Colloques en ligne

Michèle Gally (Université de Provence)

Les jeux d’Arras, exception ou modalité d’une poétique ?

Journée "Manuscrits, mètres, performances: les Jeux d'Arras, du théâtre médiéval" organisée le vendredi 16 janvier 2009 à l'Université de Nantes.

1L’ambition du titre ne saurait être remplie en quelques pages et je ne reviendrai que quelques instants sur l’énigmatique Jeu de la feuillée. Un travail complémentaire et comparatif serait à mener sur Robin et Marion, car les deux « jeux » sont exceptionnels dans le paysage du théâtre médiéval et entretiennent entre eux de nombreux éléments de ressemblances du point de vue de ce que nous appellerons l’intention d’Adam de la Halle et des matériaux à partir desquels il a travaillé. Schématiquement on dira que les deux patrons virtuels sont lyriques et  en cela en relation directe avec l’art –et les compétences- du trouvère Adam.

2Il semble acquis que La feuillée est la première pièce profane du répertoire médiéval. Bien des spécialistes ont avancé des définitions et des commentaires sur une telle « pièce » qui se tient entre jonglerie et clergie, fête des fous, de l’âne ou de mai, mise en scène aux accents modernes d’un moi amer, englué dans l’échec, pièce à la Pirandello

3Tissé de genres divers, parodiés, démarqués ou organisant des réseaux d’intertextes – jeux antérieurs de Saint Nicolas et de Courtois d’Arras, féérie arthurienne mais aussi traces de coutumes archaïques et diverses formes lyriques -, ce texte nu (pas de préface d’auteur ni de didascalies) frappe par son caractère, si on peut dire, écrit, poétiquement composé. Cet effet est peut-être faussé par notre seule appréhension à travers les manuscrits (un seul possède le texte intégral) et ce seul reste de l’unique représentation qu’un scribe a voulu conserver.

4Loin des farces futures du XVe le texte échappe à nos classifications. Il est difficile d’imaginer comment l’œuvre a pu être jouée, difficile de repérer çà et là quelques indices de théâtralité et de la lire comme autre chose qu’un « dit par personnages » i. P.Y.Badel, dans la préface de son édition, précise que dans le manuscrit (fr 25566 ou W) le rubricateur a écrit « li dis Adam » et « ius » a été rajouté au-dessus de « dis ».

5Le jeu d’Adam serait-il une étape de ce mouvement analysé en 73 par Aubailly qui ferait passer du monologue à la sottie via le dialogue ii ? Mais dans La feuillée on est loin du monologue de bateleur et est-on déjà dans la sottie ?  

6Ce qui résiste, c’est, en effet, la difficulté de la lettre du texte (ainsi les difficultés de traduction), contrairement aux farces du XVe, difficulté qui se tient en deçà du sens de ce qui s’y dit, en deçà aussi d’une cohérence dramatique. Le jeu se tient en marge d’une narrativité : il ne fait qu’amorcer, en intention déclarée du moins, ce qui serait un départ du personnage apparemment principal du début. Ni ce départ ne se concrétise, ni ce personnage, qui serait l’auteur lui-même, ne reste principal.

7Il ne se passe rien. Devant l’essai de mise en scène contemporaine qu’ont tentée Rebotier et Darras, les journalistes ont pointé cette absence de « cohérence », à leurs yeux de « sens » iii. Plus positivement, A.Leupin a analysé cette « absence » en terme de « ressassement ».

8Or répétitions et ressassement sont le propre de la lyrique du XIIIe dont Adam est un praticien réputé.

9C’est pourquoi je rapprocherai le jeu d’un autre, le « jeu-parti », que le jeune Adam cultiva pour se faire un nom et très prisé à Arras iv. Entre cette forme de débat poétique qui constitue une expression aporétique particulière de la lyrique (tourniquet des figures et des motifs renvoyés dos à dos) et le jeu dramatique, il y aurait moins de différence peut-être qu’il ne nous semble, du moins au niveau du matériau formel à partir duquel Adam s’acquitte de la commande de divertissement qui lui a été faite. On suggèrera qu’il y a à comprendre une continuité et une cohérence au sein de l’œuvre du trouvère (dont témoigne précisément le manuscrit complet qui transcrit aussi La feuillée), cohérence à laquelle émarge cette pièce particulière. Celle-ci apparaît aussi, par fragments, thématique : le désir, ou la posture, du départ, l’opposition de l’amour et des études, traversent les formes cultivées par Adam ( jeu-parti CIX ou XI Badel ; Congé v.40-42 et 5e strophe ; Strophes d’amour ; chanson…). Cette thématique unifie souterrainement une poétique entendue comme cet art du maniement de la langue que le XIVe siècle clérical qualifiera de « jonglerie » pour l’exclure de la « poeterie » v.

10Sans doute composé pour une fête de la confrérie des bourgeois et des jongleurs, Le Jeu de la feuillée  - loge de feuillage où se tient  la Vierge patronesse en horizon sacré et protecteur, feuillage-enseigne de la taverne où s’abîmera le désir de sens dans le vin et la folie, folie par paronomase facile mais qui engendre personnages et registres d’expression-, ce jeu accomplit donc une soirée de 1276 la mise en voix multiples de la poésie du trouvère Adam, en voix incarnées si on peut dire, et incarnées par les « essemples gens », ces bourgeois d’Arras qui sont depuis toujours les auditeurs d’Adam, le cercle où résonnent ses chansons et ses dits.

11La feuillée reste un apax qui n’ouvre à aucune tradition parce que le jeu est une variante au sein d’une œuvre, variante dans sa production et sa diffusion.

12Dans l’idée que l’on serait  en présence d’une sorte de théâtre de poète (malgré l’anachronisme des termes), on gardera enfin la proposition de Zumthor pour qui les vers complexes qu’on y trouve fonctionnent comme des signes rythmiques et donc désignent la prédominance de facteurs extra-linguistiques.vi

13Le changement de mètre du début de la pièce semble en désigner l’enjeu ou l’essai. Ce début en effet s’édicte en douze (ou onze) alexandrins sur trois quatrains monorimes. La forme strophique de douze vers est celle des Congés et des vers de la mort mais la strophe hélinandienne  est de douze octosyllabes rimés en aab aab bb abba. Cette entrée combine la forme moralisante  à laquelle est dévolu l’alexandrin, et qu’Adam a choisie aussi pour le Roi de Sicile (laisses de vingt alexandrins), avec la fausse solennité d’une annonce pompeuse dont les échos prosodiques se rattachent doublement à des genres sérieux.

14Si on examine la prosodie en détail, on remarque la scansion rigoureuse et voulue des alexandrins. Ainsi les deux premiers vers ou le vers 7 :

Segneur, savés pour quoi/ j’ai mon abit changiet ?

J’ai esté avoec feme/ or revois au clergiet 

(…)

Chascuns puet revenir/ ja tant n’iert encantés

15Si le premier vers présente avec l’interpellation liminaire un premier hémistiche plus fragmenté, le deuxième constitue l’annonce qui lance le jeu et l’intérêt ; le deuxième vers construit une symétrie autour de l’adverbe « or » - « maintenant ». La syntaxe paratactique de l’ancien français permet de souligner la césure du vers 7 tout en marquant la solidarité oppositionnelle des propositions. Ainsi au premier vers qui engage une rhétorique de l’éloquence succède un second où se déclare l’opposition exacte femme/clergie.

16Dans la deuxième strophe, l’appel à une communauté d’amis et à une expérience commune s’amplifie, en revanche, d’un rejet d’un vers sur l’autre :

Or ne porront pas dire aucun que j’ai antés

Ke d’aller a Paris/ … 

17Dans la troisième strophe le même procédé accompagne l’amorce d’une palinodie :

D’autre part je n’ai mie chi men tans si perdu

Ke … 

18Balancement du propos et oppositions des situations, renversements constants, tous ces effets s’associent étroitement au rythme permis par l’alexandrin.

19Au vers 11 une brusque interruption à la césure fait tenir en suspens le nom de « Paris ». Dans ce moment s’interpose une autre voix, celle d’un certain « Rikeche » qui ne se présente pas et dont le nom est d’abord donné seulement par le rubricateur. En interpellant Adam ce nouveau locuteur jette immédiatement un doute sur le sérieux de la décision de celui-ci et surtout la tourne en dérision, inaugurant à la fois un changement de mètre et un dialogue entre les personnages sur scène et non plus un discours à l’adresse des spectateurs. Cette intervention permet de revenir précisément sur la situation du début et de penser que « seigneurs » renvoie à tous et/ou aux interlocuteurs déjà présents sur scène. La situation d’interlocution, quoi qu’il en soit, souligne l’entrée en théâtralité à travers une réplique qui s’inscrit dans la première (classiquement, si l’on peut dire, Rikeche finit l’alexandrin commencé par Adam) et sur le mode de la rupture : rupture métrique et rythmique – de l’alexandrin à l’octosyllabe non celui des Congés mais celui, dit à rimes plates, du roman ou du dit- ; rupture registrale – Rikeche appelle Adam « caitis » et le tutoie ; rupture dramaturgique. Quoi qu’il en soit des effets de double énonciation, un dialogue s’engage entre des locuteurs qui ne sont pas des spectateurs, créant une distance par rapport à ceux-ci.

20On ne sait si les autres personnages/acteurs entraient/apparaissaient successivement ou étaient présents dès le début et silencieux, mais Hane rebondit sur « livre » par un jeu de mots facile (v.17-18) et Gillos engage avec Adam une série de sizains à partir du vers 33 rimés aabccb jusqu’au vers 181. Dans cette séquence, Adam garde le premier rôle en de longues répliques et développe une argumentation sur les raisons de son départ. L’entrée de son père dans le jeu arrête cette forme pour reprendre la succession des distiques d’octosyllabes. On repasse au sizain au moment du départ des fées et à une réplique d’Arsile qui propose ce départ :

 Beles dames, s’il vous plaisoit  v.837

21Et ce jusqu’au vers 872 sur une réponse de dame Douche et le départ effectif de toutes les femmes. Enfin les tout derniers vers qui constituent l’ultime parole du moine et de la pièce s’organisent en un sizain.

22On ne peut examiner le détail de la versification de ces passages mais il semble qu’Adam  utilise les diverses possibilités du sizain et les combine avec l’enchaînement des répliques.

23Par exemple les vers 33 et 34, soit le bref dialogue Adam-Gillos, se lie par la même rime « a » et la rime « b », deuxième vers de Gillos, se suspend car Adam parle à son tour en rime « c » (v.36) que Gillos reprend (v.37) et fait suivre de la rime « b » qu’il avait inaugurée plus haut et qui termine l’ensemble. Il continue à parler en ouvrant un nouveau système en sizain et une nouvelle interruption de sa rime « b » (v.41) car Adam répond en rime « c » et conclut sur la rime « b » (v.44). Le rythme est plusieurs fois brisé dans le sizain : au suspens de la rime « b » en attente des rimes « c » se surimpose le changement du locuteur. Certains y verront la présence de la rime dite mnémonique qui aiderait les acteurs à mémoriser leur texte mais dans notre bref passage ce procédé ne s’appliquerait que deux fois : entre les vers 33 et 34 et les vers 36-37, en revanche les vers 35 et 36 (de deux interlocuteurs) ne riment pas, ni les vers 41-42. Dans ces vers et à travers les changements d’interlocuteurs, c’est la forme au rythme tripartite aab/ccb qui prime mais dans les répliques plus longues, celle de Gillos v.45-50 et a fortiori celle d’Adam qui suit, la structuration en distique et quatrain en rimes embrassées soutient le discours permettant à la rime « b » de jouer à plein son rôle à la fois de suspens et conclusif. A noter qu’une fragmentation plus nette se produit au vers 74 et 75 qui se complètent en changeant de locuteur : l’octosyllabe se suspend sur une césure à 4 qui ne rime pas et retombe sur une fin de vers qui constitue la rime « b » du sizain. Même effet mais à l’articulation des rimes « c » pour les vers 78-79. Adam joue en maître des possibilités de cohérence et de brisure prosodiques et rimiques de ses octosyllabes mises au service d’échanges parfois vifs entre les locuteurs ou pour varier le rythme des longs discours qu’il prononce lui-même. La structure en sizains soutient les effets de rupture, de suspens, de conclusion. Leur rythme était peut-être mieux perçu que celui, plus monotone, de l’octosyllabes à rimes plates.

24On peut lire le jeu comme une décomposition du personnage principal, plus exactement de son ethos : son éloquence solennelle, ses confidences sur sa décision, la thématique du départ qui rappelle le congé du lépreux, tout cela se défait et il contribue à cette déconstruction qui est celle de la figure lyrique. Ce personnage qui ne s’est pas présenté, pas plus que les autres, ni ne l’a été, énonce un contre portrait de la femme aimée en une sorte d’exercice anti-lyrique ouvert par le propos cru du vers 44. Plus que d’un désamour ces vers sont la démonstration d’un talent. Son discours débute par un exorde printanier dont il accentue les lieux communs et qu’il accompagne de son commentaire critique. Adam se dote d’une double voix, organisant description et contre description, composant à la fois chanson et sotte chanson, passant de l’énonciation courtoise à l’énonciation anti-courtoise. Ce morceau d’éloquence poétique met en œuvre la forme du contredit dont on sait combien elle sous-tend la poétique de fin’amor et que le jeu-parti explicite en se dédoublant en deux voix. Ce long soliloque ne pouvait qu’être une épreuve pour le jongleur/acteur sauf à l’entendre comme un morceau lyrique et non théâtral. Le personnage de « maître Adam » est donc bien le personnage du discours, celui qui circule entre les deux pôles du lyrisme du XIIIe siècle, celui traditionnel de la chanson d’amour, celui, plus nouveau, d’un dit à la première personne.

25La structure d’opposition se retrouve en mineur entre les interlocuteurs : cette fois Rikeche, qui interrompt Adam au vers 74-75 puis 77-78, modère Adam, refusant de croire au brusque enlaidissement de l’aimée. Enfin, peu à peu, avec l’arrivée du père, du médecin, du moine, des fous, le discours lyrique porté par Adam s’efface tandis que le personnage passe de la logorrhée au silence, d’une présence affirmée à un retrait. Au vers 194, comme s’il ne maîtrisait plus l’art du discours, il martèle son impatience d’interjections :

K’i a? K’i a ?K’i a ? K’i a?

Or puis seur chou ester escoliers!

26Au vers 81 il avait aussi commencé sa longue période par un « troupt » d’agacement. L’éloquence est toujours prête à verser dans le cri, le non articulé.

27Au vers 320 il répond brièvement à Hane sur la mère d’Henri, au vers 430 il se défend de l’accusation de bigamie émise par le fou, au vers 953, il adresse une ultime phrase sentencieuse aux moqueries de Hane, au vers 957 il invite son père à l’accompagner à la taverne. Ainsi le personnage actif et éloquent du début se dissout-il : ni la personna lyrique, ni son énonciation ne demeurent. Le théâtral, le dramatique, naîtrait-il nécessairement dans cette rupture du soliloque lyrique ?

28Les autres locuteurs ne cessent, en effet, en un mouvement inverse, d’envahir l’espace, physique et sonore, ne cessent de parler entre eux, tandis que le trouvère qui a ouvert le jeu et inauguré la parole, devient un figurant.

29Chemin faisant, de moment en moment, se déploie une critique du puy, de la poésie (v.406, v.411…), critique qui laisse place ou plus exactement se mesure aux cris, aux onomatopées, aux aboiements du public, du fou :

Hane :

Or en faisons tout le veel,

Pour chou c’on dist k’il se coureche.

Li communs ( ?)

Moie !  v.376-378.

Li dervés :

Bau !  v.425 (id. v.556)

30Si désormais les candidats aux concours du puy ne savent manier que le cornet (v.413), le fou se donne comme un crapaud et imite ( ?) les grenouilles :

Escoutés ! je fais les araines

Est che bien fait ? Ferai je plus ?  v.400-401

31Ou encore la vache (v.418).

32Mugissements et bruits, éventuellement scatologiques (ainsi à la fin, v.1090 : « Ai-je fait le noise dou prois ? ») font du corps la caisse de résonnance triviale d’un chant lyrique qui ne transparaît plus que dans un  refrain chanté – faux ?- à la taverne :

Aie se siet en haute tour

Biaus ostes, est che bien canté ?  v.1025-1026

33Chant que le fou reprendra en complet décalage, le transformant en un cri d’alerte au feu qui scande le vers mais finit de désorganiser le chant :

Ahors ! Le fu !, Le fu !, Le fu !

Aussi bien cante jou k’il font.  v.1029-1030.

34Ces cris qui annoncent les cris des sots de la sottie sont étroitement intégrés au vers et aux rimes.

35Par exemple :

Biauxs fieus, alons dormir un pau,

Si prendons congiét a tous.

Li Dervés : Bau !   v. 555 – 556

36Plus exactement, le cri complète le vers et la formule rimique du distique.

37La rhétorique lyrique rencontre ainsi une autre sonorisation de la langue.

38Ce transfert de l’énonciation lyrique au bruitage des sons et des mots est tout particulièrement mené par le personnage du « dervés ». Celui-ci rebondit – verbalement et sans doute physiquement car c’est le personnage du mouvement et de l’agitation constante-, à la dernière syllabe de la réplique précédente selon une prosodie réglée.

Par foi, encore est che bien chi

Uns des trais de le vielle danse.

Li Dervés :

A ! hai ! Chis a dit c’on me manse

Le gueule. Je le vois tuer.  v.512-515

39Ou encore :

Aussi ne fait il fors rabaches.

Li Dervés :

Dit chieus moines ke tu me baches ?  v.551-552.

40Un rythme s’instaure à la faveur des enchaînements et des rappels, un rythme différent de celui du début et cependant inséré dans le même moule des vers. Sans que l’on puisse expliquer l’enchaînement par la seule nécessité de la rime mnémonique, on constate une précellence de la rime –élément sonore le mieux perçu,- qui fait du fou le meilleur jongleur de mots, en cela une sorte d’alter ego inversé d’Adam peut-être. Cette précellence de la rime et des couples de mots-rimes se trouvent aussi dans les jeux-partis où l’éventail rimique est réduit et où se repèrent une série de facilités syntaxiques et sémantiques et l’abus de chevilles à même de supporter et d’accompagner le rythme vif de la polémique.

41A travers ce travail de dérision construit à partir des mots-rimes se produit une sorte d’équivocité généralisée et un vacillement du sens qui s’accompagnent d’une certaine violence entre les personnages du fou et de son père, du fou et du moine. Les dernières répliques tournent à l’altercation du père et du fils, à des coups supposés, voire des menaces de morts, à des coups donnés et reçus ( ?) (v.1081-1090) ;

42Un tel vacillement demeure contrôlé à la fois grâce à la construction des répliques par paronomases et à une sorte de désémantisation et de resémantisation qui valent pour elles-mêmes, par la thématisation de la folie et sa délégation à des personnages - les seuls masques ?- et par l’enjeu comique affiché de tout le processus.

43L’art du trouvère s’approche par instants de celui du fatrassier, poussant à ses limites la fragmentation des mots et des sens sur fond de critique portée sur la lyrique.

44Bien en deçà le jeu-parti arrageois engage une déconstruction des motifs lyriques en empêchant toute réponse au questionnement qu’il prétend poser. Ces débats réglés encore lyriques dans leur facture prosodique et musicale avec lesquels Adam fit ses premières armes au sein de la communauté arrageoise représenterait dans son œuvre une étape de cette mise en tension entre la courtoisie et sa critique, entre son sens et sa vacuité, et surtout une mise en tension entre l’énonciation lyrique du je et le caractère dramatique, spectaculaire, du dialogue polémique de deux trouvères. Ce caractère théâtral accentue la « théâtralité » de la communication poétique médiévale et de sa réception. Le jeu-parti arrageois s’inscrit dans le contexte réel des membres du puy à travers provocations, allusions égrillardes et obscènes, injures parfois, les mêmes que l’on retrouve dans La feuillée. D’une discussion sur des sujets qui paraissent abstraits et théoriques formant une sorte de code amoureux, on en vient dans ces débats à des invectives ad hominem.

45La pratique du jeu-parti aura pu engendrer chez Adam l’idée d’élaborer un jeu plus complexe, des dialogues où se retrouvent les acteurs des réunions poétiques et festives des deux confréries, celle officiellement lyrique et sérieuse du puy, celle plus satirique et joyeuse des « bourgeois et jongleurs ». Le jeu de la feuillée a bien des traits des chansons et dits artésiens mais son centre névralgique est la place du trouvère lyrique, Adam, dans la communauté et avec lui celle de la pratique lyrique.

46Reste pendante la question des modalités de la représentation et de son caractère proprement théâtral qui lui ferait dépasser le seul tournoi de mots, la seule mise en scène de la parole. Le jeu a-t-il réussi à construire une vraie théâtralité ? entre un début qui désigne un vêtement, accessoire par excellence auquel il est fait plusieurs fois allusion faisant d’Adam un autre que lui-même, et une fin où les acteurs débarrassent la scène de ses quelques accessoires : table à tréteaux, coupe peut-être, reliques rendues au moine (v.1069-1076). Quelque chose s’est passé, non pas une histoire, mais une présence corporelle, des gestes, des mimiques, des bruits en retrait de la discursivité du discours.

47Le jeu reste cependant difficile à mettre en espace : en 2005 Rebotier, musicien et metteur en scène, attentif aux mots et au bruissement de la langue, a voulu créer pour La feuillée un espace-temps musical (bombardes et synthétiseurs), un espace où le sens importe moins que le son et le rythme.

48Les hommes du XIIIe, habitués aux prestations orales des conteurs, comprenaient-ils tous les jeux de mots à l’oreille ou les mimiques, les gestes et les cris du fou l’emportaient-ils ? Riaient-ils simplement de voir leurs amis se parodier et les parodier et de retrouver dans une brillante autodérision de son art plus que de sa personne un trouvère qu’ils aimaient ?