacle des contraires que Renan échappe à l’interprétation et irrite le critique, qui n’a d’autre issue que de se faire plus renanien que son objet pour espérer le saisir.

10Cet article a eu un succès de scandale mais Lemaitre indique dans ses Souvenirs que Renan ne l’a pas mal pris. Sur le conseil du directeur de la Revue bleue, il est allé voir Renan dans son appartement du Collège de France, « très intimidé », dit-il, « mais persuadé qu’au fond il ne pouvait pas m’en vouloir et qu’il sentait bien que je l’aimais »16. Les deux hommes se sont aperçus qu’ils avaient des souvenirs analogues et des connaissances communes, Lemaitre ayant fait ses études au petit séminaire d’Orléans, à l’époque où Mgr Dupanloup dirigeait le diocèse.

11Effectivement ce premier article ne doit pas induire en erreur sur les véritables sentiments  de Lemaitre à l’égard de Renan. Il reconnaît en lui un des principaux maîtres de sa pensée et l’a régulièrement proclamé, l’appelant « leplus cher de [ses] maîtres spirituels »17, et le désignant comme « l’homme qui [l’]a le plus enchanté et troublé, et qui a longtemps exercé sur [lui] une influence où il y eut du sortilège »18. Il déclare dans l’article nécrologique qu’il lui consacre : « Nul esprit n’a si puissamment agi sur moi, et il n’en est pas un seul que j’aie autant aimé »19 ; et encore en 1913, alors qu’il est devenu maurrassien, il note dans ses Souvenirs : « J’ai été possédé par lui, je l’avoue. Aujourd’hui son œuvre historique me ravit peut-être moins […] Mais ses Souvenirs d’enfance et ses Drames philosophiques ont gardé tout mon amour.20 »

12Après ce premier article, Lemaitre a écrit cinq études à l’occasion de la publication de diverses œuvres de Renan, puis à la mort de celui-ci21. Renan apparaît aussi dans certains de ses « Billets du matin » publiés dansle Temps22. Il arrive que Lemaitre continue à jouer avec l’image d’un Renan hédoniste, par exemple quand il désigne Paris comme « la ville de Renan et de Meilhac », « la cité railleuse » capable d’inspirer aux peuples venus visiter l’Exposition universelle « cette ironie indulgente qu’on trouve surtout chez nous »23, ou bien quand il pastiche le maître en rédigeant pour les étrennes de 1887 l’argument d’un drame philosophique intitulé Le Dernier pape24.

13Mais les articles de fond se donnent au contraire pour objet d’arracher à Renan l’étiquette de dilettante et de montrer qu’il n’est pas un sceptique. Quand paraît le drame philosophique Le Prêtre de Nemi, Lemaitre s’exclame : « Le grand magicien nous réservait une dernière surprise : il vient d’écrire une œuvre de foi.25 » Lemaitre considère que pour une fois Renan n’est pas resté neutre et ne s’est pas contenté de mettre en scène les « pacifiques dialogues auxquels ont coutume de se livrer entre eux les lobes de [son] cerveau »26 :

Il semble enfin que, des opinions confrontées dans le drame, une affirmation se dégage, plus nette qu’on ne l’attendait de M. Renan, et qu’après nous avoir si longtemps troublés en même temps qu’il nous charmait, il se repose aujourd’hui dans l’espèce de certitude dont il est capable et dans une sérénité moins inquiétante pour nous.27

14Le critique voit un porte-parole de l’auteur dans le prêtre Antistius, qui « croit à l’obligation de se sacrifier pour les fins de l’univers »28 et qui s’efforce de supprimer les pratiques religieuses barbares, tout en sachant que cela l’expose aux violences des fanatiques et le conduira à la mort. Cette interprétation a reçu l’approbation émue de Renan : « Ah, mon cher ami, comme vous m’avez bien compris, cette fois !29 »

15La publication de L’Avenir de la science, sous-titré « Pensées de 1848 », confirme l’intuition de Lemaitre. Ces pages anciennes, où s’expriment l’idéalisme, l’enthousiasme et le sérieux d’un jeune savant sont une clé qui invite à réinterpréter les ouvrages postérieurs. L’analyse de ce livre conduit Lemaitre à préciser la « foi » de Renan dont il avait déjà reconnu les grandes lignes dans Le Prêtre de Nemi. Ce faisant il entreprend de définir la foi dans une perspective non confessionnelle :

L’Avenir de la science est un livre de foi, car je ne connais point de livre où le scepticisme et le dilettantisme mondains soient traités avec un mépris plus frémissant de colère. L’Avenir de la science est un livre de foi, si vous pensez que la foi peut être autre chose que la croyance aux formules dogmatiques de quelqu’une des religions établies. Croire que l’homme est capable de vérité, croire que le monde a un sens, le chercher, croire qu’on a le devoir de conformer sa vie à ce qu’on a pu deviner des fins de l’univers…, ce n’est pas la foi du charbonnier, du derviche, ni du nègre fétichiste ; mais j’imagine pourtant que c’est une foi.30

16Mais l’objectif de Lemaitre est moins de prendre position dans le débat religieux que de détruire la « légende » du scepticisme de Renan. Dans ces articles et dans l’article nécrologique - qui reprend textuellement certains passages des précédents - Lemaitre s’interroge sur les causes de l’image erronée que le public se fait de Renan, image qu’il a lui-même, il le reconnaît, contribué à diffuser :

[…] il n’est que trop vrai, le nom même de M. Renan est devenu, aux yeux des esprits superficiels, synonyme de scepticisme et de dilettantisme, ces mots étant pris, d’ailleurs, dans leur sens le plus grossier. Beaucoup se le figurent comme une manière de bon vivant et de bon plaisant, qui se moque gravement de tout.31

17Dans l’article sur Le Prêtre de Nemi, il explique l’erreur des lecteurs par quatre raisons principales. D’une part Renan a une pensée complexe et, comme il est sincère, il ne cherche pas à masquer ses contradictions : « En d’autres termes, s’il a paru, -quelquefois, - si ondoyant, si insaisissable, si déroutant et, finalement, si peu candide, c’est à force de candeur.32 » En deuxième lieu, Renan se garde d’être affirmatif, parce qu’il sait par expérience personnelle qu’on peut se détacher de ce qu’on a longtemps cru incontestable. Troisièmement Renan, par pudeur, ne veut pas « surfaire la vertu », ce qui l’entraîne à prêcher en apparence un certain hédonisme, qu’il ne pratique guère. La quatrième cause d’erreur est que le lecteur se laisse prendre au piège de l’ironie renanienne et voit de l’ironie partout, même là où il n’y en a pas :

Si Renan garde dans l’expression des idées les plus éloignées du christianisme l’onction chrétienne, le tour, le ton, le vocabulaire même, soit du mysticisme chrétien, soit de la politesse ecclésiastique, nous soupçonnons ces combinaisons d’être préméditées et nous y goûtons comme le ragoût d’un imperceptible et fuyant sacrilège. Ou bien s’il témoigne de son respect et de sa sympathie pour les choses religieuses, […] nous voulons y voir une raillerie secrète.33

18L’article sur L’Avenir de la science poursuit cette interrogation sur l’origine de la légende renanienne, avec une orientation plus polémique, en mettant l’accent sur les facteurs d’erreur extérieurs à l’œuvre et qui tiennent à l’état de l’opinion. Parmi les causes de la méprise du public, Lemaitre mentionne en effet l’influence des analyses de Bourget « mal lues par les gens du monde », les clichés des journalistes « boulevardiers », ainsi que la mode néo-catholique ; il s’irrite en particulier des indignations vertueuses de ces jeunes gens « qui, sous la conduite de M. de Vogüé, vont répétant à journée faite : “Croyons, croyons !” sans nous dire à quoi.34 » L’article sur l’Histoire du peuple d’Israël s’en prend plus particulièrement à ceux qui ont reproché à Renan ses parallèles audacieux avec l’histoire contemporaine et n’ont voulu y voir que « des jeux d’esprit », sans se rendre compte qu’ils reposaient sur la conviction que l’homme reste le même à travers les siècles35.

19Dans l’article nécrologique, Lemaitre ajoute à toutes ces causes d’erreurs l’insuffisance du corpus sur lequel on juge habituellement Renan, lequel se limite souvent à L’Abbesse de Jouarre36, à Souvenirs d’enfance et de jeunesse et aux propos tenus par le maître dans les banquets celtiques37. Dans ce dernier hommage il affirme une fois de plus que « le renanisme est décidément tout autre chose qu’une philosophie de dilettantes et une forme d’ironie chère à quelques centaines de lettrés38 ».

20Reste à savoir pourquoi un critique « impressionniste » s’est si scrupuleusement employé à réhabiliter Renan. À travers Renan c’est un peu lui-même que Lemaitre défend. Sa conception et sa pratique de la critique doivent beaucoup à la philosophie de Renan mais cela ne fait pas de lui pour autant un dilettante.

21Lemaitre peut être dit renanien par son attitude largement compréhensive. Il ne perçoit pas la réalité contradictoirement et considère que tout choix esthétique peut être justifié, selon le point de vue où l’on se place :

Pour moi, j’admets tout ; j’aime selon les heures, tour à tour ou même à la fois : la réalité basse et grotesque et la réalité noble et choisie, l’idéalisme classique, le romantisme et le naturalisme, Racine autant que Balzac, George Sand autant que Émile Zola, Bourget autant que Maupassant. J’aime tout, parce que tout est vrai, même les songes.39.

22Renan n’écrivait-il pas en conclusion de la « Prière sur l’Acropole » : « Les larmes de tous les peuples sont de vraies larmes. Les rêves de tous les sages renferment une part de vérité. Tout n’est ici-bas que symbole et que songe.40 » C’est à ce célèbre morceau que Lemaitre se réfère quand il prêche la tolérance dans son discours devant l’Association des Étudiants de Paris : « Élargissons nos fronts, comme Renan voulait élargir celui de Pallas-Athénè, pour qu’elle conçût divers genres de beauté.41 »

23Même si le critique feint de faire son mea culpa du plaisir illicite qu’il prend à aimer les contraires (« Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, - et peut-être également -, Renan et Veuillot !42 »), cet accueil des pensées les plus diverses ne relève pas d’un simple abandon à l’humeur du moment mais d’un parti pris philosophique. Quand Lemaitre imagine le critique de l’avenir, le critique idéal, comme celui qui « concevra également toutes choses », et qu’il définit Dieu comme « le grand savant, le grand critique »43, il renvoie à l’hypothèse renanienned’un Dieu qui serait la conscience supérieure où l’univers se reflète dans sa totalité et sa diversité44. Précisons toutefois que le dilettantisme renanien n’est qu’une des bases philosophiques sous-jacentes à l’impressionnisme de Lemaitre, et que les références à la tradition sceptique de Montaigne, au « branle perpétuel »45 en constituent un autre versant46.

24Cette attitude intellectuelle conduit à un type de composition et d’écriture qui a été analysé par les contemporains de Lemaitre avec plus ou moins de bienveillance. Anatole France, qui fut un autre représentant célèbre de la critique impressionniste, s’amuse du procédé critique de Lemaitre : « Il porte d’instinct, dans son âme charmante et mobile, la riche philosophie d’Hegel : s’il rencontre des idées ennemies, il les réconcilie en les embrassant toutes ensemble. Puis il les envoie promener.47 » En revanche Édouard Rod se fait l’écho du jugement sévère du public face à cet art subtil de ne jamais trancher, assimilé à une sorte de malhonnêteté intellectuelle :

Dans l’opinion courante, M. Lemaitre devint le disciple de M. Renan, ondoyant et divers comme lui, plus que lui, habile au jeu des idées, sceptique avec délices et une pointe de cynisme, que sauvait la grâce de son style. […] M. Lemaitre changeait d’opinion sur les auteurs qu’il avait à juger avec une facilité qui frisait l’effronterie. Bientôt ces revirements à termes, accomplis avec une espèce de solennité ne lui suffirent plus : il se livra à des métamorphoses instantanées, il se plut à exprimer dans le même article, à propos du même livre, deux jugements contradictoires, parfois quatre : thèse, antithèse, point de synthèse […].48

25Lemaitre assume cette image de lui-même et la renvoie au besoin à autrui ; il note que dans sa conférence de l’Odéon sur Regnard, Brunetière, grand pourfendeur de la critique impressionniste, s’est laissé aller à « une série de développements parallèles, exactement balancés, et tout pareils à ceux qu’on [lui] a reprochés tant de fois »49.

26Le premier article sur Renan est une parfaite illustration de cette critique fuyante qui confronte les opinions sans prendre parti. Nous avons vu que Lemaitre y multiplie les voix contradictoires et les procédés de modalisation. Aux exemples déjà cités nous ajouterons ce passage décrivant le cours de Renan, où une formule destinée à faire mouche est enrobée de circonlocutions et aussitôt démentie :

Cela fait songer à je ne sais quel Labiche exégète, à une critique des Écritures exposée par Lhéritier, devant le trou du souffleur, dans quelque monologue fantastique. Eh bien ! non, ce n’est pas cela, ma loyauté me force à en avertir le lecteur.50

27Lemaitre serait-il un incurable dilettante ? Nous dirons à notre tour : « Eh bien ! non, ce n’est pas cela ». Certes l’on trouve sous sa plume une éloquente mise au point, faisant la part des vertus et des défauts du dilettantisme, contre ceux qui la dénigrent systématiquement :

Il y a dans le dilettantisme un désir de tout comprendre, et un don de souple sympathie - avec une arrière-pensée de reprise dans la crainte d’être dupe. Il est donc fait en même temps d’imagination sympathique - et de défiance intellectuelle… et ainsi il peut être la pire des choses ou la meilleure.51

28Mais généralement il récuse ce terme, pour lui-même comme pour Renan et dans ses discours à la jeunesse, il l’utilise dans un sens négatif : « La tolérance que j’ai louée n’est point l’indifférence, ni le dilettantisme, ni la paresse. […] Elle s’allie très bien avec les convictions fortes […].52 »

29La démarche du critique, qui semble parfois consister à juxtaposer de façon ludique des impressions opposées, se propose dans ses meilleures réalisations d’approfondir une impression pour la rectifier au besoin. Quand on examine par exemple non plus un article pris isolément, mais la suite des études consacrées à Renan, se dégage nettement le souci de combattre l’impression immédiate, qui n’est souvent que le reflet des idées reçues, pour parvenir sinon à atteindre la vérité sur l’auteur, du moins à se libérer des erreurs les plus communes. Nous avons vu que cet effort s’accompagne d’une réflexion sur le mécanisme de l’erreur. Ainsi nous serions tentés de dire que Lemaitre pratique non pas de la critique impressionniste mais de l’impressionnisme critique, c’est-à-dire un impressionnisme conscient de ses  limites et capable de mettre en question la validité des impressions. Il se rapprocherait par là de l’auteur de L’Avenir de la science qui fait de la « critique » au sens allemand la forme supérieure de l’esprit scientifique53.

30Les contemporains n’ont pas eu tort de rapprocher Lemaitre de Renan. Certes le jeune critique s’est fait les dents sur l’illustre Professeur au Collège de France, opération de publicité qu’imitera quelques années plus tard Maurice Barrès. Mais si le public a retenu de ce premier article des formules peu respectueuses, comme le « Labiche exégète », une lecture attentive révèle un Lemaitre déjà très « renanien » sous sa feinte naïveté, très habile à reprendre d’une main ce qu’il semble accorder de l’autre et prenant plaisir à multiplier les perspectives. La critique de sympathie qu’a pratiquée Lemaitre repose pour une part sur la grande idée renanienne que dans le domaine des réalisations humaines (religieuses, politiques ou artistiques) tout a sa justification et mérite l’intérêt. Par ce parti pris de jouir simultanément des aspects les plus divers et même les plus opposés de la production littéraire, Lemaitre a mérité l’étiquette de dilettante qui lui a été apposée. Mais cette étiquette l’a rapidement gêné et il s’est employé à la décoller de son maître et de lui-même. Il s’est voulu renanien en un sens plus noble. Il a senti et montré dans ses articles ultérieurs que l’indulgence bonhomme de l’auteur de Souvenirs d’enfance et de jeunesse n’empêchait pas celui-ci d’être un homme de « foi », convaincu que l’univers a un sens et l’activité du savant aussi. Dans son examen des œuvres de Renan, Lemaitre a pris un recul critique par rapport aux impressions superficielles qui avaient inspiré son premier article et s’est interrogé à cette occasion sur la façon dont se construit la figure d’un écrivain dans l’imaginaire des lecteurs. Sa confrontation avec Renan n’est pas étrangère au malaise qu’il exprime à propos de son activité de feuilletoniste et à son désir de pratiquer une autre sorte de critique. C’est en rendant compte du tome 3 de l’Histoire du peuple d’Israël qu’il écrit : « On se sent un  peu honteux, en lisant ce beau livre, d’être obligé par métier d’écrire tant de choses inutiles sur des sujets frivoles.54 » Il en viendra quelques années plus tard à vouloir réserver le nom de « critique » à des études plus relevées :

La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d’hier n’est pas de la critique : c’est de la conversation. Ce sont propos sans importance. Et c’est très bien ainsi. […] cette critique écrite sur le sable ne convient pas mal à des comédies dont si peu paraîtront un jour gravées sur l’airain.55

31En statufiant Renan, Lemaitre se prépare à adopter la posture sérieuse qui lui vaudra la reconnaissance des autorités morales de la République, représentées par le recteur Octave Gréard qui le reçoit en 1896 à l’Académie française56, en attendant d’autres récupérations.