Colloques en ligne

Dominique Hölzle

Le pouvoir des fictions dans les Lettres de la Marquise de M*** au Comte de R*** de Crébillon 

1     Alors que les modèles des Lettres de la Marquise, les Lettres portugaises de Guilleragues ou les Lettres galantes de Madame de *** rédigées par la présidente Ferrand se caractérisent par une unité stylistique qui vient conférer un réelle intensité aux plaintes des héroïnes de ces monodies, la variété des tons et des discours dans le premier roman épistolaire de Crébillon donne au recueil un aspect composite, au point que le lecteur peut par moments avoir l’impression d’être face à un exercice de collage aussi virtuose que factice. Mais on peut aussi replacer ces jeux intertextuels dont le caractère parfois vertigineux a été souligné par Catherine Ramond dans le cadre d’une réflexion autour des questions du pouvoir des fictions et des frontières entre le réel et l’illusion, réflexion déjà ébauchée par Crébillon dans son œuvre précédente Le Sylphe, et qui sera une des constantes de son œuvre. Les thèmes abordés dans les Lettres de la Marquise entrent ainsi en écho avec les théories développées quelques années plus tôt par l’abbé Du Bos dans les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture autour de la fonction du plaisir esthétique. Avant d’être une héroïne passionnée comme ses modèles, la Marquise est un personnage qui s’ennuie profondément, et qui ne trouve plus dans les divertissements que lui offrent la mondanité une réponse à ce vide intérieur qui la hante. A travers sa correspondance, elle va donc opérer une mise en fiction du réel, de manière à enchanter son quotidien et à déplacer ses interactions avec le Comte sur un terrain esthétique. Ce déplacement, si l’on en croit les théories de Du Bos, lui permettra de jouir d’émotions en quelques sortes virtualisées, et donc débarrassées de leur potentiel aliénant. Reste alors pour le personnage à déterminer le mode de fiction le plus efficace pour s’assurer de son emprise sur son amant. La correspondance de la Marquise devient alors une expérimentation « in vivo » du pouvoir des fictions, et sera l’occasion de déterminer l’efficacité respective des deux poétiques qu’elle maîtrise parfaitement, la poétique galante et légère, teintée d’érotisme, reposant sur l’allusion et l’ironie, et la poétique sentimentale et pathétique, dont elle a trouvé les modèles chez Racine et Guilleragues.

2     La question de l’ennui est centrale dans la correspondance de la Marquise, ainsi que l’a brillamment montré Régine Jomand Baudry ici-même dans sa communication. Pour les mondains, les représentations de théâtre et d’opéra, les conversations, les rituels de séduction ont tous cette même fonction : faire naître un mouvement aussi vif qu’étourdissant, destiné à occulter le sentiment d’ennui qui risque de réapparaître dès que le tournoiement des plaisirs s’arrête. Malheureusement, il apparaît dans la correspondance que la Marquise ne goûte plus guère ces plaisirs, en raison de leur médiocrité. Ses lettres satiriques le montrent bien, en fait de finesse et de délicatesse, les personnes qu’elle rencontre dans les salons qu’elle fréquente se distinguent par leur ridicule et par leur fatuité. Aucun de ces rituels mondains, le jeu, les conversations, ne suffit à dissiper l’ennui de la Marquise, pas plus que les plaisirs esthétiques auxquels elle s’adonne. Les sorties au théâtre ou à l’opéra sont plus motivées par les intrigues galantes que par les spectacles qui y sont donnés, et la pratique de la lecture elle-même révèle ses limites. Ses lettres le montrent assez, la Marquise est une lectrice accomplie: les citations variées, les allusions déguisées, les exercices de pastiches auxquels elle se livre sont autant de preuves de l’étendue de sa culture littéraire. En dépit de ses lectures multiples, le personnage ne cesse de proclamer son ennui : le plaisir de la lecture est donc insuffisant pour le dissiper. Face à l’ennui obsédant, la Marquise semble bien avoir épuisé les divertissements que lui offrent les rituels mondains, mais aussi les plaisirs des spectacles et de la lecture. Dès lors, elle va mettre en œuvre une stratégie originale, qui consiste à fusionner les deux réponses possibles à l’ennui, les plaisirs mondains et les plaisirs esthétiques, en faisant de sa liaison une fiction. Par ce biais, la Marquise espère pouvoir éprouver cette délicieuse agitation de l’âme que permet la passion amoureuse, tout en se prémunissant de ses effets destructeurs. Pour comprendre l’ambition de la Marquise, il est utile de revenir au texte fondateur de l’esthétique moderne, les Réflexions critiques de l’Abbé Du Bos, publiées en 1719.

3     Pour Du Bos, l’ennui est une menace constante que les hommes n’ont de cesse de fuir. Ainsi s’explique le goût pour les spectacles violents ou pour le jeu, autant de sources d’émotions intenses propres à dissiper momentanément l’insupportable sentiment du vide de l’âme. Le problème, c’est que ces divertissements ne sont pas sans conséquences : l’obsession du jeu peut mener à la ruine, et les spectacles violents peuvent laisser des traumatismes. Ainsi s’explique l’attrait des hommes pour les arts, et en particulier pour la représentation de passions intenses. L’Abbé Du Bos explique que la contemplation d’un tableau ou le spectacle d’une pièce permettent de faire naître des « fantômes de passions »1 chez le spectateur. Ces passions comme sublimées en deviennent inconséquentes parce qu’elles ne sont que des copies, ce qui explique que des émotions qui pourraient être source de tourments dans la vie réelle peuvent devenir agréables lorsqu’elles sont représentées. Par ailleurs, l’émotion ressentie sera proportionnée à l’originalité et à l’intensité du spectacle représenté. Il ne s’agit plus de proposer au public une imitation harmonieuse de la nature, mais de concevoir des œuvres dont la force émotionnelle sera susceptible de l’émouvoir. Les réflexions de Du Bos permettent de comprendre l’importance accordée par les mondains aux plaisirs esthétiques, leur multiplication permettant de combattre cette peur persistante de l’ennui. La solution proposée par Du Bos n’est cependant pas complètement satisfaisante. Les plaisirs éprouvés dans la contemplation d’un tableau, devant le spectacle d’une tragédie sont par définition fugaces, et, une fois l’émotion esthétique estompée, le mondain se retrouve face à l’ennui qu’il essaie vainement de fuir.

4     La solution envisagée par la Marquise est originale : face à une liaison dont tout indique qu’elle est morne et monotone, elle va décider de la parer des prestiges de la fiction, pour en jouir sur un plan esthétique, à la fois comme actrice et comme spectatrice de ses mises en scène. Nombreux sont les éléments du texte qui indiquent que la Marquise se livre à un travail de mise en fiction du réel, qui s’appuie sur un système de jeux de rôles complexe et mouvant, sur une pratique virtuose de l’intertextualité, et sur l’accumulation de scénarii imaginaires, destinés à donner l’épaisseur du romanesque à une aventure par trop triviale. Sa correspondance le révèle : la Marquise est capable de s’approprier les discours les plus divers, et nombreuses sont ses lettres qui révèlent sa maîtrise d’auteur. On peut ainsi lire les Lettres de la Marquise comme une mise à l’épreuve des théories de Du Bos, mais aussi comme l’exploration d’une question fondamentale de l’esthétique dubosienne, celle du pouvoir des fictions. Dans sa correspondance, la Marquise aura ainsi l’occasion d’éprouver l’efficacité de différents régimes de fiction, le régime galant, léger, allusif et ironique, celui pratiqué par La Fontaine par exemple, et le régime pathétique et tragique, celui de Racine ou de Guilleragues.

5     La tentation première de la Marquise est de faire de son aventure une comédie galante. Les mondains se défient des emportements de la passion, et prisent les récits galants aussi légers qu’enlevés dont on peut trouver des exemples dans les Contes de La Fontaine, ou dans les Lettres galantes de Monsieur le Chevalier d’Her*** de Fontenelle. Elle s’inspire de ces récits pour donner de l’allant à son intrigue avec le Comte. Dans la Lettre 34, elle annonce plus ou moins son dessein : « quel charme pour vous, lorsque dans les accès de mon amour, mon esprit animé vous adressera de tendres élégies, vous appellera Coridon, vous retracera enfin ces moments enchanteurs où vous triomphâtes pour jamais de ma liberté. »2 La Marquise propose au Comte une liaison susceptible de faire revivre les émotions éprouvées par les lecteurs de l’Astrée, tout en maintenant une distance ironique, une délicate raillerie caractéristique des discours prisés par les galants. Cet enchantement du quotidien repose sur un système de jeux de rôles, qui lui permet d’apparaître sous les traits de diverses héroïnes de fiction, comme Célimène, citée dans la lettre 3, et qui fait du Comte un personnage aussi héroïque que sensible. Ces jeux permettent à la Marquise de construire deux images du Comte : lorsqu’elle l’associe à Tyrcis, le berger des Bucoliques, ou à Céladon, elle élabore l’éthos d’un amant délicat, raffiné, tandis que quand elle en fait un « chevalier », comme dans la Lettre 51, ou qu’elle le qualifie de « guerrier », comme dans la Lettre 22, elle convoque plutôt un éthos viril, qu’on peut supposer plus en conformité avec un personnage dont on sait qu’il a le duel facile.

6      Sa maîtrise de l’art du pastiche permet aussi à la Marquise de se livrer à des jeux intertextuels qui transforment ses lettres en scène de théâtre ou en espace romanesque. C’est ainsi que, lorsqu’elle raconte la pathétique scène de séduction du vieillard dans la Lettre 35, elle transforme celle-ci en irrésistible scène comique, en reprenant le leitmotiv du barbon amoureux, ainsi que l’a souligné Violaine Géraud dans sa communication. Et quand, dans la Lettre 51, elle essaie de raviver les ardeurs semble-t-il un peu trop tièdes du Comte, elle lui propose un parcours initiatique qui a tout du roman de chevalerie, avec son géant à terrasser, ses chevaliers courtois, ses belles princesses, son château somptueux. Même si elle puise son inspiration dans les œuvres de Chrétien de Troyes, sa narration est on ne peut plus galante: jeux avec les codes chevaleresques, utilisation de l’implicite et de l’ironie, allusions intertextuelles, allégories sensuelles, décors mythologiques, la Marquise maîtrise parfaitement la poétique prisée par les galants.

7     On retrouve ce goût pour la poétique galante lorsque la Marquise évoque ses rêves. L’un des aspects les plus originaux des Lettres de la Marquise, et plus généralement de l’œuvre de Crébillon, est l’importante place que ce dernier accorde à la question du songe. Dans son premier roman épistolaire, le songe devient un espace paradoxal, puisqu’il est à la fois celui dans lequel le goût pour la fiction qui structure l’imaginaire de la Marquise trouve à s’exprimer de la manière la plus exubérante, et celui dans lequel la Marquise peut se permettre de laisser émerger une parole vraie, authentique, et plus spécifiquement la parole du désir. C’est ainsi que dans la Lettre 31, une rêverie bucolique, inspirée des paysages de l’astrée, devient une invite érotique :

Je vous avouerai du moins que la beauté de la nature, l'ombre et le silence des bois, me jettent malgré moi dans une rêverie dont je vous trouve toujours l'objet. Votre image me suit jusque dans les bras du sommeil ; je vous vois toujours le plus aimable Berger du monde, et quelquefois le plus heureux. Mais enfin tous ces plaisirs ne sont que des songes ; venez par votre présence m'en offrir un plus réel. (p. 113)

8Si l’on se place sur un plan pragmatique, on peut s’interroger sur l’efficacité de ce recours aux fictions galantes. Les réactions du destinataire apparaissent bien décevantes. Loin de réveiller l’ardeur du Comte, le récit chevaleresque de la Lettre 51 a éloigné les amants, et la Marquise va jusqu’à soupçonner dans la lettre suivante que le Comte a pour projet d’épouser une rivale. De la même façon, le songe bucolique et érotique de la Lettre 31 a manifestement laissé l’amant de marbre, puisque la Marquise se plaint dans la Lettre 32 d’avoir passé huit jours sans le voir. Plutôt que de s’avouer vaincue, la Marquise va se lancer dans une nouvelle expérimentation poétique, en modifiant sa stratégie de séduction : les rêveries galantes et les récits rococo s’avèrent inefficaces ? Elle va changer de registre, et explorer le pouvoir des fictions pathétiques et tragiques, de manière à sublimer sa liaison.

9     Les critiques l’ont bien montré : on retrouve dans les lettres de la Marquise des accents réminiscents à la fois des Lettres portugaises et des textes de Racine, principalement Bérénice et Phèdre. Sachant que l’œuvre de Guilleragues est une des sources majeures de Crébillon, on pourrait lire ces passages comme l’expression authentique du désespoir d’une amante passionnée, dont le modèle serait Mariane. Le discours de la passion dans les Lettres de la Marquise semble cependant plus tenir du pastiche plus ou moins sciemment assumé par l’héroïne. La Marquise est loin d’avoir la cohérence de la religieuse portugaise ou des héroïnes raciniennes : tour à tour prude (dans les premières lettres), coquette, libertine même parfois, le personnage de l’amante passionnée n’est qu’une des facettes d’un personnage constamment mouvant, et peut légitimement apparaître, de la même manière que ses autres incarnations, comme un masque. Une telle interprétation se trouve confirmée par la façon dont Crébillon pratique presque systématiquement l’art du contrepoint, puisqu’il fait en général suivre les tirades tragiques par des passages où la figure de la coquette persifleuse réapparaît, figure qui vient démentir celle d’amante fiévreuse qu’elle s’emploie par ailleurs à construire.

10     Si les facilités d’écriture de la Marquise sont impressionnantes, sa capacité à produire de l’intrigue à partir de rien l’est tout autant. Dans le texte de Crébillon, l’héroïne réussit en effet à faire d’une liaison d’une extrême banalité une aventure dont l’intensité captivera les deux héros. Il ne s’agit plus ici des scenarii qui assument leur caractère imaginaire, comme dans les récits galants déjà évoqués, il s’agit de transformer des circonstances banales en insurmontables obstacles, qui permettront alors à la parole pathétique de se déployer dans le texte. Ce travail révèle ses talents de lectrice et d’auteur, talents qui se traduisent par sa maîtrise des intertextes galants et tragiques, mais aussi par un répertoire de topoï romanesques dans lequel elle puise abondamment pour introduire du drame et de l’émotion dans une liaison dont la tiédeur est loin de la satisfaire. Elle reconnaît ainsi dans la Lettre 34 qu’elle a eu besoin de recourir à ces stratagèmes pour éveiller l’amour du Comte : « j'ai remarqué, dis-je, qu'il est bon d'éveiller votre amour. Hélas! quand il est content, il est si sombre, un peu de jalousie vous anime. Quand vous craignez un rival, vous me dites les plus jolies choses du monde, vous oubliez que vous êtes heureux, et vous vous remettez dans le moment dans le cas d'un homme qui voudrait le devenir. » (p. 118).

11 Ainsi s’explique le caractère exagéré de nombre des menaces évoquées dans le récit. C’est le cas par exemple quand le personnage a recours au topos du mari jaloux, qui apparaît dans la Lettre 15 : « Vous êtes ami de mon mari, ménagez-le, il n'est pas jaloux, mais il est vain ; et s'il se croyait offensé, il se porterait à toutes les extrémités, dont l'homme du monde le plus amoureux pourrait en pareil cas être capable ; songeons à prévenir tous les malheurs qui pourraient nous accabler » (p. 79). Or, rien ne vient confirmer cette éventuelle jalousie du mari dans le texte, et ce dernier reste au contraire étonnamment placide, alors même que les rumeurs de la liaison entre le Comte et la Marquise se répandent dans le monde. On retrouve semblable exagération dans la Lettre 41, où elle a recours au topos de la séparation des amants, puisqu’un simple départ en villégiature apparaît comme une inéluctable séparation : « il veut, dit-il, passer tout l'été avec moi en Bretagne. Comment parer cet effroyable départ ? Dois-je abandonner le soin de ma réputation ? […]. Blâmée, abandonnée, si je ne pars pas ; mourante de désespoir, si je m'éloigne de vous, si je vais passer mes jours infortunés loin de la seule personne qui me fasse aimer la vie. » (p. 135) Plus généralement, les jalousies suscitées, les ruptures et les réconciliations qui rythment la liaison apparaissent comme des stratagèmes destinées à conférer une intensité nouvelle à une liaison qui risque constamment de se diluer dans la monotonie.

12 Si l’on admet que la Marquise se place résolument et consciemment sur un plan esthétique de manière à enchanter le réel en faisant de sa liaison une expérience artistique, l’enjeu du texte devient moins la mise à l’épreuve de la vertu de l’héroïne que la mise à l’épreuve de deux des fondements de l’esthétique dubosienne, à savoir la capacité de l’émotion esthétique à éloigner l’ennui, et la façon dont la sublimation de la passion par la représentation permet d’anéantir le potentiel aliénant de celle-ci. Le premier fondement se trouve confirmé : en effet, la question de l’ennui, primordiale pour la Marquise au début du récit, tend à disparaître de ses missives, ainsi que l’a justement remarqué Régine Jomand-Baudry, en même temps que se met en place sa fuite éperdue dans la fiction. L’intensité des émotions éprouvées par le personnage, les drames suscités par les menaces de rupture ou d’éloignement introduisent un principe d’instabilité et de mouvement qui finit par dissiper le sentiment de vide existentiel qui la hantait.

13     En revanche, le deuxième élément de la théorie dubosienne, l’innocuité de l’émotion artistique, se trouve invalidé, ainsi qu’en témoigne l’issue tragique du récit, mais aussi l’évolution du personnage de la Marquise. Loin de déréaliser l’émotion, les dispositifs esthétiques de la Marquise aboutissent à la rendre autrement plus intense qu’elle n’était originellement. Le ton de plus en plus pathétique de sa correspondance s’explique bien sûr par la progression de sa maladie, mais cette question, présente dès les premières lettres, ne devient centrale qu’à partir de la Lettre 58, alors que le basculement dans le pathétique est déjà en place. La maladie, dont Florence Lotterie a souligné les ambiguïtés, apparaît moins comme l’origine du désespoir de la Marquise que comme que comme un événement finalement bienvenu qui vient conférer une intensité supplémentaire aux scenarii pathétiques qu’elle a élaborés. Tout se passe comme si la Marquise en venait à embrasser la logique tragique qu’elle a elle-même introduite dans sa correspondance, par son travail de pastiche du texte racinien. Tel est le paradoxe du roman de Crébillon : alors que le personnage, qui a tout d’une coquette, apparaît à bien des égards comme vain et factice, c’est au moment où se met en place la fuite en avant dans la fiction pathétique qu’elle a organisée qu’elle finit par apparaître comme authentique ; il y a à la fois assimilation du discours du pathos qui n’était au début que joué, et adhésion à la logique tragique introduite par les allusions intertextuelles. À chaque fois qu’elle imagine une péripétie pathétique, la passion du Comte augmente, mais cet effet n’est que momentané. La Marquise se voit donc contrainte à se livrer à une surenchère, et c’est en introduisant dans leur relation la perspective de sa mort prochaine qu’elle s’assure définitivement de l’emprise sur son amant, et qu’elle parvient enfin à sublimer sa liaison.

14     On le voit, la variété des tons et des registres que l’on trouve dans la correspondance de la Marquise peut s’expliquer par le caractère expérimental de son entreprise. Les jeux intertextuels et le recyclage de topoï romanesques qu’elle opère dans ses lettres ont pour fonction de sublimer la liaison somme toute banale qui l’unit au Comte en la parant des prestiges de la fiction. Il y a chez elle un véritable plaisir du texte, et la polyphonie discursive s’explique d’abord par une pratique jouissive de l’écriture. Mais la multiplicité des styles de la Marquise peut aussi s’expliquer par des préoccupations pragmatiques. Le personnage est à la recherche du registre qui lui permettra de captiver son destinataire. Le récit vient alors consacrer le pouvoir des fictions tragiques, dont la puissance de séduction apparaît infiniment supérieure aux fictions galantes qu’elle exploite également. Dès lors, la réflexion déployée par Crébillon autour de la question du pouvoir des fictions se double d’une réflexion sur les dangers de celle-ci. Les deux plans, celui du réel et celui de la fiction, finissent par se confondre dans la conscience de l’héroïne : il y a adhésion progressive au discours de la passion, et la destruction du personnage vient tout autant consacrer la progression de sa maladie que le pouvoir contaminant des fictions. Toutes ces remarques donnent une importance nouvelle au billet qui suit la Lettre 28, dans lequel elle compare le Comte à Don Quichotte. De fait, le héros de Cervantès, tout autant, et finalement peut-être plus que les personnages de Guilleragues ou de Racine, permet de comprendre les logiques à l’œuvre dans les Lettres de la Marquise.