Atelier

Vues de droite: François Mauriac et La Table ronde(1948-1953)


Marie Gil

La création des éditions de la Table Ronde par Roland Laudenbach en 1944, relève de ce combat d'arrière-garde qui eut par la suite un grand succès dans les années 1950 et qui s'est incarné dans le groupe littéraire des Hussards. «Arrière-garde» dans ce contexte est synonyme de force esthétique réactionnaire, mais c'est «l'arme offensive» que la postérité a retenue concernant La Table Ronde, ses collections et sa revue, plutôt que son contenu doctrinal ou esthétique. Autour de Nimier, la maison fédère les écrivains contre le refus du réalisme ouvriériste et des héros positifs à la Aragon, et pour une littérature désengagée contre Sartre. L'histoire littéraire institutionnelle accueille rapidement et de façon positive le mouvement et les collections de la Table Ronde, surtout grâce à Nimier[i].

C'est une période légèrement antérieure qui m'intéresse ici, qui s'étend de la création de la revue que dirige Mauriac, La Table ronde, en 1948, à sa démission en 1953. Mauriac s'engage à cette date dans son Bloc-Notes en faveur de la décolonisation marocaine, alors que la NRf recommence de paraître. Pendant ces cinq années, l'écrivain dirige la revue et une collection dans la maison («Génie du christianisme») et évolue de l'engagement catholique à l'engagement politique.

La direction d'une collection, couplée ici à celle d'une revue, appartient à cette démarche critique impliquant une histoire du présent au présent. Mais Mauriac revient sur ce geste dans ses mémoires, il écrit une seconde histoire issue d'une réflexion sur sa propre histoire, reconstruction et occultation de certains faits, mensonge et vérité vis-à-vis de l'histoire tout à la fois. Je tenterai de dégager un sens de cette double histoire (qui se double elle-même, dans les écrits critiques que Mauriac donne à la revue pendant cette même période, d'une théorisation de l'histoire littéraire), et ce sens serait celui de la disparition d'une littérature catholique comme élément constitutif du champ littéraire, au profit d'une nouvelle configuration bipolaire opposant littérature engagée et littérature «de droite».

Les relations de François Mauriac à la revue et à la collection qu'il dirige permettent d'appréhender comment l'histoire littéraire des écrivains se construit par rétrospection. Mauriac relit l'histoire et fait de la création de La Table ronde, dans ses mémoires, une action utopiste, visant sur le plan pratique à se substituer à la NRf et sur le plan idéel à créer un espace de synthèse réunissant les écrivains de la droite et de la gauche. Le mythe personnel que se façonne l'écrivain dessine un projet fictionnel, il transforme le mouvement d'arrière-garde en une action littéraire marginale et autocentrée. Le projet de synthèse utopique, quoique moins explicite, est cependant présent dès la création de la revue associée aux collections, en 1948. Mais il n'est pas présent dans les collections elles-mêmes et, surtout, il n'est pas incarné par Mauriac, qui ne représente pas non plus une inscription de la littérature comme entreprise politique dans l'histoire littéraire. Ce sont plutôt les ambivalences de l'engagement catholique dans la littérature qu'il incarne et, en filigrane à travers la récriture, la fin d'une littérature. C'est ainsi le dialogue entre l'histoire que construit la collection, l'histoire littéraire établie et l'histoire désabusée écrite par l'écrivain dix ans après qui permet, en creux, de cerner le rapport de Mauriac à l'histoire littéraire.

1. Un échec programmé: Mauriac porte-drapeau de la littérature catholique.

La Table ronde, créée après-guerre, est informée par la tension entre religion et politique. Elle réunit un certain nombre d'auteurs catholiques (Claudel, G. Greene, Mauriac, Jammes, les frères Tharaud, etc.) et d'auteurs de droite (Troyat, Montherlant, Anouilh, Jacques Cordier, Maulnier, Bardèche, etc.).

La collection que dirige Mauriac, «Génie du christianisme», peut être qualifiée de collection fantôme en ce qu'elle est un ensemble à un élément. L'ouvrage qui l'ouvre en 1948, Origène de Jean Daniélou, restera orphelin et, parmi la série d'auteurs annoncés en quatrième de couverture - Karl Barth, René Grousset, Gabriel Marcel, Ignace Lévy[ii] - aucun ne donnera jamais un seul ouvrage à la collection. C'est donc l'histoire d'un échec, ou d'un abandon[iii] qu'il faut d'abord retracer, échec de l'inscription de la dimension spirituelle de la littérature dans l'histoire littéraire en 1948. Cet ensemble à un élément invite à lire un mouvement à deux directions: d'un côté le combat ou l'intention, le geste, qui n'est pas d'arrière-garde (car l'arrière-garde regarde en arrière mais suit le mouvement de l'avant-garde avec un temps de retard), mais de réaction ou d'opposition. De l'autre l'histoire littéraire au présent, qui fait le deuil de la littérature catholique. Or, et c'est là ce qui m'intéresse, ce deuil, cet échec de la collection, est contenu dans le projet lui-même. Que dirige ici Mauriac?Une collection non pas littéraire mais de vulgarisation théologique. La postface se place sur le plan spéculatif, sur arrière-fond d'analyse historique:

Un grand désordre spirituel est à l'ordre du jour. Voilà pourquoi [...] nous avons ouvert la collection: «Le Génie du Christianisme». [...] Les plus grands théologiens, les plus grands historiens, des philosophes, des écrivains, tâcheront, dans cette collection, d'éclairer les aspects les plus divers, les plus anciens comme les plus nouveaux, du Génie du Christianisme[iv].

Aucun écrivain ne participera au projet, et la position de Mauriac, comme l'histoire qu'il trace ici, ouvrent l'ère de l'interrogation essentielle en matière de philosophie de la religion de la seconde partie du XXe siècle: le constat d'une tension ou d'un bipolarisme- d'une part la «sortie de la religion», de l'autre «l'individuation du croire», pour paraphraser Marcel Gaucher[v]. D'une part encore, l'humanisation du divin, le fait que l'histoire culturelle de la modernité consiste en la traduction des contenus théoriques et pratiques de la religion dans le langage de l'humanisme, de l'autre la «divinisation de l'humain[vi]». Et c'est l'histoire qui est en jeu, si l'on se fonde sur cette remarque du Bloc-notes contemporaine de l'expérience: «Cette histoire, que l'homme moderne a divinisée, est devenue une énorme statue du Commandeur, dont nous écoutons retentir, derrière la porte mal fermée, les semelles de pierre. Mais l'Incarnation, elle aussi, est Histoire[vii].» Mais par cette volonté d'action sur l'histoire littéraire - passant par la vulgarisation des théories théologiques fondamentales - Mauriac crée un double paradoxe: d'abord, il signe la distorsion entre la littérature et la religion en dirigeant une collection non littéraire mais proprement théologique, secondement il entérine la dimension historique de la religion qui n'est plus un élément constitutif naturel de la création littéraire. Son ambivalence au sein de La Table ronde (son ambition est politique mais il n'intervient que dans le domaine religieux) et la disparition de la dimension religieuse dans ses mémoires, écrits dix ans après, n'écrivent pas une histoire de l'arrière-garde, mais une histoire parallèle à l'histoire littéraire, une histoire de la culture française. La collection ne fait donc que mieux révéler la séparation du littéraire et du fait chrétien. Deux éléments doivent ainsi être retenus, concernant la collection, et tous deux paradoxaux: Mauriac sépare la religion de la littérature, et il sépare la religion du présent. Historiciser la religion, c'est aussi l'extraire de l'histoire littéraire: c'est faire l'exact contraire de ce que faisait Bernanos comme essayiste ou romancier. La position ambiguë de Mauriac vis-à-vis de son aîné est d'ailleurs emblématique: il garde un silence surprenant au moment de la mort de l'écrivain, alors que tout le désigne comme l'héritier d'un flambeau - il écrira un hommage à Bernanos trois ans plus tard, comme prenant acte d'une anomalie, sous forme d'ajout dans la publication en recueil de ses premiers articles pour La Table ronde,[viii].

L'échec de la collection, contenu dans le paradoxe du projet, se reflète dans l'évolution vers le politique que manifestent les écrits de Mauriac dans la revue.

2. Du religieux au politique.

Mauriac écrit contre la situation de déchristianisation de l'après-guerre. Les anciens mouvements d'inspiration catholique ont échoué à pénétrer les masses, et l'écrivain cherche ailleurs des raisons de croire à un renouveau de l'Église: il les cherche sur le terrain politique. Ce qui naîtra de l'expérience de La Table ronde, c'est d'ailleurs le Bloc-notes, c'est-à-dire l'affirmation de la voie politique. Mauriac est proche, dans ses intentions de directeur de collection comme dans ses premiers articles, de Mounier. Il axe sa réflexion sur la plongée dans une réalité qui engage l'homme tout entier, soit sur l'engagement et le personnalisme. Dans un des premiers «bloc-notes», non éloigné des années La Table ronde, il écrit: «Vous le voyez, j'avais obéi à Mounier», ce qui signifie: je me range du côté de la foi dans une politique chrétienne; et il manifeste la volonté d'inclure l'histoire dans le spirituel, et non l'inverse: «Cette histoire, notre histoire, se déroule à l'intérieur d'une autre qui l'enveloppe et qui finalement décidera d'elle[ix].» Dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs, il résumera l'expérience de La Table ronde comme une utopie politique[x]. Cette ambition de synthèse est d'ailleurs présente dès le début:

La Table ronde que voici signifie seulement qu'un certain nombre d'écrivains, divers par l'âge, les opinions, les convictions, croyances ou doutes d'ordre religieux et philosophique, ont jugé un accord possible entre eux sur ce qui leur semble être la justification, la dignité et la responsabilité du métier. Prendre position, non pas en tant qu'hommes de parti, mais en tant qu'écrivains. [...] On se sert beaucoup, ici ou là, du mot de conscience. C'est bien de conscience qu'il s'agit ici, et même assez souvent, de «conscience de l'histoire». [...] Pour employer un autre mot à la mode, les écrivains de cette revue se considèrent comme «engagés[xi]

Mauriac réalise ici, sur le plan rhétorique, l'ambition de la revue: il juxtapose un axiome de Drieu célèbre, se placer «en dehors et au-dessus de l'horrible réalité politique[xii]», à l'idée d'engagement sartrien. Le mot a d'ailleurs ici une valeur performative, et en faisant référence à Sartre, contre qui La Table ronde finira par s'opposer radicalement, il réunit les deux pôles politiques de l'après-guerre.

L'ensemble de sa production, ces années-là, dans La Table ronde et dans ses préfaces, valorise la synthèse droite-gauche, le bipolarisme ou le dualisme. Dans le même article sur Drieu de 1949, il vente un «Esprit flottant, mais qui ne flottait qu'entre deux pôles: la révolution sociale, la grandeur française; de telle sorte que le rapport de ces deux mots: national et socialisme, l'a ébloui dès qu'il l'a connu et lui a paru être la synthèse de la vérité[xiii].» Un axe oriente l'ensemble des «gestes» littéraires de Mauriac au sein de La Table ronde, axe de plus en plus affirmé: la collusion du fait littéraire et du fait politique. Et c'est la littérature dans sa littérarité qui est en jeu, c'est-à-dire à travers son outil, le langage. Et cela dès la déclaration d'intention de la revue:«Leur métier est aussi, puisqu'ils sont des artisans des mots, de faire en sorte, autant qu'il dépend d'eux, que les mots conservent leur valeur. Or, les mots perdent leur valeur, lorsqu'ils ne sont plus que les moyens dont se sert un bateleur politique [...]. Des écrivains ont protesté[xiv].» Il s'agit d'un phénomène d'époque, si l'on se rappelle du leitmotiv des après-guerres - «les mots étaient pipés. Il fallait réinventer une langue.» Mauriac écrit et lit l'histoire de la place propre à l'écrivain dans l'espace politique, et dessine implicitement et de l'extérieur la place de la politique dans l'histoire littéraire. Exit donc le héraut de la littérature catholique: l'échec de la collection est portée par un mouvement général que les écritures critique et politique de Mauriac reflètent.

Il y aurait trop à dire sur les formes de cette juxtaposition, dans la revue, d'écrivains de droite et de gauche. Dans le premier numéro par exemple, Maulnier et Camus traitent du même sujet - la violence révolutionnaire -, et Maulnier commençant son article par une longue concession aux arguments de l'adversaire, les deux textes sont presque intégralement superposables. Camus quitte cependant rapidement l'entreprise et, finalement, ces convergences et oppositions de tendances réunies artificiellement sous une même bannière, un seul sait en faire véritablement la synthèse: Paulhan. Je renvoie simplement à son essai «Trois mots à propos de la patrie» qui paraît en janvier 1948 dans le premier numéro. La position de Paulhan est particulièrement intéressante d'ailleurs, puisque la revue aurait été fondée contre la NRf, et que c'est lui, paradoxalement, qui en incarne le mieux l'esprit. Car Mauriac, lui, n'incarne pas cette synthèse de la droite et de la gauche. Mauriac ne fait qu'incarner la mort de la littérature chrétienne comme un des fers de lance de la littérature contemporaine. La religion réapparaît cependant dans ses écrits sur l'histoire littéraire.

3. Séries et atmosphères: l'histoire littéraire écrite par Mauriac dans La Table ronde.

Mauriac dessine des séries, pour reprendre la notion de Thibaudet. Et, si l'on y regarde d'un peu près, les engendrements et filiations qu'il trace ne vont pas de soi: tantôt rhétoriques et démonstratifs, ils défient la logique des écoles, des genres ou de l'idéologie. Ils sont avant tout fondés sur la notion d'atmosphère qui est, sous la plume du critique, métaphysique. Un écrivain, ainsi, ne peut être heureux: dès La Rencontre avec Barrès, Gide est jugé suspect en raison de son aptitude au bonheur. À l'époque de La Table ronde, la tragédie se généralise et l'écrivain devient martyr de la littérature - «On peut se moquer, mais nous savons bien, nous, qu'il s'agit d'un holocauste», écrira-t-il ensuite dans les Mémoires intérieurs[xv]. On retrouve l'unité d'atmosphère dans la critique de Mauriac à un niveau plus profond quand on examine les critères suivant lesquels il juge les écrivains, qui sont plus métaphysiques qu'esthétiques: contre les hommes du Nouveau Roman, ce sera une guerre de religion qu'il mènera peu après, et c'est d'abord d'avoir rejeté le Christ qu'il reproche tant à Gide qu'à Montherlant; c'est l'absence de Dieu dans sa vie qui fait pour lui le malheur de Flaubert, l'absence de Dieu dans son œuvre qui constitue la limite de Proust, etc. L'«atmosphère» valorisée est funèbre et pessimiste, plus qu'édifiante et empreinte de morale chrétienne. Un article de La Table ronde sur André Rousseaux juge d'Anatole France, est un modèle de la théorisation mauriacienne de l'histoire littéraire. Il révèle la contradiction entre l'histoire littéraire que l'on écrit et l'histoire littéraire en actes qu'écrit la collection : d'un côté il s'agit d'infléchir de façon abstraite et par la théorie une tendance profonde de l'évolution littéraire, de l'autre Mauriac théorise ou réfléchit sur l'histoire littéraire appréhendée comme une entité obéissant à des lois organiques.

«Il n'y a pas de basses époques dans la littérature française: elle est une continuité. Tout ce que vous prétendez admirer et aimer aujourd'hui, doit l'être et la vie à cette génération [de la fin du XIXe] que vous [André Rousseaux] rejetez sans examen. N'insistons pas sur Barrès, cette mère gigogne [...] a vu sortir de ses jupes toute une postérité [...]. Mais Mallarmé porte en germe Valéry[xvi] etc.» Voici donc les filiations constituées:

Barrès, cette mère Gigogne qui, de Montherlant à Malraux, à Drieu et Aragon (sans compter les écrivains de mon âge), a vu sortir de ses jupes toute une postérité qui parade et qui piaffe encore. Mais Mallarmé porte en germe Valéry (et il est plus grand que Valéry), comme Jules Renard Giraudoux (et il est plus grand que Giraudoux), comme Joris-Karl Huysmans et comme Léon Bloy [...] Bernanos (et ils sont au moins aussi grands que lui). Je ne sais trop si on peut voir en Jarry un chaînon entre Lautréamont et nos surréalistes. Mais n'oublions pas l'école d'Action française qui recèle déjà la précieuse graine à laquelle nous devons, cher André Rousseaux, l'âpre sorbe de votre critique. Et n'oublions pas Bergson, ce sommet dont un versant intéresse les lettres et à qui Proust est relié par les racines[xvii].

Pour sa part, Mauriac se voit fils de Claudel, de Jammes et du «Gide des Nourritures terrestres[xviii]». Les séries écrivent une histoire du contemporain qui n'est pas une histoire de l'actuel et entrent en contradiction avec l'écriture de la collection qui apparaît, elle, comme un combat faussé, ou décalé. On récupère dans la dernière famille l'autobiographie, et il est difficile de dissocier les mémoires de l'histoire littéraire chez Mauriac, j'y reviens.

L'attaque contre André Rousseaux chargeant le siècle dernier prend la forme d'une opposition entre deux séries : «Si nous cherchons une excuse à ce déni que [André Rousseaux] inflige à une très grande époque littéraire, nous la trouvons dans le fait qu'à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre les valeurs étaient inversées, et que la glorification du médiocre dura jusqu'à l'avènement de la NRf.[...] La victoire d'André Gide et de ses amis sur le Boulevard et sur l'académisme, voilà le grand événement de notre récente histoire littéraire. À l'heure où l'Action française disparaît, Doumic croit régenter les lettres, tapi au centre d'une toile qui s'étend de la Revue des Deux Mondes à l'Académie et à la Société des Conférences [...] la qualité était ailleurs; et elle y surabondait[xix].» Et Mauriac la cite, cette qualité: Gide, Jammes, Claudel, Valéry, Maurras. Les deux séries implicites dont l'opposition fonde l'argumentation de Mauriac (d'un côté la NRf ou l'avant-garde de l'autre, implicitement par la filiation entre l'Action Française et André Rousseaux, l'Académie, le boulevard, Doumic et l'Action française) s'avèrent ne pas être homogènes, et placer Maurras dans la première crée un effet de chute et rend compte d'une nécessaire liberté à prendre avec le bipolarisme. Le second argument de Mauriac est celui des «asynchronies de l'histoire littéraire» (Marielle Macé[xx]): «Nous invitons, pour finir, M. André Rousseaux à tenir compte de la chronologie. Il fait profession d'admirer Gide. Sait-il que Les Cahiers d'André Walter ont paru en 1891 (vingt-trois ans avant la mort d'Anatole France)? Le Traité du Narcisse date de 1892 [...] Paludes de 1895 [...]. La première version de Tête d'or de Claudel date de 1889 etc.» Le texte révèle l'élément essentiel de l'écriture mauriacienne: le temps.

4. Le «regard dans le rétroviseur»: «Mauriac s'éloigne».

L'expression est une récurrence. Dès La Rencontre avec Barrès, paru en 1945 aux éditions de La Table ronde, il écrit,jouant sur la confusion entre sens propre et sens figuré:

Ces réflexions ne m'éloignent qu'en apparence de ce garçon que je vois marcher, la tête basse, au-delà des années abolies, sous les marronniers nocturnes des Champs-Élysées, tandis que Barrès s'éloigne[xxi].

Il écrira ensuite à propos de Gide dans ses Mémoires intérieurs en 1951:

'Ah! que la mort de M. Renan sera intéressante!' s'écriait le jeune Barrès, à l'âge de Roger Nimier. Impertinence qui recouvre le plus bel éloge qu'un vieil écrivain puisse mériter de ses cadets. [...] Ce n'est pas de [Gide] que l'on pourra écrire, comme de Barrès précisément: 'Gide s'éloigne...[xxii]'

L'éloge sur l'actualité de Gide ne doit pas masquer que Mauriac met ici le doigt sur le fonctionnement de son écriture historique, qu'elle soit ou non explicitement mémorielle. Non pas que, simplement, uniquement et linéairement, l'éloignement fasse ressortir certains reliefs et disparaître certaines silhouettes: l'écriture est elle-même consciente de jouer de ces effets d'optique, et d'inversion (on l'a vu plus haut à propos du retournement de la doxa littéraire en arrière-garde) que ménage la fuite du temps. Dans le premier exemple, l'antanaclase («ces réflexions m'éloignent»/ «Barrès s'éloigne») montre que la métaphore, polymorphe, est intentionnelle. Et les deux personnages s'éloignent encore, matériellement, l'un de l'autre, le «passé» marche lui aussi, se transforme, et il n'y a pas que le point focal (Mauriac jeune homme devenu vieux), qui a changé. Ces effets d'optique permettent de comprendre ce qui se joue dans la récriture de l'expérience de La Table ronde et l'histoire littéraire que celle-là dessine: Mauriac ne conserve du projet d'origine que l'utopie politique, il la fait sienne. Quant à Drieu et son projet pour la NRf en 1940, ils disparaissent totalement, ainsi que la puissance fédératrice de Paulhan, et, surtout, la seule dimension effective du geste historique de Mauriac, l'affirmation catholique. En contrepartie apparaît la construction d'un mythe personnel: Mauriac est désormais présenté comme le seul porteur de l'intention utopiste. Il met en scène le point de vue postérieur du mémorialiste et l'on voit comment le Mauriac de 1959 puis des années 1960 juge et critique,avec une bienveillance qui cache mal une admiration latente, la fraîcheur du Mauriac utopiste de 1948 - figure à laquelle il semble par conséquent croire lui-même. Mauriac récrit l'expérience dans les termes qui suivent:

À partir de 1946, j'avais cédé à la facilité de fermer les yeux [...]. L'idée me vint à ce moment-là (c'était un mauvaise idée) que puisque La Nouvelle Revue française ne reparaissait pas, on pouvait tenter de prendre sa place. Je m'intéressai donc à une revue nouvelle: La Table ronde, avec cet espoir que les meilleurs écrivains de la droite y rejoindraient les meilleurs écrivains de la gauche. Comment ai-je pu croire que ce fût possible? Je donne, dans ces moments-là, l'impression d'être léger. Le vrai est que je cède à ce qui m'amuse sans me faire aucune illusion[xxiii].

L'écriture révèle ensuite la cause du rejet, et une vérité historique plus authentique peut être lue entre les lignes: Mauriac met à distance une maison d'édition qui a pâti de ses engagements en faveur de l'Algérie française et s'est ancrée, au fil des ans, de plus en plus à droite. L'écriture continue de se construire dans le faux-semblant (partiel) de l'autocritique: «En fait, Albert Camus collabora au premier numéro, mais il prit aussitôt le large et je me retrouvai seul à bord, secondé par Thierry Maulnier, avec [...] Roger Nimier et Jacques Laurent, mais ils étaient à mes antipodes. Entre temps, comme j'eusse pu m'en douter, La Nouvelle Revue française reparut et réoccupa sa place, que nous n'avions pas prise. J'étais d'autant plus en porte à faux que les événements du Maroc m'avaient rejeté dans la bagarre et que je venais d'inventer le Bloc-notes[xxiv].» Il y a là à la fois dénégation, fausse autocritique et justification à travers l'inscription du nom de Camus, justification appuyée ensuite par la mise en avant du passage à L'Express présenté comme un retournement[xxv]. Mais ce qui est plus intéressant encore, et confirme l'évolution identifiée lors de l'expérience des années 1948-1953, est le rejet de la réception catholiquecouplé au déni de l'appartenance droitière:

Ce n'était pas ce public catholique où j'ai trouvé certes de ferventes amitiés, mais sur un fondde méfiance et de hargne qui dure encore. Ce qui apparaît bien ici, c'est que, ni de droite ni de gauche,et comme j'ignorais tout du dessous des cartes, mon premier mouvement fut de rallier (naïf que j'étais!) les forces populaires unanimes[xxvi].

On voit que la mise à distance se fait toujours au sein d'une mise en scène du naïf utopiste. Ces fausses confidences d'un échec sont donc l'aveu d'une stratégie imaginaire ou réinventée, celle d'une occupation du champ littéraire visant à modifier la forme de l'avant-garde à travers la synthèse entre droite et gauche. La construction du mythe se fonde sur la récupération de l'utopie, qui n'est donc pas abandonnée au constat d'échec, du côté de L'Express.

Cette récriture qui occulte la direction de la collection et le fait que les articles de La Table ronde étaient tous de thématique catholique en rappelle une autre, celle du premier écrit autobiographique, La Rencontre avec Barrès, sur l'expérience des Cahiers de France; l'histoire est récrite, les deux fois, de la même façon:

Il ne s'agissait de rien de moins que de spiritualiser la littérature française. Nous voulions [avec Vallery-Radot] récrire à l'usage de nos contemporains un nouveau Génie du christianisme [...]. D'ailleurs, je n'attachais aucune importance à cette rupture, ni en général à l'action que je menais avec mes amis pour instaurer une littérature catholique. Il ne m'échappait pas que Péguy, sollicité par Robert pour collaborer à nos Cahiers, s'était dérobé; [...] C'était l'époque où paraissait les premiers fascicules de La Nouvelle Revue française. Je la lisais chaque mois jusqu'aux annonces. Littérairement, c'était mon évangile[xxvii].

La récriture de Mauriac et son ambivalence[xxviii], comme l'échec objectif, annoncent et expliquent l'échec de sa collection et la récriture de l'expérience dans les mémoires. La reprise du titre «Génie du christianisme» est emblématique, comme si l'histoire ne devait rien au hasard et qu'une logique profonde la gouvernait.

Ce sera surtout l'absence de la religion, dans l'histoire relue et finalement récrite, que je retiendrai: l'utopie politique seule reste qui doit permettre de construire la figure mythique de l'écrivain et, à travers elle, l'histoire littéraire qui lui a été contemporaine. L'écart, mais aussi les convergences, entre «l'écriture» au présent de la collection et celle de la récriture des mémoires mettent au jour les grandes lignes de l'évolution littéraire: la disparition de la littérature catholique, la déchristianisation des écoles littéraires et l'impossibilité de reprendre le flambeau de Bernanos après 1948.


Annexe

Publications de La Table ronde

(1947-1949)

Hors collections:

Edmond Jaloux, Le Culte secret

Bertrand de Jouvenel, L'Échec d'une expérience. Problèmes de l'Angleterre socialiste

André Fraigneau, Journal profane d'un solitaire

Paul Vialar, Les Aventures inattendues

Collection «Génie du christianisme», dirigée par François Mauriac, de l'Académie française:

Jean Daniélou, Origène

Collection «Le choix»:

(publie les jeunes écrivains contemporains)

F. Mauriac, La Rencontre avec Barrès [rééd. 1945]

Jean Anouilh, Nouvelles pièces noires- L'Invitation au château

H. de Montherlant, Carnets I et II

Jean Giono, Un roi sans divertissement; Noé

F. Mauriac, Du côté de chez Proust

Paul Claudel, Sous le signe du dragon

Paul Vialar, Écrits sur le sable

Thierry Maulnier, La Course des rois

Henri Thétard, Des hommes, des bêtes

Collection «Les grandes forces historiques», publiée sous la direction de René Grousset, de l'Académie française:

Régine Pernoud, Les Villes marchandes au XIVe et XVe siècles; Impérialisme et capitalisme au Moyen Âge

Emmanuel Berl, Destins de l'occident I. La culture en péril

Jacques Cordier, Jeanne d'Arc

Luxe:

Claudel, Partage de midi

Collection «Histoire et littérature»:

Marie-Louise des Garets, Le Roi René

Maurice Bardèche, Stendhal romancier

Lieutenant-colonel Carré, Le Grand Carnot

Walther Tritsch, Charles Quint

Walther Tritsch, Metternich

Salvador de Madariaga, Christophe Colomb

Henri Troyat, Tant que la terre durera

Jacques Faurie, Essai sur la séduction

Chroniques de Port-Royal, préface de F. Mauriac, textes recueillis et présentés par Hélène Laudenbach

Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes. Vie de Descartes racontée par son médecin

Ouvrages de Mauriac parus aux Éditions de La Table ronde: 1945-1948.

La rencontre avec Barrès, 1945.

Du côté de chez Proust, 1947.

Réponse à Paul Claudel (séance de l'Académie du 13 mars 1947), 1947.

Journal (1932-1939), 3 vol., 1947.

Le Passage du malin, 1948.



[i] Jean-François Louette, «Roger Nimier, Hussard d'arrière-garde», Les Arrière-gardes au XXe siècle, sous la direction de William Marx, Presses Universitaires de France, 2004, p.159-160.

[ii] Jean Daniélou, Origène, Paris, La Table ronde, 1948 , «Génie du christianisme».

[iii] Aucun échange n'ayant été retrouvé entre Mauriac et ces auteurs, après cette date, sur la question d'une publication dans la collection, tout porte à croire que c'est Mauriac qui abandonne le projet en cours de route.

[iv] François Mauriac, «Postface», Jean Daniélou, Origène, op. cit.

[v] Marcel Gaucher, Le Religieux après la religion, Grasset, 2004, p.8.

[vi]

Ibid., p.9.

[vii] François Mauriac, Bloc-notes I, 27 mai 1954, Paris, Flammarion, 1958, p.163.

[viii] «La pierre d'achoppement», La Table ronde, janvier-juillet 1948; La Pierre d'achoppement, Paris, 1951.

[ix] F. Mauriac, Blocs-notes, op. cit., 15 janvier 1957.

[x] Voir infra: F. Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs, Œuvres autobiographiques, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1990, p.819-821.

[xi]

La Table ronde, n°1,

janvier 1948, p.3.

[xii] Déclaration d'intention de Drieu lors de sa reprise de la NRf que Mauriac citera dans un article de 1949 dans la même revue: «Je n'avais pas été hostile à une reprise de la NRf où en dehors et au-dessus de l'horrible réalité politique, les écrivains eussent pu se rejoindre et attester devant l'Europe une permanence de l'esprit français.» («Drieu», La Table ronde, juin 1949; repris dans La Paix des cimes, édition établie par Jean Touzot, Paris, Bartillat, 1999, p.118.)

[xiii]

Ibid., p.115.

[xiv]

La Table ronde, n°1, janvier 1948, p.3.

[xv] F. Mauriac, Mémoires intérieurs, Œuvres autobiographiques, op. cit., p.533.

[xvi] F. Mauriac, «Défense d'Anatole et de quelques autres», La Table ronde, novembre 1949; La Paix des cimes, op. cit., p.148. Je souligne.

[xvii]

Ibid.

[xviii]

Ibid., p.149.

[xix]

Ibid., p.153.

[xx] Suivant les perspectives établies par Marielle Macé, à qui j'emprunte le titre et le type d'enquête de ma dernière partie, dans «“Montherlant s'éloigne'' - les asynchronies de l'histoire littéraire», Revue d'histoire littéraire de la France, juillet 2005, p.587-605 et, concernant le «regard dans le rétroviseur», «Sartre considéré comme terminus», Les Temps modernes, n°632-634, automne 2005.

[xxi] F. Mauriac, La Rencontre avec Barrès, Œuvres autobiographiques, op. cit., p.202. Je souligne.

[xxii] F. Mauriac, Mémoires intérieurs, Ibid., p.510.

[xxiii] F. Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs, Ibid., p.819. Je souligne.

[xxiv]

Ibid., je souligne.

[xxv] «Autant La Table ronde avait été une expérience manquée, et d'ailleurs absurde dès le départ, autant le premier Express sut réunir pour une action commune des esprits que tout aurait dû séparer» (Ibid., p.820; je souligne.)

[xxvi]

Ibid., je souligne.

[xxvii] F. Mauriac, La Rencontre avec Barrès, Œuvres autobiographiques, op. cit., p.187-191.

[xxviii] Sur le mensonge de cette récriture, voir François Durand qui met le texte en regard de celui de La Mort et l'amitié d'un poète contemporain de la première aventure: Ibid., p.933.



Marie Gil

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 5 Mars 2007 à 17h06.