Colloques en ligne

Claude Millet (Paris 7)

Hernani. La morale de l’histoire

Journée d’études (agrégation 2009) "Victor Hugo, Hernani, Ruy Blas" organisée par Olivier Bara et Marie-Eve Thérenty

1« On donne à voir un drame moderne ! quelle horreur ! n’approchez pas, mes enfants !!! » 1. Ceci est le cri, sur un dessin de Hugo, d’une grosse dame barrant fermement la route à sa ressemblante progéniture — un Gustave Planche lui donnerait sans aucun doute raison. Le drame moderne, le drame romantique a eu une solide réputation d’immoralité, quoiqu’en ait dit et redit son principal responsable, dans la préface de Lucrèce Borgia par exemple : « Le poète aussi a charge d’âme. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde » 2. Or ce malentendu n’en est un qu’à moitié : rien de plus problématique, dans les drames de Hugo (et pour ce qui m’intéresse ici dans Hernani) que la morale de l’histoire, que l’on mette à l’initiale de celle-ci une minuscule ou une majuscule. Cette complexité de la morale qu’offrent les fables et l’Histoire qui se greffe sur elles est à la fois source et résultante d’une dramaturgie et d’une philosophie — d’une philosophie du sujet, d’une philosophie de l’Histoire. Elle constitue la « leçon » du drame en épreuve, en affectant la pensée par le spectacle d’inutiles désastres. Et si elle a pour vocation de moraliser la multitude, c’est en la contraignant à abandonner — la grosse dame n’a pas tort dans son effroi — la doxa sur laquelle repose sa moralité : son habitus éthique en quelque sorte, tel qu’il est en grande partie configuré par l’horizon d’attente d’une culture théâtrale que le drame hugolien tout à la fois synthétise et déconstruit.

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3Plus précisément, cette synthèse passe par la déconstruction, cette déconstruction passe par la synthèse — la synthèse des genres et des émotions qui leur sont attachées. Les genres sont en effet pour Hugo des perspectives sur le monde, des points optiques à partir desquels le saisir et prononcer sur lui un jugement. Chaque genre pris séparément révèle un aspect du monde, fait apparaître un de ses côtés, « un seul côté des choses systématiquement et perpétuellement mis en lumière » dit la préface de Marie Tudor, lumière sous laquelle ces choses sont comprises et évaluées. Le drame romantique, le drame hugolien, explique cette même préface, en tant précisément que synthèse des genres, abandonne cette perspective unique offerte par chaque genre séparément pour être totalisation des aspects, des perspectives et des jugements auxquels ces perspectives ouvrent : le drame, « c’est tout regardé à la fois et sous toutes ses faces » 3. L’intertextualité structurelle d’Hernani, et la lisibilité qu’elle confère à la synthèse des genres, fonctionne ainsi comme multiplication des points de vue, et des points de vue contradictoires à partir desquels sont saisis et jugés les personnages et leurs actions. Vu du point de vue de la tragédie, je vous renvoie aux analyses de Florence Naugrette sur la reprise des emplois dans le drame hugolien 4, don Ruy Gomez est un avatar de don Diègue, le noble père du Cid ; vu du point de vue de la comédie, il est un avatar d’Arnolphe, le barbon abusif de L’École des femmes. À la croisée des perspectives de la tragédie cornélienne et de la comédie moliéresque, don Ruy Gomez n’est pas un caractère, qui serait défini par un emploi et qui engagerait, à l’articulation de la morale et de la psychologie, un jugement moral univoque (l’admiration qu’appelle don Diègue5, la condamnation que suscite Arnolphe) ; don Ruy Gomez est, pour reprendre une expression d’Antoine Vitez, une « pelote de points de vue contradictoires » 6. Vitez en induit une perte du sens, et surtout de la morale : « plus personne n’a tort ni raison, tout se vaut, “c’est la vie”». Mais Vitez a tort, ce n’est pas la vie (on voit mal Hugo se satisfaire du scepticisme sans frais de cette maxime de la sagesse des nations), et nous verrons que la pièce finit par trancher, et donner tort à don Ruy Gomez. Mais elle le fait en gardant mémoire de la grandeur pathétique du personnage, compliquant le jugement par la compassion. Pour plagier la préface de Marie Tudor, don Ruy Gomez n’est ni don Diègue ni Arnolphe, ou plutôt il est les deux à la fois : c’est de cette dualité, rendue lisible par une intertextualité manifeste, qu’il meurt ; c’est cette dualité qui dérange la superposition édifiante attendue par toutes les grosses dames et tous les Gustave Planche du jugement et de l’émotion. La mort du méchant est une désolation. Et cela d’autant qu’il incarne de hautes valeurs morales.

4Ce qui vaut pour l’évaluation des personnages vaut pour leurs actions. Vu du point de vue de la tragédie, Hernani, en se déguisant en pèlerin pour tromper indignement l’hospitalité et attenter à l’honneur de don Ruy Gomez, commet un crime, qu’il ne peut racheter qu’en donnant par serment sa vie à son rival. L’honneur castillan, et tout l’idéal moral de la féodalité qu’incarne hautement don Ruy Gomez, exigent qu’il meure en expiation : vu sous l’aspect de la tragédie, la mort d’Hernani a un sens, et un sens moral. Vu sous celui de la comédie, elle n’en a strictement aucun : le déguisement d’Hernani est un de ces subterfuges permis par la comédie aux jeunes premiers en but aux visées de vieux barbons abusifs. Horace dans L’École des femmes et le jeune comte Almaviva du Barbier de Séville ont bien raison de faire quelques entorses à la moralité pour faire triompher leur amour, et avec leur amour une morale plus authentique. Du point de vue de la comédie, Hernani a bien raison lui aussi de ruser contre le mal, et cela avec les moyens du bord de la comédie : le travestissement. Il n’y a pas de quoi fouetter un petit chat, ni sonner du cor. N’importe quel homme de bon sens ou d’esprit, un Chrysalde ou un Figaro pourrait le rappeler. Mais il n’y a précisément ni Chrysalde ni Figaro dans Hernani, parce qu’Hernani ne relève pas de la comédie, mais d’un remploi dramatique — destructeur — de sa structure morale.

5Cette déconstruction corrosive de la structure morale de la comédie moliéresque, « machine paradisiaque »7 qui fabrique, contre l’ordre abusif des pères, le bonheur des jeunes premiers dans le mariage (soit un rite de réconciliation du désir individuel, fondé en nature, et de l’ordre social, fondé en droit), cette déconstruction est rendue manifeste à l’acte V par la superposition, mise en évidence par Anne Ubersfeld dans Le Roi et le bouffon, de trois figures paternelles dans le personnage de don Ruy Gomez : don Diègue, Arnolphe, et la statue du commandeur de Don Juan, incarnation de la juste loi paternelle. Or Hernani s’appelle don Juan mais n’est pas un don juan. Et si don Ruy Gomez-don Diègue et don Ruy Gomez-le commandeur peuvent être les hérauts de l’honneur castillan, don Ruy Gomez-Arnolphe les déshonore, en constituant leur réclamation de la vie d’Hernani au nom de l’honneur et de la foi engagée en discours de mauvaise foi ; car don Diègue-Arnolphe ne réclame la vie d’Hernani que par jalousie, absence de générosité, vilénie de barbon abusif. En ce sens, le mélange des genres, dans la mesure où il configure (ou plutôt dé-configure) l’éthos des personnages, est moralement scandaleux — la grosse dame a raison.

6Plus exactement, c’est la perspective, la « lumière » de la comédie qui vient obscurcir le sens moral qu’aurait le drame s’il était seulement une tragédie. En ce sens, le drame fait apparaître ce qui n’est jamais dit dans les préfaces, mais seulement suggéré par l’association de la comédie et du grotesque, à savoir que la comédie est l’instrument de dissolution, dans le drame, de la tragédie comme fabrique d’un sens moral du destin. Où la comédie romantique apparaît dans son caractère essentiel, tel que le formalise non pas Hugo dans ses préfaces mais Schlegel dans son Cours de littérature dramatique, à savoir comme l’esprit du non sérieux, dégagé en un sens nihiliste de la gravité des enjeux moraux des affaires humaines. Du point de vue de la tragédie, don Ruy Gomez a raison (mais cette moralité est épouvantable, et compliquée, on va le voir, par le remploi critique, déconstructeur du schème de Cinna) ; du point de vue de la comédie, « plus personne n’a tort ni raison, tout se vaut, “c’est la vie” ». Du point de vue du drame… c’est encore plus compliqué.

7Le drame se complique et s’éclaire tout à la fois sous l’effet d’un déplacement, opéré par Hernani lui-même, de la faute qu’il doit expier en mourant : don Ruy Gomez n’est que la courroie de transmission de la vengeance de son propre père, qu’il oubliait 8. Le crime d’Hernani, ce n’est pas d’avoir trahi l’hospitalité de don Ruy Gomez, ni d’avoir attenté à son honneur, c’est d’avoir oublié son père. Hernani ne meurt pas pour don Ruy Gomez — cela serait, Doňa Sol a raison, « crime ! attentat ! folie ! », mais pour ce que don Ruy Gomez représente — le Père, la loi du sang comme loi de la dette infinie et de la vengeance sans fin. Cette représentation du Père est une représentation grotesque — sous son domino noir, « le vieillard qui rit dans les ténèbres » parasite, on vient de le voir, don Diègue-le commandeur par Arnolphe. Et si cette représentation est grotesque, c’est parce qu’au moment où Hernani meurt pour son père, mourir pour son père, mourir pour le Père est devenu absurde. Dans L’Être et le néant, Sartre définit l’absurde par la fable d’un condamné à mort, dans l’attente interminable de son exécution, et fauché par la grippe espagnole 9. Hernani, quant à lui, est depuis le début de la pièce condamné à être exécuté par don Carlos, parce qu’il est mémoire vivante du conflit qui a opposé leurs pères, mais c’est finalement son propre père qui exige qu’il meurt, à un moment où cette mort ne peut plus avoir la positivité morale du châtiment (à un moment où elle ne peut plus être que vengeance). Les différences entre l’absurde sartrien et l’absurde hugolien sautent aux yeux : l’illogisme de la mort d’Hernani ne sort pas de la causalité éthico-juridique (comme elle le fait dans l’exemple de Sartre avec la grippe espagnole) ; ne sortant pas de ce cadre, elle fonctionne par retournement (du Père comme destinateur de la vengeance d’Hernani au Père comme acteur de la vengeance contre Hernani, retournement qui prend la forme du suicide, et non de la mort imposée du dehors) ; enfin, l’absurde hugolien (qui ôte toute signification morale à la mort) ne se manifeste pas dans le ciel métaphysique des apologues, mais sur le terrain historique, la fable psychologique du lien mortifère qui unit le fils au père valant comme instrument de mythification (au double sens de mise en intrigue et de passage à la légende) d’une philosophie de l’Histoire.

8C’est en effet l’Histoire, avec sa capacité à produire des événements rupteurs faisant passer d’un monde de valeurs à un autre, qui voue à l’inanité, à l’absurdité, la moralité de la mort d’Hernani. Car un événement fondamental a bien eu lieu à l’acte IV, la transfiguration du roi don Carlos en Charles Quint par son geste de clémence, je vous renvoie aux analyses de Franck Laurent 10, geste de clémence qui ouvre un champ moral et politique nouveau. Ce geste de pardon et d’amnistie a effacé la dette de vengeance infinie que les fils devaient aux pères ; par lui, un nouveau monde historique est né, dont le nom moral, « l’idée-mère » ou la « passion-mère » dirait Tocqueville, n’est plus honneur, mais clémence : le monde des temps modernes, né de la transfiguration d’une royauté jusqu’alors encore mal dégagée d’une féodalité en perte de vitesse, mais vigoureuse encore, en empire. L’acte IV d’Hernani, remploi du dénouement de la tragédie de Cinna, a dépassé la conflictualité tragique, tant au niveau politique que passionnel. Il accomplit ainsi le processus moral qui structure la tragédie cornélienne et confère un sens éthique et politique à l’action. Mais il n’est que l’avant-dernier acte. Au dernier acte, la conflictualité tragique fait retour par la comédie du domino noir, seule forme sous laquelle elle peut revenir (du fait de la clémence impériale), forme à la fois spectrale et grotesque. Or ce retour spectral et grotesque du tragique est un retour efficient, et irrémédiable, qui aboutit à un triple suicide, triomphe de la mort qui n’ouvre en rien l’horizon d’un nouvel ordre, éthique et/ou politique positif. Hernani meurt pour rien. Ou plutôt il meurt pour un monde et un système de valeurs périmés : le monde de l’honneur castillan, rendu caduc par la clémence impériale.

9En réalité, c’est Hernani lui-même qui est absurde, Hernani qui n’a rien compris à ce qui s’était passé à l’acte IV, Hernani qui s’exalte au début de l’acte V en exigeant qu’on lui « rende ses tours, ses donjons, ses bastilles », qu’on lui rende le monde féodal qui le condamnait à mort, et dont Carlos a délivré le champ historique en épargnant sa vie, en lui donnant doňa Sol, et aussi la plus haute distinction honorifique du jeune empire, la Toison d’or. Hernani est absurde parce qu’il n’a rien compris à l’Histoire, croit que rien ne s’est passé, ou plutôt que tout a changé afin que rien ne change, selon la formule célèbre du guattopardisme 11. Mais tout a changé, et celui pour qui il meurt est un spectre, et le monde de valeurs au nom duquel il meurt est mort avant lui. Hernani meurt pour rien parce que ce pour quoi il meurt n’existe plus. Avant l’acte IV, sa mort aurait encore un sens moral. Après l’acte IV, elle n’est que triomphe du grotesque. Triomphe du grotesque et d’une logique qui n’est pas morale (au regard du nouveau régime moral et politique fondé à l’acte IV, sa mort est absurde), mais strictement historique : Hernani meurt au nom de l’ordre des temps, qui fait de lui, comme de son double don Ruy Gomez, un anachronisme. Hernani meurt d’appartenir au même monde que don Ruy Gomez, et plus profondément encore d’être le même que don Ruy Gomez – on le sait depuis que ce dernier l’a sauvé en le cachant sous son propre portrait 12 : un féodal qui n’a plus de place dans l’Histoire quand la féodalité a disparu.

10La pièce dit « la jeunesse de Charles Quint » et la fin de « l’honneur castillan » 13. Elle dit le passage, sous la contrainte du temps, d’un monde historique à un autre. Hernani, qui appartient au premier de ces mondes, le monde de la féodalité, le monde des ancêtres, doit maintenant mourir pour (avec et à cause de) ce monde que sa jeunesse désirante lui avait fait trahir, et qui pourtant à l’acte III l’a sauvé, et qui le perd maintenant, ce monde ambivalent, qui joint le Bien au Mal « ainsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre » 14 : honneur, hospitalité, fidélité, mémoire, vengeance, « crime ! attentat ! folie ! ». Hernani doit disparaître, pour laisser le champ libre à l’apparition d’un monde nouveau, même si cette apparition n’est pas l’épiphanie du progrès, mais seulement l’émergence d’un monde différemment ambivalent, les Temps modernes, avec leurs doubles, et à chaque fois ambivalentes configurations du champ politique, inextricablement liées : une société curiale à la fois profondément infâme (don Ricardo) et infiniment respectable (don Sanche) ; un empereur habité par la grandeur, et par cette valeur tournée vers la vie et l’avenir qu’est la clémence, mais dont le premier acte politique a été, comme l’a souligné Franck Laurent, de nommer ce Ricardo infâme alcade du palais, et qui est inapte à conjurer la catastrophe, la mort d’Hernani, ce dernier triomphe du passé féodal, parce qu’il est absent, perdu ailleurs dans la mélancolie, Luther et Soliman lui donnant de l’ennui : début des grands désastres du XVIe siècle ; à l’extérieur, désastre du conflit contre un empire ottoman à son apogée, à l’intérieur, désastre des guerres de religion. De l’un à l’autre de ces mondes dont Hernani dit le passage, pas de progrès, pas de logique morale d’un devenir qui irait vers le meilleur et le Bien, et pas non plus, contrairement à ce que prétend don Ruy Gomez, de décadence, de logique morale d’un devenir qui irait vers le pire et le mal, mais la seule nécessité de l’ordre du temps, qui veut qu’un temps succède à un autre : « tout se vaut », dans une succession de mondes historiques ambivalents. « C’est la vie », puisque c’est l’Histoire.

11Et puis non, ce n’est pas la vie, mais la mort qui rend inconsolable, et tout ne se vaut pas, parce qu’il y a l’amour. L’amour qui damne et condamne le démon don Ruy Gomez ; l’amour qui sublime et rédime doňa Sol et Hernani, leur donne les ailes d’anges qui les feront s’envoler « vers un monde meilleur », dans l’au-delà du champ historique qu’est la mort, puisque le champ historique ne connaît pas de meilleur monde. L’amour qui ultimement fait découvrir à Hernani dans sa destinée tragique une logique providentielle :

Oh ! béni soit le ciel qui m’a fait une vie

D’abîmes entourée et de spectres suivie,

Mais qui permet que, las d’un si rude chemin,

Je puisse m’endormir, ma bouche sur ta main !

12Hernani, qui meurt absurdement pour avoir oublié le monde des Pères, de la féodalité, de l’honneur que lui rappelle don Ruy Gomez, meurt en oubliant pourquoi et pour quoi il meurt, les raisons et motifs grotesques de sa mort. Il meurt sublimement, dans l’effacement de tout hors l’essentiel, l’amour. Hernani trouve ainsi, bouche collée sur la main de Doňa Sol mourante, un sens, et un sens moral à son destin, un sens donné par un ciel béni : l’instance morale transcendante de la providence qui fabrique, dans l’enfer que se font les hommes de l’ordre du temps, un coin de paradis. L’amour est ainsi que ce qui sauve ultimement la mort d’Hernani du grotesque, en fait une mort sublime, et orientée vers un sens moral, puisque les feux qu’il voit dans l’ombre sont promesse d’un « monde meilleur ». Pour plagier Marc Crépon dans son dernier ouvrage 15, ce n’est pas mourir pour qui donne un sens moral à la mort d’Hernani, c’est mourir avec : la constitution de la mort en partage, dans un monde où la vie ne peut être partagée.

13Mais non, c’est encore plus compliqué, parce qu’il n’est pas donné aux amants de mourir ensemble dans la jouissance de leur sacrifice et de leur extase. Hernani meurt avant doňa Sol, incapable de lui épargner la peine du survivant, l’insoutenable solitude du survivant. Doňa Sol, doňa Soledad, puisqu’avec ce nom fatal elle n’en a pas fini, doit encore mourir seule, le cri achevant pour elle le chant lyrique de l’harmonie funèbre dans la dissonance de l’irréconciliable. Hernani meurt trop tard pour mourir pour ; trop tôt pour mourir avec. Quant à don Ruy Gomez, il meurt en désespéré, damné sachant qu’il n’incarne plus le monde de l’honneur au nom duquel il a vécu. La mort n’est pas l’horizon du sens moral de l’action, mais la mesure de son caractère désastreux. Hernani et don Ruy Gomez doivent certes mourir pour laisser place aux temps modernes. Mais ce sens, en deçà ou au delà de la morale, dans l’ambivalence du processus historique, est le sens abstrait de la pièce. Concrètement, leur mort est rendue désolante par celle que son sexe aurait dû protéger des conflits historiques, et qui pourtant en meurt, l’ange Solitude.

14Du coup, le spectateur — je parle de celui que construit idéalement la pièce, et non plus de la grosse dame —, ne peut sortir du théâtre sans emporter avec lui « une moralité austère et profonde » : qu’en ces temps présents, ces temps du passage de l’Ancien Régime au Nouveau qui se sont réverbérés, l’espace d’une représentation, dans les temps du passage de la Féodalité aux Temps modernes, les jeunes ne soient pas engloutis dans la mort par un passé qui ne veut pas passer, sacrifiés sur l’autel d’une impossible, et donc d’une absurde, d’une grotesque Restauration. Et que les vieilles perruques de l’Ancien Régime laissent vivre les poètes de vingt ans, et s’aimer ceux que leur jeunesse devrait destiner au bonheur dans la vie, non dans la mort. La pièce ne fait pas ainsi refluer, dans une logique libérale, l’idéal moral de la sphère collective publique à la sphère individuelle privée, de l’Histoire majusculée à l’histoire minusculée, comme l’a souligné Franck Laurent 16. L’amour est bien une effraction utopique d’un avec, dans un monde historique fait de douleur, de séparation et de solitude, mais cet avec ne peut être un vivre avec qu’à la condition que ce monde historique soit investi par la responsabilité, éthique et politique, de chacun des spectateurs dans la communauté forgée par le public, au présent.