Colloques en ligne

Margot Demarbaix (Paris 8)

Présentation et ouverture de la journée « Arts poétiques et arts d’aimer »

Journée d’étude «Arts poétiques et arts d’aimer», organisée par Margot Demarbaix, Claire Paulian, Loïc Windels, à Paris 8 – Saint-Denis, le 6 mai 2008.

1Le titre donné à la journée peut paraître précis, voire spécialisé. Il l’est certainement ; mais il nous semble présenter aussi un avantage précieux : il est ouvert à la polysémie. Le parcours de la journée voudrait ne pas banaliser trop exclusivement la compréhension de cette association a priori problématique. Nous souhaitons être attentifs notamment à la qualité allégorique des textes qui sont abordés par les intervenants. Ce qui implique de privilégier l’espace de la fiction dans la poétique, la naissance d’un « espace pour l’inédit et l’expérimental », selon les mots de Francis Ponge, enfin la mise en œuvre d’une langue poétique, voire poétologique, de la fabrication et de la facture des œuvres. Nous aimerions introduire ce propos d’ouverture par une citation de Valéry Larbaud, tirée de « Mon plus secret conseil », nouvelle issue du recueil Amants heureux amants :

En ce moment, le seul livre qui serait capable de retenir mon attention serait un « Art de rompre » ; non pas un poème ou un roman, mais un simple manuel de morale usuelle et pratique sur l’art de rompre. Oh ! pourquoi personne n’a songé à écrire un manuel de ce genre ? Une espèce de guide, dans lequel un grand nombre de cas seraient considérés et leur solution indiquée. Cela se présenterait comme une suite de théorèmes : en italique l’exposé de la situation, et au-dessous, en caractères différents, la solution à lui donner1

2On lit ici le discours intérieur du « jeune poète français », Lucas Letheil, prononcé sous l’égide des vers de Tristan L’Hermite, poète des Amours. Amour doit se faire savant : puisque le jeune Letheil s’invente un art de rompre (avec Isabelle) en tissant, en parallèle, un virtuel art d’aimer (Irène), on voit que c’est un grand art, en vérité, que l’art qui, pour mieux séduire ou éconduire, sait cacher ses artifices, selon la formule ovidienne : ars est celare artem. Chez Valéry Larbaud comme chez d’autres auteurs, pour l’apprenti amant, comme pour l’apprenti poète, il faut réfléchir avec précision, c’est-à-dire avec savoir, aux conditions de validité de l’entreprise qui est la leur. L’artisanat recèlerait toujours quelque secret qui « dépasse un peu sa technique2 » ; il nous faut, à notre tour, essayer d’explorer le feuilleté de sens de notre énoncé, que l’on entende l’art poétique, au sens restreint, comme un ouvrage ou comme une poétique, où sont puisés des conseils et des préceptes ; ou comme une pratique, ou un art de faire, dont on se plierait à l’apprentissage ; voire comme le procès-verbal d’une expérience vécue ; que l’on entende l’art d’aimer comme un guide de conduite amoureuse3 ; comme l’élaboration d’un discours amoureux (d’une éloquence amoureuse) ; ou encore, comme une pure énonciation lyrique à destination de l’objet désiré ou aimé. Dans chacune de ces hypothèses, il y a bien, en tout cas, l’expression d’une recherche de poétique, y compris dans l’ébauche d’une voie d’accès à l’insaisissable poétique ou érotique.

3Parmi les ouvrages qui ont pu fonder notre démarche, nous citerons l’étude récente de Mme Michèle Gally sur les arts d’aimer et la poésie au Moyen Age, ce qu’elle résume sous la formule : « L’intelligence de l’amour d’Ovide à Dante4 ». On soulignera la présence d’Ovide, véritable figure tutélaire (puisqu’elle fait dans notre journée l’objet de deux communications), ainsi qu’Horace, auteur de l’épître aux Pisons, renommée Art poétique par Quintilien, modèle de l’Art d’aimer ovidien. Dans un cas comme dans l’autre, chez Horace et chez Ovide, on voit qu’amour et poésie ont d’abord été matière à discours. Il faudra d’ailleurs se demander ce qui demeure, chez divers auteurs et à diverses périodes, materia amoris ou materia poesis, matière amoureuse ou matière poétique. Cette interrogation autorise, selon nous, le parcours historique dont la journée « Arts poétiques et arts d’aimer » s’attache à baliser quelques étapes ; nos interventions s’égrènent d’Ovide à l’Oulipo, en passant par Flaubert et Baudelaire, ou Valéry.

Qu’est-ce que je pense de l’amour ? – En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux)5. 

4L’articulation entre matière du discours et épreuve du discours, proposée ici par Barthes, rappelle, dans cet impensé des rapports entre savoir, langage et érotisme, la démarche herméneutique qui a pu être celle des Anciens, à savoir comment forger un savoir d’amour (ou sur l’amour), de poésie (ou sur la poésie), qui soit un véritable « en dehors » du discours amoureux ou du discours poétique lui-même ; ou comment dépasser, par l’écriture et la pensée du texte, la description des stratégies amoureuses et des options poétiques qui souvent les accompagnent.

5La démarcation entre arts poétiques et arts d’aimer ici demeure. Nous évoquions à l’instant la possibilité pour le discours de l’art poétique ou pour celui de l’art d’aimer, de constituer un véritable « en dehors » du discours poétique ou du discours amoureux. Or on sait que, dès Ovide, le problème se pose à l’intérieur même de l’œuvre : selon certaines interprétations critiques, son Art d’aimer servirait rétrospectivement de prolégomènes, mais également de mise à distance ironique aux Amours élégiaques. Pour Alain Deremetz par exemple6, l’Art d’aimer est donc avant tout un art poétique. On voit là une superposition des deux types de discours qui nous renseigne a priori sur le risque – que nous assumons – de combiner systématiquement art poétique et art d’aimer, en oubliant  leur spécificité propre, et en estompant, par ailleurs, le clivage entre savoir pratique ou didactique d’une part, et intention pratique ou didactique d’autre part.

6A l’évidence, ce clivage ne semble pas toujours net. L’ouvrage de Michèle Gally retient l’hypothèse que les arts d’aimer médiévaux, « témoins de la réception d’Ovide dans les lettres vernaculaires », selon ses termes, ont non seulement entretenu un réseau de correspondances intertextuelles, en s’empruntant des motifs, des formules, des réparties, mais ont surtout su poser les mêmes questions, à l’amour et à la poésie, bien que (ou parce que) l’une comme l’autre récusent toute tentative de saisie unitaire, et n’admettent pas de frontières stables. Car, si le texte d’art poétique cherche à délibérer sur la poésie, il procède souvent par gestes d’exclusion, en imposant notamment des « interdits » sur ce que l’on doit ou ne doit pas considérer comme poésie, sur ce que l’on doit ou ne doit pas faire en poésie. Le rapprochement que nous expérimentons ici avec la forme de l’art d’aimer (ou en tout cas avec son principe érotique) impliquerait, pour le moins, que l’on s’interroge autant sur les finalités propres que sur les moyens d’action dans le champ littéraire des arts poétiques et des arts d’aimer ; des arts poétiques comme arts d’aimer ; ou encore des arts poétiques écrits « selon » l’art d’aimer.

7Nous noterons d’ailleurs que les arts d’aimer médiévaux dont il est question dans l’ouvrage de Michèle Gally, sont tout autant les transpositions partielles ou complètes de l’Ars amatoria ovidienne, que les grandes œuvres allégoriques du XIIe et du XIIIe siècles qui ne relèvent pas, elles, de la translation. Arts poétiques et arts d’aimer nous semblent en effet constituer autant de lieux de croisement des poétiques historiques, autant d’espaces ouverts à la fois au passé des théories et des pratiques, et à l’avenir des œuvres. On trouve un certain nombre de topiques communes à l’art poétique et à l’art d’aimer, dont on peut tenter de relever les formes et les modes d’expression : les caractères de l’échange (soit entre maître et disciple, soit entre amant et aimé(e), ces différentes figures pouvant éventuellement se confondre) ; le statut du ou de la destinataire ; l’imaginaire de la maîtrise ou de la compétence ; le rapport de la norme aux contextes idéologiques ; ou encore la morale de l’enseignement et de l’apprentissage. Ce relevé, certes très général, laisse une place importante aux procédés de mise à distance, d’ironie ou de parodie, aussi bien, plus radicalement, que d’indifférence ou de refus, dont on verra qu’ils informent les œuvres abordées lors de cette journée.