Colloques en ligne

Thomas Pavel

Études générales et spécialisation

1Dans ce qui suit, je décrirai trois systèmes « undergraduate », celui que j’ai suivi (il y a longtemps) dans mon pays natal, la Roumanie, celui du Canada, et celui des États-Unis.  Je conclurai avec quelques brèves remarques sur les qualités et les risques de ce dernier.  

2En Roumanie, à l’époque lointaine où j’ai fait mes études, les candidats à l’entrée à l’université choisissaient leur domaine de spécialisation bien avant le concours d’entrée, qu’ils devaient préparer très sérieusement.  Ce concours consistait dans deux épreuves écrites dont la moyenne était éliminatoire, suivies, pour ceux qui avaient réussi à passer, par un examen oral.  Pour ceux qui souhaitaient étudier la langue et la littérature du pays, les épreuves écrites vérifiaient la connaissance de la littérature nationale telle qu’apprise au secondaire et celle de l’histoire moderne.  L’oral portait également sur ces deux sujets.  À la suite d’une des premières actions de discrimination positive, la moitié des places disponibles était réservée aux candidats dont les parents étaient ouvriers, paysans pauvres ou activistes du Parti.  Ce volet du concours choisissait à peu près un candidat sur trois.  Au concours pour les autres candidats, qui se disputaient la deuxième moitié des places, la réussite était en proportion de un sur vingt.  

3Une fois à l’université, les étudiants suivaient un programme chargé : entre 30 et 36 heures de cours et de séminaires par semaine, du lundi au samedi.  Tous les cours étaient obligatoires et devaient être suivis dans l’ordre établi par le programme, année par année.  Pour ceux qui étudiaient la littérature – soit roumaine, soit française, allemande, russe, etc. – à peu près un quart des cours étaient consacrés à des sujets généraux : six semestres de marxisme, trois semestres de théorie littéraire, deux semestres de linguistique générale, etc.  Le reste des cours était consacrés à la littérature choisie et à la linguistique.  Chaque siècle avait droit à un cours, conçu comme une vue d’ensemble sur l’histoire littéraire de l’époque en question.  On étudiait également les principaux aspects de la langue et de son histoire.  En quatrième et cinquième année, on devait suivre deux séminaires spécialisés sur des sujets choisis par le professeur – les seuls cours dont la thématique changeait chaque année.  Le second semestre de la cinquième année était consacré à la rédaction d’un mémoire.  À l’examen final, deux examens oraux qui portaient sur la totalité de la matière enseignée en littérature et linguistique pendant les quatre années et demi de cours, précédaient la défense du mémoire.

4Ceux qui, après ces épreuves, obtenaient le diplôme d’État (équivalent du Master actuel), avaient appris beaucoup de choses.  Une touche d’originalité n’était pas interdite, mais il fallait faire attention à bien mémoriser les faits et à bien enregistrer l’interprétation historique et sociale correcte.  

5Au Canada, où j’ai enseigné par la suite, le programme d’études était conçu d’une manière moins contraignante.  Le choix parmi les candidats était fondé sur leurs résultats au secondaire et aux tests d’aptitude.  Ils étaient acceptés à l’université (tout court) sans que le programme qu’ils allaient suivre soit spécifié.  La licence, appelée Bac et qui n’exigeait pas de mémoire écrit, prenait quatre ans et était séparée de la maîtrise.  Pour obtenir le Bac, les étudiants devaient satisfaire deux types d’exigences.   Les exigences générales comportaient un ensemble de cours choisis par l’étudiant dans différents domaines : sciences, maths, histoire, philo, etc.  Sur un total d’à peu près 32 à 40 cours semestriels (huit à dix par an), un quart devait leur être consacré.  La spécialisation (le terme anglais étant « major ») consistait en 18 à 20 cours semestriels.  Un petit nombre de cours étaient laissés au libre choix de l’étudiant.  Une spécialisation en littérature française, par exemple, demandait à l’étudiant de choisir ses 18 à 20 cours parmi un assez grand nombre, parfois le double, de cours offerts par le département de français.  Certains étaient obligatoires.  À l’Université du Québec à Montréal, les étudiants en lettres françaises commençaient par suivre trois introductions aux « approches » sémiotique, socio-historique, et psychanalytique à la littérature.  Par la suite, à l’intérieur de certaines contraintes – par exemple, celle de faire la connaissance de plusieurs genres littéraires et de plusieurs époques – ils choisissaient les sujets qui correspondaient à leurs intérêts.  Les exigences générales, la quantité de cours (18 à 20) et une certaine liberté de choix garantissait une formation à la fois solide et diverse.  Ce cursus, qui prévalait non seulement au Québec, mais également dans le reste du Canada avait son origine, comme on me l’a expliqué par la suite, dans celui des universités écossaises du 18e siècle.  Étant donné que les étudiants écossais de l’époque arrivaient souvent de villages où les écoles laissaient à désirer, la première année d’université, appelée année propédeutique, devait les aider à mieux assimiler les matières sur lesquelles le secondaire n’avait pas suffisamment insisté.  

6En arrivant ensuite en Californie, j’ai fait la connaissance d’un système qui était, dans une certaine mesure, semblable à celui qui prévalait au Canada, mais s’orientait plus résolument vers la diversité des cours en allégeant le poids de la spécialisation.  J’enseignais à l’université de Californie à Santa Cruz, un des dix campus du système dit de l’UC, mais je présenterai ici le programme actuel du campus le plus connu, celui de Berkeley.  

7À Berkeley, pour obtenir un diplôme B.A. (Bachelor of Arts), il faut suivre avec succès un total de 40 cours semestriels sur quatre ans, à savoir cinq cours de trois heures pendant les quinze semaines de chaque semestre.  Parmi ces cours, il faut noter :

  • 1 cours exigé par le campus de Berkeley ayant comme sujet Les Cultures américaines;

  • Les exigences générales du collège des lettres et des sciences (‘collège’ étant en américain le terme qui désigne la faculté qui organise les cours de Bac = de ‘licence’)

    • Les exigences ‘élémentaires’ : 2 à 5 cours

      • Lecture et rédaction – 2 cours semestriels

      • Raisonnement quantitatif – 1 cours ou succès au test de math

      • Langue étrangère – 2 cours semestriels ou passage d’un test de 3e année de la langue en question au secondaire

    • Exigences au niveau de la ‘culture générale’ (angl. breadth requirements) : 7 cours, un dans chacun des domaines suivants :

      • Arts et littérature

      • Biologie

      • Histoire

      • Études internationales

      • Philosophie et valeurs

      • Physique

      • Études sociales et psychologiques (angl. Social and Behavioral Sciences)

    • Exigences de la spécialisation choisie : au moins 12 cours sur lesquels je reviendrai tout à l’heure.

    • Autres cours dans différents domaines : entre 18 et 21 cours choisis par l’étudiant, à savoir la moitié des cours nécessaires pour obtenir le B.A. et dont le choix obéit aux contraintes suivantes :

      • sur le total de 40 cours pris à l’université, au moins 20 doivent être offerts par le collège des arts et sciences

      • sur ces mêmes 40 cours, au moins 12 doivent être des cours de troisième ou quatrième année (angl. upper-division  course)

      • sur les 12 cours avancés, au moins 2 doivent être pris dans un autre département que celui qui offre la spécialisation.

8Concernant la spécialisation, je prends comme exemple le B.A. en littérature de langue anglaise, qui, aux États-Unis, est la spécialité la plus proche du point de vue culturel à la licence en littérature française en France.  Pour pouvoir déclarer sa spécialisation en littérature anglaise à Berkeley (déclarer étant le terme technique dans ce cas), l’étudiant doit avoir déjà suivi au moins 10 cours semestriels à l’université, parmi lesquels figurent le cours de lecture et rédaction mentionné plus haut, ainsi que trois cours en littérature anglaise.  Autrement dit, les étudiants ne sauraient choisir leur discipline avant le début de leur deuxième année d’université.  En pratique, ce choix ne se fait presque jamais avant la fin de la deuxième année, les étudiants utilisant leurs deux premières années d’études pour suivre des cours dans différents domaines afin de découvrir la discipline pour laquelle ils pensent avoir une véritable affinité.  Une fois cette spécialisation choisie, les étudiants ne commencent donc pas à zéro, mais auront déjà suivi plusieurs cours dans le domaine en question.  Il arrive donc souvent qu’un étudiant ne déclare sa spécialisation qu’en quatrième (et dernière) année, ayant à ce moment-là presque fini de suivre les cours exigés.

9Quant à l’organisation du programme de littérature anglaise, les 12 cours semestriels requis sont divisés en deux grandes sections : six cours pris dans le tronc commun (angl. core requirements) et six cours optionnels.  

10Concernant le tronc commun, tous les étudiants en littérature anglaise doivent suivre les quatre cours dits fondamentaux, dont trois consacrés à l’histoire de la littérature anglaise, américaine et anglophone et le quatrième à Shakespeare.  En plus, ils sont censés suivre un cours avancé sur un sujet portant sur la littérature d’avant 1800 (sur une dizaine de cours proposés) et un séminaire avancé, soit en théorie littéraire, soit dans un sujet spécialisé en études littéraires ou culturelles.

11Les six cours optionnels sont choisis selon les préférences personnelles de l’étudiant parmi la multitude de cours enseignés chaque année par le département.  Un de ces cours peut être ce qu’on appelle une étude indépendante dirigée par un enseignant.

12J’ai également enseigné dans une des grandes universités de la côte est, à Princeton, mais je présenterai plutôt le programme de l’université Columbia, à New York, dont les exigences générales sont plus importantes qu’à Berkeley alors que la spécialisation est plus réduite.  Le célèbre « Core Curriculum » (tronc commun) de Columbia, obligatoire pour tous les étudiants, comprend onze cours, conçus exprès pour ce programme, en littérature, science, art, musique, civilisation contemporaine, et rédaction, ainsi que quatre semestres dans une langue étrangère et deux semestres d’éducation physique, y compris un test de natation.  Selon l’idéal classique grec, le programme fait donc attention aussi bien à l’esprit qu’au corps des étudiants.  

13Quant à la spécialisation en littérature anglaise, à Columbia elle exige un minimum de seulement 10 cours semestriels, dont trois portant sur la période d’avant 1800.  Dans leur choix de cours, on exige également que les étudiants suivent au moins un cours dans chacune des trois catégories génériques poésie, prose narrative et théâtre ou cinéma, et au moins un cours dans chacune des trois catégories géographiques – Grande Bretagne, Amérique, anglophonie.  Il est bien entendu possible que le même cours satisfasse plusieurs exigences : un cours sur Shakespeare, par exemple, compte comme cours sur la littérature d’avant 1800, comme cours sur le théâtre et comme cours sur la littérature de la Grande Bretagne.

14Notons qu’à Berkeley comme à Columbia, ces exigences sont spécifiées comme minimales.  Étant donné que, en dehors des exigences générales et de la spécialisation, les étudiants peuvent choisir comme ils l’entendent à peu près une vingtaine de cours, à savoir la moitié de leur B.A., ces étudiants se trouvent devant deux grandes options : ils peuvent soit s’inscrire dans d’autres cours appartenant à leur domaine de spécialisation pour approfondir leurs connaissances, soit s’organiser pour obtenir une deuxième spécialisation, qui, à l’instar de la première, n’exige que 10 ou 12 cours.  C’est ce que font beaucoup d’étudiants qui, tout en se rendant bien compte que les « bonnes » spécialisations sont celles en économie, science, ou études pré-médicales (études qui leur permettrons par la suite de faire une demande d’admission dans une école de médecine), déclarent également, par intérêt personnel pour la culture, une spécialisation en littérature anglaise, française, etc.  Pour les amateurs de culture qui n’ont pas suffisamment de temps pour suivre tous les 10 ou 12 cours exigés, il existe dans beaucoup d’universités une sorte de mini-spécialisation, appelée « mineure » (angl. minor) et qui consiste d’ordinaire en 6 cours dans le domaine choisi.  

15Deux aspects de ce système méritent d’être soulignés : sa flexibilité et son souci pour la formation générale de l’étudiant.  Cette formation, qui dans une certaine mesure ressemble à celle offerte en dans les classes préparatoires en France, familiarise les étudiants avec les grands problèmes de la science et de la vie contemporaine, ainsi que, dans certaines universités, avec les grandes œuvres littéraires et artistiques du passé.  Le but explicite est la formation de citoyens éclairés; le résultat pratique est le développement d’une remarquable capacité de s’orienter rapidement dans de nouveaux domaines.  

16Un des grands avantages de ce système est l’accent mis sur l’orientation personnelle des étudiants.  Ceux-ci découvrent vite les grands traits d’une discipline sans avoir besoin de s’attarder à tous ses détails.  Un cours sur la poésie, mettons sur John Keats, un autre sur la littérature d’avant 1800, mettons sur Richardson, un troisième sur la littérature américaine, disons sur Faulkner, suffisent pour donner une idée du champ d’études, sans l’épuiser.  Ceci incite les étudiants à saisir rapidement les grands traits d’une époque, d’un genre, ou d’un écrivain.  Les professeurs sont à leur tour incités à mettre l’accent sur l’intérêt général de leurs cours – dans lesquels ils accueillent des étudiants venant d’horizons disciplinaires très différents – et à bien réfléchir avant d’entrer dans des détails trop érudits, ou trop spécialisés.  

17Le système n’a pas que des avantages.  Il risque d’encourager chez les étudiants la superficialité et les connaissances fragmentaires.  À la recherche d’une pertinence générale, les professeurs sont tentés d’insister sur les thèmes unificateurs d’ordre politique ou théorique, plutôt que sur la spécificité des écrivains ou des époques discutées.  

18Il reste que, dans ce système, la flexibilité du programme et la diversité du public étudiant, souvent non spécialisé, offre une importante chance de survie aux disciplines menacées, en particulier à l’enseignement de la littérature.  À condition de savoir attirer et garder les meilleurs étudiants des autres disciplines, les programmes de littérature dans les universités des États-Unis peuvent remplir une tâche essentielle dans l’université – celle de contribuer à l’éducation des citoyens éclairés.