Colloques en ligne

Denis Pernot

Jules Lemaitre et la scène éducative

1Au seuil de la réflexion qu’il lui consacre dans Du dilettantisme à l’action (1908), Constantin Lecigne imagine comment la postérité envisagera la figure de Lemaitre :

Les uns parleront surtout de son esprit ondoyant et capricieux, ils diront qu’il fut par excellence le représentant d’une génération sceptique […] – D’autres au contraire se souviendront surtout de ses plus belles pages et de ses meilleures actions […]. Ils le béniront surtout, à une époque d’aveulissement général et d’internationalisme naïf, d’avoir crié sur les toits ses angoisses patriotiques, sa passion nationale […].1

2Comme l’indique cette réaction, l’itinéraire de Lemaitre surprend ses contemporains qui peinent à en trouver la logique. Celle-ci leur importe d’autant plus que son parcours reste longtemps conforme à ceux que le régime républicain souhaite favoriser. De même que Péguy, mais de vingt ans plus âgé que lui, Lemaitre est en effet un parfait représentant de la nouvelle ère de mobilité sociale qui s’ouvre en France dans le derniers tiers du XIXe siècle puisque, fils d’instituteurs de province, il entre à l’École Normale Supérieure (1872), obtient l’agrégation de lettres (1875) et rejoint le haut enseignement (1880). Pour autant, jeune professeur, il se fait remarquer par des attitudes anticonformistes, qui se manifestent aussi dans la thèse qu’il soutient en Sorbonne, et que révèle l’intérêt qu’il porte à la littérature de son temps : « […] toute occasion lui est bonne pour saluer au passage, d’un compliment les auteurs qu’il préfère, ceux du XIXe siècle et surtout les contemporains.2 »L’attention qu’il prête aux écrivains de son temps se trouve ainsi associée à une « fatigue du grand siècle » l’amenant à souhaiter « rejeter sa simarre de professeur »3. À l’image de Sarcey, normalien converti au journalisme, Lemaitre s’engage dans une carrière qui l’éloigne de plus en plus sensiblement de l’univers de l’enseignement. Si ses premières études critiques sont accueillies dans les colonnes de la Revue bleue, qui se veut « politique et littéraire », il tient ensuite le feuilleton dramatique d’un quotidien d’excellente réputation de sérieux, le Journal des débats, donne plus tard des chroniques (« Billets du matin », « Figurines ») dans le Temps ainsi que des articles dans le Figaro et l’Action française… Rapporté aux collaborations qui le marquent ainsi qu’à l’évolution des modes d’intervention qui le caractérisent, son parcours prend les aspects d’un parcours de délégitimation. Alors qu’il aurait pu lui valoir, comme il vaut à Sarcey, une plate réputation de défenseur des valeurs admises, de l’opinion commune ou du bon sens, cet itinéraire sert de socle à sa légitimité critique, légitimité que consacrent sur le moment nombre d’études envisageant sa méthode d’approche des œuvres. Celles-ci placent volontiers ses travaux sous le signe d’hésitations ou d’indécisions de sorte que les positions que Lemaitre prend au moment de l’affaire Dreyfus sont vues sous les aspects d’une « métamorphose » ou d’une « conversion » dont la cohérence est rarement questionnée4. Certains aspects de son œuvre, en particulier les pages où il évoque la fonction professorale, où il s’exprime en observateur de la jeunesse et s’intéresse à la question scolaire, le préparent pourtant à passer du journalisme littéraire au journalisme d’opinion, d’un discours critique d’impressions à un discours politique de conviction. La réflexion qui suit se propose donc de revenir aux principaux moments de sa réflexion éducative et d’examiner en quoi celle-ci, littéraire et politique, offre une meilleure compréhension de son itinéraire et de ses travaux.

SPECTACLES DE LA PAROLE ET STYLE PROFESSEUR

3 Dans les pages qu’il consacre à son œuvre critique, Georges Renard associe l’audience dont bénéficie Lemaitre à la parution d’une chronique consacrée à Renan :

[…] l’attention du public était éveillée par ce coup de pistolet et elle n’eut pas le temps de se rendormir. Il se trouva que le pistolet du nouveau venu était un revolver ; les coups se succédèrent avec une rapidité qui n’épuisait pas les munitions du tireur. Ce fut chose avérée qu’un critique venait de se révéler.5

4Comme le montre l’image du revolver, Lemaitre ne doit pas sa réputation à une chronique qui fait scandale, mais à une série d’interventions dont il ne reprend pourtant par la suite que celle qui évoque Renan, la première, dans Les Contemporains. De même que plusieurs des études qu’il a données auparavant à la Revue bleue, celle-ci y figure sous un titre, « Professeurs au Collège de France », annonçant qu’elle prend sens dans le cadre d’un ensemble. Aussi a-t-elle moins pour cible l’autorité de Renan que les formes d’intervention et d’expression que l’institution universitaire lui impose et impose à ses membres. De fait, cette chronique est suivie d’autres où Lemaitre envisage deux de ses collègues, Gaston Boissier et Eugène Guillaume. Ce faisant, il s’intéresse aux cours des professeurs qu’il met en scène comme à de véritables spectacles de paroles. Il voit en effet les enseignants comme des acteurs et le monde de l’éducation comme une scène, ce que signale l’introduction dans Impressions de théâtre de chroniques rendant compte de conférences pédagogiques de Sarcey ou de Larroumet. À Renan, Lemaitre reproche une évidente facilité d’expression qu’il met au jour en transcrivant ses tics de langage et en insistant sur les raccourcis qui caractérisent sa méthode d’exposition : « La voix est un peu enrouée et un peu grasse, la diction très appuyée et très scandée, la mimique familière et presque excessive. […]. Il parle pour se faire comprendre, voilà tout ; et va comme je te pousse !6 » À Boissier, dont le sérieux ne se dément qu’à travers de banales plaisanteries, il reproche de se répéter et de faire commerce de son savoir :

Chacune de ses études passe régulièrement par les quatre phases que voici : la conférence de l’École normale devient leçon au Collège de France ; la leçon du Collège de France devient article à la Revue des deux mondes ; et cinq ou six articles de la Revue des deux mondes font un volume chez Hachette.7

5À Guillaume, à qui est consacrée l’ultime chronique de la série, il reproche « son penchant à déduire les lois d’un art de certaines conditions initiales et à l’y enfermer, son dédain de la fantaisie individuelle, son amour de la règle », une forme de dogmatisme, qui lui vaut d’être ennuyeux à entendre8. Bien qu’il y tempère ses remarques les plus acerbes et les effets les plus iconoclastes de son ironie par des protestations de sérieux, ces trois chroniques sont données dans le cadre d’une dynamique révélatrice d’un positionnement discursif auquel Lemaitre se tient par la suite. Il préfère en effet la gaieté et le sans-façon pédagogique de Renan à l’attitude magistrale de Guillaume, une forme déliée d’exposition au discours tendu de la démonstration, le professeur qui sait rendre vivantes ses leçons plutôt que celui qui, à l’image de Boissier, est « sagace » mais peu « subtil », « exact » mais sans « pittoresque » de sorte qu’il « intéresse » mais ne peut « passionne[r] »9. Se portraiturant au auditeur critique des plus prestigieux professeurs de son temps, Lemaitre définit en action sa propre posture critique – celle d’un homme qui se méfie des effets d’autorité que génèrent les spectacles de la parole, spectacles auxquels il rapporte toute activité pédagogique. Comme l’indique Henri Lavedan au lendemain de sa disparition, il se donne ainsi les traits d’un bon maître, d’un maître qui procure à ses lecteurs le sentiment de découvrir par eux-mêmes ce qu’il leur apporte10. Ce faisant, il s’expose à un reproche, celui de « forc[er] la note » en voulant se démarquer de l’univers de l’enseignement par son « parti pris, d’incliner en toute question littéraire, vers les solutions les plus hardies, les décisions les plus révolutionnaires11 » ainsi que par la manière dont il les exprime : « Et moi, veut dire aussi M. Lemaitre, trottinant et jetant de petits cris de précieuse, suis-je assez peu professeur, suis-je assez Parisien, assez moderne !12 » L’amenant à adopter une forme d’autorité qui se défait dans le mouvement qui la construit, son rejet des pratiques professorales contraint en effet Lemaitre à prendre ostensiblement ses distances à l’égard des spectacles qui se déroulent dans les amphithéâtres du Collège de France ou de la Sorbonne, mais également, phénomène moins remarqué par ses contemporains, vis-à-vis de toutes les formes du discours critique.

DISCOURS PÉDAGOGIQUE ET DISCOURS CRITIQUE

6 Au nombre des titulaires d’une chaire au Collège de France que Lemaitre oublie dans les articles qu’il leur consacre figure Émile Deschanel, illustre professeur qu’il évoque toutefois peu avant. La réflexion qu’il lui consacre sert de socle à l’expression d’un large discours de méfiance à l’égard de toutes les formes, familières ou savantes, du discours critique :

L’aimable auteur du Mal et du bien qu’on dit des femmes […] a publié intégralement, en deux volumes, ses leçons du Collège de France. […]. Avant d’en rendre compte, ayons la candeur d’exprimer un regret. J’aurais aimé que M. Deschanel ne retînt de son cours que la partie neuve et vraiment personnelle. Le volume dût-il être mince, il serait exquis […].13

7Sur ces fondements, Lemaitre relève sous la plume de Deschanel des confusions qui mettent à mal l’idée centrale de son propos, celle du « romantisme » des « classiques », point sur lequel il revient par la suite14. Aussi ne présente-t-il son livre ni comme un solide travail d’histoire littéraire, ni comme une causerie littéraire susceptible de satisfaire les attentes des auditeurs de ses cours. De même que celles qu’il consacre aux collègues de Deschanel, cette réflexion s’inscrit dans une dynamique. Reprise dans la première série des Contemporains, la chronique consacrée à Renan y est en effet précédée d’une étude évoquant un « livre de classe ». Lemaitre y marque ses distances vis-à-vis des pratiques éditoriales qui accompagnent la mise en œuvre des réformes républicaines des enseignements littéraires. Il y évoque un ouvrage que Paul Jacquinet, ancien enseignant à l’École Normale Supérieure et producteur d’éditions savantes, consacre aux Oraisons funèbres de Bossuet, auteur alors régulièrement inscrit au programme des classes des lycées. Après en avoir loué les mérites (« introduction très substantielle » ; « édition modèle »…), il s’interroge sur l’usage qui en sera fait :

[…] savez-vous l’effet le plus sûr de ce luxe intelligent d’explications et de commentaires ? […] on oublie de lire les Oraisons funèbres, car ce n’est presque plus la peine et d’ailleurs, ce serait, par comparaison, une lecture bien austère. […]. Les élèves qui auront cette commode édition entre les mains n’y liront pas un mot de Bossuet. Ils se contenteront des “analyses résumées”, les misérables !15

8Non content d’accuser la littérature universitaire de détourner de la lecture, Lemaitre poursuit sa réflexion en indiquant que Bossuet est difficilement lisible et fort peu lu : « […] qui a jamais lu les Oraisons funèbres ? Jules Favre autrefois, à ce qu’on dit, et peut-être M. Nisard, et de nos jours M. Ferdinand Brunetière.16 » À une critique visant des pratiques pédagogiques, il adjoint alors une réflexion qui passe par une remise en question du canon des œuvres à lire fixé par l’école ainsi que par la mise en cause de cette discipline autour de laquelle les études de lettres se construisent désormais, l’histoire littéraire. Dans l’étude où il évoque Boissier, il affirme en effet préférer le « cours public », qui préserve ceux qui le professent de tout pédantisme, au « cours fermé », qu’il associe à des formes pointues d’érudition :

Ce qu’il faut aux étudiants, c’est une direction et des causeries, non des lectures de petits papiers et de “fiches” par un monsieur qui aurait mieux à faire. C’est la “petite leçon” […] qui est inutile, non la “grande”, cette calomniée.17

9Aussi, toujours soucieux de marquer son émancipation du monde universitaire, apprécie-t-il, non sans s’interroger sur leurs dangers, les conférences qui sont organisées pour un public scolaire au théâtre de l’Odéon avant des représentations de « classiques ». Il en rend compte en reprenant le modèle des articles de la série des « Professeurs au Collège de France » et les présente, notamment celles de Sarcey auxquelles il revient à plusieurs reprises, comme des outils pédagogiques préparant mieux que n’importe quel cours ouvert ou fermé, mieux aussi que la littérature universitaire la jeunesse des lycées à apprécier des œuvres (de) « classiques ». S’il reproche à son collègue de simplifier à outrance et de rendre comique des situations ou des personnages qui ne le sont pas, il goûte en effet sa manière, désinvolte, de parler de Corneille ou de Molière et le félicite « d’aller chercher l’œuvre toute nue à travers les explications accumulées.18 » Rapportés à ces considérations, les deux choix qui caractérisent la forme de discours critique qu’il met en œuvre, évoquer des « contemporains » et le faire sur le socle d’un goût personnel, prennent les aspects d’une machine de guerre visant les usages auxquels auteurs et œuvres sont soumis dans le cadre de l’institution universitaire. À la différence de Brunetière qui ordonne chronologiquement les volumes où il réunit des études d’abord publiées dans la Revue des deux mondes, ce qui les fait entrer dans le domaine de l’histoire littéraire, Les Contemporains font en effet se suivre des réflexions qui ne sont livrées ni dans l’ordre de leur rédaction, ni reclassées en fonction d’une logique historique retraçant le cours d’une quelconque évolution. Ils mettent par ailleurs sur le même plan des textes évoquant des poètes ou des romanciers, des pages consacrées à des chroniqueurs (Albert Wolff, Henry Fouquier, Rochefort…) et font de nombreuses excursions hors du domaine ordinairement fixé aux écrits de littérature. Lemaitre y introduit en effet des discours, des textes où il pastiche des écrivains de son temps (Zola, Bourget…) ainsi qu’un choix de ses « Billets du matin» où il s’intéresse à l’actualité plutôt qu’à des contemporains. Provocant et facétieux, le mode d’organisation des volumes où il réunit ses écrits n’est donc autre que celui d’une longue et vaste causerie, ce qu’indiquent la forme dialoguée qu’il donne à plusieurs de ses études, l’envoi des « Billets du matin » à une cousine de province et, par la suite, la série de « lettres à un ami » qu’il donne à l’Action française et que Maurras reprend dans Enquête sur la monarchie. Adjoignant de plus en plus volontiers aux études qu’il consacre à des gens de lettres des chroniques qui relèvent d’autres secteurs d’expression, Lemaitre en vient à situer ses écrits dans le secteur de la littérature d’idées, d’une littérature qui inscrit au sein de chacun de ses développements les débats dont elle s’inspire et qu’elle veut relancer. En témoigne la manière, originale, dont il s’approprie la posture d’un observateur de la jeunesse - posture qui est alors des plus accueillantes.

SOUCI DE LA JEUNESSE ET LITTÉRATURE D’IDÉES

10Alors que Brunetière ponctue plusieurs de ses études d’histoire littéraire de conseils qu’il adresse aux jeunes gens de lettres de son temps, ce qui l’amène à ne jamais déposer la toge professorale, Lemaitre se contente de faire montre d’une évidente inquiétude chaque fois qu’il s’arrête à ce qu’une œuvre lui révèle de l’état d’esprit de la nouvelle génération, état d’esprit qu’il associe au pessimisme qui est alors fréquemment prêté à ceux qui ont vingt ans : « […] le pessimisme n’est-il qu’une mode ? ou bien est-il au fond du cœur de cette génération ? Notre pauvre littérature devient d’une tristesse effroyable. La jeune école se croirait déshonorée si un seul de ses romans finissait bien.19 » Ce faisant, il voit le XIXe siècle comme un « siècle où l’on est vieux de bonne heure »20 et érige Bourget en « prince de la jeunesse […] d’un siècle très vieux »21. En restant d’abord aux manifestations littéraires du pessimisme, il regrette que les jeunes gens de son temps manquent de cette forme de gaieté qu’il goûte sous les plumes de J. J. Weiss, de Renan ou de Sarcey. Aussi introduit-il dans plusieurs de ses études des partages entre sa génération, celles qui l’ont précédée et celle qui la suit et qui ne lui paraît pas les ou la valoir. De Stendhal, il affirme qu’il « appartient à une génération robuste, violente, brutale, nullement rêveuse, nullement pessimiste » et qu’« il n’a rien d’un jeune épuisé de nos jours »22. De la même manière, il fait d’Édouard Grenier le représentant d’« une génération d’esprits meilleure et plus saine que la [sienne] » :

Que les temps ont changé ! […] Aujourd’hui un jeune homme publie à vingt ans son premier volume de vers. Neuf fois sur dix, ce qu’il chante dans de courtes pièces essoufflées, d’une langue douteuse, entortillée, mièvre et violente, c’est, sous prétexte de névrose, la débauche toute crue.23

11Lemaitre appuie en outre volontiers son propos sur des notations d’ordre personnel dont il étend la validité à l’ensemble de sa génération : « Jadis, à vingt ans, nous savions admirer. Nous étions respectueux des maîtres. Nous aimions naïvement les grands classiques ; nous aimions Lamartine, Hugo, Sand, Michelet, Taine, Renan.24 » Consacrées au Termite (1890) de J.-H. Rosny, les pages où il livre digressivement les préférences de ses vingt ans et l’attitude qui était alors la sienne devant les chefs-d’œuvre de la littérature le montrent durcir le ton. De même que les plus érudits des professeurs qui forment collégiens et lycéens à la littérature, il signale que beaucoup des jeunes revues « suent le pédantisme le plus âcre et la plus sotte intolérance » et voit les « jeunes littérateurs » comme des « Trissotins »25 et parfois même comme des « sauvages » auxquels il prête toutefois « des nerfs très délicats »26. Il indique donc qu’ils sont incapables d’apprécier les œuvres du passé et qu’ils peinent, de ce fait, à se situer vis-à-vis des « classiques » : « Ces jeunes ont des dédains aussi inattendus que leurs admirations […].27 »S’il lui arrive quand il évoque leurs œuvres de parler en professeur de rhétorique inquiet de la qualité de leur langue, il s’exprime toutefois moins en homme qui se soucie de l’avenir de la littérature qu’en observateur des évolutions de la société de son temps. En témoigne le premier des articles où il s’intéresse à la jeunesse, article qui fait réponse à une chronique où Dionys Ordinaire, professeur de lettres devenu député républicain, évoque le pessimisme qui interdit à la jeune génération d’être « vraiment jeune ». Indiquant que son propos ne porte que sur « quelques garçons de plume qui s’agitent et se trémoussent dans […] le monde des lettres », ce proche de Gambetta l’associe à une loi générale, celle de l’opposition des générations, s’en prend à l’influence de Bourget et conclut son intervention par un appel à ne pas oublier les provinces perdues. Ce faisant, il s’attache moins à rechercher les raisons pour lesquelles la nouvelle génération se donne Leopardi ou Schopenhauer pour maîtres qu’à se moquer de ses dégoûts : « Quel âge avez-vous, mes enfants, et quels motifs de germaniser et de détester la vie ? […] Attendez donc, pour devenir moroses, que vous ayez une gouvernante et des rhumatismes !28 » S’il s’accorde avec Ordinaire pour condamner le pessimisme de ceux qui ont vingt ans, Lemaitre s’arrête à ses causes plus qu’à ses manifestations :

Ces jeunes gens sont venus au mauvais moment. Alors qu’ils sortaient de l’enfance et qu’ils entraient dans la vie, ils ont assisté à une épouvantable aventure. Les uns ont eu le cauchemar du siège de Paris et de la Commune ; les autres, en province, ont vu passer la Déroute sur les grands chemins […]. Tous ont éprouvé la désillusion la plus cruelle et l’humiliation la plus atroce.29

12À ses yeux, un profond traumatisme historique est à l’origine du vieillissement prématuré de la nouvelle génération. Aussi, poursuivant l’analyse, finit-il par tenir la politique républicaine, sinon la République qu’il dit encore aimer, pour responsable de son dégoût du monde : « […] une des causes […] du maladif détachement de la jeunesse est dans notre histoire politique des sept dernières années.30 » Aussi le pessimisme lui apparaît-il désormais comme une force d’inertie condamnant ceux qui ont vingt ans à se désintéresser du sort des provinces annexées et de l’action publique. Dans la mesure où il l’envisage sur d’autres fondements que celui de ses manifestations littéraires, il se met dans une situation qu’il prête à J.-J. Weiss, celle d’un « lettré accompli » qui « ferait volontiers […] autre chose que de la littérature ». Il ressent en effet, sans d’abord y céder, le besoin de se préoccuper des « affaires publiques »31 : « C’est […] sur les générations naissantes qu’il faut agir, ce sont nos enfants qu’il faut élever de telle sorte qu’ils soient plus forts et plus sains que nous.32 » Lemaitre est ainsi conduit à s’exprimer sur la scène publique, dans le cadre des discours qu’il prononce au nom de la Ligue de la Patrie française, mais également à revenir sur la scène éducative en participant à la grande agitation pédagogique de la fin du siècle. S’exprimant alors en citoyen préoccupé par l’avenir que se prépare son pays, il inscrit les interventions où il évoque la question de l’enseignement dans la continuité d’un discours d’idées dont le suivi le montre se détacher de la sphère de la critique. Le signalent les interventions où il se préoccupe des reformes de l’enseignement ainsi que celles où il envisage à nouveau la scène éducative.

SUR LA SCÈNE ÉDUCATIVE

13 Attentif à ne pas manifester des opinions qui le montreraient s’écarter de la ligne éditoriale de la Revue bleue, Lemaitre ne reprend pas sa réponse à Ordinaire dans Les Contemporains. Il n’en poursuit pas moins sa réflexion en des pages où il fait des réformes républicaines de l’enseignement une des causes du désintérêt de la jeunesse pour la chose publique. Il les accuse en effet de favoriser la paresse et l’ignorance des élèves :

On les a d’abord dispensés de tous les exercices difficiles, tels que le discours latin, les vers latins, le thème grec. Puis on leur a cuisiné des programmes si complexes, si démesurés […] que ces programmes les mettaient en réalité fort à l’aise. Ne pouvant les étreindre dans leur totalité, ces adolescents se résignaient de bonne grâce à ne pas les embrasser du tout.33

14Il soulève ainsi la question de la place des langues anciennes dans l’enseignement secondaire, question à laquelle il revient, sans qu’elle lui soit posée, au moment d’une consultation ministérielle sur la suppression de la dissertation latine dans le cadre de la licence de lettres. Exprimant son « opinion » en critique informé des plus récents développements de la littérature, il y « constate que les déformations de la langue, dans les jeunes Revues littéraires, ont suivi de près les réformes des programmes de l’enseignement secondaire et l’affaiblissement des études latines »34. Quelques semaines plus tard, il accepte de revenir sur la scène éducative en s’adressant à deux reprises à des lycéens et à des étudiants. Dans le cadre des discours qu’il prononce alors, il célèbre tour à tour les mérites politiques et sociaux de la « solidarité » et de la « tolérance » et signale que seules ces valeurs peuvent, en un temps où « les cadres anciens sont brisés », garantir un heureux accord des générations et une féconde paix sociale : « Il apparaît avec une clarté croissante que le monde […] ne sera sauvé que par la multiplicité, sinon par l’unanimité des bonnes volontés individuelles.35 » S’il parle encore en critique quand il invite ses confrères à mieux rendre justice aux productions littéraires de ceux qui ont vingt ans, il présente surtout les vertus qu’il propose à ses auditeurs de pratiquer comme un moyen de s’inscrire dans une continuité devant permettre à leur génération de valoir mieux que la sienne :

[…] ce que la vie a pour nous soit de commodité, soit de noblesse, c’est à nos pères, à nos aïeux, à nos ancêtres que nous le devons ; […] nous devons aux morts la culture même d’esprit qui nous permet, sur certains points, de penser autrement qu’eux, – et mieux, je l’espère […].36

15Signe de l’élargissement des perspectives dans lesquelles il se saisit désormais de la question éducative, il introduit dans certains de ses articles, usant encore de prudentes formules d’atténuation, des remarques indiquant qu’il s’écarte des valeurs que la République promeut, valeurs que son discours de réception à l’Académie française rapporte à l’œuvre pédagogique de Duruy, dont il prononce l’éloge, plutôt qu’à celle de Ferry37. De manière similaire, il déclare n’avoir plus de goût pour l’œuvre révolutionnaire : « M. Larroumet s’est cru obligé de nous rappeler les bienfaits de la Révolution. Je ne les nie pas, mais je ne les sens plus. […]. Mais c’est évidemment moi qui ai tort.38 » De manière similaire, son analyse des conséquences de la disparition des « exercices difficiles » de l’enseignement secondaire est amenée par une dénonciation du coût et des méfaits du parlementarisme :

Quatre pelés et un tondu bâillent dans les hautes salles et sous les péristyles somptueux des lycées “nouveau modèle”, et chaque élève de Janson de Sailly ou de Lakanal revient aussi cher à l’État que trois députés […]. –Vous me direz qu’un potache se contente d’être inutile, au lieu qu’un représentant du peuple…39

16Aussi n’envisage-t-il plus la question scolaire en elle-même et pour elle-même mais l’associe-t-il à des questions qui la débordent. En témoignent les pages réunies dans Opinions à répandre (1901). Bien qu’une seule section du volume, composé d’articles publiés pour beaucoup dans le Figaro, travaille la question éducative, celle-ci est amenée par des réflexions consacrées à la « colonisation » ainsi qu’à « l’armée et la patrie » où Lemaitre l’envisage déjà. Loin d’être motivées par la parution d’ouvrages de littérature, celles-ci naissent désormais de la lecture d’essais, venant de l’étranger ou évoquant l’étranger, qui brossent un tableau social et moral de la France de la fin du siècle et énumèrent les difficultés auxquelles elle s’expose. Analysant des essais politiques, économiques et sociaux, à commencer par À quoi tient la supériorité des Anglo-saxons (1893) d’Edmond Demolins, plutôt que des œuvres littéraires, il est conduit à revenir sur certaines de ses positions. Il affirme toutefois ne pas se contredire et inscrit sa défense des enseignements modernes, qu’il préconise désormais, dans la continuité de la méfiance que lui ont toujours inspirée les discours des enseignants puisqu’il indique avoir reçu sa « première opinion » de ses « maîtres » ainsi que dans la filiation de son rejet du style professeur : « Il y a, dans ma petite consultation de 1894, un contentement de soi, un pédantisme mal dissimulé, le ton d’un monsieur trop satisfait de sa syntaxe […]. »40 Comme l’indique cette remarque, ce n’est qu’à ce moment de son parcours qu’il a le sentiment de maîtriser l’outil qu’il s’est choisi, celui de la chronique, pour résister au style professeur et aux préjugés de son éducation classique. Ce faisant, Lemaitre ne discute plus de réformes pédagogiques mais inscrit ses interventions dans le cadre d’un plus vaste effort : « […] il y a une réforme qui enveloppe toutes les autres ; […] c’est, pour chaque individu, sa propre réforme morale.41 »

17 Rapporté à la manière dont Lemaitre se saisit de la question éducative, son parcours acquiert une continuité que ses contemporains ont peiné à saisir. Sa logique et sa cohérence tiennent en effet moins à une évolution de ses prises de position et de ses engagements qu’à un double éloignement des sphères du professorat et de la critique. De même qu’il fait en sorte au seuil de sa carrière de passer le moins possible pour un enseignant, Lemaitre s’attache à s’éloigner du discours critique tel qu’il est conçu et pratiqué dans les revues et les journaux de son temps. Ce faisant, il n’est pas seulement conduit à formuler et à expliciter des « impressions » mais aussi à exprimer et à défendre des « opinions », dont il se saisit dans le débat de son temps et qu’il livre au débat, le passage des unes aux autres s’opérant d’autant plus facilement qu’il les donne toutes à la première personne du singulier. Lues en continuité, les pages qu’il réunit dans Les Contemporains prennent donc moins les aspects d’une série d’études consacrées à des écrivains ou à des œuvres que celle d’une suite déliée de chroniques littéraires et politiques : ses interventions de « ton léger, voltigeant qui parle de tout et […] ne craint rien que d’être trop sérieux » relèvent de la forme de la chronique journalistique42. De fait, ses écrits ne font œuvre qu’en soulevant des questions qui les éloignent de la littérature ou qui l’associent à d’autres thèmes de réflexion, à commencer par les réformes passées, présentes et souhaitables du système éducatif auxquels ils reviennent régulièrement. Dans ce contexte, l’introduction dans la cinquième série des Contemporains de larges extraits des « billets » que Lemaitre a fait paraître dans le Temps marque une étape de son parcours, qui le conduit à s’exprimer dans la presse et à adopter un mode d’expression plus concis et moins construit que celui auquel l’institution universitaire condamne d’ordinaire les professeurs. Ce faisant, elle révèle en le miniaturisant le principe de composition des volumes de la série, celui d’une causerie littéraire et politique dont d’autres modèles se repèrent dans la presse du temps, en particulier dans les quotidiens « Propos d’un parisien » qu’Henri Harduin donne au Matin ou dans certaines des chroniques que Fernand Vandérem donne à la Revue bleue. Aussi est-il possible d’affirmer que Lemaitre ne trouve la formule dont il rêve au seuil de sa carrière que dans le cadre des conférences qu’il consacre, au terme de son parcours, à Rousseau, Racine ou Chateaubriand. Bien qu’il lui arrive de les évoquer comme des « cours », il parvient en effet à s’y exprimer en savant, qui a lu les œuvres et leurs commentaires, et à les rendre accessibles à un vaste public sans jamais paraître pédant ni céder aux mêmes facilités d’exposition que Sarcey.