Colloques en ligne

Andrea Del Lungo

Introduction: Pré-, post-, et in media

Étudier les zones de frontière de l’œuvre littéraire, c’est observer les modalités dans lesquelles l’opération littéraire comporte des réflexions qui vont au-delà de la littérature mais que seule la littérature peut exprimer.

Italo Calvino1

1Cette réflexion d’Italo Calvino résume l’intérêt d’une étude des frontières textuelles qui viserait à considérer la délimitation moins comme un élément formel que comme une question fondamentale au niveau de la genèse, de la réception et de l’interprétation du texte. Le début et la fin de l’œuvre littéraire ont souvent été analysés par la critique qui, suivant différentes approches, a pu montrer les fonctions et les enjeux de ces seuils à double sens, établissant un passage entre le texte et le monde ; mais que se passerait-il si on essayait de les confronter, et d’en étudier l’articulation ? Telle est la perspective inédite que nous proposons dans le cadre de ce travail collectif : observer comment l’œuvre construit son sens par le rapprochement des espaces textuels qui l’ouvrent et qui l’achèvent, par la mise en relation des frontières en ce qu’elles ont d’instable, de fluctuant, d’ouvert sur l’« au-delà de la littérature ».

2L’ensemble que je voudrais ici présenter, fruit de deux colloques internationaux tenus à l’Université de Toulouse le Mirail en 2005 et 2006, est considérable – pour ne pas dire imposant : quarante-cinq textes choisis par un comité de lecture – et défie toute tentative de synthèse. D’ailleurs, dans la structure d’ensemble choisie pour cet ouvrage, il nous a paru préférable de proposer non pas de grandes parties, mais plutôt un parcours sinueux s’articulant en micro-séquences : les dix premières, consacrées essentiellement au roman – sans exclure pour autant des ouvertures sur le cinéma et le théâtre – proposent d’abord une réflexion générale autour de ses thèmes et de ses genres, pour aborder ensuite les différentes formes de la relation début-fin (lectures « à l’endroit » ou « à l’envers », parcours multiples, effets de symétrie ou de circularité, encadrements et partitions internes au texte), et pour terminer enfin sur la mise en question des frontières elles-mêmes, voire sur les apories du geste herméneutique. Les trois dernières sections proposent une réflexion historique sur la notion de modernité et postmodernité, suivie de deux ouvertures trans-génériques focalisées sur la bande dessinée et, dans une dernière section plus importante, sur le cinéma.

3Étant donné l’impossibilité de détailler chacune des contributions, mon propos liminaire essaiera d’envisager les points communs de ce travail collectif : la nouveauté du sujet d’étude, l’articulation des frontières de l’œuvre, sera d’abord soulignée dans le cadre d’un état des lieux concernant la critique sur le début et la fin du texte ; les enjeux théoriques de la relation entre début et fin, dans une perspective interdisciplinaire, seront ensuite définis afin d’annoncer les différentes séquences de notre ouvrage collectif, ainsi que d’ouvrir une perspective historique permettant de montrer la pertinence des notions de début et de fin dans la littérature moderne et postmoderne ; sera enfin proposée une réflexion, sans doute plus subjective, sur l’importance de l’idée de linéarité comme élément essentiel et comme aspect en quelque sorte inéluctable de l’œuvre littéraire ou cinématographique.

4L’objet de notre travail collectif est donc le rapprochement et l’articulation des frontières textuelles, dans un corpus vaste et interdisciplinaire (roman, cinéma, bande dessinée), et suivant une pluralité d’approches pour l’étude d’une relation critique – à tous les sens du terme –, en raison de l’importance des enjeux du début et de la fin d’une œuvre. Il est d’ailleurs étonnant de constater qu’un tel rapprochement constitue un geste relativement nouveau dans le champ critique, en dépit de très anciennes codifications rhétoriques du début et de la fin, à la fois oratoires, de Gorgias à Quintilien, et littéraires : songeons, dans le domaine du théâtre, à la Poétique d’Aristote, et dans le domaine de la poésie épique à l’Art poétique d’Horace.

5En effet, la critique moderne a presque toujours traité séparément l’analyse des espaces d’ouverture et de clôture du texte. Donnons quelques jalons de cette histoire de la critique : plusieurs ouvrages se sont focalisés sur la fin du roman, à partir de celui de Frank Kermode, The Sens of an Ending (1967), suivi de trois autres livres tout à fait significatifs : Closure in the Novel, de Marianna Torgovnick (1981), La Clôture narrative, de Armine Kotin Mortimer (1985), et Le Mot de la fin. La clôture narrative en question, de Guy Larroux (1995) ; rappelons aussi, dans le domaine français, l’article fondateur de Philippe Hamon, « Clausules », paru dans la revue Poétique en 1975. Le commencement, lieu textuel souvent exploité dans la pratique pédagogique, a également fait l’objet d’études critiques – en réalité, et curieusement, moins nombreuses que celles consacrées à la fin. Après la parution de l’ouvrage très important d’Edward Saïd, Beginnings (1975), d’inspiration philosophique, la bibliographie critique sur l’incipit présente un grand nombre d’analyses ponctuelles, parfois fondamentales – la sociocritique trouve sa naissance dans l’analyse de l’incipit de Madame Bovary par Claude Duchet, dans le premier numéro de la revue Littérature en 1971 –, de volumes collectifs, mais finalement peu d’études d’ensemble, au moins jusqu’à la publication de la thèse de doctorat que j’ai consacrée à la question (que l’on me pardonne cette auto-référence…)2.

6Il est évident que ces deux objets textuels, le début et la fin, posent des problématiques différentes : le commencement, moment redoutable pour l’écrivain et moment décisif pour le lecteur, n’a sans doute pas les mêmes fonctions que la fin, moment décisif pour l’écrivain et peut-être redoutable pour le lecteur. Il est aussi évident, à la lecture de la bibliographie critique, que le commencement constitue un objet plus apte à la théorie, et notamment à la définition des fonctions, que la fin, objet sans doute plus fuyant, et dont l’interprétation relève davantage, me semble-t-il, des cas particuliers.

7De ce point de vue, il n’est pas sûr que « le-début-et-la-fin » (considérons le sujet de notre travail comme un syntagme figé) constitue un véritable objet théorique ; osons au moins le poser en tant qu’objet critique, car cela n’a jamais été véritablement fait dans le domaine littéraire3. Certes, plusieurs études ont été consacrées à la structure d’ensemble du texte littéraire et ont déjà affronté notre problématique, à partir notamment du formalisme russe (Propp, Chklovski), en passant par un certain structuralisme (Bremond, Greimas), jusqu’à l’analyse de Barthes dans S/Z (1970) ; mais je ne vois à vrai dire que trois antécédents critiques, que je vais mentionner plus longuement, au travail que nous menons ici dans le domaine littéraire.

8La première référence en la matière est sans doute le livre de Iouri Lotman, La Structure du texte artistique, qui est consacré à l’analyse de la notion de cadre de l’œuvre d’art, et cela à partir d’un axiome formaliste : l’œuvre d’art est telle car elle définit, établit et trace des frontières ; elle représente, affirme Lotman, « un modèle fini d’un monde infini »4. Il est alors évident que la notion de délimitation – l’œuvre d’art se définit précisément par ses limites –, loin d’être un simple fait formel, se révèle alors un choix essentiel, qui pose des enjeux non seulement d’ordre esthétique mais aussi cognitif et idéologique. La limite d’un texte est une question qui implique une vision du monde. Les quelques pages que Lotman consacre à l’analyse théorique du cadre dans l’œuvre littéraire dépassent largement les limites de l’approche formaliste, l’auteur assignant un rôle « modalisateur » au début et à la fin du texte, fondé sur la relation entre le particulier fini, l’œuvre, et l’universel infini, le monde5. Lotman précise aussi son analyse en définissant la fonction « codante » du début, qui renvoie à un savoir, et la fonction « mythologisante » de la fin, qui reproduit par un élément particulier toute une image du monde, dans une étude qui, à partir d’une approche formaliste, aborde de véritables enjeux idéologiques du texte.

9La deuxième réflexion critique que j’aimerais évoquer est la thèse de Frédérique Chevillot consacrée à la « réouverture » du texte, notion qui permet de lire le roman – l’auteur analyse un vaste corpus s’étalant de Balzac à la littérature contemporaine – suivant la quête d’un nouvel élan, narratif et intertextuel : « narratif, parce que cet élan relance le texte romanesque lui-même ; intertextuel, parce qu’il renvoie, au-delà du récit-tremplin, à d’autres textes et à d’autres écritures »6. C’est notamment l’idée de clôture qui est ici contestée, voire subvertie : sur la base du constat que le mouvement de clôture ne parvient jamais, dans aucun des cas étudiés, à imposer de complétude au récit, Chevillot propose de « saisir le texte en cours d’éternelle ouverture »7 et essaie d’analyser la dynamique autre qui aménage l’espace nécessaire à la relance et qui oriente le texte vers sa réouverture. La délimitation spatiale du texte même se voit ainsi brisée, suivant une vision critique qui considère la frontière comme un espace non seulement de transition et de passage, mais aussi de rebondissement.

10Le dernier jalon, et sans doute le plus important, de cette histoire critique est constitué par la réflexion d’Italo Calvino sur le début et la fin du roman dans son projet de conférence pour les « Norton Lectures » – projet inabouti à cause de la mort de l’écrivain, mais dont il reste la trace à l’état de manuscrit entièrement rédigé. Ce texte capital, qui s’intitule « Commencer et finir » et qui a été récemment traduit en français dans le recueil Défis aux labyrinthes, constitue donc la seule analyse explicitement et entièrement consacrée à la relation entre le début et la fin, même si, on le verra, l’articulation des frontières textuelles est en réalité « escamotée » par l’auteur. Sa réflexion commence par une référence implicite, mais qui me semble tout à fait évidente, aux études formalistes de Lotman : l’intérêt de la question du début et de la fin réside précisément, selon Calvino, dans l’articulation de l’universel et du particulier, de l’illimité et du fini, cette fois-ci selon le point de vue de l’écrivain. Moment décisif pour l’écrivain, nous dit Calvino, le commencement représente le « détachement de la potentialité illimité et multiforme pour rencontrer quelque chose qui n’existe pas encore mais qui ne pourra exister qu’en acceptant des limites et des règles »8. Or, ce « quelque chose » est précisément le roman, qui se définit, pour Calvino aussi, par ses propres frontières et par une véritable nécessité de délimitation. L’écrivain passe ainsi en revue un certain nombre de modèles de commencement : d’abord, le modèle qui identifie le héros9, correspondant à l’époque du roman classique, qui vise à tisser un lien de l’universel au particulier par la mise en place du protagoniste ; il évoque ensuite les débuts « cosmiques », à la manière de Borges ou de Melville, propres aux œuvres-monde ; et les débuts encyclopédiques, qui intègrent tout un savoir dans le texte ; et finalement il ne consacre que deux pages à la fin, donnant l’impression que cet essai est essentiellement une réflexion sur le commencement. D’autant plus que Calvino ne cache pas sa « préférence », affirmant vers la fin de son texte que « l’histoire de la littérature est riche en incipit mémorables, alors que les fins qui présentent une véritable originalité comme forme et comme signification sont plus rares, ou, du moins, ne se présentent pas à la mémoire aussi facilement »10. Réflexion paradoxale, car dans le processus de lecture, c’est bien la fin qui devrait être mémorable – dans le sens de « rester dans la mémoire » – alors que Calvino érige le commencement en acte décisif, afin d’expliquer une phrase qui dévoile le point de vue de l’écrivain, plutôt que celui du critique : « Le début et la fin, même si nous pouvons les considérer comme symétriques sur un plan théorique, ne le sont pas au plan esthétique »11. Or, c’est précisément cette « symétrie théorique », que l’écrivain n’a pas voulu aborder, qu’il s’agira d’élucider dans notre ouvrage.

11J’ai parlé du roman. Mais il est un domaine où les études sur le début et la fin sont encore plus nombreuses : le cinéma. Par sa nature, le film est un objet esthétique particulièrement apte à l’analyse structurale, qui s’est développée depuis les années 1970 avec une véritable prolifération d’études sur le générique – ce sera le cas aussi dans notre colloque – ou sur les séquences initiales et finales. En effet, si dans le roman le processus de lecture éloigne les frontières du texte et pose ainsi la question de la mémoire du lecteur, au fil du temps en quelque sorte indéfini de la lecture elle-même, le film, au moins dans sa vision dans la salle de cinéma, oblige à une réception réglée sur le plan temporel, celle de la durée de la pellicule, et rapproche du coup le début et la fin dans la mémoire du spectateur : deux heures, ou souvent moins, séparent ces deux moments d’ouverture et de clôture. Je crois que, de ce point de vue, le cinéma est un art qui permet de jouer davantage sur les mécanismes de mémoire, sur les symétries, sur les effets de sens entre début et fin. Ce n’est pas un hasard si le geste nouveau que nous essayons dans le domaine romanesque a déjà été effectué dans le domaine de l’analyse filmique, au moins deux fois : rappelons le numéro spécial de la revue allemande Montage/av, consacré au début et à la fin du film (Anfänge und Enden, 12/2, 2003) ; et l’imposant volume trilingue intitulé Limina/Le Soglie del film/Film’s Thresholds (sous la direction de Veronica Innocenti et Valentina Re, Udine, Forum, 2004), rassemblant les actes du Xe Colloque international d’études sur le cinéma qui s’est tenu à Udine et Gradisca en 2003. Ce dernier volume, de facture vraiment remarquable et doté d’une iconographie extraordinaire, présente l’analyse d’un très grand nombre de cas particulier, mais ne propose que peu d’articles à visée générale sur la question, confirmant ainsi cette difficulté de théoriser l’articulation entre le début et la fin que nous avons déjà évoquée ; l’intérêt de notre colloque sera donc d’ajouter d’autres exemples, dans le domaine cinématographique, à ces travaux déjà importants, mais surtout de donner une vision trans-générique de la question.

12Pour introduire cette partie théorique, commençons par une brève réflexion sur les critères permettant d’associer les formes ou les médias que nous allons étudier ici : roman, film et bande dessinée. Je crois que le rapprochement est permis au moyen de trois notions.

13La première, plus restrictive, est la notion de fiction : ces différents arts constituent autant de formes de représentation de la réalité impliquant un pacte de lecture par lequel le lecteur, ou le spectateur, projette ses émotions, ses sentiments et ses états d’âme dans un univers qui n’appartient pas au monde matériel. Notion « restrictive », disais-je, dans la mesure où la frontière entre fiction et réalité peut se révéler particulièrement poreuse, notamment dans certains genres comme l’autobiographie ou le film documentaire, et que la question du pacte de lecture mérite d’être nuancée.

14La deuxième notion, plus vaste, est celle de narrativité : ces formes artistiques impliquent la présence d’une histoire, avec un espace-temps plus ou moins déterminé et plus ou moins référentiel, ainsi que la présence de personnages comme véritables moteurs de l’action. Cependant, même cette idée fondamentale ne permet pas de rendre compte de toutes les formes que nous allons ici étudier ; en effet, certains médias se passent de narration à proprement parler, comme c’est le cas dans certains films, et souvent dans la bande dessinée.

15Je crois que la notion la plus pertinente est donc celle de linéarité ; toutes ces formes artistiques présupposent l’existence d’un fil narratif qui mène d’une situation initiale à une situation finale, même en l’absence de narration proprement définie. Ce qui permet donc d’opérer le rapprochement entre ces formes, et d’en étudier la relation entre le début et la fin, est l’idée d’une représentation étalée dans le temps, dont la réception est également étalée dans le temps ; et ce même dans les formes les plus minimalistes comme la bande dessinée américaine sous la forme de strip, dans laquelle trois ou quatre cases suffisent pour le déroulement d’une micro-histoire12. Je reviendrai en conclusion sur l’aspect inéluctable – et fécond, en ce qui concerne notre analyse – de la linéarité.

16En guise de synthèse des enjeux de notre travail, et faisant référence aux articles qui vont suivre, je résumerai en trois points les problématiques communes du point de vue de la théorie.

17La première question capitale, et en quelque sorte inévitable, concerne le statut des frontières textuelles. Quelle que soit la perspective adoptée par les auteurs, une attention constante a été consacrée à la détermination de ces lieux stratégiques : c’est-à-dire à la définition d’une première unité du texte, le début, qui prend son sens par rapport à l’ensemble ; et, de l’autre côté, à la définition de la séquence finale, pour laquelle la triade proposée par Philippe Hamon dans son article « Clausules » (fin, finition, finalité) a souvent été exploitée, tout comme le principe de lecture « rétroactive » préconisé par Guy Larroux dans Le Mot de la fin, à la recherche de ce décrochage narratif qui permet d’identifier le « début de la fin »13. La question de la détermination des frontières textuelles se complique d’ailleurs si l’on considère les frontières internes : partition, chapitres, séquences, récits encadrés (voir la partie « Le sens des frontières : encadrements »), romans épistolaires, œuvres fragmentaires ; et si l’on considère aussi les frontières externes : romans qui sont pris dans une série (les trilogies, par exemple, ou le roman-fleuve), les œuvres qui présentent des partitions, comme La Recherche (voir, entre autres, la partie « Le sens des frontières : partitions), des structures architecturales ou même en étages, comme La Comédie humaine. Bref, encore une fois la frontière se propose à nous comme un véritable entre-deux.

18Une deuxième question théorique porte sur les aspects fonctionnels des frontières textuelles. L’enjeu principal était dans ce cas d’interroger les notions d’ouverture et de clôture selon une perspective téléologique, d’ordre à la fois narratif (suivant les catégories de causalité et de motivation) et herméneutique, visant à analyser les différents dispositifs d’articulation du sens qui se dégagent du rapprochement du début et de la fin (sections « Du début à la fin » et « Téléologies romanesques : parcours »). D’une part, il s’agissait d’observer comment le texte programme, à ses frontières, son propre déchiffrement : à l’ouverture, par l’annonce, la « mise en réserve » ou la dissimulation d’un sens que la clôture se charge de dévoiler, déplacer ou disperser (voir notamment la section « De la fin au début »). D’autre part, l’analyse d’une telle articulation a pu aussi montrer de quelles manières les deux frontières textuelles se rapportent aux attentes du lecteur – attentes préexistantes ou engendrées par le texte –, entre les hypothèses extrêmes d’une reconnaissance ou d’une déception, ou d’une mise en attente de l’ordre du « retard », comme l’imagine Charles Grivel qui propose, dans son article, une relecture critique de ses anciens travaux.

19Enfin, une dernière question théorique concerne les métaphores spatiales qu’implique l’étude de la relation entre le début et la fin du texte. Dans cette perspective, nous avons souvent essayé de comparer ces lieux décisifs, parfois rapprochés dans la genèse du texte mais que la lecture éloigne, par un geste critique visant à fonder une lecture autre par rapport à celle que le texte oriente et programme. L’enjeu d’une telle lecture affranchie de son propre contrat a été donc d’étudier des effets de sens (symétries, cohérences, écarts, courts-circuits), d’analyser les aspects intertextuels et métatextuels des frontières, ainsi que l’ancrage dans une réalité historique ou référentielle. L’étude de cette « relation critique » a permis d’imaginer des mécanismes de « relance » du texte, de sa lecture et de son sens, par un déplacement radical des fonctions des frontières mêmes, ainsi que de la lecture traditionnelle et linéaire du texte (voir section « Ni début ni fin »), ce qui a conduit par ailleurs à observer d’autres formes possibles de disposition : des textes itératifs, des textes circulaires, des textes en boucle, voire des textes obliques, comme le suggère Boris Lyon-Caen à propos de Flaubert. Nous sommes là au cœur d’une esthétique moderne visant à l’éclatement des frontières et des catégories logiques mêmes du début et de la fin (voir notamment les sections « Les apories de l’herméneutique », et « Fins de la modernité »).

20Au-delà des aspects théoriques, l’enjeu de ce travail collectif était aussi, je viens de le rappeler, d’observer l’ouverture du texte sur son dehors, dans sa relation au monde, et de suivre donc une perspective historique qui nous a conduit à constater la pertinence remarquable des notions de début et fin dans le domaine de l’histoire des idées14 ; et ce notamment pour le siècle qui vient de s’écouler, un siècle qui n’en finit pas de finir, dans lequel on a pu penser la fin de l’humanité, la fin de l’histoire, la fin des idéologies, la fin de l’art, de la littérature, du roman, la fin de la modernité aussi… C’est un siècle qui, par rapport à cette problématique des frontières (dans un cadre historique), a forgé une catégorie qui serait celle de l’« après la fin »15, ou du post- : du post-industriel ou post-moderne, désormais écrit sans tiret.

21La littérature et l’art en général sont évidemment des miroirs de ce questionnement : la délimitation de l’œuvre devient de toute évidence une question cruciale dans la modernité littéraire et dans la postmodernité. Nombreux sont les exemples d’œuvres qui refusent le commencement et la fin : songeons par exemple aux romans de Beckett, qui donnent l’impression d’être incommençables et non seulement interminables, notamment Molloy, texte qui problématise constamment l’acte de commencer, ou L’Innommable, qui nie la possibilité même d’un commencement. À la même époque, les oulipiens adeptes de la littérature à contrainte ont fait exploser la linéarité du texte par la multiplication virtuellement infinie de ses possibles. Ou encore, plusieurs romans ou films peuvent se dérouler à l’envers, commençant par la fin, prendre des allures cycliques ou itératives – je crois que l’emblème de la postmodernité serait ce, disons, « récit » de John Barth, qui se trouve écrit sur la marge d’une page qu’il faut découper et coller afin de former une bande de Moebius qui se déroule à l’infini. Le texte que l’on peut y lire est « Once upon a time there was a story that began » (« Il était une fois une histoire qui commençait »)16 : voilà l’exemple d’un commencement qui ne pourrait trouver de fin…

22Je crois que le propre de la littérature dite postmoderne (admettons que cette notion existe, car elle reste suspecte et quelque peu clandestine dans le domaine critique français) est précisément de déconstruire ses propres frontières. Cela dit, s’agit-il d’une caractéristique particulière au postmodernisme littéraire ? Je me permets d’en douter. Il est en effet évident que le postmodernisme littéraire se fonde sur les notions d’éclectisme, de contamination (des genres et des styles) et surtout d’intertextualité, consciente et revendiquée : autant de notions clé de la modernité, qui sont portées à l’excès devant le poids inéluctable du déjà-écrit. Le postmodernisme propose donc une réflexion constante sur les limites ; l’incipit ne pourrait ainsi en aucun cas être innocent, confronté qu’il est à ce poids intertextuel dont le postmodernisme a une conscience si aiguë, tout commencement relevant alors du jeu, de la citation, de l’allusion, de la réécriture, de l’impossibilité de la parole, du refus du sens.

23Cependant, l’époque postmoderne est aussi marquée par un retour aux formes et aux matières traditionnelles, très évident dans le domaine de l’architecture, qui se traduit en littérature par la nouvelle affirmation du lien entre roman et histoire, par un retour à la narrativité, à la fabula, à l’intrigue bien construite : pensons à la récente fortune du roman policier, genre manifestement le plus téléologique qui soit...

24Nous voici donc devant les dilemmes qui sont au cœur du débat sur le postmodernisme, marqué par l’ambiguïté, depuis l’origine du terme, du post- qui le définit : indique-t-il une continuité ou une rupture avec la modernité ? Exprime-t-il l’achèvement d’une époque (la fin de la modernité) ou un retour « en arrière », à des valeurs anciennes, après les apories de la modernité ? Autant de questions qui resteront évidemment sans réponse ici. Je me limiterai seulement à remarquer que cette transgression constante des frontières du texte dans la littérature postmoderne semble faire jouer – ou jouer avec – les ressorts essentiels de la narration romanesque de toute époque, ou du moins depuis Sterne ; d’ailleurs, le début et la fin sont les lieux de concentration d’une « mémoire » du genre romanesque, et constituent sans doute les endroits privilégiés d’une réflexion métatextuelle et intertextuelle qui traverse l’histoire du roman, prenant souvent les formes de l’ironie, de la parodie et de la métalepse. En cela, la littérature postmoderne serait plutôt en relation de continuité avec ce qui la précède, à moins de vouloir considérer, avec Umberto Eco, le postmodernisme comme une catégorie métahistorique17. Hypothèse qui n’est pas qu’une provocation : en effet, la littérature postmoderne pose avec une acuité particulière la question de la délimitation – véritable essence de la littérature – et s’interroge en même temps sur les formes d’une transgression des limites qui représente, elle, une véritable constante, du point de vue historique, du roman ; or, le pouvoir de la littérature serait précisément celui d’établir ses propres frontières pour mieux les dépasser, voire pour les détruire à chaque instant.

25Ces dernières réflexions d’ordre historique auront déjà suffisamment dévoilé le fond de ma pensée pour que je puisse conclure par une réflexion sur l’importance de l’idée de linéarité, conçue en perspective herméneutique plutôt que structurelle. La linéarité que j’évoque est en effet un élément essentiel de toute œuvre fondée sur la temporalité, concernant moins la structure du texte – qui, surtout au XXe siècle, tend à se fragmenter, voire à se déconstruire et à déconstruire les frontières textuelles – que la construction du sens ; or, ce qui permet de repenser la linéarité est précisément la relation herméneutique entre début et fin, qui peut jeter son sens sur l’in media, sur ce qui se trouve au milieu. Je donnerai deux exemples d’œuvres typiquement postmodernes qui articulent d’une manière très forte le début et la fin, et qui du coup scellent, par le rapprochement du début et de la fin, la constitution du sens.

26Le premier est le roman de Calvino Si par une nuit d’hiver un voyageur, texte considéré comme emblématique de la postmodernité. Le sens de la fin est explicitement indiqué par une réflexion très claire sur les deux formes possibles de fin d’un roman : la mort du héros, ou le mariage ; et c’est le mariage qui sera ici choisi par le personnage-lecteur, comprenant tout à coup qu’il veut épouser la lectrice. Bien évidemment, cette réflexion passe entièrement par le biais de l’ironie et de la métatextualité : n’oublions pas qu’au commencement nous, lecteurs, sommes saisis dans l’acte de commencer la lecture du livre, et que la fin nous montrera le personnage-lecteur disant à sa femme, la lectrice, qu’il est en train de terminer Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino ; mais par-delà l’ironie sur ces deux formes typiques de fin romanesque, ce dénouement donne un sens, de manière rétrospective, à l’ensemble du livre. D’abord, la fin nous suggère que la véritable histoire n’était autre que celle du lecteur et de la lectrice, et que les récits intercalés – ces romans interrompus si envoûtants – ne constituaient au fond qu’une clé, qu’un jeu de littérature à contrainte ; ensuite, et surtout, cette fin nous dit que la littérature – représentée par l’objet-livre qui a permis justement le contact entre le lecteur et la lectrice – doit être conçue comme un espace de rencontre, de désir, de vie. La réflexion sur les frontières et sur leur articulation, ici tout à fait explicite, ouvre ainsi une réflexion sur le sens de la lecture, voire de la littérature elle-même, par laquelle l’écrivain semble proposer l’idée d’un texte incarné qu’il faut lire passionnément et vivre émotionnellement – combien sommes-nous loin de la littérature à contrainte ! –, à l’image du lecteur et de la lectrice-personnages découvrant, déchiffrant et lisant leurs corps respectifs.

27Le deuxième exemple que je voudrais brièvement évoquer, cette fois-ci dans le domaine cinématographique, est Pulp fiction de Quentin Tarantino, film également emblématique de la postmodernité en ce qu’il propose explicitement un mélange de genres – un « spaghetti western en sauce rock’n roll », nous dit le cinéaste – et qu’il multiplie les références intertextuelles (film black, séries télévisées, etc.), le plus souvent évidentes même pour le spectateur peu averti. Or, le début et la fin de Pulp fiction nous présentent exactement la même scène, de deux points de vue différents : le film s’ouvre par une séquence de pré-générique qui se déroule dans une cafétéria de Los Angeles, à neuf heures du matin, où un jeune couple décide de faire un braquage ; ils sortent leurs armes et… Là s’arrête la première scène, et surtout là commence un tout autre film – dans lequel nous avons affaire à deux véritables gangsters, Vincent et Jules, un peu loufoques tout de même –, dont le déroulement semble au premier abord faire voler en éclats toute logique temporelle. En réalité, le film s’articule en trois épisodes (clairement identifiés grâce aux intertitres), selon une action solidement structurée dont la logique relève presque de la relation de cause à effet : le premier de ces épisodes encadre les deux autres, qui lui sont postérieurs et qui se suivent temporellement, avec, de surcroît, des effets de liaison entre eux, comme le rêve de Butch qui assure la transition entre les parties centrales et qui annonce l’épisode drolatique de la montre en or.

28Bref, le déroulement de l’intrigue est parfaitement chronologique et étonnamment linéaire, au moins jusqu’à la reprise finale du premier épisode, qui constitue, du point de vue temporel, un retour en arrière : la fin du film présente la suite de la première scène (post-générique), dans laquelle Vincent et Jules avaient récupéré, en massacrant une bande rivale, une précieuse mallette appartenant à leur patron, Marsellus Wallace. La structure de l’intrigue me paraît donc assez simple : il s’agit d’un récit principal, traité de manière chronologique (au début et à la fin), encadrant une prolepse en deux épisodes. Seulement, à la fin de ce récit, et du film, nous voyons Vincent et Jules qui entrent dans la même cafétéria où se déroulait la scène de pré-générique : cette séquence finale fait revivre au spectateur l’épisode initial pour en montrer la suite, à partir du moment où les jeunes inconnus du début sortent leurs armes pour ce hold-up dans lequel il auront affaire à un vrai gangster, Jules, décidé à ne pas se séparer de la mallette dont le contenu, sans doute extrêmement précieux, ne sera jamais dévoilé.

29Le fin revient donc au début, dessinant une structure en boucle qui donne l’impression que tout ce qui suit la séquence de pré-générique – le film entier – se passe avant son commencement ; or, il n’en est rien, car dans la temporalité de l’histoire la scène de pré-générique se situe en réalité au milieu, plus exactement à la fin du premier épisode, le plus long des trois, qui annonce déjà le suivant, la sortie nocturne de Vincent et Mia. L’insertion d’une séquence de pré-générique n’ayant aucun lien apparent avec la suite immédiate constitue ainsi un moyen, pour le cinéaste, de déconstruire les frontières du film, de les rendre poreuses et instables : Pulp fiction, de toute évidence, commence par le milieu.

30Cependant, un autre principe structurant s’affirme au début, contribuant à « recoudre » les morceaux épars d’une histoire qui était déjà, à plusieurs égards, linéaire. C’est ce qu’affirme le cinéaste même commentant sa propre composition : « l’une des premières idées que j’ai eues en écrivant Pulp fiction était de commencer le film par une scène de pré-générique qui se terminerait en plein suspense, et dont on ne connaîtrait le dénouement qu’à la toute fin du film »18. Ce principe est le récit herméneutique, donnant à ce film apparemment déstructuré une allure parfaitement linéaire, par la formulation d’une énigme et par l’attente de sa résolution, suivant une tension qui, à partir de la scène initiale, parcourt l’ensemble du film jusqu’à une scène finale qui suspend littéralement le dévoilement : la mallette sera ouverte, mais seul le jeune braqueur pourra en voir le contenu, à tel point inattendu que son visage, extasié, s’illumine d’un rayon doré qu’émane de l’intérieur19. Voilà comment Tarantino commente la scène finale : «En fait, ce qui permet de donner autant d’intérêt à cette mallette, c’est qu’on ne montre jamais ce qu’il y a dedans. On vous dit que c’est quelque chose d’incroyable et votre esprit se laisse aller aux plus folles suppositions. Il est très important de ne pas dire ce qu’il y a dans la mallette, car si vous le faites, vous affectez obligatoirement la vision que le spectateur peut avoir des personnages […]. Il est donc essentiel qu’elle demeure une sorte de mystère excitant que le public tente de percer. Et c’est ça qui me plaît là-dedans : c’est le fait de savoir que, pendant que moi je fais mon film, le spectateur, dans son fauteuil, est en train de se faire le sien »20.

31Ces paroles de Tarantino montrent à quel point on ne pourrait échapper à cette linéarité évidente qu’est celle de l’énigme, mais qui affecte également la création – le réalisateur qui « fait son film » et qui conçoit cette structure symétrique entre le début et la fin –, et surtout la réception – le spectateur qui lui aussi « fait son film » autour de cette énigme, de cette mallette qu’il ne faut surtout pas ouvrir.

32Ce que j’ai voulu montrer par cette réflexion finale est que la linéarité ne constitue pas une règle, mais plutôt une obligation, un aspect inéluctable dans les formes artistiques fondées sur la temporalité. Les multiples tentatives de déjouer la linéarité (nous en observerons plusieurs dans les essais ici rassemblés) relèvent moins de l’infraction d’une règle ou d’une norme (idée périmée, me semble-t-il, au moins depuis le romantisme), que de la volonté d’instaurer des dynamiques autres, avec la pleine conscience que nous serons tous – écrivains, lecteurs, critiques – rattrapés par l’obligation temporelle de la linéarité.

33Or, l’élément essentiel de la modernité – que l’on a souvent associé à la transgression ou à la destructuration des frontières – réside notamment dans la reprise angoissante et désespérée de deux aspects déjà connus : le non-dit, correspondant à ce principe de mise en réserve du sens, fondamental dans l’articulation début-fin ; et la réflexivité, les frontières du texte devenant l’espace privilégié d’une interrogation sur l’œuvre elle-même. De ce point de vue, la mallette de Pulp fiction ne représente pas seulement le vecteur de l’énigme et de l’intrigue, assurant sa linéarité, mais aussi le lieu symbolique du non-dit, s’ouvrant à une lecture métatextuelle qui verrait en elle l’emblème d’un sens caché que la fin refuse de dévoiler, ou encore la métaphore de l’œuvre entière et de sa réception. Ce principe herméneutique instaure ainsi une réflexivité des frontières qui est aussi, à la fois, une réflexion sur les frontières, faisant du début et de la fin les pôles instables de la linéarité, qui cependant existent bel et bien, en dépit de leur instabilité, et qui montrent du doigt l’objet énigmatique où se lovent la signification et le sens.

34J’ose espérer que le lecteur trouvera, dans les textes ici réunis, des clés qui lui permettront, si ce n’est d’ouvrir la mallette, au moins de penser cette articulation toujours complexe entre l’œuvre, sa structure, ses frontières et son sens.