Colloques en ligne

William Marx

Les deux poétiques de Valéry

1Une poétique n’est pas un pur système de principes posés dans le ciel des Idées. Elle s’exprime dans des discours à la signification elle-même parfois ambiguë, participants d’une histoire qui peut être complexe, et susceptibles d’impressionner diversement ceux qui les lisent ou les écoutent. Elle a une forme sensible, d’où peuvent se dégager des effets d’ordre proprement poétique, esthétique, affectif, éthique ou conceptuel. Aussi n’est-il pas absurde d’interroger une poétique comme celle de Paul Valéry à partir précisément de ces effets-là, c’est-à-dire de sa réception, en considérant cette dernière comme la manifestation d’une réalité plus ou moins latente dans les discours eux-mêmes. S’il est vrai que la réception actualise des virtualités incluses dans les textes, on peut légitimement essayer de l’interpréter comme un symptôme : l’effet que produit un texte est une question posée à ce texte.

2On partira donc d’un étonnement éventuellement ressenti par le lecteur de Valéry : celui de voir coexister dans les textes de cet auteur deux conceptions de l’œuvre d’art et de la poésie qui paraissent contradictoires a priori. Deux poétiques. De ces deux poétiques, l’une est bien connue depuis longtemps, et il n’est pas nécessaire d’y insister. C’est celle que Michel Jarrety résume comme « les trois lieux communs » de la critique valéryenne : « la valeur d’exercice » attribuée à la poésie, « l’arbitraire de l’achèvement » de l’œuvre et « la nature accidentelle de la publication » 1. Ces trois lieux communs concernent essentiellement le rapport de l’auteur à la création poétique. On peut en outre en ajouter trois autres, plus spécifiquement centrés sur la nature de l’œuvre :

  • l’autonomie du texte, appelée aussi par Roland Barthes « mort de l’auteur » :

Mes vers ont le sens qu’on leur prête. Celui que je leur donne ne s’ajuste qu’à moi, et n’est opposable à personne. (« Commentaires de Charmes » [1929], Œ, I, 1509)

[…] il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun se peut servir à sa guise et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre. (« Au sujet du Cimetière marin » [1933], Œ, I, 1507)

  • l’autorégulation de la littérature :

Une Histoire approfondie de la Littérature devrait […] être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé. (« L’enseignement de la poétique au Collège de France » [1937], Œ, I, 1439)

  • l’existence d’une nature propre du texte poétique, qu’on pourrait nommer poéticité, voire, à condition de considérer l’état de poésie comme la quintessence de celui de littérature, littérarité :

Ainsi, entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l’état de poésie, se manifeste une symétrie, une égalité d’importance, de valeur et de pouvoir, qui n’est pas dans la prose ; qui s’oppose à la loi de la prose – laquelle décrète l’inégalité des deux constituants du langage. (« Poésie et pensée abstraite » [1939], Œ, I, 1332)

- l’indissolubilité du son et du sens (Œ, I, 1333)

3Ces trois principes définissent ce qu’on pourrait nommer la poétique formaliste et impersonnelle de Valéry 2. C’est celle qui, de tout temps, a obtenu le plus grand retentissement, s’est répandue dans l’enseignement universitaire et a fourni le plus grand nombre de citations et de sujets de dissertation.

4Or, il existe une autre poétique valéryenne fort différente de celle-ci. Il serait exagéré de qualifier cette seconde poétique d’inconnue. Elle est au contraire fort bien connue de tous les lecteurs professionnels de Valéry, de tous ceux, en tout cas, qui se sont frottés aux Cahiers. Mais elle est moins connue que la première. Elle n’appartient pas à la vulgate valéryenne la plus diffusée. Comment la définir ? Parmi les premières descriptions en date figurent celle de Michel Lechantre dès 1972 3, puis celle d’Ion Gheorghe en 1977 :

Le Poète de Valéry […] éprouve le besoin irrépressible de faire passer « ça » dans une combinaison de mots, dans un « discours poétique ». Pour ce faire, l’homme se dédouble en quelque sorte. Une moitié, faite de conscience calculatrice, désireuse et volontaire, se penche vers l’autre moitié, qu’il est loisible de concevoir comme une « profondeur » intime et obscure où dorment pêle-mêle ou s’agitent confusément tous les souvenirs et toutes les virtualités de l’être. 4

5Notable est ici l’opposition entre les deux « moitiés » : la première, « faite de conscience calculatrice, désireuse et volontaire », coïncide évidemment avec la poétique formaliste que nous avons décrite plus haut ; la seconde au contraire désigne un Valéry plus obscur, celui de l’« implexe ». Gheorghe posait le problème en termes de dédoublement.

6Les critiques suivants mettront en valeur un concept beaucoup plus unificateur : celui de la voix. Il y a de belles pages très éclairantes là-dessus dans la thèse de Nicole Celeyrette-Pietri 5 et dans celle de Michel Jarrety, qui parle, en particulier, de « la voix de l’Être 6 ». Dans la fortune de ce concept de voix, l’apport de Jean-Michel Maulpoix occupe une place à part, puisque c’est notamment à partir des réflexions valéryennes sur la voix que Maulpoix définit le « nouveau lyrisme » poétique qu’il souhaite, avec d’autres, incarner.

7Par le miracle de son arrivée tardive dans la réception de Valéry, la voix se présente donc actuellement comme peut-être le plus productif et le plus original de tous les concepts valéryens en usage, parce que le plus neuf. Mais ce n’est pas le moins problématique, et c’est pourquoi il est tentant de parler d’une poétique double de Valéry. Car le concept de voix paraît contredire certains des principes les plus clairement affirmés et les plus connus de la poétique valéryenne. Encore faut-il s’entendre : plusieurs formulations valéryennes concernant la voix ne sont nullement incompatibles avec une conception formaliste de la littérature. Celle-ci, par exemple :

Le point délicat de la poésie est l’obtention de la voix. La voix définit la poésie pure. C’est un mode également éloigné du discours et de l’éloquence, et du drame même, que de la netteté et de la rigueur, et que de l’encombrement ou bien de l’inhumanité de la description.

[…] Il n’y a ici ni narrateur, ni orateur, ni cette voix ne doit faire imaginer quelque homme qui parle. Si elle le fait ce n’est pas elle. (1916, C, VI, 176)

8Ou bien celle-là : « Je crois que [le véritable principe poétique] est à rechercher dans la voix et dans l’union singulière, exceptionnelle, difficile à prolonger de la voix avec la pensée même. » (1918, C, VII, 71)

9Ou bien encore cette autre : « Le poème n’a pas de sens sans SA voix. » (1943, C, XXVI, 807)

10Ou enfin cette dernière :

Un poème est un discours qui exige et qui entraîne une liaison continuée entre la voix qui est et la voix qui vient et qui doit venir. Et cette voix doit être telle qu’elle s’impose, et qu’elle excite l’état affectif dont le texte soit l’unique expression verbale. Ôtez la voix et la voix qu’il faut, tout devient arbitraire. (« Première leçon du cours de poétique » [1937], Œ, I, 1349)

11Il n’y a rien ici qui contredise soit le principe de l’autonomie du texte par rapport à son auteur, soit celui de l’existence d’une nature propre du texte poétique. Bien au contraire, la voix paraît ici un simple effet à rechercher et à recréer pour le lecteur, un effet qui permet justement cette fameuse « indissolubilité du son et du sens » dont il était question plus haut. C’est ce que je nommerais volontiers l’effet de voix, présenté comme un idéal à atteindre par la poésie. Et de cet effet de voix relève en particulier, si l’on y regarde bien, le fameux passage autobiographique des Cahiers qui a été tant commenté sur la « voix de contralto » :

À un certain âge tendre, j’ai peut-être entendu une voix, un contralto profondément émouvant…

Ce chant me dut mettre dans un état dont nul objet ne m’avait donné l’idée. […]

Une voix qui touche aux larmes, aux entrailles […]. (1910-1911, C, IV, 587)

12Avec l’effet de voix, Valéry auteur voudrait recréer en lui-même et chez le lecteur cette impression qui l’a tant marqué pendant son enfance.

13Mais de cet effet de voix il faut distinguer la voix de source ou voix intérieure. La distinction paraît clairement dans la formulation suivante : « La voix poétique doit pouvoir se substituer presque insensiblement à la voix intérieure de source » (1939-1940, C, XXII, 789). La « voix poétique », c’est la voix même du poème, c’est-à-dire ce qui a été appelé plus haut l’effet de voix, tandis que « la voix intérieure de source » est d’une origine qui, quoique apparemment très voisine, est en réalité différente (et même foncièrement différente, selon la poétique formaliste valéryenne), car elle est émise par le poète lui-même. La voix du poète n’est pas la voix du poème, et pourtant celle-ci doit imiter celle-là :

La plus belle poésie a la voix d’une femme idéale, Mlle Âme. Pour moi la voix intérieure me sert de repère. Je rejette tout ce qu’elle refuse comme exagéré ; car la voix intérieure ne supporte que les paroles dont le sens est secrètement d’accord avec l’être vrai ; dont la musique est le graphique même des mouvements et arrêts de cet être. (1916, C, VI, 169-170)

14La voix de source sert donc de critérium à la voix du poème, selon un système d’écoute interne que Valéry appelle ailleurs le « bouche-oreille » (1916, C, VI, 177). Mais critérium serait encore un terme trop faible, car c’est un filtre si puissant qu’il est capable de ne retenir dans le poème que « les paroles dont le sens est secrètement d’accord avec l’être vrai ». Or, il est clair qu’un poème ainsi constitué par l’intermédiaire de ce filtre coïnciderait lui-même « avec l’être vrai » selon une correspondance secrète. La voix du poème ne serait donc pas si différente de celle du poète, toute la différence reposant, bien sûr, sur le secret de cet accord.

15Peut-on aller plus loin dans ce secret ? On peut tenter de s’approcher de la source. Valéry y invite dans le fragment suivant, qui traite du rapport de l’écrivain avec le langage ou, tout banalement, du style :

Le littérateur qui cherche ses mots.

Il faut s’accoutumer à être satisfait avant d’avoir trouvé le mot cliché. Le mauvais écrivain n’est satisfait que par l’arrivée du mot que tout le monde eût attendu, et qui est toujours vague, impersonnel. Il n’est pas content jusqu’à ce qu’il ait trouvé, non le mot propre, le mot sien, mais le mot insensible.

Un autre écrivain trouve vite le mot banal, et ensuite le traduit. Il cherche un équivalent moins fréquent.

Ainsi, 3 modes : prendre le mot dans la recherche même qu’on en fait, et en raison de sa particularité et crudité – (mais en évitant ceux qui viennent par trop d’accidents spirituels) – prendre le mot dans l’oreille d’un sot. – Enfin le prendre au dictionnaire interne compulsé en tant que lexique, platitude – distinction, ou vulgarité – vanité.

Le premier mode est supérieur, car c’est le même qui est remarquable dans la variation du langage même.

Écrire comme le langage se forme ou se déforme –, user du langage dans l’état ou le sens de sa génération. Écrire près de la source. (1912-1913, C, IV, 863)

16Trois styles, donc. Deux sont à bannir : le style banal et le style recherché (ou écriture artiste). Un seul est mis en honneur : le style vrai, celui qui, d’une certaine manière, donne la voix au langage lui-même ; non le langage commun, toutefois, mais celui qui est propre au poète, intime, idiosyncrasique. Voilà la « source » auprès de laquelle il faudrait écrire : c’est la source même du langage dans l’individu, le moteur où il s’engendre. On pense à la célèbre définition de la littérature comme « extension des propriétés du langage 7 », définition qui apparaît dès l’essai avorté sur Mallarmé, vers 1897 : la première propriété du langage qu’étend la littérature, c’est bien sa force de génération ou de production. Et cette puissance générative du langage est sans doute un attribut du « moi pur » tel que Valéry le définit dans Note et digression (1919, Œ, II, 1228), et que Jacques Derrida décrit comme « source de toute présence », réduit « à un point abstrait, à une forme pure, dépourvue de toute épaisseur, de toute profondeur, sans caractère, sans quaité, sans propriété, sans durée assignable 8 ». Ni la source ni la voix de source n’éloignent donc démesurément du Valéry formaliste que l’on connaît bien par ailleurs.

17Pourquoi alors parler d’une poétique double de Valéry ? C’est que plusieurs formulations relatives à la voix de source ou à la voix de l’être entrent en contradiction directe avec les principes formalistes énoncés plus haut. Ainsi, comment concilier ceci : « Erreur des critiques de remonter à l’auteur au lieu de remonter à la machine qui a fait la chose même. Cette erreur est maxima à mon égard » (1922, C, VIII, 912) et cela : « Un écrivain “artificiel” comme moi dans mes vers, revient à soi cependant par un détour et malgré tout s’exprime » (1913, C, IV, 927) ? Plus étrange encore, la contradiction se rencontre parfois à quelques pages de distance dans le même cahier. Ainsi en 1920 :

C’est une plaisanterie usée de dire que le poète exprime ses douleurs, ses grandeurs, et ses aspirations dans ses vers. Cela n’est vrai que de poètes vulgaires comme Musset – Encore…

18Il est trop clair que le vers installe un autre monde que celui des affaires personnelles d’un poète, lesquelles n’intéressent pas directement l’universel… (C, VII, 496-497)

19Et quelques semaines plus tard :

On fait les vers de sa voix.

Si nous connaissions mieux ce rapport très véritable nous saurions quelle fut la voix de Racine. (C, VII, 538-539)

20Ainsi, alors que les douleurs exhibées sans pudeur par Musset demeureraient inconnaissables, la voix dissimulée par Racine derrière une forme marmoréenne resterait, elle, accessible. C’est pousser loin le paradoxe. On pourrait objecter que la voix n’est pas précisément la douleur, et que l’être qu’elle exprime se situe au-delà ou en deçà de la surface des émotions : on pourrait connaître l’une sans avoir accès aux autres. Mais alors comment expliquer que quelques mois plus tard, le 27 mai 1921, Valéry semble dire exactement le contraire au début de ce fragment intitulé « Orphée » :

Voix

L’opération qui consiste à tirer de ma douleur un chant magnifique. Cette douleur stupide a conduit mon sens à des extrêmes de détresse, et de ténèbres et de furie impuissante mais puisque je n’y suis pas demeuré, puisque je suis remonté des enfers pour pouvoir y redescendre, j’ai appris, du moins, la continuité de cette chaîne de tourments, d’espoirs et de catastrophes, et donc comment le plus haut au plus bas se relie, toute la modulation de l’être, et la conservation de la vie entre les bornes qu’elle ne peut franchir, – c’est là le chant, le registre. Et la mesure de cet intervalle qui est vivre a plusieurs unités qui sont rythmes.

Il faut que le chant, suprême don, adieu suprême au passé, éternel présent de ce qui fut…

Voix rattachée aux entrailles, aux regards, au cœur, et ce sont ces attaches qui lui donnent ses pouvoirs et son sens. Voix, état élevé, tonique, tendu, fait uniquement d’énergie pure, libre, à haute puissance, ductile. (1921, C, VIII, 41)

21 Les deux poétiques se contredisent donc, au moins à un premier niveau de lecture. Mais de telles antinomies sont-elles pour surprendre le lecteur de Valéry ? Les Cahiers forment le lieu de tous les possibles de la pensée, et, comme y invitait déjà Michel Lechantre en 1972 9, il faudra un jour étudier plus en détail les nœuds de contradiction qui s’y révèlent à seulement quelques pages d’intervalle. Il y a probablement là l’effet de ce que Valéry appelle par ailleurs la « self-variance ». Ici n’est donc pas le véritable problème.

22Le mystère est en fait celui-ci : si la poétique de Valéry semble double à force d’osciller sans cesse entre deux pôles dont les formulations les plus abouties sont apparemment contradictoires entre elles, comment se fait-il que de cette poétique double une seule moitié ait été vraiment reconnue et admise pendant tant d’années, tandis que l’autre n’a été mise au jour que de façon relativement récente ? Car les faits sont incontestables : jusque dans les années 1960, voire 1970, seule la poétique formaliste de Valéry avait droit de cité. C’est vrai pour les premiers travaux universitaires sur Valéry critique : Maurice Bémol, Jean Hytier, Jean Bucher 10. Ce l’est encore davantage pour les essais publiés du vivant de Valéry : que l’on songe à Albert Thibaudet, Paul Souday, Frédéric Lefèvre ou Jean Paulhan. Pour tous, Valéry est un poète purement intellectuel, « grand partisan de l’art réfléchi, rationnel et constructif », voire « un peu trop enclin à dépriser la part de l’enthousiasme et de l’inspiration » 11. Il est celui pour qui « une œuvre est toujours un faux (c’est-à-dire une fabrication à laquelle on ne pourrait pas faire correspondre un auteur agissant d’un seul mouvement […]) 12 » : Paulhan lui en fera suffisamment le reproche. En 1958, T. S. Eliot, pourtant admirateur sincère de Valéry, critiquera, lui aussi, le caractère foncièrement artificiel de sa doctrine, qui ne laisse aucune place à un quelconque critère de « sérieux » (seriousness) du poème, dans la mesure où elle semble vouloir à tout prix éviter de fonder le processus créatif sur une « expérience » (experience) du poète 13.

23Quelques exceptions notables à ce concert unanime, cependant : Giuseppe Ungaretti, qui reconnaît très tôt en Valéry l’importance du « mystère » (mistero), de l’« indicible » (indicibile) et, après avoir découvert parmi les tout premiers le fac-similé des Cahiers, celle de l’« inconscient » (inconscio) et du « subconscient » (subconscio14 ; Julien Benda qui, rationaliste fanatique lui-même, démasque dans le poète un subjectiviste dangereux 15 (mais le jugement doit être tempéré par le fait qu’aucun contemporain ne trouve grâce aux yeux de Benda, qui se considère lui-même comme le dernier seul vrai rationaliste) ; et Jean Prévost, qui définit Valéry comme « un ascète du subjectivisme », préférant « l’intuition, ou connaissance directe par l’esprit épuré, aux méthodes démonstratives », et « la connaissance sensible » à « la connaissance discursive qui procède par arguments et démonstration » 16. Un tel portrait de Valéry fait honneur soit à la sensibilité critique exceptionnelle de Prévost, soit à un souci non moins exceptionnel du paradoxe qui le pousse à inverser l’image traditionnelle de l’auteur de M. Teste. Mais en dehors d’Ungaretti, de Benda, de Prévost, et aussi de Joë Bousquet 17 et de Maurice Merleau-Ponty 18, la plupart des critiques voient en Valéry l’apôtre d’une conception purement formaliste et rationaliste de la poésie, avec d’autant plus de facilité que Valéry s’est toujours assez complaisamment laissé confondre avec le personnage de monsieur Teste.

24Cette réception singulièrement orientée de la poétique de Valéry dit-elle quelque chose de la vérité de cette idée valéryenne de la littérature ? Autrement dit, comment expliquer une telle unanimité, qui laisse de côté tout un pan, qu’on pourrait définir comme lyrique, de la poétique valéryenne ? Une première explication s’impose : la poétique lyrique de Valéry s’exprime de façon privilégiée dans les Cahiers. Or, ceux-ci n’ont commencé d’être explorés par les chercheurs qu’après l’édition en fac-similé du CNRS, laquelle s’est achevée en 1962. Tous ceux qui ont insisté sur le concept de voix se sont appuyés en priorité sur cette édition ou bien sur l’anthologie procurée par Judith Robinson-Valéry dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il était presque impossible de retrouver des éléments de cette poétique secrète dans l’œuvre publié ou public, à quelques exceptions près, dont les principales seraient :

  • les poèmes (par exemple, « Aurore » ou « La Pythie ») ;

  • l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, qui propose le portrait d’un génie naturel dont le faire coïnciderait avec l’être : le concept d’ornement introduit l’idée d’une force de création spontanée, qui n’aurait d’autre but que de remplir le vide (Œ, II, 1184) ;

  • le dialogue Eupalinos ou l’architecte (1921) ;

  • les essais consacrés à la traduction (dont le principal, « Variations sur les Bucoliques », est posthume), où le poème est considéré comme la traduction d’une « parole intérieure » (Œ, I, 211) ;

  • le cours de poétique au Collège de France, où fut traitée plusieurs années de suite la question du « langage intérieur 19 ».

25De tous ces textes, Eupalinos est à la fois le plus célèbre et le plus explicite quand il s’agit de définir une poétique du lyrisme. Qu’on en juge par ces propos d’Eupalinos :

Écoute, Phèdre (me disait-il encore), ce petit temple que j’ai bâti pour Hermès, à quelques pas d’ici, si tu savais ce qu’il est pour moi ! – Où le passant ne voit qu’une élégante chapelle – c’est peu de chose : quatre colonnes, un style très simple, – j’ai mis le souvenir d’un clair jour de ma vie. Ô douce métamorphose ! Ce temple délicat, nul ne le sait, est l’image mathématique d’une fille de Corinthe, que j’ai heureusement aimée. Il en reproduit fidèlement les proportions particulières. Il vit pour moi ! Il me rend ce que je lui ai donné…

26À quoi Phèdre répond :

C’est donc pourquoi il est d’une grâce inexplicable, lui-dis-je. On y sent bien la présence d’une personne, la première fleur d’une femme, l’harmonie d’un être charmant. Il éveille vaguement un souvenir qui ne peut pas arriver à son terme ; et ce commencement d’une image dont tu possèdes la perfection, ne laisse pas de poindre l’âme et de la confondre. Sais-tu bien que si je m’abandonne à ma pensée, je vais le comparer à quelque chant nuptial mêlé de flûtes, que je sens naître de moi-même. (Œ, II, 92-93)

27Communication lyrique et mystérieuse entre un architecte et un visiteur, par l’intermédiaire d’un artefact apparemment dénué de toute signification : un temple banal dédié à Hermès, sans rien de féminin a priori. Rien de formaliste dans cette communion émotive du créateur et du public. Et ce qui vaut ici pour l’architecture doit s’entendre aussi a fortiori de la poésie, bien sûr. En effet, c’est juste après cet échange qu’Eupalinos propose sa fameuse tripartition des édifices : « les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent » (Œ, II, 93). On n’est pas très loin, à l’évidence, de la voix.

28Comment une présentation aussi explicite de la poétique lyrique valéryenne a-t-elle pu passer inaperçue auprès de tant de lecteurs et de critiques avertis ? Trois raisons ont contribué à cet effacement : elle se situe à l’intérieur d’une fiction identifiée comme telle (un dialogue des morts) ; elle s’exprime en termes éminemment poétiques, sans marque de sérieux ; et surtout, dans ce dialogue, aucun personnage n’est investi explicitement de l’autorité auctoriale. Ou, plus exactement, si dans Eupalinos un personnage semble endosser le rôle de porte-parole de Valéry, ce n’est sans doute pas Phèdre rapportant les propos d’Eupalinos, mais Socrate. Or, Socrate oppose justement à la poétique lyrique de Phèdre une conception beaucoup plus rationaliste de l’œuvre d’art. Ainsi Eupalinos ou l’architecte se propose-t-il précisément comme un dialogue entre une conception lyrique et une conception formaliste de l’art, à savoir entre les deux poétiques de Valéry. Dialogue de type aporétique, toutefois, car l’intellectualisme de Socrate se heurte à un obstacle : après avoir défini les trois modes du construire et de la génération (le hasard, la nature, l’humain 20), il voit sa théorie infirmée par un objet inconnu qu’il ramasse sur la plage et dont il ne sait déterminer l’origine. Le dialogue se conclut donc sur un éloge du faire comme acte divin par excellence, manière prudente d’éluder l’antinomie des deux poétiques développées précédemment.

29On voit ainsi qu’il était difficile à un lecteur des textes publics de Valéry d’avoir une perception claire de sa conception lyrique de la poésie. D’où une question : pourquoi cette conception ne s’exprime-t-elle de la façon la plus nette que dans les textes privés, et en particulier dans les Cahiers ? Y eut-il là volonté délibérée chez Valéry de dissimuler tout un pan de sa pensée ? Il est tentant de le croire lorsqu’on examine ce qu’on pourrait nommer la version publique des Cahiers, à savoir Tel quel, ce recueil de fragments extraits des Cahiers et retravaillés, qui exerça une telle influence sur les lecteurs de Valéry. Or, dans Tel quel, la conception lyrique de la poésie n’a nulle part droit de cité. Il n’y en a que pour le formalisme et la littérature considérée comme un faux. Bien plus, alors qu’il existe dans Tel quel une section intitulée « Voix – poésie 21 », celle-ci ne contient étrangement aucun fragment susceptible d’aiguiller le lecteur vers le lyrisme secret du poète. Est-ce alors ainsi qu’il faut entendre ce passage énigmatique des Cahiers : « Je garde ma véritable “poésie” pour mon usage personnel » (1924, C, X, 309), comme l’aveu de l’existence d’une poétique à usage strictement privé ?

30Tout laisse donc à penser que la poétique valéryenne se divise en deux parties : une poétique essentiellement privée ou ésotérique, et une poétique publique ou exotérique. Dans la première est centrale la question de l’ornement, du surgissement de l’œuvre par le corps, et de la façon dont ce surgissement dans le corps de l’artiste trouve un répondant dans celui du lecteur, du récepteur 22. C’est une poétique de la communication, du corps, de la présence. La poétique exotérique, en revanche, insiste sur la contrainte, l’artificialité, le travail, la conscience. Une poétique orphique et une poétique testienne, pour ainsi dire, à condition de comprendre que Teste n’est jamais que la tête d’Orphée, détachée de son corps par les Ménades en furie.

31Qu’aux yeux mêmes de Valéry, ces deux poétiques se résolvent en une seule, notamment par le biais de la théorie du moi pur, cela ne fait guère de doute. Il n’empêche qu’on ne trouve aucun texte où l’unité de sa doctrine s’exprimerait en termes nets et univoques. Bien au contraire, on rencontre plutôt des formulations difficilement compatibles entre elles. On a donc sans doute moins affaire en réalité à une poétique double qu’à une poétique inachevée, parce qu’insuffisamment unifiée. À bien des égards, en effet, cette dualité relève d’une aporie. Il est assez significatif, par exemple, que la poétique ésotérique s’exprime le mieux en des œuvres fictionnelles (Eupalinos, Orphée) ou en des formes dialogiques qui permettent à l’antinomie des concepts de se couler aisément dans l’alternance des répliques et des personnages.

32Par ailleurs, ces deux poétiques n’ont pas une importance équivalente dans la vie intellectuelle de Valéry, loin s’en faut : la poétique exotérique et testienne occupe une place incomparablement plus grande, y compris dans les textes privés. La raison en est d’abord  que la conception lyrique de la poésie est très liée à des moments particuliers de l’existence de l’écrivain : ceux où l’éros est le plus présent. Les formulations ésotériques des Cahiers sont ainsi les plus nombreuses et les plus significatives pendant les liaisons avec Catherine Pozzi et avec Jean Voilier 23. D’ailleurs, il arrive à Valéry lui-même de s’étonner du changement de sa poétique :

Ego

Il est étrange que les vers que je puis faire maintenant ne soient plus que dédiés à l’Érôs. – Soleil couchant… Bien plus étrange que jamais l’idée de versifier par amour, sur l’amour ne me soit venue entre 15 et 30 ans. Elle m’eût choqué – n’admettant pas de relation directe entre art et le moi d’amour. (1939, C, XXI, 909)

33C’est sans doute ce rapport à l’intime qui a empêché la poétique lyrique de s’exprimer largement dans les productions publiques du poète. Toutefois, la pudeur n’est probablement pas seule responsable de cette division entre ésotérisme et exotérisme. À l’évidence, il convenait davantage au nihilisme valéryen d’insister délibérément sur l’aspect de sa poétique le plus contre-intuitif : celui qui, par contraste avec l’opinion dominante, proposait une conception non communicationnelle et non lyrique de la poésie. Refus du lyrisme et antiromantisme, ces traits marquants de la doctrine valéryenne créèrent un positionnement original finalement assez rentable dans le champ des discours critiques : ce fut un choix clivant, certes – les polémiques auxquelles Valéry fut confronté le montrent suffisamment –, mais ce clivage permit à Valéry de s’inscrire dans une pensée de la technique caractéristique du courant moderniste.

34Toutefois, il serait excessivement réducteur de ne voir dans l’antilyrisme affiché de Valéry que l’effet d’une posture ou d’une stratégie de champ. Ce qui se joue dans cette affaire, c’est aussi la question de la fidélité à l’héritage mallarméen. Valéry la formule ainsi dans un passage placé sous la rubrique « Ego poeta » :

Mais, au fait, qui parle dans un poème ? Mallarmé voulait que ce fût le Langage lui-même.

Pour moi – ce serait – l’Être vivant et pensant (contraste, ceci) – et poussant la conscience de soi à la capture de sa sensibilité – développant les propriétés d’icelle dans leurs implexes, résonances, symétries, etc. – sur la corde de la voix. En somme, le Langage issu de la Voix, plutôt que la Voix du Langage. (1939, C, XXII, 435-436)

35Contre « la disparition élocutoire du poète 24 » posée par Stéphane Mallarmé, Valéry aurait ainsi élaboré une « poétique du sujet 25 » qu’il aurait préféré garder pour son usage personnel, pour ne pas risquer de dévoiler trop directement l’écart qui le séparait du maître. L’hypothèse est séduisante, qui confirme l’ambiguïté des liens unissant les deux hommes 26. Elle permet aussi d’expliquer pourquoi, dans les textes publics de Valéry, la poétique lyrique s’exprime en priorité dans des réflexions touchant à l’art en général plutôt qu’à la seule poésie : c’est aussi là manière d’éviter une confrontation trop violente avec le maître.

36Pour nous, aujourd’hui, contre l’histoire un peu trop réductrice de la réception de Valéry, il y a un intérêt philologique évident à restaurer la poétique valéryenne sous ses deux faces : lyrique et formaliste, subjective et technique, orphique et testienne. Poétique double, complexe et peut-être même aporétique pour un regard extérieur, mais envisagée par Valéry lui-même comme un tout, même s’il lui arrive de douter de cette unité.

37On peut tirer une leçon historique du malentendu qui a empêché pendant si longtemps de reconnaître la complexité constitutive de la poétique valéryenne : il y eut en France dans l’entre-deux-guerres un moment rationaliste représenté par des figures telles que Souday, Alain, Benda, Thibaudet ou Maurras, moment rationaliste que ne doit pas occulter le développement, relativement marginal à son époque, d’un mouvement tel que le surréalisme. Voilà ce que montre la réception de Valéry, longtemps tributaire de cette lecture rationaliste si réductrice. C’est l’époque qui fut antilyrique. De façon significative, le cours de poétique au Collège de France coïncide, quant à lui, avec la fin de ce moment rationaliste : c’est alors que Valéry retourne à la parole intérieure, à tout ce qui relève d’une production naturelle et non plus artificielle. C’est à cette période, par exemple, que paraissent « L’homme et la coquille » (1937) et le « Dialogue de l’arbre » (1943).

38Inversement, admettre la complexité irréductible de la poétique valéryenne, c’est aussi reconnaître chez Valéry ce qu’on y avait encore rarement vu : une réflexion sur la présence de l’œuvre d’art. Un texte comme Eupalinos propose une conception épiphanique de l’art presque contemporaine de celle que développe dans un tout autre contexte Martin Heidegger. En des temps où l’on reconnaît aisément les excès auxquels le formalisme a pu conduire parfois la critique littéraire, la poétique ésotérique, lyrique et épiphanique de Valéry ouvre une voie peut-être salutaire qu’il vaut la peine d’explorer.