Colloques en ligne

Marc Hersant et Florence Lotterie

Présentation

1          Cette journée d’agrégation consacrée aux Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** a été organisée à Lyon par Florence Lotterie (ENS Lyon) et Marc Hersant (Université Lyon 3) sur le site de l’université Lyon 3 Jean Moulin. Elle visait à envisager cette œuvre jusqu’ici relativement méconnue du corpus crébillonien au prisme d’une multitude de conceptions critiques, d’angles interprétatifs et de sensibilités singulières, et de permettre aux étudiants, mais aussi aux professeurs chargés de la préparation aux concours, de profiter de cette pluralité d’approches. Nos remerciements vont à l’Université Lyon 3 qui nous a accueillis et notamment au service des concours. Nous remercions tout particulièrement Vincent Goncalves, qui travaille au bureau des concours tout en terminant son master en histoire, et qui s’est montré particulièrement disponible et efficace en cette occasion. Enfin, nous sommes reconnaissants à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon de son aide ainsi qu’au groupe « Marge » de l’Université Lyon 3.

2         L’œuvre de Crébillon, et ce, bien au-delà de son premier roman, a suscité, et continue de susciter, des interprétations contradictoires, qui peuvent bénéficier à son image d’œuvre « ouverte », mais aussi provoquer un peu de trouble, voire un certain malaise. Peu d’auteurs, en effet, se sont aussi systématiquement tenus sur la réserve et ont aussi peu livré directement leurs pensées ou leurs émotions. Toujours dissimulé derrière le discours de ses personnages, Crébillon interdit presque complètement l’évaluation du rapport entretenu par les énonciations fictives qu’il met en scène à sa propre énonciation auctoriale, et si le soupçon pointe que tous ces énonciateurs sont « indignes de confiance », il est impossible de dire à quelle distance ils se tiennent de leur créateur, quelle est la nature et l’intensité de l’ironie qui les enveloppe, et même, bien souvent, de dire si le lecteur est censé s’identifier malgré tout à ces personnages et s’intéresser émotionnellement à leurs aventures, ou s’il doit garder à leur endroit une distance critique et considérer toutes ces fictions comme ce que Jean-Paul Sermain appelle des « métafictions ». La marquise peut apparaître, dans le catalogue des œuvres de leur auteur, comme une œuvre à part : Pierre Hartmann y voit une « œuvre de transition » et certains critiques y ont vu autrefois une exaltation de la passion et de la vertu. Elle est en tout  cas déjà sous le signe d’une ambiguïté dont les études littéraires ont, d’une manière générale, pris l’habitude de se délecter, mais que Crébillon pousse à un degré inégalé. Parmi les questions que nous avons rencontrées, certaines sont aussi simples que déstabilisantes : faut-il lire ce roman comme un « vrai roman », s’intéresser à un personnage et à son destin, ou tenir le tout pour un simulacre ? Crébillon se pose-t-il essentiellement des questions de création romanesque en pratiquant la forme émergente du roman épistolaire, encore un peu expérimentale en 1732, et tente-t-il de produire une réponse originale à la question d’un « réalisme énonciatif »  lié à l’exploration de la première personne comme épine dorsale de la fiction ? Ou bien n’est-il que du côté d’une réécriture parodique des grands modèles du siècle précédent, dans une mise en scène hantée par le désenchantement de ce qu’Yves Citton appelle, dans un article récent, du « déjà vu » et du « déjà lu1 » ? La marquise est-elle une représentante encore convaincante d’une parole aristocratique en apesanteur, délestée de toute lourdeur par le charme, le naturel, la fluidité conversationnelle par lesquels elle se définit – et qui sont mis en valeur d’entrée de jeu par l’Extrait d’une lettre faisant office de discours préfaciel – ou n’en offre-t-elle qu’une version dégradée et comme anémiée ? Crébillon idéalise-t-il l’aristocratique parole qu’il met en scène, ou la passe-t-il au crible d’une conscience critique insidieuse, dans l’exhibition ironique de son infini bavardage et de sa vanité ? Enfin, et nous ne prétendons pas faire le tour de toutes les questions que pose cette œuvre fascinante, faut-il voir, dans la construction volontairement fragmentaire et parfois volontairement incohérente de la référence, dans ce roman marqué par une forte abstraction, et dans la juxtaposition de styles disparates qui le caractérise, les signes d’un refus presque radical de toute « représentation » ou, au contraire, ceux de la recherche, parfois tâtonnante, de nouvelles formes de représentation ?

3 Aucune de ces questions sans doute n’est susceptible de recevoir de réponse assurée et définitive, mais, dans notre approche critique de cette œuvre, nous ne pouvons pas non plus nous dérober, et il faut bien « prendre »,  si je puis dire, le « taureau par les cornes », et faire des choix, privilégier des dominantes, donner plus de poids à certaines hypothèses. C’est ce qui a été tenté ici, non sans que, une fois de plus, les questions appellent les questions davantage que des réponses définitives. Ultime leçon du texte, sans doute pas la plus confortable : peut-être faut-il admettre que son commentaire se fasse sous le signe paradoxal du refus de conclure. Ouverture et ironie caractérisent incontestablement une écriture et des choix de composition dont on a souligné, dans un écho étrangement récurrent à Flaubert2, tantôt l’indécidabilité (Pierre Chartier), tantôt le « brouillage des voix » (Violaine Géraud), tantôt le « dialogisme » (Gérard Lahouati), tantôt « l’instabilité » des registres et des tons (Catherine Ramond, Dominique Höltzle), chacune de ces contributions s’attachant cependant à ne pas céder à la dérobade interprétative qui menace toujours d’accompagner le constat d’ambiguïté.

4C. Ramond propose ainsi des outils d’évaluation et de hiérarchisation des effets de mention qui lui permettent d’avancer que le dénouement ne relève pas de la parodie, confirmant ainsi l’étude que Régine Jomand-Baudry consacre au fait de « (s’) ennuyer », présence du vide que G. Lahouati évoque en termes de « bruit de fond » des « aristocrates désoeuvrés.  Elle note que cette thématique, sur son versant spécifiquement mondain, s’efface au profit d’une autre tonalité après la lettre LXV et Violaine Géraud lui fait à son tour écho en soulignant la part « janséniste » de Crébillon, prolongeant ainsi sur son versant moral et religieux la question de l’ennui, que Florence Lotterie ressaisit à son tour pour étudier les significations de la mort dans le roman, en particulier celle de la Marquise. Dominique Hölzle, pour sa part, aura permis le détour par le discours empiriste du « vide » et de l’inquiétude inscrit dans la théorie esthétique de l’abbé Dubos (ou Du Bos) pour  expliciter le goût du romanesque et des fictions chez la Marquise. Il montre comment, inscrite dans la culture et les valeurs de toute une caste de loisir aux sensations blasées, elle tâche de s’en affranchir en recherchant de son côté divers moyens poétiques d’excitation de l’imagination. Elle représente alors, malgré qu’elle en ait, ce monde auquel elle voudrait échapper, en ce qu’il est sans cesse à la poursuite de plaisirs intenses pour surseoir à l’ennui, mais ne dispose pas de l’énergie suffisante pour « doubler » ainsi son existence : la communication de Michel Delon, consacrée à l’analyse morale du « demi-soupir », a montré avec humour et érudition comment cette manifestation de l’être apparemment futile révélait plutôt un certain épuisement…

5Sans même insister sur le caractère en général peu pertinent de la distinction, il n’y a donc pas lieu d’établir un partage, dans cette série de contributions, entre les études du « fond » et celles de la « forme ». Au reste, c’est l’épistolarité monodique elle-même, « forme-sens » par excellence ainsi que l’a depuis longtemps montré Jean Rousset, qui, fondée sur une « esthétique de la lacune3 », incite à s’interroger sur les fonctions de ces personnages masculins dont V. Géraud traque les voix. Jean Sgard conduit ainsi une enquête sur Saint Fer*** permettant de le caractériser en s’appuyant, à travers une lecture relevant du « paradigme indiciaire » naguère décrit par Carlo Ginzburg, sur des traces disséminées dans la fable, mais aussi de mettre en lumière les rapports actanciels entre figures relevant plutôt d’un « effet-personnage » : Saint Fer***, comme « double »  possible du Comte, par exemple,  s’intègre alors à une économie narrative à double fond où les récits métadiégétiques autorisent, ainsi que l’avait déjà bien perçu A. Siemek4, une lecture en termes de parcours potentiels, de bifurcations virtuelles, dessinant autant de fictions avortées que la Marquise est capable de se construire d’intimes scénarios de fantasme sur soi et sur l’autre. De ce point de vue, la construction du récit relève bien d’une vision du monde, orientée par la recherche du sens et l’inquiétude permanente du sujet sur sa capacité à le découvrir dans un univers sur lequel pèse le soupçon d’une vertigineuse inconsistance, où le désœuvrement même conduit peut-être à la noirceur « libertine ».

6L’enrichissement « dialogique » de la monodie (Jan Herman), avec ses logiques de récits concurrentiels, ses disparates de tons et de voix, ses passages équivoques de la parodie au sérieux, son hésitation entre le défi de l’expérimentalité du genre romanesque et la distance critique de l’héritage de Don Quichotte, entre le diagnostic désenchanté du moraliste et l’enjouement satirique, n’empêchent donc nullement, comme on espère que cette journée l’aura montré, de proposer et de poser des hypothèses de lecture susceptibles de rendre justice à ce tournoiement de significations. C’est si vrai que tout en évoquant, finalement, toujours un peu les mêmes problèmes, les intervenants de cette très cordiale manifestation auront encore trouvé le moyen de (se) découvrir de nouveaux points, sinon de désaccord, du moins de débat5. Miracle de Crébillon…