Colloques en ligne

Judith Wulf (Rennes 2)

L’unité d’ensemble du drame: entre théorie et pratique

Journée d’études (agrégation 2009) "Victor Hugo, Hernani, Ruy Blas" organisée par Olivier Bara et Marie-Eve Thérenty

1En plus de ses talents de poète, de romancier et bien sûr de dramaturge, Hugo apparaît comme un grand théoricien. D’ailleurs, quand on le cite aujourd’hui, c’est bien souvent à partir de fragments de son œuvre qui ont valeur de postulats esthétiques ou en faisant référence aux principes qu’il énonce dans ses réflexions, essais ou préfaces, à commencer par la plus célèbre d’entre elles, la préface de Cromwell, considérée comme un véritable manifeste censé nous donner les clés de son théâtre et plus largement de l’ensemble de son œuvre. C’est sur cette évidence largement partagée, notamment par les agrégatifs, que je souhaiterais revenir pour examiner un aspect tout à fait caractéristique de Hugo, mais qui peut sembler paradoxal : si l’on ne peut nier la force de l’aura théorique de Hugo, il faut être prudent sur les relations qu’elle entretient avec sa pratique artistique, qui est non seulement toujours première mais également souvent bien en avance sur ce qu’on peut considérer en fait comme des reformulations théoriques. Pour ce faire, je prendrai comme exemple la question de l’unité d’ensemble et de ses corollaires, « concentration » et « harmonie des contraires », pour reprendre des expressions de la préface de Cromwell. Après avoir rappelé les termes de cette question puis les divers aspects de l’articulation entre théorie et pratique dans le cas d’Hernani et de Ruy Blas, je m’intéresserai à une formulation intermédiaire de l’idée d’unité d’ensemble, entre effort de concentration et dynamique de décentrement, telle qu’elle s’exprime dans la métaphore du flottant, présente dans les deux drames.

2« L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre » écrit Hugo dans la préface de Cromwell. Revenant sur la célèbre règle des trois unités de la poétique classique, il la critique en raison de son caractère dogmatique, parce qu’elle « mutile hommes et choses » mais également pour la disparité et les effets de divergence qu’elle entraîne :

Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. (Préface de Cromwell)

3Parmi les principes esthétiques que théorise la préface de Cromwell, la question de l’unité apparaît ainsi comme centrale et cela à plusieurs titres : il s’agit tout d’abord d’un principe esthétique qui fait du mouvement centripète, ce que Hugo nomme la « concentration », le gage de la totalisation du drame moderne, dont Shakespeare est le parangon en même temps que la clef de voûte :

On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; […] et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef. (Préface de Cromwell)

4Il s’agit ensuite d’un principe pratique. Florence Naugrette l’explique bien 1, le choix d’une unité d’action rend plus facile la représentation de la pièce et en cela le Hugo de Cromwell se distingue du Vitet des Barricades qui, lui, renonce à « sacrifier, pour la rendre plus vive, la peinture d’une foule de détails et d’accessoires 2 ». Pour qu’une multiplicité d’actions puissent être représentées, elles doivent s’articuler autour d’un axe directeur suffisamment solide :

Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. (Préface de Cromwell)

5Il s’agit enfin d’une question historique : garantie par des valeurs éternelles, la poétique classique peut se référer à des règles de cohésion pérennes ; emportée dans le tourbillon des crises révolutionnaires, l’esthétique romantique doit trouver ses propres repères dans le but de proposer une représentation cohérente de l’époque. C’est l’idée du théâtre comme point d’optique qui « restaure », « harmonise », « répare », « comble », « groupe 3 », pour les rendre plus lisibles, les événements historiques qui remettent en cause les fondements passés de la société.

6On le comprend, le principe d’unité et de concentration est d’autant plus important qu’on est pris dans une logique historique de la complexité, état « bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique » pour reprendre les termes de Hugo.

7On retrouve ici le topos romantique de la recherche d’un absolu issu de la synthèse des contraires comme moteur de l’histoire. L’esthétique romantique, notamment dans sa version allemande, vise un possible retour au monde harmonieux de la nature grecque qui prendrait le contre-pied de la scission kantienne entre la nature mécanique et l’infinie liberté. De manière similaire, Hugo affirme dans la Préface de Cromwell que « la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires ». Dans ce texte, cette harmonie des contraires est, de manière bien connue, principalement décrite comme alliance du sublime et du grotesque :

[…] c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique. (Préface de Cromwell)

8Il s’agit d’abord d’un principe réaliste, introduire dans les arts ce qui existe dans l’histoire et que les classiques rejetaient au nom du bon goût :

[…] la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. […] la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si […] si une nature mutilée en sera plus belle ; […] si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet. (Préface de Cromwell)

9Il s’agit également d’un enjeu esthétique qui consiste à refuser la logique classique de la séparation des genres, des styles et des émotions et à rechercher au contraire leur réunion, dans une logique de totalisation exemplifiée une fois encore par le drame shakespearien :

Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre […] de la littérature actuelle […] ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. (Préface de Cromwell)

10Comme l’explique Anne Ubersfeld, d’un point de vue théorique, le théâtre est un espace de « reconstruction de l’unité perdue », d’une « réparation de la fracture du moi. Aussi le grotesque pour Hugo n’est pas seulement – ce qu’il est aussi – la rupture d’une tradition monologique et théologique, il est l’autre volet du sublime, un ingrédient du tout littéraire, qui est, lui, restauration de l’unité entre le grotesque et le sublime 4 ».

11On sait que deux ans avant le Cromwell de Hugo, Mérimée, lui-même auteur d’un Cromwell, avait présenté chez Delécluze devant les jeunes écrivains réunis autour d’Henri Beyle, une série de petites pièces qui les séduisit pour la violence des passions, le naturel du style, l’ambiance historique et les hardiesses techniques dont elles faisaient preuve. À la suite de ce qu’il fit publier sous le titre de Théâtre de Clara Gazul, comédienne espagnol, se constitue en marge de la scène un répertoire écrit novateur mais qui reste étranger au théâtre vivant 5. À partir de 1826, se multiplient sous la plume de Vitet, Dittmer et Cavé, Roederer, Loewe, Veimars, Romieu et Van der Burch, les « scènes historiques », « comédies historiques », « esquisses dramatiques et historiques », « scènes contemporaines ». Ce théâtre à lire, émancipé des contraintes scéniques qui nuisent à la vérité historique et entravent le travail de l’historien, prépare le surgissement d’un nouveau système dramatique. C’est dans ce contexte que Hugo publie sa première pièce qui n’est pas, elle non plus, destinée à la représentation. Si ce choix est moins d’ordre poétique que politique, il n’en laisse pas moins des traces dans la conception de la pièce. Ne se souciant pas des contraintes scénographiques contemporaines, Hugo écrit un théâtre idéal et s’autorise, outre les 6920 vers, une multitude de personnages. Et même si la préface de cette pièce peut apparaître comme un manifeste valable pour l’ensemble de son théâtre et, au-delà, pour l’ensemble de son esthétique, elle n’en reste pas moins largement dépendante de ce cadre énonciatif très particulier. Transposer son contenu, aussi suggestif soit-il, hors de ce contexte, l’utiliser comme un réservoir d’universaux d’interprétation pour l’œuvre de Hugo, c’est en fausser la portée fondée sur la volonté toujours réaffirmée d’éviter les poétiques et de ne jamais exposer tel ou tel principe esthétique hors d’un ancrage diachronique, générique et auctorial bien précis.

12Le contexte dans lequel sont écrits Hernani et Ruy Blas est bien spécifique dans la mesure où, presque à l’inverse du théâtre idéal que représente le Cromwell, ils se pensent avant tout en fonction du public. La réception apparaît ainsi comme l’une des principales questions du drame, tant au plan matériel que théorique. C’est évident pour Ruy Blas qui l’explicite dès les premières lignes de sa préface. Mais c’est le cas également pour Hernani dont l’existence autant que la renommée sont largement dues à la complexité des conditions de sa réception : en créant cette pièce, Hugo devait à la fois répondre aux attentes de l’avant-garde romantique dont il est le chef de file comme poète, échapper à la censure après l’interdiction de Marion de Lorme et conquérir un plus large public grâce au théâtre. Cette dernière préoccupation, qui pourrait paraître triviale, est en fait symptomatique d’une situation historique. En 1830, le théâtre est à la fois le loisir principal et un des seuls espaces de réunion possible, c’est pourquoi il constitue un enjeu majeur, tant du point de vue culturel que social et politique 6. Entre 1827et 1830, on est ainsi passé d’un théâtre idéal à un théâtre représenté, des intentions à la pratique pour reprendre l’opposition établie par Anne Ubersfeld dans son introduction du Roi et le bouffon 7.

13Mais le passage de l’idéal du drame à la pratique théâtrale n’est pas seulement négatif ; il ne s’agit pas seulement d’une « esthétique du compromis ». Rechercher à intégrer le spectacle vivant, c’est également faire le constat des apories du drame théorique et de la contradiction interne à penser un théâtre idéal coupé de toute représentation ; c’est également reconnaître l’engagement esthétique, politique et social que représente la performance. Au-delà de l’ambition personnelle, se dessine un projet esthétique et politique, dépasser la séparation théorique et physique du public, « cloisonnés par les règles de l’institution littéraire et parqués par l’appareil matériel des théâtres en groupes distincts et hiérarchisés dont chacun reçoit le spectacle convenable à sa place dans la société 8 ».

14Si la portée de l’exigence pratique que portent les drames des années 1830 n’est pas seulement négative, le passage de l’idéal aux contraintes de la représentation n’en laisse pas moins des traces ambivalentes. Il en résulte notamment une sorte de dualité entre le contenu et la forme, qui entrent en conflit. La conséquence de cette tension, c’est que l’œuvre ne se présente pas pour être comprise directement en donnant des gages extérieurs de son intention. L’ambiguïté inhérente au drame est ainsi à la fois la marque d’une faiblesse et la promesse d’une vérité plus forte. Elle correspond bien au topos romantique d’une période crépusculaire qui circule de Chateaubriand à Musset et qu’on retrouve dans le titre du recueil de Hugo publié entre les deux drames. Mais c’est aussi « l’illumination vacillante de la sagesse humaine 9 » d’un Socrate qui, tel le Silène, présente un aspect différent de son intériorité. Tensions et ambiguïtés dramatiques distillent le doute, suspendent toute résolution en tenant les contraires ensemble, dans le sens comme dans la forme.

15L’une des caractéristiques principales du drame des années 1830 (et, au-delà, de l’écriture de Hugo en général), c’est le décalage qu’on constate souvent entre énoncé et énonciation. À l’image du pathétique 10 ou du romanesque 11, nombreuses sont les notions expérimentées en pratique sans jamais être théorisées ni même thématisées.

16À tous les niveaux, le drame hugolien des années 1830 apparaît ainsi comme paradoxal, au sens courant du terme, tout d’abord, Hugo n’étant pas toujours où on l’attend, du moins là où le laissent présager ses positions théoriques ; au sens étymologique, ensuite, dans la mesure où il s’oppose à une morale instituée, mais surtout dans une perspective philosophique, offrant moins des solutions prêtes à penser qu’il n’invite à suspendre toute affirmation, empêchant le public de figer sa position. Car en passant de la théorie à la pratique, Hugo change de paradigme énonciatif, la posture monologale (monologique ?) faisant place au dialogue (au dialogisme ?). À la rhétorique qui appelle la compréhension des images et des sous-entendus, il substitue le dialogue continu des contraires, comme « le courant alternant du discours et du contre discours ou plutôt de la pensée et de la contre pensée » pour reprendre une expression de Schlegel. Ce faisant Hugo s’inscrit bien dans le cadre d’une philosophie romantique qui postule la fin de la supériorité de la pensée discursive sur la littérature.

17Cet aspect également nous enjoint d’être prudent dans l’utilisation des positions théoriques de Hugo, surtout lorsqu’elles s’expriment dans des préfaces. La préface d’une pièce de théâtre n’est pas comme celle d’un roman, écrite et présentée avant le texte. C’est valable pour la préface de Cromwell, qui est écrite ensuite et bien qu’excédant « à son tour les normes habituelles de la taille d’une préface, elle n’en reste pas moins un péritexte, qui se présente comme telle avec la double métaphore de la cave de l’édifice, et des racines du fruit 12 » comme le rappelle Florence Naugrette 13. C’est encore plus vrai pour Hernani et Ruy Blas, destinées avant tout au public des théâtres.

18Par ailleurs, les préfaces sont bien souvent écrites dans un cadre énonciatif polémique, c’est-à-dire en fonction d’un destinataire clairement identifié, en réponse à une critique ancrée dans un contexte bien précis et à laquelle il est fait explicitement allusion dès le début. Pour Cromwell, la notoriété des « principaux champions des "saines doctrines littéraires" » est marquée par les guillemets, pour Hernani il est question dès les premières lignes de «ces ultras de tout genre, classiques ou monarchiques [qui] auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime de toutes pièces, société et littérature », et pour Ruy Blas des « trois espèces de spectateur ».

19La préface apparaît ainsi comme une ligne théorique non pas préalable mais parallèle à la pièce. Aussi pourra-t-elle être utile pour justifier telle ou telle position ou aider Hugo à formaliser telle ou telle avancée esthétique. Elle peut également permettre au lecteur d’évaluer l’évolution de l’œuvre de Hugo, mais seulement après coup. En aucun cas, elle ne saurait entrer avec la pièce dans un rapport d’art poétique, de manifeste ni même de résumé, de clé ou d’axe directeur pour comprendre la pièce qu’elle semble introduire, dans la mesure où la forme dramatique est toujours en avance sur la forme théorique.

20On le comprend, la clé de l’esthétique du drame des années 1830 n’est pas à chercher uniquement dans la préface de Cromwell qui rend largement compte d’un pallier de réflexion pour les années 1820, ni dans les préfaces de Hernani et Ruy Blas qui ont en grande partie vocation de publicité théorique. Pour être complet, il faut se tourner vers les sédiments que laissera la matière de ces pièces, notamment dans le grand texte qui constitue l’horizon théorique de ces drames, le William Shakespeare, publié pendant l’exil.

21Ainsi, si l’on compare le William Shakespeare et la préface de Cromwell, on se rend compte qu’un certain nombre de prises de position sont revues d’une manière qui jette une lumière rétrospective sur les drames des années 1830. C’est le cas notamment en ce qui concerne le principe de concentration : seul à être mentionné dans la préface de Cromwell, il est contrebalancé, au moment de l’exil, par le principe symétrique de dispersion, ce qui a des conséquences dans la manière de penser la question de l’unité d’ensemble :

Eschyle et Shakespeare semblent faits pour prouver que les contraires peuvent être admirables. Le point de départ de l’un est absolument opposé au point de départ de l’autre. Eschyle, c’est la concentration; Shakespeare, c’est la dispersion. Il faut applaudir l’un parce qu’il est condensé, et l’autre parce qu’il est épars ; à Eschyle l’unité, à Shakespeare l’ubiquité. À eux deux ils se partagent Dieu. (William Shakespeare).

22Au moment du William Shakespeare, non seulement le principe de dispersion vient rééquilibrer le principe de concentration, mais ce dernier est modalisée de manière beaucoup moins enthousiaste qu’en 1827 :

[…] qui, à force de craindre la dispersion des activités et des énergies et ce qu’ils nomment « l’anarchie », en sont venus à une acceptation presque chinoise de la concentration sociale absolue. Ils font de leur résignation une doctrine. (William Shakespeare)

23De Cromwell à William Shakespeare s’est donc opéré un rééquilibrage entre le mouvement centripète et centrifuge au profit de ce dernier. Shakespeare n’exemplifie plus désormais l’« harmonie des contraires », ou « l’unité », mais la « dispersion » ou « l’ubiquité » ; il n’est plus le « pilier central » mais le poète « épars ». On est passé avec l’exil à une autre forme de saisie de la totalité, plus souple, particulièrement bien décrit dans un ouvrage comme Les Travailleurs de la mer :

Seulement les embranchements de l’air se font à l’inverse des embranchements de l’eau ; ce sont les ruisseaux qui sortent des rivières et les rivières qui sortent des fleuves, au lieu d’y tomber ; de là, au lieu de la concentration, la dispersion. C’est cette dispersion qui fait la solidarité des vents et l’unité de l’atmosphère. Une molécule déplacée déplace l’autre. Tout le vent remue ensemble. (Les Travailleurs de la mer)

24Entre ces deux repères théoriques, les drames des années 1830 constituent une manière de transition, entre aspiration idéale à une concentration retrouvée et constat amer d’une réalité disloquée. Cette particularité est historique mais également en grande partie générique, si tant est qu’on puisse penser l’un sans l’autre pour Hugo : c’est la situation de tension voire d’opposition dans laquelle se retrouvent des individualités qui fait le drame, alors que la forme romanesque de la deuxième moitié du XIXe fera l’expérience d’une unité diffuse. Hernani et Ruy Blas ne peuvent penser la dispersion sur un mode positif ; mais ils en font l’expérience notamment par leur confrontation avec le public, perçu non comme une collection d’individus mais comme une multitude « sensitive », un agencement électrique pour reprendre des métaphores qu’on trouve dans le William Shakespeare. Dans cet état d’entre-deux, la dispersion apparaît donc par l’intermédiaire de diverses formes qui en donnent une version à la fois négative et positive. Cet état intermédiaire laisse des traces dans l’énonciation du texte, sous forme métaphorique, dramaturgique et stylistique. En ce qui concerne la dimension métaphorique, nous retiendrons l’image du flottant, par laquelle Hernani définit sa position dramatique :

Entre aimer et haïr je suis resté flottant,

Mon cœur pour elle et toi n’était point assez large […] (I, 4, v. 386-387).

25On retrouve ce principe dans le personnage de la reine dans Ruy Blas :

Un homme qui me hait près d’un homme qui m’aime.

L’un me sauvera-t-il de l’autre ? Je ne sais.

Hélas ! Mon destin flotte à deux vents opposés. (II, 2, v. 782-784)

26En ce qui concerne la dimension dramaturgique, c’est le fonctionnement du hors-scène 14 le masque, source d’un spectaculaire en creux 15, d’autant plus largement accueillant pour l’interprétation qu’il ne fait que circonscrire des traits qu’il ne livre pas. Concernant la dimension stylistique, il s’agit de tous les procédés qui permettent de rendre compte d’une référence lacunaire. C’est l’utilisation du substantif « chose », directement associé à l’idée de flottant pour la reine au vers suivant :

Hélas ! Mon destin flotte à deux vents opposés.

Que c’est faible, une reine, et que c’est peu de chose ! (II, 2, 784-785)

27C’est également l’utilisation du pronom démonstratif neutre, qui accompagne le substantif chose dans cet exemple. On précisera la spécificité de son fonctionnement, tout à fait caractéristique, dans la scène bilan de l’acte V d’Hernani. Ce que pointe l’emploi de cette forme, c’est d’abord la capacité que possède la parole individuelle de s’adapter à un référent indistinct. L’une des propriétés du pronom neutre est en effet de pouvoir désigner n’importe quel type de référent sans opérer de catégorisation particulière. L’extension du référent auquel il renvoie est donc ouverte. Au fur et à mesure qu’on avance dans la scène, les emplois successifs de ce vont opérer un déplacement de l’élément discret vers la totalité. Si c’ désigne en premier lieu tel ou tel élément particulier de la scène (« qu’est-ce alors que ce masque ») il peut également résumer un objet complexe, la scène en général (« c’est à coup sûr quelque bouffonnerie ») voire connoter toute la situation d’énonciation (« c’est singulier » qui, répété par un don Sancho « rêvant » puis « pensif », clôt la scène).

28Placé dans un dialogue, le démonstratif neutre permet de pointer le caractère singulier du référent tout en le maintenant dans une certaine indistinction. Pour cela, le texte joue sur l’ambiguïté de statut d’un pronom qui peut être interprété comme déictique ou comme anaphorique, selon qu’il permet de désigner un élément de la situation d’énonciation que peut voir le spectateur ou qu’il s’agisse pour ce dernier — et pour le lecteur — de faire le lien en contexte avec l’élément précédemment cité auquel il renvoie. Dans la scène, ce renvoie au « masque noir » introduit par le discours des personnages mais aussi, à partir du vers 1870, au « domino noir » présent sur scène. De là, on glisse vers un processus plus abstrait : il s’agit de profiter du réflexe qu’a le spectateur de considérer que les éléments désignés par un démonstratif sont représentés sur scène pour l’inviter à se représenter, cette fois-ci non plus par le regard, mais intellectuellement, l’idée en question. Comme souvent chez Hugo, l’expression désigne tout en mettant en scène le processus discursif qui préside à sa production.

29Plus largement, le flottant renvoie donc à une posture énonciative particulière, « paradoxale », pour reprendre l’expression d’Anne Ubersfeld qui s’y intéresse notamment à propos du monologue 16. Ces moments de « discours indéfinis » où « le rapport à l’autre n’est pas mis en lumière, ou manque, et le discours est débrayé du contrat de communication avec son destinataire » sont symptomatiques d’une situation d’énonciation intermédiaire où le décentrement n’est ni dysphorique, ni complètement assumé comme principe esthétique, comme cela sera le cas au moment de l’exil. Dans ces moments, qu’il s’agisse de monologue, d’échappées lyriques, de décentrements narratifs 17 ou de toute autre ligne de fuite énonciative, le discours est d’autant plus riche qu’il n’est conditionné par aucune situation d’interlocution particulière : non seulement la référence est indistincte, comme dans les exemples cités plus hauts, mais l’interlocuteur l’est également. C’est d’autant plus important dans le cadre du drame des années 1830 qui se construit autour d’une « dramaturgie de la vaine parole », pour reprendre l’expression d’Anne Ubersfeld qui explique que « la première des caractéristiques du discours hugolien, c’est d’être un discours sans destinataire ou parlé à qui ne peut ou ne veut entendre18 ». Dans le cadre de la double énonciation, ce « destinataire sans oreilles » apparaît sur scène comme personnage mais également dans la salle. Car on le sait, le problème du drame des années 1830, c’est qu’il est destiné à un public qui n’existe pas, le public un, le public peuple, par opposition au public bourgeois, effectif, des théâtres. Comme l’explique Anne Ubersfeld : « Tout ce que peut lancer la dramaturgie hugolienne, c’est le discours sans destinataire, le discours bouteille à la mer, ou le discours de l’échec. Autrement dit, le discours du sujet hugolien ne peut être entendu comme le discours du moi-Hugo au destinataire public ». Or, loin de se limiter à un constat pessimiste, même si celui-ci fait partie intégrante du drame, ce « décentrement » énonciatif est aussi synonyme de possible de l’interlocution, le public restant à construire. C’est pourquoi le flottant est si important également du point de vue interlocutif : il s’agit d’envisager une parole qui circonscrit des sujets sans pour autant leur assigner de contenu, qu’il s’agisse, du masque, du on, d’entités collectives ou de sujet transpersonnel. C’est sur ce modèle que se pense l’interlocuteur flottant : il s’agit de mettre en œuvre un mécanisme désignatif qui présuppose une existence référentielle sans pour autant décrire ce référent, le classifier, le déterminer et, partant, définir une aire d’application précise. En jouant sur la distinction subtile entre désigner et dénommer, l’énonciation dramatique dessine un interlocuteur certes lacunaire mais effectif et met en place de manière pratique un espace d’autant plus accueillant qu’il reste indistinct.

30Claude Millet dans son livre sur le romantisme 19 explique que les œuvres des romantiques sont une réponse à une situation historique. Ce que suggère l’étude qui précède, c’est que la réponse n’est pas du même ordre dans les préfaces et dans les drames. L’écriture des pièces me semble plus ambivalente dans la mesure où à la fois l’ancrage situationnel y est beaucoup plus fort et à la fois l’ancrage diachronique y est moins prégnant. On est vraiment dans un entre-deux, dans une synthèse disjonctive qui maintient la contradiction et juxtapose les différentes lignes esthétiques comme autant de possibles théoriques, par opposition à la synthèse dialectique des régimes explicitement théoriques des préfaces, qui dépasse les contradictions en fonction d’un objectif précis, quitte à revoir les choses dans une préface ultérieure. En ce qui concerne la question de l’unité d’ensemble, on retrouve une opposition similaire : d’un côté la posture argumentative entre dans une relation de lecture plus individualisée qui a les moyens de se recentrer sur tel ou tel aspect et de l’autre une relation esthétique plastique cherche à prendre en compte le caractère proprement collectif du public, c’est-à-dire à la fois multiple et concret, occurrent et à venir, le rassemblement dans une même salle conduisant à des flux impossibles à prévoir mais qui doivent trouver place dans l’espace du texte sous peine de le court-circuiter. Au mouvement de négociation de la pratique par rapport à la théorie, qu’on sent dans les préfaces destinées à la lecture, répond un mouvement de génération de la pratique vers la théorie, sorte d’aire transitionnelle qui n’existe pas hors de a forme du texte sans pour autant jamais se confondre avec elle. Cette plasticité énonciative n’est pas synonyme de relativisme ; on ne peut pas faire tout dire au texte, mais tous, contemporains ou non, doivent pouvoir en dire quelque chose.