Colloques en ligne

Françoise Gevrey (Univ. de Reims)

Y a-t-il une poétique du roman politique entre La Princesse de Clèves et La Nouvelle Héloïse ?

1Il convient d’abord de circonscrire l’objet de cette réflexion qui touche à des domaines souvent contigus et mêlés. En nous en tenant à la définition de Furetière, pour qui la politique est « la première partie de la morale, qui consiste en l’art de gouverner et de policer les états pour y entretenir la sûreté, l’ordre, la tranquillité et l’honnêteté des mœurs » — cet art pouvant inclure celui de tromper les hommes —, nous ne considérerons pas ici des romans qui utilisent la politique accessoirement, sans présenter, fût-ce de manière parodique, l’exposé de systèmes. Si l’homme est bien par nature l’« animal politique » qu’Aristote place dans une cité préexistante, il est naturel qu’un échange s’établisse entre les traités politiques qui recourent au précepte ou à l’exemple narrativisé, et les fictions qui fournissent certains de ces exemples inventés1. Normative ou descriptive, la politique s’appuie volontiers sur des fictions, même lorsqu’elle prétend puiser dans l’histoire, qu’elle maquille s’il en est besoin.

2Mais si le théâtre tragique ne s’est jamais vidé de son contenu politique, au point qu’un Voltaire se flatte d’avoir composé avec Mérope (1743) une tragédie sans passion amoureuse, il n’en va pas de même pour le roman, genre hybride et moins codifié. Certes, le roman grec s’ouvre à l’éducation et à la politique2, ce qui entraîne l’encyclopédisme et les excursus. Les romans médiévaux le font aussi d’une autre manière. On a reconnu les débats éthico-politiques de l’époque Louis XIII dans le roman héroïque qui se calque sur l’épopée3 et dans les « histoires comiques » du XVIIe siècle qui affirment une pensée politique subversive. Il semble bien que ce soit la période de « régularisation » du roman (à partir de 1641), suivie de la mode de la nouvelle historique, qui ait dissocié pour un temps fiction et politique, le débat théorique se concentrant sur le rapport que l’histoire entretient avec la fiction plus que sur la légitimité de la politique pourtant présente dans les histoires secrètes des gens de cour. Les fictions de ce temps étaient censées s’adresser à des femmes ou, si l’on en croit Huet, à « l’amusement des honnêtes paresseux »4, voire, comme le pense Charles Sorel à des « hommes de la cour et du monde, soit qu’ils soient gens d’épée, ou que leur oisiveté les fasse plaire aux vanités du siècle »5 : son objectif premier n’était donc pas l’art de gouverner la cité. Liée à ce choix thématique qui privilégie l’amour, existait une contrainte narrative de plus en plus forte qui excluait du récit tout ce qui pouvait ressembler à des digressions. Il fallut donc attendre la fin du règne de Louis XIV pour voir se multiplier les utopies narratives chargées de politique6 ; l’explosion des formes qui accompagne le succès des romans au XVIIIe siècle favorisa l’émergence de fictions politiques, de Fénelon à Prévost, de Rousseau à Voltaire, en passant par les auteurs de mémoires, par Crébillon ou d’autres conteurs parodiques et licencieux.

3L’apparition de ces diverses formes de romans et de contes n’alla pas sans une forte tension entre les exigences du discours politique (normatif ou critique) et les lois de la fiction. Alors que dans la pratique les romanciers s’attachent par tous les moyens à refléter les idées de leur époque, les critiques et les poéticiens du XVIIIe siècle ne cessent de souligner l’incompatibilité du sujet et de la forme ; plus grave encore, les œuvres manifestent le difficile équilibre entre le projet politique et les charmes de l’imagination. C’est ce paradoxe qu’on voudrait illustrer par un rapide parcours des théories de l’époque ; on le confrontera ensuite à la pratique des romanciers d’où se dégagent des usages récurrents qui constituent une poétique expérimentale.

4Le roman régulier consacre en effet l’effacement du politique au profit de l’amour. Les critiques de Boileau sur la représentation d’un « Brutus dameret »7, certes axées sur l’usage de l’histoire mais jointes à la rédaction du Dialogue des héros de roman (publié officiellement en 1713, mais écrit entre 1666 et 16718) ont contribué à cet abandon du politique puisé dans le modèle romain ou grec et retravaillé par anamorphose. Si Sorel admet qu’on peut mêler dans des romans comportant des narrations régulières « […] des dialogues, des lettres, et des harangues, où l’on fera entrer les meilleures maximes de la morale et de la politique »9, Huet écarte cette possibilité dans sa définition initiale, celle des « fictions d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs10 ». La vertu couronnée est plus d’ordre individuel que d’ordre social et politique ; nulle trace de « roman politique » dans ce genre où le recours à la fable est justifié par un objectif moral. Cependant, à la fin de son traité, Huet nuance son propos en reconnaissant aux « précepteurs muets » que sont les romans

5« […] une entrée bien plus libre dans l’âme des jeunes personnes, que quand ils se présentent avec toute leur austérité. Aussi la plupart des philosophes ont employé le ministère des fables pour l’établissement de leurs dogmes, et ont excessivement vanté l’utilité de ces impostures, qui nous trompent à notre profit.[…] La politique même, qui est une partie de la philosophie, et qui en tire ses règles, a fait honneur aux fables avant la poétique : car Strabon écrit qu’elles faisaient toute la théologie ancienne, et qu’elles ont été plutôt reçues des législateurs que des poètes, en vue de leur utilité, et du naturel des hommes, en qui le désir d’apprendre et d’entendre des choses nouvelles se déclare dès l’enfance, par l’inclination qu’ils ont aux fables. »11

6L’évêque d’Avranches cherche alors la caution de préteurs romains (Sisenna) ou de proconsuls (Martiannus Capella), et même d’un prétendant à l’empire (Theodorus Prodromus) en rappelant qu’ils firent des romans.

7On ne trouve en revanche presque nulle trace d’une écriture du roman politique chez Du Plaisir dont les prescriptions vont plutôt contre son existence. Il  refuse en effet des incidents placés « à la cour d’un tyran »12 comme il écarte les formes d’écriture morale : « Il n’est point ici de maxime, ni de politique, ni de morale. On ne parle point par sentences »13. L’essentiel reste, dans un processus d’intériorisation, de focaliser l’attention sur les acteurs, de « nous intéresser pour eux »14.

8Plus tard, dans De l’usage des romans15, Lenglet-Dufresnoy considère toujours l’amour comme « caractère essentiel » du genre16, mais il existe bien pour lui des « romans de politique »17, ce que confirme la classification de la Bibliothèque des romans dont l’article IX est consacré aux « Romans de politique », de l’Utopie de Thomas More à Séthos, roi d’Égypte de Terrasson. À propos des romans écrits par deux jésuites, le Père André Pinto Ramirez et le Père Adam Kontsen, Lenglet déclare :

9« Oh ! ce sont, dit-on, des romans de morale et de politique ; mais ce sont toujours des romans où la vérité des faits se trouve altérée, et dans lesquels, quoi qu’on fasse, on est toujours obligé de mettre quelques intrigues amoureuses, non pour corrompre, mais pour instruire. »18

10Dans la lignée d’un Varillas dont il fait l’éloge, il voit l’instruction véritable même dans une histoire fausse, et le roman comme « un apologue un peu plus étendu »19. Ce « tableau de la sagesse humaine », qui se différencie de l’Histoire « portrait de la misère humaine »20, aborde la politique en montrant des femmes plus importantes que les ministres : « elles gouvernent malgré cela toutes les cours »21 ; par leur sage administration « elles servent de modèle à qui veut bien gouverner »22 ; finalement « le Sexe anime tous les mouvements de l’État »23. Cette approche de la politique ne va pas sans limites : il ne convient pas « de censurer dans un roman la personne des rois, de critiquer leur conduite, de les attaquer par des railleries, d’étaler leurs vices et leurs défauts, de blâmer leur gouvernement, de cacher même leurs vertus » puisque « les rois sont nos dieux visibles »24. Cette restriction s’étend aux princes et aux ministres. En combinant la composition de Mémoires politiques pour le duc de Chevreuse et un roman qui traite de l’éducation princière, Fénelon incarne l’idéal du roman politique qu’on peut faire lire aux jeunes gens, par les ménagements, par la souplesse, par l’art de « profiter de la flexibilité de leur imagination »25.

11C’est aussi l’éducation du prince qui reste la fin du roman politique pour le Père Guillaume Hyacinthe Bougeant, auteur du Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la Romancie (1735) : le quartier des Souffleurs (c’est-à-dire les auteurs de gros ouvrages résultant d’une matière assez réduite) est occupé notamment par Les Voyages de Cyrus (1727) de Ramsay qui est, comme Terrasson dans Séthos (1731), un imitateur de Fénelon dont l’enseigne est Au Prince d’Ithaque. Ce dernier

12« […] conçut que le travail que vous voyez faire à ces ouvriers pourrait être de quelque secours pour former le cœur et l’esprit des jeunes princes, s’il était bien  fait et manié avec art et avec sagesse. »26

13 

14Dans ces romans politiques, sagesse et religion vont de pair avec le sublime aux yeux du jésuite adversaire de Lenglet-Dufresnoy, bien qu’il reconnaisse qu’il y a « une trop forte application pour l’étude de l’Antiquité » dans Séthos27.

15En 1755, l’abbé Jacquin se montre pour sa part très intransigeant, même à l’égard de Télémaque : à la comtesse qui essaie de défendre l’emploi de la fable pour plaire à l’esprit d’un jeune prince et pour « lui insinuer les maximes de morale », l’abbé répond qu’il n’est pas nécessaire de tromper l’esprit pour « instruire le cœur ». « La vérité a assez de charmes pour parvenir jusqu’à lui, sans l’envelopper des ténèbres du mensonge et du voile de la fiction28 ». Cette conception culmine dans la compilation que fait le chevalier de Jaucourt pour l’Encyclopédie. L’article ROMAN (Fictions d’esprit) s’en tient prudemment à la définition de « récit fictif de diverses aventures merveilleuses ou vraisemblables de la vie humaine », en ajoutant que Télémaque est « le plus beau roman du monde, […] un vrai poème à la mesure et à la rime près ». La conclusion de l’article, après un passage sur La Nouvelle Héloïse, affirme néanmoins : « En un mot, tout le monde est capable de lire les romans, presque tout le monde les lit, et l’on ne trouve qu’une poignée d’hommes qui s’occupent entièrement des sciences abstraites de Platon, d’Aristote, ou d’Euclide », ce qui peut ouvrir la porte au sujet politique.

16Il faut attendre la deuxième moitié du siècle pour voir apparaître chez des théoriciens d’autres modèles du roman politique : Montesquieu et Poullain de Sainte-Foix. Les Observations sur les romans, que Bricaire de la Dixmérie donne en guise de préface pour Toni et Clairette (1773), montrent les tensions qui subsistent. L’auteur reconnaît au genre une origine politique liée par exemple au modèle de Charlemagne, puis il fait l’éloge de Télémaque : « Cet ouvrage ne semble avoir été fait que pour les princes ; et l’auteur a su le rendre utile à tous les hommes », avant celui de Terrasson : « On vit, quelque temps après, paraître Séthos, autre roman politique ; mais on vit parfaitement aussi qu’il était d’un autre auteur »29. Mais le roman pédagogique n’est pas seul à représenter la veine politique, l’influence de Montesquieu doit être reconnue :

17« L’éditeur des Lettres persanes veut qu’on les envisage comme un roman. Ce n’est pas, du moins, un roman fort d’intrigue. Le grand mérite de cet ouvrage consiste dans les fines observations de Rica, et dans les profonds raisonnements d’Usbek. On peut, sans doute, répondre aux raisonnements de l’un comme aux observations de l’autre. Chaque auteur a sa manière de voir, et Montesquieu avait la sienne, souvent même très systématique. Il a mis dans ses Lettres persanes le germe de presque tous ses autres écrits. Ce sont les cartons d’un grand peintre, et j’ai vu quelques amateurs qui préféraient ces mêmes cartons à la grande machine. »

18Les Lettres turques, par Sainte-Foix, annoncent, comme tous ses autres écrits, l’auteur qui sait bien écrire et bien voir. La politique de Nédim Coggia est moins compliquée que celle d’Usbek ; mais ses vues ne sont pas moins morales et n’en deviennent que plus utiles »30.

19Au terme de ce parcours poétique du siècle, le jugement de Sade vient confirmer le discrédit de Télémaque : on y voit Fénelon « dictant poétiquement une leçon à des souverains » et coupable d’éprouver « l’orgueil d’apprendre à régner31 ». En outre Sade souligne la difficulté qui consiste à introduire du raisonnement dans la fiction :  

20« […] que ce soit toujours sans affectation, sans la prétention de le faire ; ce n’est jamais l’auteur qui doit moraliser, c’est le personnage ; et encore ne le lui permet-on que quand il y est forcé par les circonstances. »32

21Ainsi les réflexions poétiques sur le genre tendent toujours à se situer par rapport aux définitions de Huet, tout en prenant en compte l’apport des productions de leur temps, dont elles reconnaissent plus ou moins volontiers l’intérêt politique dans la mesure où il est enveloppé de fable, et où il faut aller le chercher dans des ouvrages que la morale réprouve pour d’autres raisons.

22Dans quelle mesure la pratique échappe-t-elle à ces limites ? La nouvelle historique approche la politique par des jeux de superposition qu’autorisent par exemple la proximité des Mémoires de Brantôme et les jeux sur les noms des grandes familles, mais il apparaît aussi que les critiques refusent cette intrusion masquée. En témoigne la critique de Valincour à propos de l’incipit de La Princesse de Clèves. En effet la valeur du temps « n’ont jamais paru », qui suppose une énonciation dans le présent de la cour des Bourbons, ne saurait être anodine33, quoi qu’en dise Charnes lorsqu’il répond en soulignant plus l’affirmation d’une « grande science de la cour » que celle d’une politique34. Dans la IIe Conversation, le critique revient sur cette comparaison de la cour d’Henri II avec celle d’aujourd’hui, qui paraîtrait « injurieuse au règne où nous vivons »35 ; or l’auteur n’a voulu porter sa pensée que sur le règne d’Henri II36. La Princesse de Clèves reste donc sagement cantonnée dans le domaine de l’histoire, même si l’on comprend bien qu’on prend en compte l’espace et le temps contemporains ou les questions religieuses, et que montrer les Valois c’est aussi donner à penser sur le règne de Louis XIV. Charnes répond avec quelque ironie que c’est un art de l’auteur que de parler comme s’il était rempli de la cour d’Henri II pour en remplir son lecteur. Cependant la connaissance de la totalité de l’œuvre de Mme de Lafayette, et en particulier des Mémoires, ne laisse aucun doute sur son intérêt pour la politique qu’elle observe en bon témoin de la cour. La vogue de la nouvelle historique permet donc de maintenir une forme de confusion entre une histoire qui n’est plus exemplaire et une politique qui l’est encore moins, ce qu’attesterait Le Prince de Condé de Boursault mais aussi Ildegerte, reine de Norvège37, tout entière éclairée par la magnanimité de la souveraine qu’il faut sans doute lire non comme de l’histoire, mais comme un programme de conduite pour la royauté.

23Le destinataire de Télémaque inscrit d’emblée le récit dans la perspective d’une leçon politique, qui n’est pas théorisée par son auteur, mais qui, par le voile de la fable grecque et par l’éloignement géographique et moral qu’elle crée, met l’allégorie au service de la politique, tout comme dans Séthos dont la préface justifie le recours à l’érudition égyptienne : le but est de « désabuser les hommes du faux héroïsme. La vengeance sanguinaire ou la vengeance implacable célébrées par tant d’orateurs et par tant de poètes, sous le nom de valeur, seront dépouillées de l’éclat dont on a voulu les revêtir »38.

24Mais, au XVIIIe siècle, il ne s’agit pas toujours d’éduquer les rois, et ce n’est pas un hasard si Cleveland, le philosophe anglais (dont l’histoire, publiée à partir de 1731, consacre chez Prévost, dans le cadre du roman d’éducation, le passage de l’inspiration pédagogique à l’inspiration politique) est un bâtard de Cromwell, le régicide. Dès lors la politique est l’effet des monstres, des passions incontrôlées, des lâchetés des rois, redoublées par celles de leurs favoris ou de leurs bâtards comme le duc de Monmouth qui s’éprend de la fille de Fanny et de Cleveland. La politique est aussi dans ce roman une série de variations autour de communautés diverses, expérimentées par des utopies à l’écart de la civilisation européenne : la colonie rochelaise (livre 3) inspirée en partie de l’Histoire des Sévarambes de Veiras, tyrannique et manipulatrice, la peuplade des Abaquis (livres 4 et 5) qui choisit d’être civilisée et gouvernée par Cleveland, mais dont la formation conduit à un désastre, celle des autres sauvages d’Amérique, les Nopandes (livre 14) plus positivement estimés et compréhensifs pour les étrangers qu’elle recueille. Mais dans l’ensemble, ces utopies « désenchantées », selon l’expression de J.-M. Racault, font la preuve de l’équivalence des peuples et des régimes. Les gouvernements sont mis en miroir (l’Angleterre et la France, la république et la royauté) comme les religions que le héros de Prévost découvre sans vraiment s’y arrêter jusqu’à sa conversion problématique. Ce philosophe, formé d’abord par une femme à l’écart de la politique, s’y retrouve plongé comme par une fatalité qui tiendrait à sa naissance et au fait que Prévost accentue la noirceur des intrigues.

25Voltaire, dans Zadig (1748), conçoit la formation de son personnage comme une initiation politique puisque ce dernier vient à la cour, y vit passion et jalousie, et de conseiller devient roi en épousant Astarté, cela au moment où l’auteur croit encore à la place du philosophe dans la cité politique… À l’inverse, on peut considérer qu’en plaçant ses personnages dans une petite ville au pied des Alpes, Rousseau fait le choix dans La Nouvelle Héloïse de développer une politique qui se referme sur une petite communauté qui vit en autarcie (le goût de la politique républicaine se forme avec son père en lisant Plutarque et les romans). Son fonctionnement économique et domestique ressemble fort à un modèle politique qui serait proposé aux créatures chimériques que le romancier a tirées de ses frustrations (il est cependant à noter que la préface dialoguée qui brouille les repères de la fiction, ne dit presque rien de ce projet politique inclus dans un roman somme qui se construit étape par étape pour revaloriser la vie simple et naturelle39).

26En présentant dans ses Lettres persanes des Orientaux confrontés au passage politique de la monarchie vieillissante à la Régence, et en mettant à l’origine du voyage d’Usbek un complot politique alors que le dénouement est le fruit d’une révolte contre l’autorité despotique, Montesquieu crée un genre qui lui permet de revendiquer en 1754 dans « Quelques réflexions […] » d’avoir été le premier à « pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale, à un roman »40. Montesquieu avait gardé dans ses cartons le « petit roman » d’Arsace et Isménie », écrit en 1742 pour Mlle de Charolais, et publié posthume en 1783. Dans la trame d’un roman pastiche du roman grec et baroque, se lit un art de gouverner confirmé par les fragments conservés sous le titre de « Le Prince », « Réflexions sur le Prince qui n’ont pu entrer dans mes Romains, mes Lois et Arsame »41, ce qui apparente bien ce petit roman aux grandes œuvres politiques42.

27Mais le politique se répand également dans la fiction par le biais de fables qui ne sont pas antiques. Les contes merveilleux littéraires mis à la mode à la fin du XVIIe siècle, dont le fonctionnement est toujours transgressif43, offrent un cadre propice à la critique politique : les personnages sont les souverains de cours lointaines, leur autorité s’exerce de manière souvent arbitraire, quand elle ne s’affronte pas à celles des fées censées incarner le destin. Quant aux sultans orientaux, tout laisse à penser qu’ils incarnent les mauvais aspects de la monarchie absolue transformée en despotisme. Le voile de ces fictions, parodiquement réutilisées, ne sert pas seulement à faire lire des obscénités gazées ; la police saisit nombre de contes dans les années 1740-1750. La gaze recouvre à peine, sous forme d’allégories souvent érotiques, dont la plus scandaleuse fut évidemment l’écumoire de Crébillon, des personnages et des situations politiques que chacun cherchait à identifier. Crébillon fit d’abord scandale en écrivant Tanzaï et Néadarné (1734), un conte oriental qui peint l’accommodement trouvé autour de la bulle Unigenitus, sans épargner, le roi, l’Église et les conseils ; son œuvre s’achèvera par les Lettres athéniennes (1771). C. Cazenobe a pu montrer que Crébillon expérimentait trois formes de régimes politiques dans Tanzaï, Ah ! quel conte ! et les Lettres athéniennes44. Ce dernier roman par lettres, dont presque un tiers est consacré à la politique, joue de la curiosité du lecteur en déclarant dès l’ « Avis au Lecteur » qu’on a choisi dans le portefeuille d’Alcibiade malgré la tentation de la politique :

28« Mais, de différentes personnes que nous avons consultées sur cela, les premières (et ç’a été le plus grand nombre) ont décidé qu’il fallait impitoyablement supprimer tout ce qui porterait le caractère de la morale, de la politique, et même de l’histoire. Elles se fondaient sur ce que la morale ennuie tout le monde ; après, sur ce qu’il ne se pouvait pas que le politique et l’historique de ces temps-là ne fussent, ou très fastidieux pour ceux à qui tous deux sont connus, ou extrêmement à charge à ceux qui, n’ayant pas plus d’idées de l’un que de l’autre, n’en seraient pas plus tentés de s’en instruire. […] Les troisièmes enfin ont opiné pour qu’on en laissât subsister, à condition pourtant qu’on n’en laisserait que très peu ; et se sont fondés sur ce que, indépendamment même de la variété que cela jetterait dans ce livre, il était impossible que, s’il était toujours frivole, il ne déplût pas aux gens sérieux, et que s’il était toujours sérieux, il trouvât plus de grâce devant ceux à qui le sérieux ne convient pas. »45

29Dans ce roman de formation perverti, on peut reconnaître, comme on l’a montré, les distinctions et même les formules de Montesquieu. Mais Alcibiade ne profite guère de ses mentors Socrate et Périclès, ce qui permet d’écarter le modèle de Plutarque comme celui de Télémaque. L’autoparodie se manifeste clairement en réduisant la politique à un jeu plutôt sombre : la manipulation du lecteur fait écho à la manipulation de la cité. Pour l’auteur, les idées ne mènent pas le monde : « De l’Antiquité dévoilée par Crébillon, il ne reste presque rien à admirer »46. Il est enfin des contes qui parodient la réflexion politique dans le cadre de la fiction. On en citera deux : L’Amour magot (1738), un récit anonyme, qui a pour particularité de retravailler les grands épisodes romanesques du Cleveland de Prévost à travers les aventures de deux personnages métamorphosés en singes puis en pygmées et emmenés en Amérique (on retrouve en effet la même séparation, la même tempête, le même gouvernement du peuple sauvage, la même guerre conduite contre le peuple adverse, et la même conclusion sur fond de deuil). On lit dans ce conte des discours du peuple au souverain qu’il se choisit, une peinture burlesque de la guerre… Dans un autre récit plus tardif, Kanor (1750), un « conte sauvage » qui croise la technique des Lettres péruviennes et celle des Lettres iroquoises, Mme Fagnan décrit, dans un contexte swiftien, deux peuples de l’Amazonie qui, à la suite d’une pêche miraculeuse d’huîtres, raccourcissent ou grandissent démesurément. Le roi des Alzophages, devenu petit, traite ses sujets avec cynisme. Il les contraint à manger des huîtres pour qu’ils lui ressemblent et pour ménager ainsi son autorité et son amour-propre, sans oublier de leur dire que c’est pour leur bien qu’il les soumet à cette épreuve47. La « politique des sexes » se trouve mise en œuvre dans plusieurs contes : ainsi dans Grigri de Cahusac (1739) une femme est nommée reine, elle choisit son époux et se réforme pour changer ensuite l’esprit de sa cour à Biribi.

30On constate donc un passage du discours normatif de l’éducation du prince au discours descriptif et critique qui n’hésite pas à railler la monarchie dans des récits apparemment sans rapport avec une autre réalité que la fiction dont ils s’inspirent.

31Ces pratiques nouvelles entraînent une variation des formes qui s’expérimentent sans autre critère que leur efficacité polémique. Si les mémoires permettent de confronter des personnages aux réalités politiques (Rozelli48, Cleveland), l’épistolaire semble encore plus propice au débat politique parce qu’il permet les ruptures, les changements d’énonciateur, les mises en regard, les rebondissements. Montesquieu souligne l’absence de « plan déjà formé » quand il évoque la « chaîne secrète » de son roman ; il introduit la série de lettres sur les Troglodytes par la nécessité de faire sentir les « vérités de morale » en renonçant à une « philosophie subtile » (l. XI-XIV). Plus discontinue encore paraît la lecture proposée par Crébillon lorsqu’il souligne par des astérisques les lettres « un peu graves » « comme l’on met des bouées sur les côtes dangereuses pour avertir les vaisseaux de ne s’en point approcher »49 : il s’agit alors d’une double lecture.

32Se pose en effet la question du discontinu, des ruptures énonciatives dues à l’enchâssement. Ainsi procède Prévost dans Cleveland : Bridge, le demi-frère de Cleveland, fait le récit de l’épisode des Rochelais. De même dans Les Amours de Faublas (1787) de l’épisode polonais est rapporté par le comte Lovzinski alias M. du Portail, héros rousseauiste et républicain ; cet épisode a donné lieu à des adaptations dramatiques et à de nombreuses illustrations. Image d’un amour absolu, il présente un fort contraste avec la société dans laquelle se déroule l’essentiel du roman de Louvet de Couvray. Liée aux enchâssements se pose la question de l’éthos du narrateur : Cleveland est-il spectateur ou acteur ?  Le livre IV du roman de Prévost avance par tissage de remarques sur le gouvernement et sur la mélancolie de Fanny qui conseille au héros de « civiliser » et de « gouverner heureusement » le peuple sauvage pour lui faire atteindre « la vraie humanité »50.

33La politique n’allait pas sans allégories, l’allégorie étant considérée comme plus riche et parfois plus subtile que la clé ; du reste Mentor représentait le modèle même de l’allégorie51. Ainsi dans Tanzaï, Dubois ou Noailles seraient incarnés par Saugrenutio ; dans Le Sopha Louis XV serait représenté par le sultan Schah-Baham, Richelieu pourrait être Mazulhim, et Nassès cacherait à peine le duc de Nivernais. Comme on l’a souvent montré, le sérail est une allégorie politique dans les Lettres persanes, la dernière lettre de Roxane en est la preuve :

34« Non : j’ai pu vivre dans la servitude ; mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. »52

35Un parallèle s’établit entre les femmes et la politique que trahit, comme l’a remarqué C. Cazenobe, un parallélisme d’expression chez Crébillon. Dans Tanzaï, le grand vizir dit en effet : « il faut toujours lorsqu’on a de grandes affaires à traiter avec les hommes, leur parler comme si on leur croyait de la vertu, et agir avec eux comme ne leur en croyant pas » ; pour sa part Alcibiade déclare à propos des femmes dans les Lettres athéniennes  : « Il faut toujours leur parler comme si on leur croyait de la vertu, et agir avec elles comme ne leur en croyant pas »53. La fiction politique s’accommode de métaphores devenues topiques : le navire, le naufrage, l’écueil, l’épidémie, le tigre pour le tyran, ainsi que de métaphores érotiques (l’écumoire, l’impuissance54) ; ces métaphores peuvent être contaminées par celles de l’Écriture sainte comme dans Arsace et Isménie lors du discours des vieillards ambassadeurs des anciens révoltés.

36L’efficacité politique conduit à mettre en valeur certains personnages : le prince, puis le ministre (sous l’influence de Machiavel), les eunuques « sacrificateurs et sacrifiés » dans les Lettres persanes, Aspar l’eunuque magicien et manipulateur dans Arsace et Isménie, et dans le roman de Prévost les conseillers de Cleveland chez les Abaquis, ou l’entourage du roi d’Angleterre. Avec les questions religieuses émergent les patriarches et les prêtres. Certains personnages ressemblent à des monstres : Cromwell, le père régicide qui « avait allumé le feu de la discorde dans toutes les parties de l’île »55 fait naître l’aversion et la haine chez son fils. Ces personnages sont placés dans des situations récurrentes : l’exil, l’emprisonnement, le jugement, la révolte, la guerre. La marche au désert remplace le récit de conquête et le bannissement devient souvent l’origine de la politique, si ce n’est sa fin (la disgrâce du duc de Chartres dans La Princesse de Clèves). Le simple prétexte de l’éloignement prend alors un sens plus politique, par exemple chez Laclos lorsque Gercourt est retenu loin de la scène du drame. À ces circonstances sont liés des tableaux et des gestes devenant le support éventuel de l’illustration, dans une évolution parallèle à celle du théâtre56. En témoigne dans les Lettres persanes le discours du Troglodyte qu’on sollicite pour devenir roi : « À ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes. […] Il s’arrêta un moment, et ses larmes coulèrent plus que jamais »57. Des dénouements topiques sont aussi liés à cette écriture du politique : la retraite des princes après leur formation ; l’avenir problématique des héros dans leur retraite (Cleveland ou Saint-Preux); la mort à la fin des contes (L’Amour magot).

37La fiction s’ouvre à une rhétorique de la harangue, fût-elle parodique comme dans Tanzaï de Crébillon. L’auteur joue d’abord à détacher les chapitres qui contiennent ces discours : « Le moins amusant à lire » (II, 18), en réalité il s’agit de la révolte des religieux contre le roi. L’assemblée réunie au chapitre XIX écoute la harangue de Saugrenutio :

38« Généreux Chéchianiens ! Il est dans la servitude deux malheurs qui se succèdent : le premier est d’y gémir ; l’autre, quand même elle ne subsiste plus, de se souvenir de sa honte. Ah ! rappelez votre courage. Brisez les fers qu’on vous impose, ils disparaîtront quand vous ne les briserez plus. On ne jette dans l’abaissement que ceux qu’on croit capables d’y rester. […] Secouons ce joug odieux sous lequel nous avons si longtemps fléchi ! Que ce peuple, témoin de nos affronts, le soit enfin de notre vengeance ! »58

39Dans Kanor, Mme Fagnan donne à lire le discours direct d’Alzopha :

40« Mes enfants, vous partagez la fortune et la disgrâce de ce qu’il y en a de plus respectable et de plus grand à la cour ; votre souverain, comme vous voyez, n’en est pas exempt.[…] C’est pour l’ordre et le bien public, c’est parce que je vous aime et que je veux vous commander et vous protéger toujours que j’ai voulu vous rapprocher de moi, de la même façon dont tous ceux que vous voyez l’ont été. »59

41Montesquieu énumère pour sa part, et sans souci de lasser, la longue liste de préceptes que le roi prononce lui-même dans Arsace et Isménie. Ce qui conduit à introduire les sentences que les poéticiens de la fin du XVIIe siècle proscrivaient : « Que les devoirs des princes ne consistaient pas moins dans la défense des lois contre les passions des autres, que contre leurs propres passions » ; « Que, par un grand bonheur, le grand art de régner demandait plus de sens que de génie, plus de désir d’acquérir des lumières que de  grandes lumières, plutôt des connaissances abstraites, plutôt un discernement pour connaître les hommes que la capacité de les former »60. On lit aussi dans la première page de Tanzaï :

42« Il est rare qu’on n’abuse pas d’un pouvoir sans bornes ; et quiconque peut faire tout ce qui lui plaît, ne détermine pas toujours ses volontés sur la justice. C’est ce qui arrivait aux fées ; elles étaient en grand nombre, connaissaient peu entre elles la subordination. »61

43Suivent d’autres maximes sur les « déités femelles ».

44Après un temps de théorisation peu favorable à l’introduction de la politique dans la fiction, dont il va rester souvent un sens du déni, le XVIIIe siècle, aidé en cela par l’expérimentation des formes, permet une nouvelle approche romanesque du politique. Cependant l’apparente osmose, réussie dans plusieurs œuvres, masque mal une tension, celle que Rousseau illustre dans les mouvements de La Nouvelle Héloïse. Le fait de ne pas s’en tenir à un énonciateur provoque l’éclatement du sens du discours, et l’intériorité des personnages, qui devrait passer au second plan, fait resurgir des conduites équivoques comme celles de Cleveland, au moment où des romans d’éducation du prince, tels que Séthos, abandonnent la politique prescriptive.

45L’hésitation de Montesquieu sur le dénouement de son petit roman Arsace et Isménie prouve cette prédominance de la fiction sur le projet politique ; on assiste finalement à la catastrophe et au malheur des amants : après la pompe funèbre d’Isménie, Arsace déclare qu’il ne lui reste plus qu’à mourir. Il épouse la princesse de Médie pour assurer le bonheur de son peuple, mais il se plonge bientôt un poignard dans le sein : « Je meurs, dit-il, comme est morte Isménie »62. Si Montesquieu a choisi de ne pas publier son roman, c’était sans doute parce qu’il avait pris conscience des limites morales et poétiques de cette difficile conciliation qui ne réussissait plus que dans des parodies savamment construites.