Atelier



Le présent document constitue le texte d'introduction de: Nathalie Kremer, Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle (Paris, H. Champion, coll. «Les Dix-huitième siècles», 2011).
Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de M. Raymond Trousson, directeur de collection, et des éditions H. Champion.



Vraisemblance et représentation au XVIIIe siècle


Préambule. Évidences


Un matin, Claude, qui jusque-là n'avait pas rouvert sa porte, voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse, faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur. D'ailleurs, le sujet restait le même: le port Saint-Nicolas à gauche, l'école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond. Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de la barque conduite par un marinier, une autre barque, très grande, tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmes occupaient: une, en costume de bain, ramant; une autre, assise au bord, les jambes dans l'eau, son corsage à demi arraché montrant l'épaule; la troisième, toute droite, toute nue à la proue, d'une nudité si éclatante, qu'elle rayonnait comme un soleil.
«Tiens! quelle idée! murmura Sandoz. Que font-elles là, ces femmes?
– Mais elles se baignent, répondit tranquillement Claude. Tu vois bien qu'elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motif de nu, une trouvaille, hein?… Est-ce que ça te choque?»
Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dans ses doutes.
«Moi, oh! non!… Seulement, j'ai peur que le public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n'est guère vraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris.»[1]


1 L'inéluctable vraisemblance

Chaque époque possède sa part d'irreprésentable. Au XVIIIe siècle, toute forme de représentation passe par le crible de la vraisemblance. Elle est ce principe de la mimèsis qui établit les évidences et les possibles du discours. Pour imperceptible qu'elle soit, la vraisemblance n'en est pas moins omniprésente. En tant que reflet des normes implicites et des valeurs générales d'une culture, elle apparaît à chaque tournant de pensée, à chaque recoin de page. Elle concerne les règles de la poésie dramatique explicites aussi bien que les considérations générales en matière de peinture ou de sculpture. La vraisemblance est ce principe qui règle le code générique d'une œuvre ainsi que les normes poétiques qui en déterminent l'horizon d'attente. Elle est, pour ainsi dire, inéluctable: omniprésente et invisible à la fois. Sa reconstruction nous permet d'accéder aux conceptions épistémique et esthétique de l'époque qui sous-tendent toute forme de représentation.

Poser la question de la vraisemblance revient donc à poser celle du représentable fondamental d'une époque: de ce qu'elle considère comme admissible. Qu'est-ce qu'une œuvre d'art peut représenter en restant dans les limites du licite? Les poétiques classiques que nous étudierons posent toutes cette question du possible représentable par le biais de sa vraisemblance. Cependant, si l'importance de ce principe a toujours été reconnue, l'on a toujours été fort conscient de la difficulté de savoir ce qu'on entendait exactement par la vraisemblance d'une œuvre. Dans sa monumentale Pratique du théâtre parue en 1657, l'abbé d'Aubignac ouvre le chapitre consacré à la vraisemblance en évoquant ce problème:

De la vray-semblance.
Voicy le fondement de toutes les pieces du theatre, chacun en parle et peu de gens l'entendent; voicy le caractere general auquel il faut reconnoistre tout ce qui s'y passe; en un mot la vray-semblance est, s'il le faut ainsi dire, l'essence du poëme dramatique, et sans laquelle il ne se peut rien faire ni rien dire de raisonnable sur la scéne.[2]

Il semble que les considérations touchant la vraisemblance ont toujours été telles que nous l'expose l'abbé d'Aubignac ci-dessus. D'une part, «chacun en parle»: le rôle fondamental de la vraisemblance dans la théorie poétique et, plus largement, dans la pensée esthétique à l'âge classique est un fait incontournable et largement rencontré; d'autre part, «peu de gens l'entendent»: les tentatives qui ont été faites pour tirer au clair la question ne l'ont jamais tranchée de façon satisfaisante[3]. Pour Corneille, la vraisemblance est la «difficulté qui est la plus délicate de la Poésie»[4]. Cette difficulté tient sans doute à son enracinement quasi inextricable dans une constellation de notions fondatrices de la poétique classique comme l'imitation, le vrai, le goût, le nécessaire etc. En somme, et comme le relève à juste titre Catherine Kintzler, la vraisemblance est une catégorie à la fois constante et confuse de l'histoire de la littérature, qui parvient à «traverser deux mille ans sans donner lieu à de grandes variations dans son appellation» et qui est cependant «extrêmement [difficile] à situer et à penser»[5].

La difficulté de l'étude de la vraisemblance tient précisément à son caractère inéluctable, qui confronte le chercheur à un champ d'étude en théorie illimité. L'abbé Batteux remarquait déjà en 1746 que les poétiques forment une «masse informe» de principes, qui «embarrassent» l'esprit «sans l'éclairer»[6]. Pour parer à ce risque de confusion, nous ne prendrons en compte que les considérations explicites sur la vraisemblance, en étudiant non pas les textes où elle fonctionne, mais ceux qui en parlent. Ce livre porte sur la notion de vraisemblance, c'est-à-dire sur sa nature et sa fonction telle qu'elle est définie dans les textes théoriques de poétique et d'esthétique classiques[7]. L'étude de ces textes visera à reconstruire le fondement philosophique de la production esthétique classique, c'est-à-dire ce que nous pouvons appeler avec C. Kintzler, l'esthèmè[8] classique, et qui pose le possible représentable de l'art. Nous procéderons de façon inductive, en relevant les récurrences, en déchiffrant les ressemblances et les divergences dans un ensemble de textes clés de la poétique et de l'esthétique classiques, pour dresser des balises dans un paysage que les contemporains percevaient de façon relativement homogène.

Parmi les grands textes que nous privilégierons dans cet ouvrage, ceux de Rapin, Du Bos, Batteux et Voltaire seront décisifs pour le raisonnement que nous développerons. Les Réflexions sur la Poétique d'Aristote (1674)[9] du père Rapin formeront le point de départ de notre réflexion, dans la mesure où ce texte majeur de la période du plein classicisme nous permettra d'étudier la place et le fonctionnement de la vraisemblance dans la doctrine classique, qui consacre sa toute-puissance. Le XVIIIe siècle, ensuite, sera marqué par deux écrits esthétiques fondamentaux, les Réflexions sur la poésie et la peinture de l'abbé Du Bos, parues en 1719[10], et Les Beaux-Arts réduits à un même principe de l'abbé Batteux en 1746[11]. La pensée de l'abbé Du Bos est en avance sur son temps. Le théoricien rompt radicalement avec les écrits poétiques des théoriciens du XVIIe siècle pour véhiculer une esthétique de l'émotion affranchie de toute fin utilitaire. Il nous offre un véritable traité esthétique avant la lettre, dans la mesure où toutes ses réflexions aboutissent à la primauté de la sensation de l'art auprès du spectateur (en quoi nous retrouvons le sens originel du mot grec aisthêsis, qui désigne à la fois la faculté et l'acte de sentir[12]). On ne saurait assez souligner l'importance de Du Bos, dont les idées se sont répandues au cours du siècle, et ont été progressivement et entièrement assimilées par les contemporains. «D'une façon générale, toute la pensée esthétique du XVIIIe siècle est déjà en germe chez cet auteur», affirme Baldine Saint-Girons dans son introduction aux Esthétiques du XVIIIe siècle[13].

L'abbé Batteux produit pour sa part une somme inégalable sur les beaux-arts, condensant la pensée classique en un ouvrage systématique, organisé autour du principe fondamental de l'imitation. Comme l'indique le titre de l'ouvrage, les arts ne sont pas abordés à partir de leur spécificité mais comme un ensemble homogène. L'âge classique, en effet, pense l'œuvre d'art en termes de mimèsis. Cela signifie que l'art est impensable comme une donnée en soi, mais est d'emblée pris dans un rapport d'opposition avec ce que les classiques appellent la Nature. Au sein de cette conception mimétique de l'art, la vraisemblance fonctionne comme un principe de désarticulation de l'art par rapport au réel. L'abbé Batteux produit toutefois son traité à une époque où le champ des beaux-arts est en proie à une ramification croissante en genres autonomes. C'est l'une des dernières grandes sommes esthétiques de l'âge classique, si on considère avec Béatrice Didier que les nombreux ouvrages encyclopédiques et dictionnaires qui apparaissent à l'époque échappent à toute systématisation raisonnée[14].

Les traités esthétiques de Du Bos et de Batteux servent de repères principaux pour l'analyse de la vraisemblance dans la poétique classique, et plus largement pour la question du représentable dans la pensée esthétique du siècle des Lumières, auxquels nous confronterons divers écrits contemporains, principalement de la main de Voltaire, Marmontel et Diderot. Ainsi les idées que nous avons développées dans cette étude se dégagent-elles de façon inductive des textes mêmes, sans découler d'une grille théorique préalable imposée aux textes passés.


2 Le contexte esthétique de la vraisemblance au XVIIIesiècle

«L'esthétique du classicisme était une esthétique normative; les critères qu'elle appliquait à une œuvre, tels que la vraisemblance, la bienséance, le naturel, étaient des critères extérieurs, indépendants de l'œuvre», affirmait Aron Kibédi-Varga[15]. Au XVIIe siècle en effet, l'œuvre d'art n'est pas encore la création originale d'un sujet autonome, mais le produit d'un système de pensée préalable à toute œuvre. Au sein de cette esthétique, la vraisemblance forme le fondement d'une pensée du général, comme le moyen rhétorique le plus apte à toucher et à convaincre le spectateur de ce qu'il perçoit, pour le mener à «épurer ses mœurs». Il semble toutefois qu'au cours du XVIIIe siècle, ce rêve du général devienne illusoire. La beauté dans l'art est de moins en moins pensée comme une catégorie en soi, objectivement déterminée et dont l'essence existe indépendamment de sa perception. Avec l'influence de l'empirisme lockien et des avancées des thèses sensualistes dans la philosophie française, l'esthétique des Lumières commence à aborder l'objet d'art à partir du récepteur. «Dans les réflexions sur l'art,» écrit Herbert Dieckmann[16], «l'intérêt se détourne de l'œuvre d'art considérée en elle-même ou dans son rapport avec des règles établies et l'on commence à réfléchir sur la manière dont l'œuvre d'art est reçue par le public, c'est-à-dire qu'on pose la question des conditions psychologiques du plaisir esthétique». L'artiste ne doit plus produire une œuvre parfaite, mais obtenir un effet sur le spectateur. Nous assistons au progressif déplacement de l'objet au sujet de l'art, comme l'écrit Marc-Mathieu Münch:

Selon la formule connue, on est passé de la métaphysique du Beau à la psychologie de l'art. Toute la dynamique de la théorie des arts en est changée: au lieu de partir de l'univers et de descendre la chaîne, elle va la remonter en partant du spectateur. On ne dira plus qu'une œuvre plaît parce qu'elle est belle, mais qu'elle est belle parce qu'elle plaît. Ce qui va donc compter dorénavant en poétique, ce ne sera plus d'avoir des rhétoriques justes et des arts poétiques complets, mais de posséder une connaissance approfondie de la manière dont l'âme humaine réagit en face des formes sensibles.[17]

Le jugement de l'art revient désormais au spectateur et non plus aux catégories fixes d'une structure préalable. Il est cependant remarquable que le XVIIIe siècle continue à raisonner, juger et penser dans les mêmes termes qu'utilisaient les théoriciens du classicisme. Comme l'a très bien montré Herbert Dieckmann, les idées de Diderot ne semblent à première vue pas fondamentalement différentes de celles de Boileau, même s'il veut se démarquer explicitement de son prédécesseur[18]. Ce qui change, ce ne sont donc pas les termes, mais bien les notions qu'ils recouvrent. De Boileau à Diderot, c'est tout le champ de la «nature» qui se redéfinit. Aussi, même si certaines assertions sont presque mot à mot semblables, les idées qu'elles avancent diffèrent fondamentalement. «Les différences dans la conception de la Nature deviennent plus claires; elles concernent avant tout la notion de belle nature, générale, universelle ou typique. En contrepartie des catégories comme le temporel ou le spatialement circonscrit, l'individuel et le concret, le non-représentatif, le non-noble et le laid sont reconnues comme dignes d'imitation.»[19]L'avènement de la catégorie du spectateur dans l'approche de l'art au XVIIIe siècle amène ainsi dans son sillage une série de reconfigurations autour de la notion d'imitation. L'art n'est plus jugé par la raison comme l'exécution d'un corps de règles données[20], mais s'adresse désormais au goût du spectateur. Cette nouvelle faculté[21] qu'introduisent les théoriciens du XVIIIe siècle pour juger d'une œuvre d'art marque la primauté du sujet et des impressions qu'il reçoit par ses sens, et témoigne de la tentative d'affranchir le but de l'art de toute fin éthique.

Au XVIIe siècle, l'insistance sur l'instruction du spectateur, à travers l'interprétation morale de la catharsis d'Aristote, était nettement liée à la théorie platonicienne de la kalocagathie, qui identifiait le beau au vrai et au bon. Selon Platon, en effet, l'Idée du Bien est à l'origine du bien, du beau et de la vérité dans le monde visible[22]. Cette idée d'un beau idéal platonicien sera repensée par Descartes dans ses Passions de l'âme. Pour le philosophe rationaliste, le bon et le beau sont deux «agréments» de l'âme qui sont «convenables» à notre nature, mais qui sont jugés différemment:

Nous appelons communément bien ou mal ce que nos sens intérieurs ou notre raison nous font juger convenable ou contraire à notre nature; mais nous appelons beau ou laid ce qui nous est ainsi représenté par nos sens extérieurs, principalement par celui de la vue, lequel seul est plus considéré que tous les autres; d'où naissent deux espèces d'amour, à savoir, celle qu'on a pour les choses bonnes, et celle qu'on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d'agrément, afin de ne la pas confondre avec l'autre, ni aussi avec le désir, auquel on attribue souvent le nom d'amour[23].

Le bon et le beau diffèrent dans la manière dont ils accèdent à nous: le bon étant jugé intérieurement par la raison, et le beau par nos sens extérieurs. Dans la philosophie cartésienne, la valeur des jugements de nos sens extérieurs est nettement inférieure à celle émanant de la raison. Si les sens extérieurs perçoivent les passions de façon bien plus vive et touchante que les sens intérieurs, ceux-ci accèdent cependant bien plus sûrement à la vérité:

Mais ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que ces passions d'agrément et d'horreur ont coutume d'être plus violentes que les autres espèces d'amour ou de haine, à cause que ce qui vient à l'âme par les sens la touche plus fort que ce qui lui est représenté par la raison, et que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité; en sorte que de toutes les passions, ce sont celles-ci qui trompent le plus, et dont on doit le plus soigneusement se garder[24].

Descartes instaure ainsi une hiérarchie entre le bon et le beau, le premier étant supérieur au second, qui est illusoire – et donc trompeur. Ces idées cartésiennes influenceront au XVIIIe siècle la pensée esthétique allemande, notamment l'école wolffienne, et nous voyons Baumgarten qualifier encore l'esthétique comme une branche secondaire de la logique. En France, le Traité du beau de Crousaz (1715) constituera l'une des premières tentatives manifestes pour affranchir l'esthétique de sa position subordonnée à l'éthique et la logique. Pour promouvoir le beau, Crousaz institue le goût comme pouvoir de jugement fiable, toutefois, précise-t-il (et c'est ce qui restreint encore la portée de cette première tentative), le goût n'opère de façon fiable que pour autant que nos sens ne soient pas dérangés[25]. Apparaît ainsi la distinction entre le bon et le mauvais goût, véritable lieu commun dans l'esthétique du XVIIIe siècle, qui permet d'habiliter le «sentiment» comme faculté de jugement esthétique fiable et légitime. Le sixième sens de Du Bos, le bon goût de Batteux, sont autant de façons de se soustraire à la hiérarchie cartésienne en fondant le jugement esthétique sur les sens, et en affranchissant ainsi le beau du bon.

Partant de l'organe gustatif qui permet au gastronome de juger avec finesse du goût d'un mets, la métaphore se répand pour désigner le jugement instantané du «sentiment» à propos d'une œuvre d'art, tout aussi fiable que le jugement de la raison. Cette idée développée par Voltaire dans son article pour l'Encyclopédie est un topos que les amateurs d'art contemporains moins connus rappellent dans leurs écrits, comme l'abbé Laugier par exemple:

Ce n'est point par voie de raisonnement & de discussion que je connois la méchanceté ou l'excellence d'un mets; je n'en suis assuré que par le sentiment qu'il excite dans le fond de mon palais, & son mérite tient au pouvoir qu'il a de chatouiller mollement mon organe, ou de l'irriter avec dureté.
Il en est ainsi de toutes les choses d'agrément. Leur prix est dans cette vive délicatesse de sentiment d'où résulte le goût. Le sentiment l'emporte sur la raison, par la rapidité avec laquelle il nous instruit, & la force avec laquelle il nous persuade. La raison est un guide lent, qui ne nous découvre les choses que successivement, & peu-à-peu. Le sentiment est une activité précipitée, qui nous les fait toucher & saisir.[26]

Le goût est en effet conçu comme un «sentiment»[27] qui permet de juger d'une œuvre d'art à partir des sensations qu'elle procure. Aux règles et à la raison des poétiques du classicisme se substitue donc un critère d'ordre qualitatif, qui situe la valeur de l'art dans l'approche du récepteur. Aussi peut-on considérer la montée en importance du goût comme la manifestation évidente d'un déplacement dans l'approche de l'art au XVIIIe siècle, qui marque l'avènement de la catégorie du spectateur dans le domaine esthétique. Ce tournant bien connu dans l'esthétique des Lumières, nous le situons chez l'abbé Du Bos. Trop méconnu par les chercheurs modernes[28], et pourtant lu, pillé, assimilé par nombre d'artistes et de théoriciens de l'art au siècle qui nous intéresse, nous croyons trouver chez lui l'amorce de toute l'esthétique sensible des Lumières. L'abbé Du Bos, on le sait, véhicule une esthétique de l'émotion. Les bienséances, l'instruction morale, les règles, les genres sont tous ramenés au socle fondamental et unique du toucher. «Autant la poétique classique est composite, autant celle de Du Bos est simple. Sa théorie a la solidité du monolithe. Quelle que soit la question qu'il se pose, il essaie toujours la même réponse, l'émotion», résume Münch[29]. Le mérite de Du Bos consiste notamment à affranchir le plaisir artistique de l'instruction, pour l'identifier à l'émotion que procure une œuvre: «puisque le premier but de la poésie et de la peinture est de nous toucher, les poèmes et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu'à proportion qu'ils nous émeuvent et qu'ils nous attachent», avance l'abbé[30]. Cette idée que l'on retrouve dans la théorie esthétique du siècle en général témoigne du rôle important que joue «le monolithe» au XVIIIe siècle. La grande idée, si déterminante pour le XVIIIe siècle, telle qu'elle est posée par Du Bos, est la suivante: un bon ouvrage est un ouvrage qui touche le spectateur, c'est-à-dire, qui l'interpelle et le ‘tire' de son état d'indifférence. En ce sens, le théoricien se prononce en faveur d'un public plus large dont le jugement est tout aussi légitime que celui des gens de lettres. C'est par son effet que l'œuvre d'art doit «intéresser» le spectateur, quel que soit le niveau de son instruction:

Véritablement les personnes qui ne savent point l'art, ne sont pas capables de remonter jusqu'aux causes qui rendent un mauvais poème ennuyeux. Elles ne sauraient en indiquer les fautes en particulier. Aussi ne prétends-je pas que l'ignorant puisse dire précisément en quoi le peintre ou le poète ont manqué, et moins encore leur donner des avis sur la correction de chaque faute, mais cela n'empêche pas que l'ignorant ne puisse juger par l'impression que fait sur lui un ouvrage composé pour lui plaire et pour l'intéresser, si l'auteur a réussi dans son entreprise et jusqu'à quel point il y a réussi.[31]

Cet extrait rend clairement compte du glissement qui s'opère dans la pensée esthétique de l'abbé de la primauté des règles à celle du sentiment dans la question de la valeur de l'art. Puisque l'accent se déplace de l'objet au sujet percevant, la pensée théorique se tourne vers la question de l'effet de l'art sur le spectateur, et vers la façon dont il doit parvenir à l'intéresser, c'est-à-dire, à ‘capter' son attention. Dans le Dictionnaire des arts, Lévesque définit la notion d'«intérêt» comme une «impression vive ou profonde que cause un ouvrage de l'art sur l'esprit des spectateurs.»[32] Le terme d'impression n'est pas neutre: avec sa charge empirique, la notion acquiert le sens précis de ‘contact' direct de l'œuvre avec le spectateur par les sens, et désigne l'intentionnalité de l'œuvre d'appeler au spectateur. Plus l'impression que produit une œuvre est forte, plus elle sera considérée comme réussie: «les imitations ne nous intéressent qu'en proportion de l'impression plus ou moins grande que l'objet imité aurait fait sur nous», déclare Du Bos[33]. Toucher le spectateur, pour Du Bos, c'est l'intéresser, au sens de parvenir à l'émouvoir en produisant une impression sur lui.

Dès lors, la question centrale que se pose la théorie esthétique est de savoir comment l'œuvre opère cet attrait sur le spectateur, et à quelles exigences elle doit répondre pour paraître intéressante à celui qui la contemple. À quoi tient, autrement dit, l'impression qu'opère une œuvre sur le spectateur? La réponse que nous fournit Du Bos est nette: c'est lorsque «l'imitation est si vraisemblable, qu'elle fait sur les spectateurs une grande partie de l'impression que l'événement aurait pu faire sur eux.»[34] La question de l'intérêt que suscite l'art, de l'effet qu'il opère, touche à celle de la vraisemblance de l'art. Elle est au centre des préoccupations esthétiques de l'époque, et explique l'apparition des nombreuses poétiques et des traités esthétiques au XVIIIe siècle. Se demander ce qu'est la vraisemblance d'une œuvre au XVIIIe siècle, c'est se demander ce qu'est l'essence d'une œuvre d'art – un poème, un tableau, une sculpture – et comment elle met en place la représentation de l'objet choisi.


3 Vraisemblances: État de la question

Le rôle fondamental de la vraisemblance dans la théorie poétique et plus largement, dans la pensée esthétique à l'âge classique est un fait incontournable, de sorte que tout ouvrage sur les textes classiques en traite de près ou de loin. Lorsque nous nous sommes attelée à l'étude de la notion de vraisemblance il y a près de dix ans, nous étions confrontée à une lacune surprenante de travaux qui traitaient directement ce sujet[35]. La situation n'avait donc pas fort changé depuis le début du siècle précédent, qui rendait un René Bray perplexe devant le néant des études consacrées à ce principe majeur du classicisme: «La plus générale, la plus importante est assurément la règle de la vraisemblance. Tous les historiens de la littérature classique l'ont rencontrée au cours de leurs études: […] bien peu se sont attachés à pénétrer sa signification, personne ne lui a consacré l'étude qu'elle mérite.»[36] Entre-temps, l'étude d'Anne Duprat, Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670)[37] est récemment venu enrichir le paysage par une enquête solide et incontournable sur la question pour la période de la Renaissance au classicisme. Le présent livre fait directement suite à une telle étude, puisqu'il fait démarrer la recherche en 1674 avec la parution de L'Art poétique de Boileau et des Réflexions sur la Poétique d'Aristote de Rapin pour la poursuivre jusque dans les écrits de Marmontel et de Diderot dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. La réflexion qui est présentée ici poursuit donc chronologiquement celle qui est amorcée par Anne Duprat, mais elle comble également une lacune importante pour ce qui est de la tranche temporelle proposée. En effet, jusqu'à ce jour, la plupart des études consacrées à la notion de vraisemblance et à sa fonction de représentation de la fiction se concentrent sur la période du classicisme[38], dans la mesure où c'est aux théoriciens du XVIIe siècle que la vraisemblance doit sa pleine élaboration. Il était donc urgent de se demander ce que devient la théorie de la vraisemblance au siècle des Lumières, au moment où l'idéal classique se «désagrège» pour laisser place aux fondements de la modernité.

Outre le fait qu'il existe une véritable lacune de travaux portant sur la vraisemblance dans la théorie poétique au XVIIIe siècle, nous constatons avec Anne Duprat qu'à l'âge classique, il n'y a pas d'étude de la vraisemblance possible: il n'est d'étude que des vraisemblances. Vraisemblance empirique, diégétique ou pragmatique, selon Cécile Cavillac; vraisemblance ontologique, sociale et morale, selon Aron Kibédi-Varga; vraisemblance externe et interne, dans la distinction opérée par René Bray; ou encore vraisemblance comme motivation apparente de la logique du récit, comme l'a affirmé Gérard Genette. Ces différentes qualifications ont donc pour le moins le mérite de soulever la multiplicité des facettes de la vraisemblance, et dès lors, des niveaux différents de réflexion qu'elle implique.

Cette polysémie de la vraisemblance n'est pas un a priori des chercheurs: elle était réellement à l'œuvre à l'âge classique de façon plus ou moins consciente. Ainsi, Jan Herman[39] a relevé les différentes sortes de vraisemblances qui opèrent dans la poétique de Marmontel, et a montré comment elles s'entre-définissent. Hugh. M. Davidson[40] de son côté rejoint cette polyvalence de la notion dans ses remarques sur la poétique de Corneille et de d'Aubignac, qui eux aussi distinguent plusieurs niveaux de discussion à mesure qu'ils approfondissent leurs réflexions. Ces travaux confirment donc qu'il est non seulement licite, mais encore inévitable d'aborder le problème de la vraisemblance à l'âge classique comme un problème pluriel, à l'œuvre dès son origine dans les textes contemporains.

Une distinction efficace est établie par Cécile Cavillac dans son article «Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle» entre trois sortes de vraisemblance: empirique, diégétique et pragmatique. Le but de l'article est d'examiner plus avant la vraisemblance pragmatique, comprise comme le protocole de légitimation de l'acte de narration. «Jusqu'au XIXe siècle, la vraisemblance pragmatique constitue la pièce maîtresse et la condition nécessaire (mais non suffisante) de l'autorité fictionnelle, avant tout comprise comme autorité de la voix narrative.»[41] La vraisemblance a partie liée avec le problème de l'agrégation de la fiction: elle constitue un moyen pour faire recevoir la parole narrative. Autrement dit, elle détermine le bon fonctionnement de l'illusion par la mise en place d'un consensus préalable autour de l'illusion fictionnelle. Le plus souvent, note C. Cavillac, cette instauration du «pacte d'illusion consentie» a lieu dans le préambule métafictionnel, qui peut renvoyer à un prétendu hypotexte (par le procédé du manuscrit trouvé), ou déployer une série de procédés topiques dont la plupart concourent à l'établissement de l'autorité narrative. La fictionnalisation de la performance énonciative est l'une des fonctions essentielles de la préface romanesque, qui déploie diverses stratégies de légitimation du roman[42].

Outre la vraisemblance pragmatique, Cécile Cavillac relève une vraisemblance dite empirique et une vraisemblance diégétique. Cette dernière désigne «la cohérence de la mise en intrigue», tandis que la première est définie comme ce qui «porte sur la conformité à l'expérience commune, mesurée à l'aune de la raison et/ou de l'opinion»[43]. Cette définition trop sommaire indique que la vraisemblance empirique se situe sur le point de confrontation de l'œuvre et de sa réception – réception comprise non pas comme méta-critique d'un texte littéraire, mais comme «expérience commune» ou «usage», relevant d'une sorte de sensus communis. Cette sorte d'opinion générale ou doxa – d'où la vraisemblance tire son fonctionnement – est désignée par Julia Kristeva comme «le discours dit naturel», qui «n'est pas autre chose pour un temps que le bon sens, le socialement accepté, la loi, la norme»[44]. Le discours littéraire vraisemblable est donc une imitation, un reflet non pas du réel, mais du discours normatif. J. Kristeva distingue ainsi entre le vrai et le vraisemblable, le premier se mesurant entre le discours et le réel, le second vis-à-vis d'un autre discours:

On pourrait dire que le vraisemblable (le discours ‘littéraire') est un second degré de la relation symbolique de ressemblance. L'authentique vouloir-dire étant le vouloir-dire-vrai, la vérité serait un discours qui ressemble au réel; le vraisemblable, sans être vrai, serait le discours qui ressemble au discours qui ressemble au réel.[45]

Cette approche de la vraisemblance rend problématique le terme de vraisemblance empirique proposé par C. Cavillac, puisqu'il s'agit moins de rejoindre l'expérience du réel que l'opinion commune, qui est un phénomène discursif et non empirique. A. Kibédi-Varga emploie pour sa part le terme plus approprié de «vraisemblance sociale» pour désigner cette forme de vraisemblance, en s'appuyant sur la définition donnée par le père Rapin en 1674: «Le vraisemblable est tout ce qui est conforme à l'opinion du public»[46].

Or il est intéressant de noter que C. Cavillac réfère tant à l'opinion qu'à la raison pour définir la conception globale implicite et partagée d'une société de ce qu'elle appelle la vraisemblance empirique. Si les deux notions entretiennent une relation étroite, il est toutefois hâtif de les assimiler, comme le fait également Janet Morgan. Reprenant la définition de la vraisemblance sociale comme ce qui peut être représenté et jugé acceptable par «l'opinion et le sentiment ordinaire des hommes»[47], J.Morgan aboutit en effet au constat que «l'opinion» du public doit être entendue comme ce qui relève du «raisonnable»:

Il est évidemment raisonnable que le bon soit récompensé et le méchant puni (même si cela ne se passe pas toujours ainsi en réalité) et c'est le bien-fondé de cette croyance qui la rend acceptable pour le public, quelle que soit la preuve empirique du contraire. Derrière une telle vision se cache une perspective philosophique dans laquelle le raisonnable est universellement plus acceptable que l'empirique, même comme explication d'une expérience humaine.[48]

Ce qui est jugé acceptable par le public («l'opinion») est donc déterminé par le «raisonnable», terme corrélé à l'idée d'universalité, et placé en opposition aux phénomènes historiques et empiriques, qui ne relèvent pas toujours du «raisonnable»[49]. Or, il est remarquable que c'est à un exemple d'ordre moral qu'a recours J. Morgan pour illustrer la portée universelle de la «raison», sans qu'elle ne dissocie toutefois explicitement la raison et l'opinion. C'est ce que fera ici encore A.Kibédi-Varga dans la distinction qu'il opère entre une vraisemblance «sociale» et une vraisemblance «morale», recourant à la «Préface à l'Adone» de Chapelain, où il émet que «la poésie se sert de la vraisemblance, qui est un «instrument pour acheminer l'homme à la vertu.»[50]

Dans son article sur «La notion de vraisemblance chez les théoriciens français du classicisme», Patrick Garnier dénonce le soubassement idéologique qui fonde la «raison» classique à partir de l'opinion commune. Une lecture minutieuse des Sentiments de l'Académie française sur le Cid révèle que Chapelain entend par opinion la conception du monde du seul «public des gens raisonnables». La doctrine classique privilégie donc une certaine forme d'opinion, celle de la Raison tenue pour universelle. Le caractère idéologique de l'approche de l'art des théoriciens classiques apparaît précisément dans le fait qu'ils accaparent la diversité des opinions communes à partir de leur propre opinion, présentée comme celle des «gens raisonnables»:

est vraisemblable ce que les théoriciens définissent comme tel, puisqu'ils parlent au nom de la raison, et que l'opinion du public (du véritable public) ne saurait être contraire à la raison. Les théoriciens peuvent ainsi définir a priori ce qui est vraisemblable (ce qui sera cru par le public).[51]

Cette analyse perspicace de la vraisemblance comme outil idéologique de la doctrine classique s'appuie en grande partie sur celle fournie par Gérard Genette dans son article célèbre «Vraisemblance et motivation»[52], où il définit la vraisemblance comme un «corps de maximes» relevant d'une idéologie, «qui constitue tout à la fois une vision du monde et un système de valeurs.»[53] Jeffrey N. Peters s'attache à nuancer l'approche de G.Genette lorsque celui-ci qualifie la vraisemblance sociale d'idéologique[54]. Ce ne serait pas tant la conformité d'un événement particulier à une norme universelle que l'attribution d'une valeur universelle à une structure narrative particulière qui déterminerait l'idéologie de la théorie classique. En dissimulant le caractère arbitraire de la narration par l'établissement d'une vérité première, qui justifie les événements de la relation, la vraisemblance désigne la forme des comportements quotidiens auxquels devraient se conformer les lecteurs. De cette façon, des valeurs culturelles propres d'une époque sont prises pour des vérités transcendantes et universelles, en quoi réside le caractère idéologique de la vraisemblance[55].

La vraisemblance d'opinion est donc gouvernée par la vraisemblance de raison: autrement dit, à l'époque du classicisme, le phénomène hétérogène, mouvant et particulier de l'opinion ou doxa est «universalisé» par la Raison, qui n'est autre qu'une certaine forme d'opinion érigée comme dominante dans le système de pensée classique. Selon P.Garnier, l'exigence morale que réclament les théoriciens ne serait qu'un prétexte pour couvrir cette idéologie fondatrice du système. Or, A. Kibédi-Varga nous apprend à ce propos que le but moral de l'art est «appuyé par des considérations d'ordre rhétorique; pour ajouter foi à une fable, pour qu'il y ait vraisemblance, il faut que les méchants soient punis et les bons récompensés.»[56] La même portée «rhétorique» de la vraisemblance est soulignée par J. N. Peters: comme l'œuvre est avant tout destinée à un public, il va de soi que les considérations poétiques seront toujours émises en fonction de cette intentionnalité de l'œuvre à s'extérioriser.

Il importe donc de distinguer une «mise en récit» des événements, c'est-à-dire leur agencement à l'intérieur de l'intrigue, et leur effet sur le récepteur. Ce dernier concerne la vraisemblance rhétorique, tandis que le premier n'est autre que la vraisemblance diégétique qu'évoquait C. Cavillac, et qui a été analysée G. Genette dans son article «Vraisemblance et motivation», où il distingue entre la «motivation» et la «fonction» d'un récit. La vraisemblance est une logique apparente du récit qui motive la narration, mais cette logique motivante n'est qu'un camouflage des contraintes particulières qu'impose la narration ou la représentation[57]. La logique causale du récit, autrement dit, n'est qu'une justification apparente, dont le but est de camoufler la finalité réelle qui régit l'agencement des éléments du poème. Tzvetan Todorov résume les propos de G.Genette en définissant la vraisemblance d'une œuvre comme la façon dont celle-ci «essaie de nous faire croire qu'elle se conforme au réel et non à ses propres lois»[58]. C'est précisément la dimension sociale de la vraisemblance qui lui permet de fonctionner comme motivation du récit, dans la mesure où elle répond à la vision commune du monde qui fonde l'horizon d'attente du public par rapport à l'œuvre. Rappelons que cette vraisemblance sociale est de nature idéologique au classicisme: avec la vraisemblance sociale, la théorie classique fait du théâtre un lieu de propagation d'un ensemble de normes sociales.


4 Dimensions de la vraisemblance

Trois niveaux de pensée, trois dimensions de la vraisemblance se dégagent ainsi de la lecture des textes. Les trois dimensions de la vraisemblance que nous distinguons ne sont pas à juxtaposer, mais sont intimement liées et difficilement séparables. Elles se retrouveront tout au long des pages à venir et structureront l'ensemble de notre propos. Sans vouloir cloisonner les différents aspects de la vraisemblance, elles nous seront utiles pour comprendre son essence ainsi que son fonctionnement à l'âge classique. Précisons encore que ces trois dimensions de la vraisemblance se sont imposées à nous lors de la lecture des textes classiques, et ne sont donc pas des a priori que nous appliquons dans notre approche de l'époque classique. Elles répondent en même temps à trois grandes questions que l'on peut poser lorsque l'on aborde l'étude de la vraisemblance.

La première question porte sur l'essence, la nature de la vraisemblance en tant que notion. Elle touche à des considérations que l'on appellera ontologiques, qui concernent le mode d'existence de la vraisemblance. Ce seront les questions ontologiques qui nous amèneront à examiner l'esthèmè, le fondement philosophique de l'esthétique classique. Le contexte esthétique qui accueille la notion de vraisemblance lui confère sa pertinence au travers d'un réseau de plusieurs notions connexes. Nous étudierons les valeurs et les influences qui déterminent ensemble le concept de vraisemblance sans négliger la dimension diachronique.En effet, si le concept aristotélicien est réintroduit dans le champ de la théorie poétique en Italie au XVIe siècle, comme l'a montré A. Duprat dans Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction du Cinquecento à Jean Chapelain (1500-1670)[59], il n'atteindra sa position-clef dans la pensée esthétique qu'avec le classicisme français. Dans cette perspective diachronique, il sera pour nous moins important de reconstituer les différentes étapes de la transmission de la notion – cette étude a été faite par René Bray notamment[60] – que de voir comment la vraisemblance contribue à l'élaboration progressive d'un système hiérarchisé de concepts et de principes, au point d'en constituer à un moment donné la clef de voûte. Notre étude se focalisant en particulier sur le XVIIIe siècle, il s'agira surtout d'interroger dans quelle mesure cette hiérarchie et ce système se maintiennent ou au contraire se désarticulent. Il semble qu'une transformation de la manière dont la vraisemblance était perçue tient à une progressive désagrégation du système classique au siècle des Lumières[61].

La deuxième question concerne le niveau poétique. Celui-ci désigne la place et l'importance de la vraisemblance en tant qu'outil ou mécanisme de représentation de la fiction. Cette question nous amène donc à interroger le problème de la constitution d'une œuvre, de ses règles et de sa structure. Comment la vraisemblance assure-t-elle l'harmonie interne de l'œuvre? Dans quelle mesure la vraisemblance admet-elle l'introduction d'éléments surprenants, déroutants, nouveaux, comme le merveilleux, qui rompent avec l'attente ou l'opinion du public? Nous verrons que la vraisemblance est la toile de fond nécessaire à toute œuvre d'art, qui rend admissible les éléments ‘saillants' par leur insertion dans un univers intrinsèquement cohérent.

Enfin, à côté des questions touchant la nature de la vraisemblance, et son statut au sein d'une œuvre, il importe également d'étudier sa fonction. Quelle est son importance sur le plan de la relation entre l'œuvre et le récepteur de l'art? C'est le niveau que nous appellerons rhétorique, ce terme étant à entendre au sens large de la relation entre l'œuvre et le spectateur, et de l'effet que celle-là vise à obtenir sur celui-ci. Le rapport entre l'œuvre et le spectateur est constitutif de l'œuvre d'art. Or, on peut dire avec Tzvetan Todorov que «l'esthétique commence au moment précis où se termine la rhétorique»[62], c'est-à-dire au moment où, avec l'abbé Du Bos, l'œuvre d'art est de plus en plus pensée en termes d'intérêt plutôt que de régularité.

Pour mieux saisir les dimensions poétique et rhétorique de la vraisemblance, considérons l'exemple repris en épigraphe de notre introduction, extrait d'un roman de Zola. «L'œuvre» que le peintre Claude Lantier présente à son ami Sandoz provoque chez celui-ci une réaction d'incompréhension. Porte-parole du public, Sandoz émet que le sujet représenté sur la toile n'est pas vraisemblable. «Que font-elles là, ces femmes?», demande-t-il, ne saisissant pas le lien qui unit la représentation de la ville de Paris et des baigneuses. C'est parce qu'il ne comprend pas le rapport entre ces deux motifs que l'œuvre lui paraît invraisemblable. La vraisemblance se présente donc comme un principe qui assure la cohérence interne d'une œuvre, à partir de laquelle le spectateur peut entrer dans l'univers représenté. Nous trouvons ainsi les deux versants de la vraisemblance que nous distinguons selon notre approche poétique et rhétorique de la notion, ces deux dimensions étant inextricablement liées, et pourtant discernables. L'une, opérant au sein de l'œuvre même, comme une logique intrinsèque constitutive de tout univers de fiction; l'autre mesurée à l'aune du récepteur de l'œuvre, aux yeux duquel la constitution poétique de l'œuvre paraîtra concevable ou non, admissible ou non, selon que la logique représentée dans l'œuvre est conforme à son horizon d'attente telle qu'elle est déterminée par «l'expérience commune existentielle»[63] du public.

Ces trois dimensions de la vraisemblance formeront les trois grandes parties de ce livre. Dans la première partie (III), on examinera la vraisemblance en tant que notion dans la façon dont les dictionnaires et les textes poétiques et esthétiques des XVIIe et surtout XVIIIe siècles ont tenté de définir la vraisemblance – d'où son intitulé d'ontologie de la vraisemblance. Nous verrons qu'au lieu de construire une définition étanche, nous aboutirons à une constellation de problématiques qui toutes ensemble fondent la vraisemblance, et permettent de cerner la notion. C'est surtout à travers une tension constitutive avec le vrai, auquel elle ressemble et dont elle diffère en même temps, que s'élabore le sens de la vraisemblance, lui permettant de fonder l'autonomie du discours. Le vrai est du côté du réel, le vraisemblable du côté du discours, mais à l'âge de la mimèsis le discours ne cesse de vouloir refléter le réel tout en affirmant son autonomie. Une deuxième partie (IV) touchant des questions proprement poétiques de la vraisemblance se focalisera ensuite sur l'analyse de la théorie dramatique au XVIIIe siècle à travers l'examen de quelques écrits de Voltaire à propos de sa pièce Œdipe, ainsi que la critique poétique de Fréron qui porte sur une des pièces à portée polémique de Voltaire, Mahomet. Cette partie centrale nous permettra de creuser plus avant la question de la doxa classique dans la façon dont elle se redéfinit au XVIIIe siècle. Nous verrons que la vraisemblance, qui fonctionne comme une forme d'opinion construite dans la doctrine classique – celle des doctes –, se redéfinit dans la première moitié du XVIIIe siècle en «bon sens»: de consensus communis la vraisemblance se meut en sensus communis. Dans la troisième partie (V), nous étudierons plus précisément la façon dont le rapport entre l'œuvre d'art et le spectateur est pensée dans la théorie esthétique, et la question de l'illusion de l'art qui y est étroitement liée. Nous nous attarderons à montrer que la vraisemblance, traditionnellement conçue comme l'outil le plus puissant de l'illusion mimétique, est ici un moyen de mettre en valeur les procédés de l'art qui montrent l'œuvre comme artefact. L'œuvre réussie n'est pas tant celle qui fait illusion que celle qui est dite être «bien faite»: illusion et imitation ne sont pas pareilles.

Ces trois grandes parties sur la vraisemblance seront précédées d'une large partie introductive qui a pour but de retracer la théorie classique du XVIIe siècle à partir du texte clé du père Rapin, les Réflexions sur la Poétique d'Aristote. Nous verrons que la notion se situe au plus profond de la pensée du classicisme et qu'elle sous-tend l'ensemble des préceptes de l'art. C'est avec le classicisme, en effet, que la vraisemblance est portée à son apogée et c'est par rapport à elle que le XVIIIe siècle devra se situer. L'avantage de cette large introduction consistera en outre à présenter au lecteur les trois niveaux de pensée (ontologique, poétique, rhétorique) et la façon dont ils se tiennent dans la constitution même de la doctrine classique.

L'itinéraire de lecture proposé permet de montrer en filigrane le déplacement progressif que nous croyons déceler dans la pensée classique d'une prééminence ontologique de la vraisemblance – conçue comme un modèle idéal, exemplaire et général – vers l'émergence d'une esthétique qui prend en considération la part du spectateur dans le jugement d'une œuvre, et accentue la dimension rhétorique de la vraisemblance. Ainsi, entre l'introduction entièrement consacrée à la vraisemblance au classicisme, et la dernière partie qui examine le rapport entre l'œuvre et le spectateur dans la théorie esthétique, tout un trajet a lieu qui a pour but d'expliquer le déplacement de perspective qui se fait jour au cours du XVIIIe siècle.


Nathalie Kremer (Maître de conférence à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3)


[1]É. Zola, L'Œuvre, Paris, Presses Pocket, 1992, p.287

[2]La Pratique du théâtre, Alger, J.Carbonel, 1927, livre II, chap.2, p.76.

[3]Voir ci-après notre état de la question pour un relevé des études actuelles, moins nombreuses qu'on pourrait le penser, qui se sont consacrées directement au problème de la vraisemblance.

[4]Dédicace «À Monsieur P. T. N. G.», Médée (1639), in: Œuvres complètes I, éd. par Georges Couton, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1980, p.536.

[5]Poétique de l'opéra français. De Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, «Voies de l'histoire», 1991, p.61.

[6]Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, édition critique par Jean-Rémy Mantion, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1989, «Préface», p.73.

[7]Notre démarche diffère donc de l'entreprise de Fiona McIntosh par exemple, qui étudie la vraisemblance comme mécanisme de narration intrinsèque à l'œuvre romanesque dans son livre La Vraisemblance narrative en question (Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002). L'auteur étudie les romans de Walter Scott et de Barbey d'Aurevilly.

[8]Poétique de l'opéra français, op. cit., p.29. Le terme est issu de la fusion de ceux d'esthétique et d'épistémè.

[9]Nous consulterons l'édition originale des Réflexions sur la Poetique d'Aristote, et sur les ouvrages des Poetes anciens & modernes, qui paraissent à Paris chez F. Muguet en 1674, et la confronterons occasionnellement à la seconde édition de l'année suivante.

[10]Nous travaillerons sur l'édition soignée par Dominique Désirat (Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, coll. «Beaux-arts histoire», 1993), fondée sur l'édition posthume des Réflexions (Paris, Pissot, 1755) qui est la plus complète.

[11]Nous étudierons surtout l'édition critique fournie par Jean-Rémy Mantion (op. cit.), qui reprend la troisième édition – et la plus achevée – du texte, publiée du vivant de Batteux (Paris, Saillant et Nyon, 1773).

[12]Voir Carole Talon-Hugon, L'Esthétique, Paris, PUF, «Que sais-je?», 2004.

[13]Esthétiques du XVIIIe siècle. Le modèle français, Paris, Philippe Sers, 1990, p.12. JohnC.O'Neal situe également chez DuBos l'amorce d'un nouvelle esthétique en France, fondée sur la psychologie et la perception, dans son article «Esthétique et épistémologie sensualiste», Dix-huitième Siècle: Sciences et esthétique 31 (1999), p.77.

[14]L'âge classique, qui est «l'ère des dictionnaires» et des encyclopédies, voit dans l'alphabet «une réponse à l'impossibilité ou du moins à la grande difficulté d'opérer une synthèse» (Béatrice Didier, Alphabet et raison. Le paradoxe des dictionnaires au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996, p.4).

[15]Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Didier, 1970, p.134.

[16]Cinq leçons sur Diderot, préface de Jean Pommier, Genève, Droz et Paris, Minard, 1959, p.99-100.

[17]Le Pluriel du beau. Genèse du relativisme esthétique en littérature. Du singulier au pluriel, Metz, Centre de Recherche Littérature et Spiritualité, 1991, p.192.

[18]Dans son article «Die Wandlung des Nachahmungsbegriffs in der französischen Ästhetik des 18. Jahrhunderts», in: Nachahmung und Illusion, éd. par H.R. Jauss, München, Wilhelm Fink Verlag, 1969, p.33 et 34. C'est également ce que souligne Alain Ménil à propos de Diderot: «Le refus du classicisme va donc de pair avec une étonnante réassimilation de celui-ci. Aussi doit-on prêter un œil attentif aux emprunts que multiplie Diderot à cette tradition. Ainsi, Boileau, qui en fait si souvent les frais: Diderot le cite, explicitement ou non. Une objection de Diderot semble-t-elle prendre appui chez ce même Boileau […] que l'analyse qui suit prépare à d'importants réaménagements des principes classiques.» (Diderot et le drame. Théâtre et politique, Paris, PUF, «Philosophies», 1995, p.50)

[19]«Die Unterschiede in der Auffassung der Natur treten klarer zu Tage; sie betreffen vor allem den Begriff der schönen, allgemeinen, universalen oder typischen Natur. Im Gegensatz dazu werden das zeitlich oder örtlich Begrenzte, das Individuelle und Konkrete, das Nicht-Repräsentative, ja das Unedle und Unschöne als nachahmungswürdig anerkannt.» (Dieckmann, loc. cit., p.33, notre traduction). De même, la notion de «raison» subit un changement au cours de l'âge classique. Si pour les théoriciens du classicisme elle incarne la régularité d'un poème, elle sera redéfinie au XVIIIe siècle comme la manifestation de l'esprit géométrique, comme en est conscient Voltaire (Raymond Naves, Le Goût de Voltaire, Paris, Garnier, 1938, chap.1).

[20]Au XVIIe siècle nous entendons Chapelain louer la raison en vertu de la régularité et de la décence dans un poème: «il ne suffirait pas que les pièces de théâtre plussent pour être bonnes, si le plaisir qu'elles produiraient n'était fondé en raison et si elles ne le produisaient par les voies qui le rendent régulier […]; comme dans la musique et dans la peinture on ne dirait pas que toute sorte de concerts et de tableaux fussent bons, quoiqu'ils plussent au vulgaire, si toutes les règles de ces arts n'y étaient observées et si les experts qui en sont les vrais juges ne confirmaient par leur approbation celle que le commun leur aurait donnée.» (Les Sentiments de l'Académie française sur la tragi-comédie du Cid, in: Opuscules critiques, éd. par Alfred C. Hunter, revu par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007, p.284).

[21]Par «nouvelle» faculté, nous n'entendons pas que la notion soit inexistante avant le XVIIIe siècle. Chez Pascal par exemple, le goût figure déjà de critère esthétique principal, fonctionnant de façon analogue au sentiment en matière de religion, comme le fait remarquer Jules Brody («Platonisme et classicisme», in: Lectures classiques, Charlottesville, Rookwood Press, 1996, p.9). Jacqueline Lichtenstein discute amplement de l'importance que joue le «goût» au XVIIe siècle, comme faculté de «discernement» vif et subtil du sensible. Cette intelligibilité des phénomènes perd son fondement métaphysique (cartésien) au courant du XVIIe siècle, pour privilégier une sensibilité des sens plutôt que la raison abstraite (La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l'âge classique, Paris, Flammarion, 1999, p.17 sq.). C'est de cette faculté sensible que s'empare le XVIIIe siècle. Ce qui nous permet de parler de la montée de la catégorie du goût, c'est le renforcement intense d'une telle «psychologisation» de l'art, telle qu'elle est évoquée par Münch ci-dessus, et que constatent les historiens de la littérature.

[22]«Aux dernières limites du monde intelligible, disait Socrate, est l'idée du Bien, qu'on aperçoit avec peine, mais qu'on ne peut apercevoir sans conclure qu'elle est la cause universelle de tout ce qu'il y a de bien et de beau; que dans le monde visible, c'est elle qui a créé la lumière et le dispensateur de la lumière; et que dans le monde intelligible, c'est elle qui dispense et procure la vérité et l'intelligence, et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse» (Platon, La République, 517c).

[23]Art.85: «De l'agrément et de l'horreur», in: Œuvres et lettres de Descartes, éd. par André Bridoux, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1953, p.735.

[24]Ibid.

[25]Selon l'analyse de W.Folkierski, qui montre comment Crousaz part d'un point de vue cartésien («On a donc une idée du Beau […] Les sentimens, sur tout, qui l'accompagnent s'emparant de l'attention, ne lui permettent pas de s'arrêter assez sur cette idée pour la remarquer bien distinctement. Par là elle demeure vague et reste dans une confusion qui donne lieu à une infinité de mal entendus», Jean-Pierre de Crousaz, Traité du beau, Paris, Fayard, 1985, p.20), pour tenter ensuite d'instaurer la compatibilité entre le sentiment et la raison, en émettant ce principe fondamental pour la nature du goût: «Tout ce donc qui faisant impression sur les organes de nos sens, quand ils ne sont point dérangés, donne lieu à des sentiments agréables, est fait et agit d'une manière dont l'idée nous plairait déjà par elle-même, si nous en avions la connaissance» (Traité du beau, Amsterdam, 1715, p.64, cité par Wladyslaw Folkierski, Entre le Classicisme et le Romantisme. Étude sur l'esthétique et les esthéticiens du XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1969, p.38).

[26]Marc-Antoine Laugier et Charles-Nicolas Cochin, Maniere de bien juger des ouvrages de peinture, Paris, Jombert, 1771, p.47-48.

[27]Batteux définit le goût comme «une connaissance des règles par le sentiment» (Beaux-Arts réduits à un même principe, op. cit., II, chap.6, p.137). De même, Crousaz conçoit le goût comme un «sentiment» qui anime le spectateur plus instantanément que la raison devant une belle œuvre d'art: «Le bon goût nous fait d'abord estimer par sentiment ce que la raison aurait approuvé, après qu'elle se serait donné le temps de l'examiner assez pour en juger sur de justes idées» (Crousaz, op.cit., p.68, cité par W.Folkierski, op. cit., p.39).

[28]La critique moderne a tendance à négliger ce texte fondateur, comme le regrette Marc-Mathieu Münch: «C'est [DuBos] qui a su penser d'abord une esthétique fondée sur l'émotion; c'est lui qui a inspiré, plus ou moins, toute la poétique sensible du XVIIIe siècle. La critique moderne ne lui rend pas justice, on s'en doute. À part la thèse de Lombart, en 1913, et les articles de B.Munteano, les chercheurs français ont négligé son œuvre.» (Le Pluriel du beau, op. cit., p.44)

[29]Ibid.

[30]Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, op. cit., II, s.22, p.276.

[31]Ibid., II, s.24, p.289, nous soulignons.

[32]Pierre-Charles Lévesque, article «Intérêt», in: Claude-Henri Watelet et id., Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, L.F.Prault, 1792, t.III, p.172, nous soulignons.

[33]Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, op. cit., I, s.7, p.20. Pour échapper à l'ennui de l'existence, l'homme recherche des plaisirs dans l'art, où «l'âme se livre aux impressions que les objets étrangers font sur nous et c'est ce qu'on appelle sentir» (I, s.1, p.3).

[34]Ibid., II, s.43, p.146, nous soulignons.

[35]Deux numéros spéciaux de revues (Communications en 1968 et la Revue des Sciences Humaines en 2005), un ouvrage collectif sur la vraisemblance au XVIIe siècle (M.Baschera et al., éds., Vraisemblance et représentation au XVIIe siècle, 2004) et une vingtaine d'articles traitant directement du sujet (voir bibliographie).

[36]La Formation de la doctrine classique en France, Paris, Nizet, 1951, p.191.

[37]Paris, Honoré Champion, 2009.

[38]La plupart des études consacrées aux périodes qui suivent le XVIIe siècle se concentrent essentiellement sur la vraisemblance en tant que procédé de narration intrinsèque à l'œuvre romanesque, voir par exemple les travaux de E.F.Sterling pour le XVIIIe, et F.McIntosh pour le XIXe siècle (G.I.Colipca, The Ways of the Novel: or, the Quest for Verisimilitude in the Eighteenth-Century French and English Novel, thèse soutenue à l'Université de Leyde, 2005); F.McIntosh, La Vraisemblance narrative en question, op. cit.)

[39]J.Herman, «‘De quelle utilité peut-être le mensonge?' Ou le dilemme du roman», in: Marmontel. Une rhétorique de l'apaisement, études réunies et présentées par Jacques Wagner, Louvain-Paris, Peeters, p.21-34.

[40]H.M.Davidson, «La vraisemblance chez d'Aubignac et Corneille. Quelques réflexions disciplinaires», in: L'Art du théâtre. Mélanges en hommage à Robert Garapon (1992),textes réunis et publiés par Yvonne Bellenger, Gabriel Conesa et al., Paris, PUF, 1992, p.91-100.

[41]«Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle», in: Poétique 101 (1995), p.25.

[42]Les argumentations des préfaciers qui s'articulent autour d'une série de topoi, répondant à un protocole pragmatique de vraisemblabilisation du récit, ont fait l'objet d'une étude collective dans Jan Herman, Mladen Kozul, Nathalie Kremer, Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2008.

[43]C. Cavillac, «Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle», loc.cit., p.44.

[44]«La productivité dite texte», in: Sémiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, «Points», 1969, p.151.

[45]Ibid., p.150 (les italiques sont de J. Kristeva).

[46]Les Poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, p.38.

[47]«The meanings of vraisemblance in French Classical theory», in: Modern Language Review 81 (1986), p.295. Morgan cite l'abbé d'Aubignac, mais elle pourrait aussi bien se référer à Chapelain, La Mesnardière ou Rapin.

[48]«It is evidently reasonable for the good to be rewarded and the wicked punished (even if in practice this does not always happen) and it is the reasonableness of the belief which renders it acceptable to an audience, whatever the empirical evidence to the contrary. Behind such a view lies a philosophical perspective in which the reasonable is still more universally acceptable than the empirical, even as an account of human experience.» (Ibid., p.303, notre traduction)

[49]Le terme de vraisemblance empirique apparaît donc tout à fait inapproprié pour qualifier la vraisemblance dont il est question ici, puisque le rapport entre l'opinion et la raison se définit par opposition à ce qui est empirique. Nous adopterons donc désormais le terme de ‘vraisemblance sociale' proposé par A. Kibédi-Varga.

[50]Les Poétiques du classicisme, op. cit., p.38.

[51]Patrick Garnier, «La notion de vraisemblance chez les théoriciens français du Classicisme», in: Annales de Bretagne 83 (1976), p.58.

[52]In: Communications 11 (1968): Recherches sémiologiques: le vraisemblable, p.5-21; Figures II, Paris, Seuil, 1969, p.71-99.

[53]Figures II, Ibid., p.73.

[54]«Ideology, culture and the threat of allegory in Chapelain's theory of ‘La Vraisemblance'», in: Romanic Review 89: 4 (1998), p.493: «c'est moins l'adhérance de la vraisemblance à un corps de normes sociales que l'attribution d'une valeur essentielle à une structure narrative soigneusement organisée, identifiée par Genette et exemplifiée par le texte de Chapelain, qui caractérise l'idéologie dix-septiémiste.» («it is rather less the adherence of la vraisemblance to a body of social norms than the attribution of essential value to a carefully organized structure of narration, identified by Genette and exemplified by Chapelain's texte vraisemblable, that characterizes a basic seventeenth-century version of ideology», notre traduction)

[55]«Si la vraisemblance représente une forme d'idéologie dix-septiémiste, ce n'est peut-être pas parce que l'opinion du public gouverne la fonction du texte comme l'affirme Genette, mais parce qu'elle suppose une structure culturelle du récit qui pousse le public à prendre des événements contingents pour des vérités universelles.» «If la vraisemblance represents a seventeenth-century form of ideology, it is perhaps not because «l'opinion du public» merely governs its function as Genette proposes, but because it postulates a structure of cultural narrative that causes social actors to misapprehend contingent events as universal truths.» (Ibid., p.502, notre traduction)

[56]Poétiques du classicisme, op. cit., p.38, nous soulignons.

[57]Cette sorte de vraisemblance est ce que l'abbé d'Aubignac appelait la «couleur» du poème: la causalité apparente des événements représentés, qui s'offrent au regard du spectateur comme une suite logique d'événements découlant les uns des autres.

[58]«Introduction», in: Communications 11 (1968), p.3: «le vraisemblable est le masque dont s'affublent les lois du texte».

[59]Paris, Honoré Champion, 2009.

[60]Formation de la doctrine classique, op. cit. Plus récemment, Annie Becq retrace les différentes étapes de l'esthétique classique en général dans la Genèse de l'esthétique française moderne. De la Raison classique à l'Imagination créatrice. 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1984; rééd. 1994.

[61]Remarquons que pour A. Kibédi-Varga, de qui nous empruntons le terme d'«ontologique» («La vraisemblance – problèmes de terminologie, problèmes de poétique», in: Critique et création littéraires en France au XVIIe siècle, Paris, Publications du CNRS, 1977, p.325-336), cette sorte de vraisemblance correspond dans la doctrine classique à «une idée parfaite du vrai»: la vraisemblance s'oppose à un vrai conçu comme particulier, historique, factuel, et qu'elle améliore en la perfectionnant. Nous nous écarterons toutefois de cette acception spécifique dont Aron Kibédi-Varga investit le terme de vraisemblance ontologique, en reprenant le sens propre d'ontologique, c'est-à-dire ce qui touche à la nature de la vraisemblance en tant que notion, à ce qui la définit. L'idée classique de la «perfection» de la vraisemblance n'en est alors qu'un mode d'être, parmi d'autres possibles.

[62]Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p.141. Ce propos n'est évidemment pas à prendre au pied de la lettre. On sait que la rhétorique sous-tendait la poétique et l'esthétique à l'âge classique. Mais la scission de plus en plus incontournable entre une rhétorique scolastique, réduite à une «botanique des figures» (pour emprunter l'expression éloquente lancée par Paul Ricœur dans La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p.15), et une «rhétorique des passions», qui vise l'émotion et la persuasion du cœur auprès du public, comme l'a montré Jean-Paul Sermain dans «Le code du bon goût (1725-1750)», in: Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne, 1450-1950, dir. par Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, p.879-943), mène au rapprochement de la rhétorique et de l'esthétique, à partir de la finalité commune de movere.

[63]Terme proposé par Selma Zebouni dans son article «Classicisme et vraisemblance», in: Papers on French XVIIth-century Literature 8 (1977-‘78), p.73.



Nathalie Kremer

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2012 à 11h55.