Colloques en ligne

Marie Leca-Tsiomis (Paris Ouest Nanterre La Défense)

Diderot et Voltaire dictionnaristes

Autour du Dictionnaire philosophique de Voltaire: journée d’études organisée par l’équipe « Littératures et savoirs, XVIIIe siècle ».

1Dans quelle histoire s’inscrit le Dictionnaire philosophique ? On sait, depuis les travaux de R. Naves, que, outre le Dictionnaire historique et critique de Bayle, c’est l’Encyclopédie qui joua un rôle déterminant dans l’usage que fit Voltaire de la forme « dictionnaire », autrement dit ici de l’ordre alphabétique de classement, que l’on appelait d’ailleurs à l’époque l’ordre « dictionnairique »i. Mon propos portera donc d’abord, après un bref rappel de l’histoire des dictionnaires, sur la pratique critique de l’article de dictionnaire, telle que Diderot et Voltaire l’ont exercée dans l’Encyclopédie. J’évoquerai ensuite le souci de la langue chez Diderot et chez Voltaire, dans la mesure où il s’agit d’une préoccupation majeure de nos deux dictionnaristes

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L’Encyclopédie si elle a effectivement servi de lieu d’apprentissage à Voltaire, fut elle-même inscrite dans une lignée d’ouvrages nommés « Dictionnaires universels », lignée qui remonte aux dernières années du XVIIe siècle. Ce que l’on sait moins c’est que ces mêmes dictionnaires universels inaugurèrent une étonnante pratique de la polémique, prémisses de ce que j’appelle une tradition française de la lexicographie de combat.

3Quelques mots, donc, de cette lignée. Je rappelle d’abord que les dictionnaires monolingues sont en France une création du XVIIe siècle : les trois premiers dictionnaires monolingues furent celui de Richelet en 1680, puis de Furetière en 1690, puis le dictionnaire de l’Académie royale en 1694. Jusque-là, on connaissait les thésaurus de langues anciennes, les dictionnaires bilingues ou polyglottes, recueils de traduction – qui avaient eux-mêmes été précédés par les glossaires et les sommes encyclopédiques médiévales – dont le latin était la commune référence. Au XVIIIe siècle, donc, ce qui va se constituer en véritable genre ne date que de quelques décennies, et les dictionnaires sont encore des objets neufs, très recherchés par un public de plus en plus séduit, très lus, et aussi très surveillés par une double police, celle des institutions comme l’Académie, pour la surveillance territoriale de la langue et celle des pouvoirs religieux et politiques.

4Situons brièvement quelques-uns de ces enjeux nouveaux que représentèrent alors les dictionnaires. Furetière composa dans les années 1680 ce qu’il nomma un dictionnaire universel, c’est-à-dire comprenant à la fois les mots de la langue courante et ceux des métiers, des arts, des sciences. Il fut immédiatement combattu, dans son projet même par l’Académie royale, qui estima que Furetière enfreignait un interdit, fondé sur le privilège qui accordait à l’Académie le monopole en matière de dictionnaire de langueii. Après un long conflit, scandé par l’échange de mémoires, de factums, de suppliques, Furetière dut se résoudre à faire publier son Dictionnaire à l’étranger, en Hollande. Pierre Bayle en écrivit la préface et le Dictionnaire parut en 1690. Il connut un très vif succès, y compris à la cour de France. Si le dictionnaire de l’Académie que, poussés par le succès du Furetière, les Quarante Immortels avaient enfin terminé en 1694, fut, lui, fort mal accueilli, le succès du Dictionnaire de Furetière lui valut d’avoir une descendance très contradictoire. Dans un premier temps, ce furent les protestants français réfugiés, comme Bayle, en Hollande après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, qui continuèrent son œuvre. Henri Basnage de Bauval, ami de Bayle, augmenta l’ouvrage, en 1701, tout en procédant à une véritable « calvinisation » du dictionnaire : il y fit entrer des mots comme « intolérance », « dragonnade », que Furetière ignorait, et corrigea dans le sens de la Réforme les définitions marqués par le catholicisme de l’abbé Furetière. Trois ans plus tard, en 1704, parut un autre Dictionnaire universel publié à Trévoux : on s’aperçut alors que l’ouvrage se présentant comme anonyme, était une contrefaçon, un plagiat du Furetière de Basnage de Bauval, mais expurgé, re-catholicisé, ouvertement inscrit dans le combat de la contre-Réforme : modification des définitions, suppression de mots (« dragonnade », « Intolérance », par exemple). À partir de ce moment, une véritable guerre fut engagée pour l’hégémonie lexicographique entre réformés français en Hollande et jésuites du collège de Paris, qui étaient, en fait, les principaux auteurs du Trévoux. Cette guerre se livrait aussi sur un plan commercial entre de puissants libraires : les frères Leers – éditeurs de Bayle notamment – et E. Ganeau, imprimeur à Trévoux, dans la Dombes, près de Lyon. Car le monde – comme le disait Bayle dans sa Préface – étant alors « dans le fort de sa passion pour cette espèce de livres », le profit des libraires était assuré.

5Cette guerre, scandée des deux côtés par les éditions successives du Dictionnaire, dura près de 30 ans, de 1701 à 1727 et elle eut pour enjeu la maîtrise de cette nouvelle grande voie de diffusion du savoir, le dictionnaire universel, dans la langue alors dominante en Europe, le français. Au bout du compte, ce fut le dictionnaire des jésuites – qu’on s’était mis, à partir de l’édition de 1732, à appeler, par métonymie, le Trévoux – qui demeura maître du domaine ; d’édition en édition il avait augmenté de volume et était passé de 3 tomes à 8 tomes dans l’édition de 1752. à cette époque, il était alors si célèbre alors et si répandu que d’Alembert le désignait par une périphrase : ce « dictionnaire qui est entre les mains de tout le monde ».

6Or, cette hégémonie du Trévoux, c’est la parution de l’Encyclopédie en 1751 qui la remettra en cause, ouvrant une nouvelle phase aiguë – et bien connue celle-ci – dans la guerre des dictionnaires. Ce nouveau combat fut déclenché d’abord par les jésuites (qui, dans leur journal, les Mémoires de Trévoux, accusèrent immédiatement, l’ouvrage d’impiété) et il mena, on le sait, à la suspension de l’Encyclopédie en 1752, puis, l’opposition s’étant élargie, à l’interdiction pure et simple de l’ouvrage en 1759.

7Pour conclure ce bref rappel historique, on soulignera que les « dictionnaires universels » se sont développés dans un quadruple contexte de rivalités et de conflits, et ces ouvrages de grande circulation se sont modelés aux contraintes d’enjeux politiques, religieux, culturels et commerciaux essentiels. Objets de rapine et de contrefaçon, ces vastes sommes de définitions et de citations ne cessèrent jamais d’être des ouvrages de combat où se lisent quelques-uns des traits fondamentaux de la lutte entre la Réforme et la contre-Réforme, entre la politique de l’absolutisme français et celle des puissances alliées, et entre les puissantes corporations de libraires entre elles ; où se lisent aussi, côté Trévoux, les conflits internes au Royaume, qu’il s’agisse du combat contre les jansénistes, de l’opposition des Parlements, de l’engagement militant et multiforme de la Compagnie de Jésus dans les affaires du siècle. Enfin, ce qu’il importe de souligner ce sont bien sûr les enjeux fondamentaux que représente la maîtrise des signes et du sens. Les dictionnaires n’étaient pas alors ces outils invisibles, ces références tacites, ces enregistreurs d’usages que nous connaissons aujourd’hui. Ils étaient pour leurs auteurs et pour leurs lecteurs, souvent passionnés, des lieux de savoir vivant, d’échanges, de débats, de conflits.

8Si j’ai, très schématiquement, évoqué les grandes phases de cette histoire, c’est pour souligner que le caractère critique et militant de l’Encyclopédie, puis celui du Dictionnaire philosophique et des divers alphabets de Voltaire s’inscrivent en fait dans la continuité d’une conception polémique de la lexicographie, qui animait également, à sa façon, le Dictionnaire historique et critique de Bayle, écrit dans les marges du Dictionnaire historique de l’abbé Morériiii. Il s’agit d’un phénomène particulier à la France, et inconnu à la même époque dans d’autres pays d’Europeiv.

9Les dictionnaires étant un genre neuf, le protocole des articles, le contenu des rubriques et leur classement s’est établi peu à peu. Comment et de quoi se composait, au milieu du XVIIIe siècle, l’article de dictionnaire ? En principe il comprend, après la vedette, la nature du mot, son genre, éventuellement la marque de domaine, puis la définition du mot ou son équivalent sémique, parfois, placée avant ou après, l’étymologie, imaginaire ou avérée ; puis les contextes, c’est-à-dire les exemples d’emploi, qui pouvaient être soit de simples collocations, soit des exemples forgés, soit des citations d’auteurs (l’Académie, elle, se refusait à citer). La différenciation des acceptions d’un mot était, elle, peu structurée : on trouve parfois mêlés les homographes et les diverses acceptions d’un même motv. À tout cela s’ajoutent, selon la nature des recueils concernés, les informations de caractère encyclopédique.

10L’article de dictionnaire présente donc une trame, sorte de forme fixe encore cependant assez libre pour se prêter à toutes sortes de variations : c’est bien ce qu’il offre de particulièrement intéressant lorsque des écrivains s’en emparentvi. D’autant que la grande loi en lexicographie est qu’il y a toujours un dictionnaire sous le dictionnaire. Ainsi, dans l’Encyclopédie, tant Diderot que Voltaire, comme tous les dictionnaristes précédents et suivants, se sont servis d’un dictionnaire pour composer leurs articles. Ils utilisèrent le Trévoux qui représentait à leurs yeux tout à la fois un usuel parfaitement indispensable – il fournissait une nomenclature, des définitions, des exemples – et un gigantesque catalogue alphabétique des préjugés religieux et sociaux, un vaste grenier des sentences du bon sens commun et de l’erreur.

11De là, tous ces articles, composés sur la trame de ceux de Trévoux et qui en subvertissent le propos avec une ironie allègre ou une rage maîtrisée. Prenons-en d’abord quelques exemples chez Diderot :

Article Damnation :

Trévoux : « Peine éternelle de l’Enfer qu’on a méritée »

Diderot : « Peine éternelle de l’Enfer »

Article Friche :

Trévoux : « Terre qui n’est point cultivée ».

Diderot : « Terres qui ne sont point cultivées et qui pourraient l’être »

Article Illaps (Théolog.) :

Trévoux : « Espèce d’extase contemplative ».

Diderot : « Espèce d’extase contemplative où l’on tombe par degrés insensibles, où les sens extérieurs s’aliènent, et où les organes intérieurs s’échauffent, s’agitent, et mettent dans un état fort tendre et fort doux, peu différent de celui qui succède à la possession d’une femme bien aimée » …

Article Résurrection :

Trévoux : « J.-C. a ressuscité le Lazare ; il s’est ressuscité lui-même le troisième jour comme il l’avait prédit. Plusieurs saints ressuscitèrent au temps de la Passion. »

Diderot : « J.-C. a ressuscité le Lazare. Lui-même est ressuscité. Il y a des résurrections dans toutes les religions du monde ; mais il n’y a que celles du christianisme qui soient vraies. Toutes les autres sont fausses. »

Article Indigent :

Trévoux : « qui manque des choses nécessaires à la vie »

Diderot : « Homme qui manque des choses nécessaires à la vie, au milieu de ses semblables, qui jouissent avec un faste qui l’insulte de toutes les superfluités possibles ».

12Observons ensuite la manière de Voltaire. On connaît l’exemple fameux de l’article Fornication pour lequel le Trévoux indiquait : « s.f. Terme de théologie » et pour lequel Voltaire écrivit dans l’Encyclopédie : « Fornication : Le Dictionnaire de Trévoux dit que c’est un terme de théologie ». On connaît moins celui de l’article Espritvii ; Voltaire explique d’abord qu’il se refuse à « entasser les citations », même s’il les juge indispensables :

On se contentera d’en examiner une qui est rapportée dans le grand dictionnaire de Trévoux : c’est le propre des grands esprits, quand ils commencent à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables. Cette réflexion n’est pas vraie. Un grand esprit peut tomber dans cette faiblesse, mais ce n’est pas le propre des grands esprits.

13En 1755, année où parut l’article, Voltaire venait, après Zadig, de donner Micromégas

14Outre les citations directes du Trévoux, il faudrait mentionner toutes les allusions transparentes qui peuplent les articles de Voltaire ; ne citons que celle-ci, qu’on trouve dans l’article Force, à l’acception « entreprendre au-delà de ses forces » : « Le travail de l’Encyclopédie est au-dessus des forces de ceux qui se sont déchaînés contre ce livre »viii.

15L’article Idole, idolâtre, idolâtrie, repris par la suite dans le Dictionnaire philosophique, semble entièrement adossé à la critique de Trévoux : « Il est utile – écrit Voltaire – de remarquer ici que le Dictionnaire de Trévoux commence cet article par dire que les païens étaient idolâtres, et que les Indiens sont encore des peuples idolâtres ». Et la plus grande part de l’article de Voltaire est consacrée à un vigoureux démenti de ces assertions et à une non moins nette mise en cause du christianisme et de ses origines idolâtres. Le paganisme fut polythéiste, mais non idolâtre. Il est clair que Voltaire voyait dans le Trévoux l’expression même des erreurs chrétiennes et qu’il donnait, à plaisir, des leçons d’histoire à ses anciens maîtres. On retrouve le même type de démenti moqueur dans l’article Force : « Il serait aussi difficile de démontrer [que la force est inhérente à la matière] qu’il le serait de prouver que la blancheur est une qualité inhérente à la matière, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux à l’article Inhérent ».

16Or, ironie fréquente du genre dictionnaire, rien de tout ce que Voltaire critique dans le Trévoux ne provient en réalité des auteurs de « Trévoux » : que la fornication soit un « terme de théologie », que les païens et les Indiens aient été « idolâtres » et que la blancheur soit « inhérente à la matière », tout cela avait été écrit, soixante ans plus tôt, par Antoine Furetière et appartenait donc au fonds primitif du dictionnaire… Mais les encyclopédistes, utilisateurs du Trévoux dans les années 1750, n’en ont cure et se soucient peu de l’origine des articles qu’ils critiquent. Ils ne consultent pas Furetière, mais le Trévoux, entendons, pour eux, le dictionnaire des jésuites… Aussi, bien souvent, comme ici Voltaire, appliquent-ils sur le nez de Trévoux des nasardes à Furetière !

17Il est clair que, pour les Encyclopédistes, cette consultation régulière du Trévoux représentait une incitation à répliquer, qu’il ne faudrait pas, bien sûr, circonscrire à la seule riposte aux jésuites ; à condition, toutefois, de ne jamais perdre de vue que c’est une guerre qui informait, profondément, les rapports entre les deux dictionnaires et entre deux visions du monde, aux racines certes mêlées, mais profondément irréconciliables.

18On perçoit souvent dans ce dialogue sous-jacent entre les articles du Trévoux et ceux des encyclopédistes quelque chose qui tient de cet art des couplets alternés, des chants amoebées de la poétique latine :

Trévoux : « L’Église a intérêt de maintenir la bonne intelligence entre les princes chrétiens ».

Diderot : « Un père de famille s’occupera à entretenir la bonne intelligence entre ses enfants ».

Trévoux : « Les grands bâtiments demeurent souvent fort imparfaits ».

Diderot : « Un grand bâtiment demeure imparfait lorsqu’un ministre est déplacé et que celui qui lui succède a la petitesse d’abandonner ses projets. »

19Diderot et Voltaire durent s’amuser souvent à cette joute. Et la rédaction d’articles, qui fut par moments une corvée, fut aussi une invitation à l’écriture : l’exercice offrait, en une incitation stimulante à composer à partir d’un canevas donné et de pratiquer ainsi ce que nos contemporains appellent une « littérature combinatoire » ; avant Queneau et les oulipistes, les écrivains dictionnaristes pratiquèrent « l’utilisation de structures existantes » et « l’homosyntaxisme ». Mais on se tromperait grandement en imaginant que cette fausse conformité au modèle, cette rhétorique de l’antithèse ou de l’enchérissement était un divertissement solitaire d’écrivain. La lecture alternée des articles fournis par l’un et l’autre dictionnaire constitua, il en existe de multiples traces, un des intérêts et un des plaisirs que l’Encyclopédie offrait à ses lecteurs.

20Évoquons brièvement la collaboration respective des deux philosophes à l’Encyclopédie : Diderot, directeur de l’entreprise, fournit environ 5000 articles touchant à des domaines très divers, de l’anatomie à grammaire, de la philosophie à l’artisanat, de la « technologie » à la botanique ; Voltaire en donnera 45, sauf erreur, la plupart de grammaire ou de morale. Une radicale différence apparaît ici : pour Diderot, la contrainte du remplissage de la nomenclature, le labeur, l’Encyclopédie écrite, comme il le dit, « à la toise » ; pour Voltaire, la liberté d’inspiration, le jeu de l’initiative et du goût : « Choisissez ; écrivez, envoyez », demandait Diderot à celui qu’il nommait « Maître ».

21Mais tout ne dériva pas chez Diderot de la contrainte, fut-elle maîtrisée et fructueuse. À observer ses articles on s’aperçoit qu’il a, dans l’Encyclopédie, constitué toute une palette d’écritures, subvertissant les protocoles plus ou moins canoniques par le recours à toutes les variétés du discours : alternent en effet dans ses articles la rêverie et la charge, la démonstration et l’évocation, la forme dialoguée, l’épistolaire, jusqu’au poème en prose, selon les tonalités les plus diverses, de l’ironie déliée et la véhémence des passions. Il n’aurait certes pas aimé le mot, mais on ne peut que dire cependant qu’il a donné ses « lettres de noblesse » à l’article de dictionnaire.

22Pour Voltaire, l’expérience encyclopédique fut moins engagée et infiniment plus brève ; mais elle constitua certainement un moment important dans sa réflexion de futur auteur du Dictionnaire philosophique. « L’encyclopédie est à l’origine de ses divers alphabets militants », écrivait Raymond Naves dans son Voltaire et l’Encyclopédie ; et j’ajouterai qu’elle fut importante aussi dans sa réflexion d’académicien préoccupé par le dictionnaire de langue.

23La transmission de la langue fut une préoccupation fondamentale des deux écrivains philosophes, et il est frappant de constater que, pour l’un comme pour l’autre, le dernier souci, avant la mort, a été celui du dictionnaire de langue. Diderot, nous dit son ami Naigeon, voulait terminer sa carrière par un dictionnaire universel et philosophique de la langue ; quant à Voltaire, on sait qu’à son retour à Paris, en 1778, un des derniers efforts de sa vie fut l’intervention, à l’Académie, sur le Dictionnaire. En fait, entre les deux écrivains-philosophes, les différences de conception en matière de langue dans le dictionnaire étaient profondes. Pour le dire brièvement, Diderot, dans l’Encyclopédie, relie deux approches que Voltaire, lui, concevait comme séparées : la langue et sa fixation, d’un côté, le souci critique et l’activité « philosophique », de l’autre.

24Diderot pensait la transitivité nécessaire des langues et les devoirs qu’elle crée au lexicographe : « C’est surtout la postérité qu’il faut avoir en vue. C’est encore une mesure invariable. Il est inutile de nuancer les mots qu’on ne sera point tenté de confondre quand la langue sera morte », écrit-il dans l’article Encyclopédie (je souligne). Et l’entreprise de Diderot, qui écrivit un dictionnaire de langue dans l’Encyclopédie, émane d’une double préoccupation : d’un côté, le dictionnaire et l’enregistrement des sens, ce qu’Alain Rey, nomme « l’héritage des mots » ; de l’autre, l’activité foncière de la philosophie, c’est à dire la mise en cause des définitions, et la production de définitions ; à la fois donc un souci didactique propre au dictionnaire, et le souci critique propre à la philosophie. Il s’agit dès lors pour Diderot de brasser le tout venant de la langue – et une partie de sa tâche est de définir selon l’usage commun : dictionnariste, il doit rendre intelligible et transmettre la langue. Mais si penser c’est re-définir, la tâche philosophique s’exerce dans l’activité critique du langage. Diderot écrit dans la Réfutation de L’Homme d’Helvétius :

L’esprit s’est renouvelé et c’est toujours la même langue qu’on parle […]. Il faut apprendre aux peuples qui prononcent aujourd’hui comme il y a quatre cents ans les mots de vice, de vertu, de rois, de prêtres, de ministres, de lois, de gouvernement, quelles sont les véritables idées qu’ils doivent y attacher aujourd’hui.

25Et il poursuit :

 On est fataliste, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit comme si l’on persévérait dans le préjugé de la liberté, préjugé dont on a été bercé, qui a institué la langue vulgaire qu’on a balbutiée et dont on continue de se servir sans s’apercevoir qu’elle ne convient plus à nos opinions. On est devenu philosophe dans ses systèmes et l’on reste peuple dans ses propos.

26À quelle condition le dictionnaire peut-il donc à la fois transmettre une langue à la postérité et répondre au vœu de Diderot, à savoir « changer la façon commune de pensée » ? De l’interpellation des usages de langue à celle des usages de pensée, la confrontation de Diderot avec le dictionnaire, avec le mot, le mena à conduire, systématiquement sinon exhaustivement, une forme particulière de critique. Ainsi, le mot « inaltérable » apparaît dans la langue, mais la notion à laquelle il renvoie n’existe pas. Diderot va faire entendre deux voix : une première voix qui définit selon l’usage commun, et qui sera suivie d’une autre voix, critique de cet usage :

Inaltérable. Qui ne peut s’altérer ou être altéré. Il n’y a rien dans la nature qui soit inaltérable, le froid, le chaud, l’humidité, la raréfaction, le mouvement, la fermentation, etc. sont des causes d’altération qui agissent sans cesse.

27De même pour Imparfait:

Imparfait, adj. (Gramm.) à qui il manque quelque chose […]. Il n’y a rien d’imparfait dans la nature, pas même les monstres. Tout y est enchaîné, et le monstre y est un effet aussi nécessaire que l’animal parfait.

Intempérie. Il ne se dit que de la mer, de l’air, du climat, des saisons, et des humeurs. […] Il y a intempérie dans l’air, lorsqu’il est trop froid ou trop chaud, relativement à la saison. »

28Mais, ajoute Diderot :

À proprement parler, il n’y a pas d’intempéries dans la nature ; mais l’homme a imaginé ce terme et une infinité d’autres, d’après l’habitude où il est de se prendre pour la mesure et le terme de tout, et de louer ou de blâmer les causes et les effets, selon qu’ils lui sont favorables ou contraires.

29Intempérie, inaltérable, imparfait, autant de mots, autant d’articles de « grammaire » où Diderot désigne le premier préjugé, celui des désirs finalisés des hommes, qui leur laissent imaginer l’univers fait pour eux et un ordre qui soit signification du monde. Il ne s’agit pas ici d’éliminer des mots, de les rayer de l’ordre du langage, ni même d’en subvertir l’emploi, mais d’interroger, et d’amener le lecteur à interroger, sous les « propos », les « systèmes ». La lutte contre « la vieille langue » n’est chez Diderot ni épuration ni algébrisation : au contraire, elle est le constant questionnement des mots, l’ajustage pressant des notions, la mise à nu des valeurs cristallisées par l’usage : un tout autre savoir sur les mots se fait jour dans ces articles, un savoir d’écrivain, et c’est par cette réflexion d’écrivain que, chez Diderot, la grammaire sort de la logique et relance à son tour, sur son propre terrain, la philosophie.

30Voltaire, quant à lui, réfléchissait sur deux plans parfaitement disjoints : il raisonnait d’une part en membre de l’Académie française et sa préoccupation de la transmission de la langue est ancienne : il a souvent critiqué dans l’Encyclopédie des articles manquant de clarté et de concision : un leitmotiv revient dans ses lettres à d’Alembert : « Je voudrai partout la définition et l’origine du mot avec des exemples » (lettre du 9 octobre 1756). Et sur ses conceptions en matière de dictionnaire de langue, nous avons un document précis, la minute de la séance du 7 mai 1778 à l’Académie, où Voltaire s’était rendu :

Il sera résolu sur la proposition de M. de Voltaire qu’on travaillerait sans délai à un nouveau dictionnaire qui contiendra : l’étymologie reconnue de chaque mot et quelques fois l’étymologie probable ; la conjugaison des verbes irréguliers qui sont peu en usage ; les diverses acceptions de chaque terme avec les exemples tirés des auteurs les plus approuvés ; toutes les expressions pittoresques et énergiques de Montaigne, d’Amyot, de Charron, etc.ix

31On voit que c’est un protocole précis d’article pour un nouveau dictionnaire que Voltaire entendait faire admettre à ses confrères. Ce nouveau dictionnaire était visiblement destiné à fixer et à illustrer l’idiome. « Le purisme voltairien […] tourné vers les monuments du passé, écrit A. François, a d’abord pour souci de préserver la langue des grandes œuvres, dont les siennes »x.

32D’autre part, Voltaire raisonnait en philosophe, écrivant son Portatif, exercice de la pensée critique, usant, comme Bayle, d’un répertoire de mots-prétextes, dans les marges de l’Encyclopédie et de ses Questions sur l’Encyclopédie. Et cette entreprise n’a rien à voir avec un « dictionnaire » au sens strict du terme. Un détail entre autres indique bien les différences dans les deux conceptions : dans ses articles à l’Encyclopédie, Voltaire fournissait le genre et le nombre des mots définis, dans le Portatif, ces deux mentions ont disparu.  Et je ne peux m’empêcher de penser que lorsque l’académicien Voltaire préparait, pour l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académiexi, un article « Talapoin, s.m. prêtre de Siam, d’Ava et du Pégu », il prévenait sans doute les questions des futurs lecteurs du Dictionnaire philosophique, ou du Traité sur la Tolérance