Colloques en ligne

Vincent Vivès

Crise de vers : considérations intempestives

Je vois certes venir un temps où des hommes graves, au service d’une culture entièrement rénovée et épurée, auront aussi, au cours de leur travail commun, à devenir à leur tour semblablement obligés de faire de nouveaux tableaux ; mais nous sommes bien loin d’en être arrivés là ! Et d’ici là, il peut se passer beaucoup de choses ! Peut-être verra-t-on, entre aujourd’hui et ce moment-là, la disparition du lycée, peut-être même la disparition de l‘Université, ou du moins une mutation si totale de ce qu’on nomme précisément les établissements d’enseignement, que leurs anciennes Tables n’apparaîtront plus, aux regards futurs, que comme des reliques de l’époque lacustre.

Friedrich Nietzsche1

1Il y a des questions que seule l’angoisse peut poser, ou du moins qu’elle seule permet de poser avec la plus grande acuité. Ainsi, un lettré de l’Université française, sans doute plus qu’un spécialiste de communication ou de science appliquée, peut aborder avec l’intensité du désespoir la question de la valeur de l’Université, de la valeur de son enseignement et de la forme que ce dernier doit prendre, les trois, à mon sens, ne pouvant être séparées. Il peut en parler précisément parce que, acteur d’une discipline en danger, mise au ban (ou d’une de celles qui, comme la sienne, sont en péril), il a toute latitude pour choisir la perspective – fermée à certaines sciences devenues rentables et liées à cette même rentabilité dont, avec une certaine clairvoyance et peut être aussi un certain cynisme, elles espèrent leur survie, leur développement mais aussi leur suprématie – d’une interrogation qui prend en compte à la fois la relative nullité sociale que le monde lui renvoie et la conscience de la valeur majeure de son activité. Sur cette activité, le lettré doit s’interroger, afin de savoir, en deçà des impératifs et formes fluctuantes imposées par les directives ici et là formulées, ce qu’il lui importe de communiquer de l’objet qu’il a choisi et sur lequel il a quelques compétences. Cette interrogation ne peut être circonscrite par – et assujettie à – la loi d’un cours ou d’un cursus aliénés à la rentabilité et la professionnalisation. C’est ce qui affleure dans l’affaire de la Princesse de Clèves : la littérature est toujours politique. Dans une Grande politique (fondée sur l’idéalisme platonicien ou hégélien, le modèle anarcho-fédératif proudhonien, l’insurrection de Mai 68 ou encore l’économie générale pensée par Georges Bataille), la littérature, l’art et la pensée sont regardés avec sérieux. Dans une petite politique, où le cycle d’espérance de vie d’une idée a bien du mal à dépasser l’année, unité de mesure de l’activité économique bancaire et actionnariale, la princesse aura beau être la plus belle des dames de la cour la plus courtoise du monde, elle ne vaut pas un clou si elle n’est best-seller. Penser l’enseignement de la littérature à l’Université ne peut se faire dans le déploiement d’une interrogation plus large, dans une économie générale qui prend pour point de départ et d’arrivée le questionnement de la littérature, c’est-à-dire de l’inscription de l’homme dans une nature, inscription révélée par une extériorisation (la mise en forme esthétique) qui lie en un réel complexe la réalité et l’imaginaire. C’est donc penser le statut politique de l’Université, et en finalité celui de la culture (en tant que civilisation). C’est donc revenir sur le caractère d’universalité des savoirs, ou reconnaître la circonscription de compétences (pour une certaine aire économique). C’est porter le doute sur les impératifs catégoriques qu’on assène dans une realpolitik de la culture et de l’éducation (que l’enseignement de Nietzsche serait précieux, qui dévoile que les « il faut » ne sont généralement que des métaphores malveillantes et hypocrites d’un « je veux »). Ainsi, penser l’enseignement de la littérature à l’Université, ce pourrait être (c’est le vœu d’un choix ici formulé) une interrogation de la culture, dans la cérémonie et l’économie générale des connaissances et des pratiques de l’intelligence critique – à travers un bastion de cette culture (pas le seul, heureusement, mais c’est celui qui nous occupe ici et qui justifie notre fragile communauté de chercheurs) qu’est l’Université, lieu de l’évolution morale et intellectuelle de ceux qui, étudiants comme enseignants, s’y rendent.

2Le propos ici choisit de s’opposer aux allégeances à des principes de rentabilité dont en finalité on se prévaut pour faire disparaître le modèle universitaire fondé sur l’universalité de l’accès au savoir, puisque précisément, ce modèle ne sera jamais à la hauteur de la toise à l’aune de laquelle on veut la mesurer (faisons un jeu malheureux : numérotons un à un, à partir de zéro, les degrés de rentabilité, du « Placet futile » de Mallarmé au brevet de l’optimisation du travail sur une centrale de télévente). Ce que mon intervention voudrait faire, en creux, c’est rappeler que la littérature a peut-être à jouer – aux côtés de la philosophie, de la philologie etc. – dans le statut duplice et ambigu, ironique, complexe qui est le sien, de sa puissance critique : comme « mensonge glorieux » (selon le terme de Mallarmé) qui se soutient dans une dialectique où coexistent l’affirmation que le langage ment (hypothèse nietzschéenne tout autant) et le constat que la littérature est, paradoxalement, le discours qui recèle et dévoile, sous forme de vérité fragile, ponctuelle, intermittente, fragmentaire, l’ère du soupçon, ou autrement dit l’école d’intelligence où le sens (bateau ivre) n’est arrimé à aucun des pontons auxquels on aimerait bien la fixer. Ce serait faire encore la généalogie et l’étude sémiologique de la valeur que nous pouvons donner à la littérature, à l’Université et à la culture (civilisation) dans un monde mesuré au lit de Procuste de l’évaluation que certains acceptent comme fatalité, auxquels quelques-uns applaudissent – mais dont la plupart meurent, comme nous, – comme certain que je connais, comme certains dont je fais partie.

3 Pour me soutenir dans ces petites propositions que je veux faire, je partirai d’un texte de Nietzsche, assez peu connu, et qui, sous le titre L’avenir de nos établissements d’enseignement, interroge la nature de la culture et des établissements qui ont pour charge de promouvoir cette dernière, de la réactiver, de la produire, et terminerai sur une lettre que Georges Bataille écrit à Dionys Mascolo pour lui dire qu’il nous faut « un enseignement de l’irréductible ». Choisir l’un et l’autre de ces deux penseurs est déjà un programme annoncé. C’est se décider pour un enseignement qui, loin de refuser de s’intégrer dans la société, parallèlement au rôle qui semble être désormais imposé à l’Université (cf. les directive européennes sur l’enseignement qui devient explicitement un étai du capitalisme), doit assumer, rappeler et réactiver la dépense de la pensée, d’une intelligence qui, se cherchant, ne s’est pas encore trouvée, et, a-topique (comme celle de Socrate, tué par la cité pour cela même), ne peut rester dans l’assurance des connaissances qu’elle se doit de donner aux générations nouvelles, ni dans le confort de la croyance en sa stabilité, sa permanence et sa performance. C’est dire que la tache de l’enseignant de littérature doit tenir dans l’approfondissement et l’interrogation des valeurs qui l’ont mené à la littérature et à l’enseignement de la littérature. C’est dire aussi que le devoir de l’enseignement est de ne pas s’en tenir ou de s’identifier à une fonction2 qui peut rapidement ouvrir à la paresse de l’intelligence, ou du moins au danger d’une perte de l’intelligence critique3.

4 Ces questions, pour être d’actualité, ont été posées par un jeune enseignant, Friedrich Nietzsche, à Bâle, après la guerre entre la France et la Prusse, à un moment où, précisément, à travers le choc de deux civilisations, c’est la question de la culture qui se pose, puisque la défaite de la France – qui restera pour Nietzsche le lieu de la culture – rend dangereuse pour l’Europe tout entière la suprématie guerrière et économique du modèle prussien. Il va sans dire que les quelques propos qui suivent présentent un caractère allégorique certain. Comme le dit merveilleusement Lautréamont, faisant confiance à la littérature, « l’auteur espère que le lecteur sous-entend… » L’avenir de nos établissement d’enseignement est un ensemble de cinq conférences introduites par une préface. Ce qui est en jeu, et rappelé avec insistance, est le lien que la civilisation entretient avec sa culture, depuis le modèle grec. Nietzsche, comme ce sera très souvent le cas pour les œuvres ultérieures (notamment avec les préfaces de 1886), introduit sa réflexion par un texte programmatique qui touche tout autant au sujet traité qu’à la définition de l’attitude du lecteur face à ce qu’il lui est donné de lire. Nietzsche est déjà, à l’époque de La naissance de la tragédie, à propos de l’esprit de la musique, le médecin de l’intelligence qui rythme le régime de « l’estomac des affects », et son propos sur le Lycée et l’Université exige, ainsi qu’il le précise, un certain type de lecteur lui-même capable de se désengager des rets qui emprisonnent la culture :

Ce livre est destiné aux lecteurs calmes, à des hommes que la hâte vertigineuse de notre époque de course précipitée n’a pas encore happés, et qui n’éprouvent pas déjà un plaisir servile et idolâtre à se jeter sous ses roues ; à des hommes donc, qui n’ont pas encore pris l’habitude de mesurer la valeur de toute chose au gain ou à la perte de temps : ce qui veut dire… à très peu d’hommes. Mais ceux-là « ont encore le temps », ceux-là ont le droit, sans rougir d’eux-mêmes, de chercher à recueillir les moments les plus forts et les plus féconds de leurs journées pour méditer sur l’avenir de notre culture, ceux-là sont en droit de croire qu’ils ont passé leur journée de façon vraiment utile et digne, c’est-à-dire dans la mediation generis futuri. Un homme comme celui-là n’a pas encore désappris à penser en lisant, il possède encore le secret de lire entre les lignes, il est même d’une nature si prodigue qu’il médite encore sur ce qu’il a lu… longtemps peut-être après avoir posé son livre »4

5Les cinq conférences développeront sur la parabole musicale mise en place subrepticement à travers une rythmologie (la lenteur nécessaire à la lecture) qui, déjà en retrait face à l’idéalisme de La naissance de la tragédie, et conjointement aux travaux sur la métrique grecque du jeune philologue, introduit le concept d’une rythmisation du chaosmos dont la place ne cessera de croitre dans l’œuvre, et qui régit jusqu’aux concepts-illuminations de l’éternel retour et de Volonté-de-puissance. Savoir ruminer, savoir danser, savoir imposer le lento aristocratique à sa pensée contre le presto hystérique d’une société de consommation rapide d’idées et d’autres objets. La parabole musicale file dans tout l’ouvrage : un philosophe, ennuyé par les détonations de deux jeunes étudiants allemands qui s’exercent au pistolet (il croit ou fait semblant de croire qu’ils font un duel – chose indigne pour des étudiants de la culture), développe devant ces derniers sa pensée sur l’avenir des établissements d’enseignement. Le motif revient avec insistance dans la cinquième et dernière conférence : les étudiants, gagnés aux thèses du philosophe, veulent signaler la présence du philosophe qui attend un ami. Et malgré l’adhésion aux thèses, les étudiants n’ont pas encore physiquement, rythmiquement,  intériorisé la pensée du philosophe.5

« Allons ! Tireurs de pistolet, montrez un peu votre art ! Entendez-vous le rythme strict de cette mélodie qui nous salue ? Retenez ce rythme et répétez-le dans a succession de vos explosion ! » C’était là une tâche selon nos goûts et nos aptitudes ; nous chargeâmes aussi vite que possible nos pistolets et, après nous être rapidement mis d’accord, nous les levâmes vers le ciel semé d’étoiles pendant qu’en bas la suggestive mélodie, après une répétition, mourait. Le premier, le deuxième et le troisième coups résonnèrent sèchement dans la nuit – le philosophe s’écria : « Faute de mesure ! » car soudain nous étions devenus infidèles à notre tâche rythmique : une étoile filante, juste après le troisième coup, était tombée avec la vitesse d’une flèche et presque involontairement le quatrième et le cinquième coup avaient retenti dans la direction de sa chute.6

6Voici une parabole7 pour tout le monde et pour personne, et dans un style déjà très proche du Zarathoustra, exigeant pour ceux qui souhaitent ruminer, charmant pour ceux qui ne veulent rien y trouver. La préface balise cependant les chemins herméneutiques du lecteur dans les friches de la parabole. Nietzsche y présente précisément sa thèse :

Deux courants en apparence opposés, pareillement néfastes dans leurs effets et finalement réunis dans leurs résultats dominent aujourd’hui nos établissements d’enseignement initialement fondés sur de tout autres bases : d’une part la tendance à élargir autant que possible la culture, d’autre art la tendance à la réduire et à l’affaiblir. Selon la première tendance, la culture doit être transportée dans des cercles de plus en plus vastes, selon la seconde on exige de la culture qu’elle abandonne ses plus hautes prétentions à la souveraineté et qu’elle se soumette comme une servante à une autre forme de vie, nommément celle de l’État.8

7Il ne s’agit pas de faire un commentaire du texte de Nietzsche, ni de suivre le choix de l’aristocratisation de la culture que l’auteur du Crépuscule des idoles cherche à défendre. Il s’agit de reprendre à ce grand diagnostiqueur les analyses des maux de la civilisation européenne dont nous pouvons voir qu’ils perdurent. Élargissement et affaiblissement de la culture. Ce qui correspond assez bien, aujourd’hui, à l’arsenal des propositions concernant les licences généralistes, ruinant les cycles de recherche grevées par des formations par alternance etc. Autrement dit, contre nous, la constitution d’un Européen compétent (mais pas trop) sur divers terrains, ainsi susceptible d’être mobile pour le monde du travail. Autrement dit, l’échelonnement d’un système axiologique dont l’unité de mesure est la rentabilité. Faire des Lettres un objet rentable (d’une rentabilité qui git au niveau des pratiques de technique de rédaction de document de synthèse ou de curriculum vitae) ou détruire les Lettres parce que non rentables. Lui faire abandonner sa haute prétention à la souveraineté.

8 Georges Bataille, précisément, est le théoricien de la souveraineté, cet état de l’homme qu’il définit comme le plus grand mouvement de déterritorialisation au terme duquel toute vie que régissent la règle et la calculatrice se dissout dans les pratiques de dépenses (rire, sexe, fastes, poésie…), dans un mouvement contraire à l’accumulation – qu’il nomme consumation – qu’il définit dans La part maudite ou encore dans « L’économie à la mesure de l’univers », notes préliminaires à la rédaction de son grand ouvrage d’économie générale qui paraît en 1949. Dans cette somme anthropo-économique, la littérature (et plus précisément la poésie) se trouve au centre d’une réflexion majeure : sur le besoin qu’a l’humanité de maintenir hors de la sphère homogène de l’activité un espace hétérogène où se retrouvent tout aussi bien les formes de sacralité (positif et négatif) et de dilapidation qu’est, entre autres, la poésie, cet art qui mouvemente la langue, qui dissout le thème, qui flamboie des mots livrés à un joyeux holocauste. L’homme ménage dans sa vie l’aire du rien, de la dépense, de la perte. Et cette aire pourrait bien être au fondement de l’humain, comme elle est, ainsi que le rappelle Bataille, au cœur de l’activité du soleil qui donne sans contrepartie, et dont la vie flamboyante prend source dans une dilapidation de forces extrêmes qui finiront par manquer. L’homme pas plus que le soleil n’est rentable. Ils s’épuisent tous deux, ils ne sont – quoique sur des cycles rythmiques bien différents – que des accumulations d’énergies qui vont nécessairement à la dilapidation, la consumation. Bataille, on le sait, n’aura de cesse de mettre en valeur théoriquement, ainsi que dans des études pratiques (comme celles qui eurent lieu dans le Collège de sociologie), la prévalence de la dépense sur l’acquis, et de proposer des méthodes pour maintenir la pensée critique et l’action politique en dehors du piège qu’offre la vie pratique. C’est le sens des lettres de juillet 1958 que Bataille envoie à Dionys Mascolo. Bataille y évoque le fait que la recherche d’une égalité des conditions matérielles, envisagée pour mettre un terme à l’aliénation sociale, reconduit cette dernière. Le communisme, voulant libérer l’homme de l’aliénation du libéralisme, prend la voie d’un développement parallèle (le capitalisme d’état imposé par Lénine) qui aliène l’homme au « profit de la productivité »9. Contre cette perversion, Bataille cherche à délier la valeur souveraine (celle de la souveraineté, de la poésie) – qui a été historiquement liée à une économie de l’aliénation, du privilège – de toute nouvelle inscription : ne pas la faire entrer dans le schéma productionniste. Aussi, dit Bataille dans la lettre du 16 juillet, « dans un monde où l’armée dispose des moyens de tout détruire, il est temps de mettre en œuvre un enseignement de l’irréductible. Le reste est anachronique. »10 Cet enseignement de l’irréductible, il est encore à rêver, à inventer. Mais avant d’en dessiner les lignes et d’en produire un modèle, nécessairement irrégulier et fuyant, nous devons saisir ce qui, dans nos cours, dans notre enseignement comme dans son objet, relève déjà, ne serait-ce qu’en un état parcellaire, de cette irréductibilité ou souveraineté de la littérature – afin de réclamer sa reconnaissance : car il ne s’agit pas d’un acte corporatiste visant à muséifier l’Université, il ne s’agit pas de chanter le « mystère dans les Lettres », mais de sommer les pratiques dont l’humanité ne peut se passer sous peine de prolonger et approfondir les modèles d’inhumanité à laquelle on voudrait la réduire. Qu’en est-il pour vous ? Il est évident que je ne suis pas rentable.