Colloques en ligne

Marie-Catherine Huet-Brichard, Patrick MAROT et Jelena Novaković

Conclusion

1Trois grands axes se dégagent de cet ensemble de réflexions : comment l’écrivain se construit comme moraliste et fonde sa légitimité ; comment les textes mettent en place des dispositifs à effet moral ; enfin, comment le projet d’une morale, quand il est pensé comme possible, hésite entre  visée individuelle et universelle.

2Quand l’enjeu est de construire un système de valeurs censé régir les relations individuelles et sociales, l’écrivain doit se légitimer comme moraliste et, ce faisant, légitimer son discours. Il peut ainsi se sentir investi d’une mission ─ transmettre une vérité universelle ─ sans que le doute jamais ne l’effleure sur le bien-fondé de sa position (c’est le cas d’Alexandre Dumas fils qui, parce que victime, prétend pouvoir parler au nom de tous pour combattre l’injustice et changer la loi ; c’est le cas aussi d’Éric-Emmanuel Schmitt qui propose une morale de sagesse, sorte de consolation dont le discours religieux compose une des figures). Mais, bien que guidé par une idée morale forte (la justice, par exemple), il peut être dans l’impossibilité d’incarner cette idée parce qu’il se confronte à l’Histoire et aux conflits ou contradictions que celle-ci génère. L’écriture devient alors le lieu pour questionner cet impossible, soit par l’ironie (quand Romain Gary découvre l’impasse de la posture d’imprécateur), soit par le tragique (la Révolution, pour les mémorialistes du XIXe siècle, crée une béance qui détruit toute certitude concernant le bien ou le mal ; la guerre d’Algérie fait découvrir à Camus qu’il ne peut s’identifier à aucune des deux communautés en conflit). L’écriture peut encore tenter de retrouver cet impossible en prônant une morale du bonheur qui, de Stendhal à Nietzsche et à Kourouma, tente de faire des affres de l’Histoire le lieu même de l’énergie de l’écriture. Mais, même si les circonstances historiques le rendent illégitime, l’écrivain peut faire de cette illégitimité le point de départ d’un questionnement moral, non pour donner une leçon, mais pour interroger la part sombre de lui-même, interrogation qui fonde paradoxalement la posture de moraliste de Céline ou de Cioran.

3Mais comment se construit ce discours moral ? Avec la Révolution toute prétention à un discours explicite de moralisation semble à jamais condamnée, sauf sous forme de provocation véhiculant un message réactionnaire ou antimoderne. Les Goncourt jouent ainsi les valeurs du passé contre celles du présent, Dumas fils cultive les vérités paradoxales, Montherlant ─ et de manière plus complexe Ivo Andrić relisant Montherlant ─ revendique une éthique et une esthétique aristocratiques. Mais si l’œuvre n’est pas dotée d’une morale, les questions morales ont une incidence sur les textes littéraires lesquels reprennent des énoncés moraux, mais pour les recycler et les reconstruire à travers des dispositifs poétiques. Sur le mode du récit exemplaire, Barbey d’Aurevilly enracine une explication du mal dans une théologie romanesque ; Marcel Aymé joue à contre-pied sur les genres relevant de l’apologue (contes ou fables) ; dans les romans de Giono se construisent des figures de moralistes, relais problématiques de l’instance narrative ; Anne Hébert, à travers de grandes figures mythiques, interroge la morale du christianisme.

4Car ce qui se joue, au cœur des temps modernes, c’est le déplacement du lieu de l’écriture moraliste ; on passe de l’assomption par la littérature d’une morale hétéronome qui la guide et la transcende (morale encore présente dans l’œuvre de Barbey, Dumas, et, toute contestée soit-elle, dans celle d’Anne Hébert) à une inscription de la dimension morale dans l’espace autonome de l’œuvre. Les étapes de ce détachement du symbole romantique de toute relation à une vérité supérieure s’incarnent, dans les textes littéraires, dans une image, celle des yeux crevés. L’œuvre de Kundera donne, elle aussi, un exemple de ce déplacement, évacuant toute morale extérieure à l’univers romanesque pour privilégier la seule morale du roman. Cette question est reposée en termes nouveaux par la critique anglo-américaine contemporaine, laquelle suppose une relation d’implication réciproque entre la narrativité de l’éthique et le caractère éthique de la narration ; mais cette implication soulève une autre question : celle de la solubilité ou de l’incidence de la morale dans le langage et, plus spécifiquement, dans le récit. Ce déplacement est encore pensé d’une autre manière et en d’autres termes par Nietzsche qui, dans Par-delà le bien et le mal, entérine l’entrée dans un nouvel âge, l’âge extra-moral. Dans cette ère nouvelle, le moraliste devient un psychologue qui part vers autrui à partir d’une position fondamentalement solitaire, position paradoxale qui caractérise la posture du moraliste à l’époque moderne. L’exaltation des vertus héroïques fait place à celle des vertus quotidiennes ─ la dignité ou le souci de l’autre ─ explique Todorov qui se réclame de la tradition rousseauiste pour proposer une convergence du discours moral et de l’action morale. Mais existe-t-il un possible dépassement de la contradiction entre universalité et individualité de la morale ? Où se situe la « morale étranglée » d’un Henri Michaux, écrivain qui entend évacuer aussi bien la posture universelle que la posture individualiste, l’identification de l’éthique au style permettant d’occuper et de quitter toutes les positions ? Même la littérature-monde, à l’époque contemporaine, tente de construire un individualisme universel encore très problématique.

5Les temps modernes, issus de la grande fracture de la Révolution, créent un moraliste en position d’inconfort, à la recherche d’un lieu d’autorité et de savoir qu’il sait à jamais utopique. Ils se caractérisent par la tension irrésolue entre le désir de conceptualisation et la conscience d’une fragmentation inéluctable. Aucun discours ne peut plus se construire en système, mais tout discours porte en lui-même la nostalgie d’un sens obvie qui appartient définitivement à une époque révolue.