Colloques en ligne

Kazuhiro Matsuzawa

Pourquoi et comment interpréter l’œuvre littéraire ? : l’exemple de l’avant-dernier chapitre de L’Education sentimentale

I. Pourquoi l’interprétation ?

1   Pourquoi et comment enseigner la littérature à l’université ? Suffit-il de dire que la lecture de l’œuvre littéraire nous apporte du plaisir et contribue à notre épanouissement personnel ? Face à la crise de l’enseignement universitaire de la littérature en France comme au Japon, tout se passe apparemment comme si l’on ne trouvait plus en soi ni hors de soi de quoi répondre à la question.

2  Mon propos n’est pas de répondre à ce questionnement fondamental, mais plus modestement de réfléchir du point de vue de l’herméneutique à la question suivante : pourquoi et comment interpréter l’œuvre littéraire ?

3  L’on ne saurait vivre et s’aventurer dans les labyrinthes de l’univers sans un fil d’Ariane, lequel doit être doué d’une vertu herméneutique, et l’on ne saurait assez insister sur l’importance de l’aptitude à interpréter. L’activité scientifique se limite souvent à l’effort de dégager des ordres de cohérence et opère le plus souvent par réduction du complexe au simple, du particulier au général, par rejection de l’aléa et du singulier, afin d’ordonner notre expérience. Quand il s’agissait de phénomènes naturels, il suffirait de les « expliquer » selon le paradigme de la simplification. Mais dès qu’il s’agit de phénomènes humains et culturels, il faut essayer de les « comprendre » dans leur singularité et leur complexité. La connaissance de soi et du monde s’approfondit par le détour d’une interprétation qui met à l’épreuve notre aptitude herméneutique, celle-ci étant fondamentale pour l’être humain. C’est par l’interprétation que l’on essaie d’éclairer l’épaisseur du rapport au monde où l’on s’enracine.

4  L’œuvre littéraire est le résultat conjoint d’un travail humain et d’une tradition culturelle, résultat qui demande à être lu conformément à l’exigence du genre auquel il appartient. Devant l’œuvre, on a recours à la démarche herméneutique en y reconnaissant une cohérence qui en assure le sens. Mais il faut de plus saisir l’œuvre dans sa complexité qui lui assure une fécondité littéraire. Le complexe se distingue bien du compliqué dans la mesure où celui-là suppose un ordre caché derrière le désordre apparent. La notion de complexité n’est rendue opératoire que si cet ordre s’éclaircit et devient intelligible. L’interprétation se forme et se transforme dans un va et vient incessant de ces deux pôles, celui de la cohérence et celui de la complexité, que l’on peut appeler le cercle herméneutique. La cohérence et la complexité sont deux critères herméneutiques sans lesquels aucune interprétation n’est concevable. L’interprétation est donc l’exercice de notre capacité à rendre compte du maximum de cohérence et de complexité du texte.1Dès qu'on ne retient qu'un des deux, l’oeuvre s'évanouit : l’interprétation tombe immanquablement soit dans une simplification excessive, soit dans un pur désordre.

5  Il est à rappeler ici que E.Benveniste signale à juste titre que « chaque langue, chaque culture met en œuvre un appareil spécifique de symboles en lequel s’identifie chaque société ». 2. Toute société entretient une relation forte avec un certain nombre de textes qu’elle considère comme fondamentaux. Si l’interprétation du texte littéraire ne se réduit pas à un problème et un thème parmi d’autres, c’est qu’elle fonctionne comme un appareil d’identification, soit individuelle, soit collective, qui nourrit les représentations et assure la cohésion des individus dans une communauté ou une société. Cela implique la question de la sacralité du texte que je ne pourrais pas aborder ici, mais à propos de laquelle je me bornerai à signaler simplement que c’est l’expérience herméneutique et fondamentalement humaine qui sous-tend la culture du texte et de l’interprétation.

II. Comment interpréter la « dernière visite de Madame Arnoux » dans L’Education sentimentale ?

6  Je prendrai très rapidement comme exemple la fameuse scène de la « dernière visite de Madame Arnoux » dans L’Education sentimentale de Gustave Flaubert.3 Il me semble qu’en raison du contrôle d’un clair effet de contexte par l’interprétation courante, cette scène n’a pas été traitée jusqu’à présent avec toute la délicatesse qu’elle mérite. Dans ce qui va suivre, je montrerai comment les deux critères herméneutiques de la cohérence et de la complexité contribuent à l’approfondissement de la compréhension du texte.

7(i)Selon l’interprétation courante, cette scène marque l’aboutissment tragique de l’amour platonique de Frédéric et de Madame Arnoux. Quinze ans plus tard, Frédéric reverra une dernière fois Madame Arnoux pour constater avec elle, mais trop tard, qu’ils auraient pu s’aimer. Mais, soudain, la lampe  «éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine». Elle laisse une mèche de cheveux blancs à Frédéric avant de lui dire un adieu définitif… Le motif de la dernière visite paraît si évident que personne ne s’est interrogé sur l’interprétation qu’on en donne implicitement. Le jugement de cohérence repose la plupart du temps sur le sentiment difficilement objectivable et relève du préjugé qui nous guide dans l’interprétation.

8(ii) On fera un examen critique de la première cohérence. Voici la parole apparemment claire de Madame Arnoux qui rompt le silence :   

−«Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt.» Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d’or :−  « Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre. »

 Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’être dérangée4(p.501)

9  « Excusez-moi de n’être pas venue plus tôt » : c’est ainsi qu’après presque seize ans d’absence Madame Arnoux justifie sa visite imprévue dont elle paraît s’efforcer d’ailleurs de masquer le motif secret. Il est à remarquer que vingt ans ont passé depuis le prêt de quinze mille francs que Frédéric a fait au couple Arnoux dans la deuxième partie du roman. Frédéric interprète ces excuses comme un aveu d’amour et on a accepté pendant longtemps l’interprétation assez naïve de ce protagoniste.

10  Or la lecture des scénarios et des brouillons nous aidera à repérer ce dont elle ne rend pas compte ou ce dont elle rend mal compte. Tous les scénarios disent explicitement au sujet de Madame Arnoux qu’ « elle rapporte l’argent» emprunté dans la deuxième partie du roman. Une difficulté surgit de la cohabitation des deux justifications peu compatibles de la visite : s’acquitter de la dette et le désir des retrouvailles. C’est dans la phrase du brouillon, au fº 66vº (N.a.fr.17610), que naît l’idée de rendre euphémique la formule initiale : « Je suis venue vous remercier d’un ancien service ». La formule toute faite du remerciement sera remplacée encore dans une étape ultérieure, au fº 67vº, par celle des excuses qui dissimulent le motif initialement formulé : « excusez-nous ». Le « nous » suggère la présence de Monsieur Arnoux derrière Madame Arnoux. La version suivante (fº 54vº) aboutit à cette formulation définitive : « excusez—moi de n’être pas venue plus tôt ». L’élimination de « nous » en faveur de « moi » permet de donner une apparence plus intime à cet entretien, ce d’autant plus que toute mention explicite du problème d’argent fait place aux excuses du retard de sa visite.

11  Parallèlement à cette réécriture, la métamorphose de « l’argent » retient notre attention. Le premier scénario (N.a.fr.17611, fº104 rº) le mentionne comme suit : « Réapparition de Me Arn qui rapporte l’argent ». Le dernier scénario (N.a.fr.17611, fº64 rº) fait apparaître « un petit portefeuille brodé » qui est une formation de compromis qui évoque le problème d’argent de manière oblique en mêlant le souci financier aux sentiments.

12  Cet examen conduira à construire une seconde cohérence et une seconde hypothèse :

13Lu à rebours, le récit d’amour est travaillé du dedans par la présence secrète du problème d’argent qui en altère la belle apparence. Le motif de la dernière visite de  l’héroïne est de rendre à Frédéric 15 mille francs que Monsieur et Madame Arnoux ont empruntés dans la deuxième partie du roman. Avec l’avant-dernier chapitre la question du remboursement des dettes, longtemps reléguée à l’arrière-plan, surgit au premier plan et invite à relire toute l’histoire d’amour de Frédéric et de Madame Arnoux.Tout se passe donc comme si Madame Arnoux rendait visite à Frédéric pour le remboursement des dettes, plutôt que pour revoir son ancien amant platonique. Voici l’interprétation économique qui relativise l’interprétation sentimentale du protagoniste comme celle des critiques. Le texte secrète immanquablement deux illusions : l’interprétation sentimentale dont Frédéric reste prisonnier jusqu’à la fin et l’interprétation économique qui croit dissiper l’illusion sentimentale en y décelant l’histoire de l’exploitation d’un jeune homme riche par le couple Arnoux.

14(iii) Mais, l’interprétation économique ne pourrait pas rendre compte suffisamment du fait même de la visite de Madame Arnoux, fait qui n’exclut pas forcément chez celle-ci le désir des retrouvailles.D’où vient l’ambiguïté qui marque profondément la scène. En prenant le thème de l’argent déjà intégré à la deuxième interprétation, on pourrait chercher à éviter ces deux recueils et serait tenté de poser une lecture déconstructrice de « l’indécidable », car ni l’interprétation sentimentale (i) ni l’interprétation économique (ii) ne peut rendre compte suffisamment du texte qui reste ambigu. Le texte se construit « entre » l’histoire d’amour et l’histoire d’argent et se révèle finalement irréductible à l’une ou l’autre. L’écriture flaubertienne, accroissant de la sorte l’ambiguïté, rejoindra la déconstruction qui prône l’indécidable du sens du texte, donc la réduction du sens contre la réduction au sens…

15(iv) Si l’on peut trouver quelques éléments non examinés dans les trois lectures précédentes, on essaiera alors de formuler une interprétation qui tienne ensemble la cohérence et les éléments nouveaux. La vraie question est donc maintenant de savoir s’il y a dans le texte encore quelque chose qu’elles ont négligé. Or, Madame Arnoux raconte comment elle vit avec son mari :

  Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. (p.501)

16 Or, au dernier chapitre Frédéric et Deslauriers , «vers le commencement de cet hiver», causant au coin du feu, font le bilan de leur existence. Frédéric apprend alors à Deslauriers que Mme Arnoux «doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs» et que son mari est «mort l’année dernière» (p.506). Ce qui apparaît problématique, c’est l’hypothèse du veuvage de Madame Arnoux. Madame Arnoux mentionne la maladie de son mari et le dernier chapitre constate la mort d’Arnoux. C’est apparemment un fait épisodique qui ne changerait rien à l’interprétation de la dernière visite de Madame Arnoux.Etant donné que le roman parut en librairie en novembre 1869, il est très vraisemblable que «cet hiver» désigne l’hiver 1868-1869. Si Arnoux est « mort l’année dernière » , ce sera donc en 1867-1868, alors que la dernière visite de Madame Arnoux a lieu au mois de mars 1867.  Ce qui est significatif, c’est le fait qu’Arnoux soit mort peu après la dernière visite de mars 1867. La coïncidence curieuse de la visite de Mme Arnoux avec la mort imminente de son mari permet de formuler l’hypothèse d’une mise en rapport problématique entre deux faits apparemment étrangers l’un à l’autre. Rien n’interdit d’imaginer en effet qu’aux côtés de son mari gravement malade, l’héroïne commence à penser à son avenir et à chercher quelqu’un avec qui elle pourrait vivre, avant d’habiter à Rome avec son fils après la mort de son mari. Nous avons là un fil assez solide qui nous permet de tenir ensemble le désir des retrouvailles, le remboursement des dettes et le veuvage de Madame Arnoux. Outre l’interprétation sentimentale et l’interprétation économique, voilà donc une troisième interprétation susceptible de rendre compte, de la meilleure façon, de la cohérence et de la complexité du texte. On gagnerait ainsi à adoucir l’opposition facilement tranchée qu’on serait tenté de faire entre les deux interprétations sentimentale et économique. Il convient mieux d’atténuer, en vertu de la troisième interprétation, la séparation rigide des deux interprétations pour nous pencher sur la clarté équivoque et diffuse d’un crépuscule enveloppant la dernière visite de Madame Arnoux. L’interprétation  s’inscrit dans ce mouvement dialectique entre la cohérence et la complexité auquel chacun d’entre nous participe avec plaisir. S’il faut que l’interprétation se donne pour critères la cohérence et la complexité, il n’est pas nécessaire qu’elle soit littéraire. Mais le plaisir que nous procure l’interprétation de l’histoire d’amour de Frédéric et de Madame Arnoux devrait être qualifié de littéraire.