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Introduction à Ecrire ses mémoires au XXe siècle, par Jean-Louis Jeannelle, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées", 2008. Cet extrait est ici publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Compte rendu dans Acta Fabula: Vitalité des Mémoires au XXe siècle, par Marc Hersant.



Vies mémorables


Que faire de nos souvenirs? Nous sommes aujourd'hui victimes d'un trop-plein de mémoires. De mémoires au masculin et au féminin, au singulier et au pluriel. Mémoire artificielle, qui fournit à nos sociétés des capacités de stockage jusqu'alors inégalées, mais pose des problèmes d'exploitation. Mémoire institutionnalisée par des pratiques sociales de commémoration et d'éducation au souvenir. Ou encore mémoires collectives, servant de prothèse identitaire à des associations, des communautés, des collectivités. Toutes font l'objet d'un constant souci d'organisation et de perfectionnement. Située au croisement des préoccupations convergentes de disciplines comme l'anthropologie, la sociologie, l'histoire, la psychologie, et la littérature, la mémoire est devenue, dans la terreur de l'oubli, le mode privilégié de notre rapport au passé. «Memoires, au pluriel. Trop de mémoires[1]»: les musées se multiplient, nous sollicitons en permanence les témoignages, nous entretenons de manière compulsive le rappel d'événements historiques et sommes saisis d'une frénésie de patrimonialisation.

Jusqu'à l'hypertrophie. Une hypertrophie d'informations, de cérémonies, d'institutions, qui risque d'aboutir à une atrophie de la mémoire contemporaine, peu à peu vidée de son sens. Instrumentalisée par les pouvoirs ou les groupes de pression, celle-ci devient un enjeu essentiel dans la maîtrise de ce qui nous lie les uns aux autres et nous relie au passé. Sous l'effet de la prolifération des métaphores faisant de n'importe quelle entité (monument, association ou espace de vie) un «lieu de mémoire», la mémoire se voit peu à peu dépersonnalisée: nous y voyons désormais moins une activité assignable qu'un ensemble exponentiel de pratiques et d'objets culturels.

Au cœur de cette explosion de mémoires, une absence notable: celle du genre des Mémoires[2].

Bien qu'ils contribuent massivement à l'engouement mémoriel, les Mémoires contemporains font l'objet d'un désintérêt critique qui frappe par son unanimité. Certes, la tradition qui s'étend de Commynes à Chateaubriand constitue un corpus classique unanimement révéré: les études d'Yves Coirault, d'André et Simone Bertière ou de Marc Fumaroli en ont confirmé l'importance. Rien d'équivalent, cependant, pour les textes publiés après les Mémoires d'outre-tombe. Tout porte à croire que la source s'est tarie après la mort de l'Enchanteur et qu'à la suite de son œuvre somme, le genre s'est figé sous une forme sclérosée. Cette tradition littéraire aux lettres de noblesse anciennes était un trésor national et le véhicule naturel des Vies monumentales; elle n'est pas loin, aujourd'hui, d'apparaître comme un modèle empesé et anachronique, dont on n'attend plus d'évolution formelle. Subsistent bien quelques textes dignes de la tradition (au premier rang desquels les Mémoires de guerre du général de Gaulle), mais cela ne suffit pas à inverser, à nos yeux, une tendance inéluctable qui a peu à peu conduit à déporter ce genre vieux de cinq siècles aux marges de la littérature, au point d'en faire une sorte de passage obligé pour les hommes politiques et les personnalités médiatiques en cours ou à court de carrière.

Nous nous sommes habitués à l'idée que les ressources narratives, historiographiques et esthétiques de la tradition mémoriale se soient progressivement épuisées et que cette dernière ait cédé la place à d'autres modèles mieux adaptés. Quelques décennies après avoir connu leur apogée durant la première moitié du xixe siècle, les Mémoires n'ont-ils pas été exclus des deux domaines d'exercice auxquels ils appartenaient jusqu'alors de plein droit, l'histoire et la littérature? Dans la continuité de la révolution historiographique et institutionnelle menée par l'école méthodique, les historiens de l'école des Annales ont, en effet, hâté la spécialisation du savoir sur le passé et, corrélativement, le rejet des facilités narratives et rhétoriques qu'autorisaient les formes plus traditionnelles du récit historique. L'apport massif d'outils empruntés aux sciences sociales a déprécié le recours aux Mémoires, jugés bien trop partiels et partiaux: ceux-ci sont désormais apparus comme de simples mémoriaux que les grands de ce monde élèvent à leur gloire, le parangon d'un type d'histoire trop conforme aux goûts les plus populaires – linéarité chronologique sommaire, intérêt pour l'anecdote biographique ou restriction de l'Histoire aux sphères du pouvoir militaire, politique et diplomatique. À ces monuments, on préféra l'exploitation systématique de données démographiques, économiques ou sociales. Utilisés à l'occasion comme mines d'informations, mais souvent disqualifiés au profit de documents exempts de visée apologétique, les Mémoires ont ainsi perdu l'une de leurs principales sources de légitimité. De même ont-ils progressivement été écartés du domaine de la littérature: alors qu'ils occupaient jusque-là une place élevée dans le système des genres, les Mémoires ont peu à peu subi la rude concurrence de l'autobiographie, qui a mis bien du temps à s'imposer en France en tant que catégorie générique mais s'est, en revanche, rapidement développpée en tant que modèle d'écriture au xxe siècle, au point de devenir l'archétype quasi exclusif de tout récit de soi, le quatrième genre, à côté du roman, de la poésie et du théâtre. Les Mémoires, autrefois très prisés, ont alors perdu leur prestige esthétique, victimes de l'évolutionnisme propre à la théorie des genres. Aussi les innombrables récits des siècles classiques sont-ils apparus comme un simple préalable à l'émergence progressive du modèle autobiographique – la préhistoire des écrits personnels, en quelque sorte. Si les grands mémorialistes des siècles passés suffisent, autrement dit, à légitimer l'existence du genre, c'est sous sa forme historique que celui-ci perdure à nos yeux, désormais privé de toute fécondité.


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La cause semble entendue: le modèle mémorial ne correspond plus ni aux conditions de représentation de l'Histoire ni aux conditions d'expression de soi qui prévalent aujourd'hui. Du moins pourrait-on le croire à parcourir les études sur les écrits à la première personne. Mais à tort, car – et la présente enquête part de ce simple constat – les Mémoires ont abondé de Chateaubriand à nos jours. Alors que nos outils critiques s'ajustent idéalement aux récits de vie personnelle ou minuscule (désir d'introspection, confessions de plus en plus poussées, biographies d'anonymes), force est de constater, à considérer l'ensemble des écrits à la première personne au xxe siècle, que les récits de vie mémorable ou majuscule en constituent la majeure partie. Certes, il n'existe pas de bibliographie couvrant l'ensemble du siècle et des textes considérés. Mais que l'on ouvre l'inventaire de Susan Dolamore, French Autobiographical Writing, 1900-1950: une très grande partie des textes dénombrés y ressortissent au genre des Mémoires. Aujourd'hui encore, les Français prennent la plume afin de se faire les témoins d'expériences de valeur historique, des maisons d'édition comme Plon, Laffont ou Fayard accordent à ce genre une place importante dans leur catalogue, et il est fréquent que la publication de Mémoires domine l'actualité, qu'il s'agisse d'un succès d'estime ou d'un succès de scandale. Il ne s'est, en réalité, jamais produit de véritable solution de continuité et l'on note même au cours de la seconde moitié du xxe siècle un engouement assez semblable à celui des témoins de la Révolution et du règne de Napoléon. Il est vrai que les textes publiés représentent une forme d'écriture de l'histoire bien moins prisée qu'elle ne le fut entre 1820 et 1840, mais ceux-ci n'en restent pas moins significatifs: si les Mémoires ne sont plus une forme de récit personnel adéquate à notre époque, comment expliquer que le genre ait ainsi perduré tout au long du siècle et que nos contemporains y soient aussi attachés que leurs aïeux?

À vrai dire, ces données quantitatives ne sont pas tout à fait inconnues. Dans son étude sur les Mémoires d'État, Pierre Nora note à plusieurs reprises que notre époque est grande consommatrice de Mémoires. Ces textes ne sont pourtant à ses yeux que l'écume de sociétés démocratiques qui multiplient les prises de discours, banalisent la chronique de l'histoire et font «à chaque personnalité politique l'obligation quasi éditoriale de fin de carrière de rédiger sa part de vérité[3]». Longtemps, l'histoire, la mémoire et la nation se sont confondues au point de paraître indissociables et de fournir un héritage idéologique et culturel auquel s'identifiaient les Français. Le maître d'œuvre des Lieux de mémoire prend acte, dans son article, de ce goût manifeste pour les récits où un individu inscrivait le parcours de son existence dans l'epos national. C'est ce phénomène d'imprégnation qui a, de nos jours, laissé place à une distance critique: l'histoire est devenue une science et le passé national, autrefois vécu de l'intérieur, n'est plus accessible que par la médiation d'archives ou de pratiques commémoratives. Avec Chateaubriand – et le général de Gaulle, exception dont il souligne le caractère anachronique –, Pierre Nora clôt la tradition des Mémoires, organiquement liée à une conception datée de l'État et de l'Histoire: «La notion même de “Mémoires de l'histoire de France” s'est dissoute, émiettée jusqu'à l'épuisement dans l'au jour le jour de la politique.» L'Histoire s'est précipitée, le récit du pouvoir s'est vidé de sa substance et les textes sont devenus une chronique de type journalistique; tout s'achève sous le signe de la dilatation de la mémoire contemporaine. Élevés au rang de symbole national, les Mémoires se voient étroitement circonscrits.

L'argument rend parfaitement compte de deux phénomènes notables. D'une part, l'évolution du mode d'établissement des faits historiques et la dissémination des récits du pouvoir: les Mémoires ne peuvent plus prétendre livrer un accès privilégié à la scène des événements collectifs et doivent s'incliner devant les moyens dont dispose l'historiographie contemporaine; il en résulte un éparpillement des récits politiques, diplomatiques ou militaires. D'autre part, la standardisation manifeste des textes rédigés le plus souvent par des professionnels, dans la continuité des pratiques de teinture au xixe siècle[4]: ces ouvrages réduisent le parcours d'une vie à un ensemble de recettes. Une telle explication reste, néanmoins, insuffisante. L'ampleur et la variété du corpus considéré sont telles qu'on ne saurait se contenter de souligner leur déclin historiographique et littéraire ou leur forme stéréotypée. L'activité des mémorialistes a certainement évolué, mais elle n'a ni diminué ni changé sur le fond. Les catégories sociales, les pratiques d'écriture, les enjeux politiques et historiques ne sont plus les mêmes qu'à l'époque classique, mais les récits publiés n'en constituent pas moins une mémoire en exercice portant sur des événements d'intérêt collectif, contribuant à part entière aux processus contemporains de remémoration et de commémoration. De plus, les Mémoires au xxe siècle comptent des représentants si illustres (Charles de Gaulle, André Malraux, Simone de Beauvoir, Élie Wiesel, pour n'en citer que quelques-uns) qu'il devient difficile de n'y voir à chaque fois qu'une réussite ponctuelle et isolée. De tels textes ne sont-ils que les avatars d'une tradition morte au siècle dernier, les chefs-d'œuvre issus, de manière imprévisible, d'un modèle de récit figé, sans aucune mesure avec la riche tradition française qui s'étend de Commynes jusqu'à Chateaubriand?

Tel est bien le statut particulier du genre des Mémoires aujourd'hui: son identité – identité pratique, permettant de désigner et de classer, et identité critique, objet de commentaires – semble s'être peu à peu évanouie, alors même qu'il fait preuve d'une indéniable vitalité. C'est que les textes ne sont, en réalité, pas lus. Là où l'on ne voit d'ordinaire qu'un moyen pratique pour les puissants de revaloriser leur image publique, j'ai découvert des œuvres qui, loin d'appartenir à la préhistoire de l'autobiographie ou de se limiter à la peinture d'événements publics, constituent l'une des deux grandes formes de récits de soi disponibles. Si l'autobiographie est le récit que «quelqu'un fait de sa propre existence, quand il met l'accent principal sur sa vie individuelle», selon la formule de Philippe Lejeune, les Mémoires, quant à eux, sont le récit d'une vie dans sa condition historique: un individu y témoigne de son parcours d'homme emporté dans le cours des événements, à la fois acteur et témoin, porteur d'une histoire qui donne sens au passé. L'autobiographie rend compte de ce qui distingue un sujet, c'est-à-dire d'une identité telle qu'elle s'est peu à peu construite dans un contexte familial et social donné; les Mémoires attestent une vie dans sa dimension publique et collective: trajectoire dont on reconstitue la cohérence générale (origines, formation, engagements, tournants), regard porté sur une période historique circonscrite (guerre, crise nationale, génération), peinture d'une action, politique, militante ou professionnelle, ayant conduit son auteur à se tenir au cœur des conflits d'une époque donnée. Les Vies majuscules constituent bien au xxe siècle un genre à part entière; elles représentent à la fois un modèle narratif où la mémoire peut prétendre exercer une ambition historiographique et un archétype littéraire qui connaît une évolution distincte de l'autobiographie, mais d'égale importance: celui des récits égohistoriques[5].

L'invisibilité critique des Mémoires contemporains mérite d'être remise en question et, avec elle, l'idée que nous nous faisons de l'évolution mais aussi de la distribution des écrits à la première personne: au modèle téléologique aujourd'hui dominant, j'aimerais opposer la description d'un continuum des écritures à la première personne dont les récits autobiographiques et les récits égohistoriques constituent les pôles opposés.


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Quel sens exact faut-il, toutefois, donner au terme «Mémoires»? Son usage est loin d'être stable et tout critère permettant d'en préciser la portée paraît arbitraire. Convient-il d'opter pour une définition posée a priori ou de s'en tenir à la seule mention du titre? Doit-on privilégier l'appartenance de l'auteur aux sphères sociales traditionnelles des officiers, des aristocrates ou des hommes politiques? Les œuvres célèbres et les textes auto-édités peuvent-ils être confondus? Les cas de mixité générique nécessitent-ils d'être pris en compte ou écartés au nom d'un idéal de pureté des genres? Impossible d'apporter une solution à ces difficultés sans prendre la mesure de ce qui s'est publié. Au sein des récits de soi, les Mémoires se distinguent par leur nombre et par leur variété; il s'agit précisément de saisir à bras le corps une telle masse. Cette réflexion sur le genre s'est donc nourrie de la lecture d'un très grand nombre de textes: une traversée des écrits à la première personne, mais aussi des frontières entre le champ du littéraire et tout ce qui l'excède, les mémorialistes ayant a priori à se prévaloir moins de leurs compétences stylistiques que de leur statut social, politique ou historique, toutes qualités parfaitement exogènes à l'ordre du littéraire. On jugera peut-être que la consultation des textes les plus ordinaires représentait une perte de temps; j'ai considéré que l'inscription des Mémoires aux limites de la littérature constituait l'une de leurs principales caractéristiques et qu'il ne suffisait pas de s'en tenir à l'examen attentif de quelques œuvres choisies[6].

Furetière écrivait à la fin du xviie siècle à propos du substantif masculin pluriel «Mémoires»: «Se dit des Livres d'Historiens, écrits par ceux qui ont eu part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie ou leurs principales actions». C'est sur cette définition, simple et toujours valable, que je m'appuierai afin de saisir les Mémoires en tant que phénomène éditorial se déployant sur le long terme. Cet inventaire s'inscrit, à son tour, dans un contexte historique plus large: l'écriture mémoriale obéit, en effet, à la double influence de l'actualité et des usages socioculturels de la mémoire, à la fois comme faculté individuelle de remémoration (usage mnémonique) et comme processus collectif de sollicitation du passé (usages mémoriels). Les textes évoqués, quelle que soit leur valeur, ne se distinguent jamais du cadre social, culturel et historique dont ils sont extraits et auquel ils renvoient; ils dépendent du cours des événements et participent, en tant que pratique d'écriture, à l'évolution des usages de la mémoire, dont l'étude a été amorcée par Richard Terdiman et Harald Weinrich[7]. L'articulation de ces trois niveaux – production mémoriale, contexte historique, usages mnémoniques et mémoriels – permettra de dessiner dans ses grandes lignes l'histoire contemporaine des pratiques mémoriales, par lesquelles certains individus inscrivent leur parcours de vie dans une communauté de destin.

Dès lors, comment expliquer les évolutions survenues depuis Chateaubriand? Si les Mémoires n'ont pas disparu au profit de modèles plus conformes aux exigences contemporaines d'expression de soi, ils n'en ont pas moins été profondément affectés par les bouleversements qu'a connus notre rapport au passé récent. Il s'est en effet produit une crise du mémorable, ce terme désignant ici les ressources d'exemplification propres à une existence racontée. Depuis le dernier tiers du xixe siècle, tout ce qui était autrefois intentionnellement confié au souvenir des contemporains ou des successeurs et formait l'objet même de l'histoire, ce temple de la gloire, ne trouve plus à se transmettre par les mêmes voies. Aussi l'analyse des mutations subies par les Vies majuscules doit-elle se situer dans le cadre plus général des conditions sociales d'exercice de la parole, autrement dit une réflexion sur la manière dont se transmettent l'action (praxis) et la parole (lexis), seules activités authentiquement politiques aux yeux des Grecs selon Hannah Arendt. La notion de «mémorable» ouvre, nous le verrons, un espace intermédiaire entre les pratiques sociales de mémoire et l'écriture institutionnelle du passé; elle montre que le passé récent nous apparaît toujours comme une réserve d'expériences ou de valeurs, cela plus particulièrement dans certaines circonstances historiques, telles les guerres civiles auxquelles les Mémoires sont intrinsèquement liés. Par son histoire et par sa nature, ce genre reste indissociable des conflits (déclarés ou larvés) divisant les membres d'une communauté nationale: ce n'est qu'au prix de ces crises internes que les Mémoires ont pleinement retrouvé leur fonction d'écriture du mémorable au xxe siècle.


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Trois grandes périodes seront distinguées: la première couvre la IIIe République; la deuxième s'étend de la Seconde Guerre mondiale jusqu'à la mort du général de Gaulle; la dernière comprend le dernier tiers du siècle. L'«ère de Gaulle» est, en quelque sorte, encadrée par deux périodes au cours desquelles les usages historiographiques et littéraires de la mémoire ont considérablement changé: sous leur forme individuelle durant la IIIe République, où l'activité mnémonique constitue le vecteur privilégié de restitution du passé et de connaissance de soi, puis collective après 1970, où l'appréhension du passé a désormais pour support privilégié les pratiques mémorielles à l'œuvre dans l'ensemble de la société. Dans les deux cas, les récits de vie mémorable se sont vus déposséder de leurs prérogatives: ce lent transfert de compétences a tout d'abord pris la forme d'un appauvrissement du genre, après la Commune, au profit des Souvenirs, des témoignages et surtout des écrits intimes, puis de sa dilution, lors des trente dernières années du siècle, sous l'effet de la multiplication des mémoires collectives et de la légitimation théorique de modèles littéraires concurrents (l'autobiographie et le témoignage).

Entre ces deux époques de relatif déclin (par atrophie sous la forme de souvenirs personnels, puis par éclatement et métaphorisation endémique) se situe une période de transition complexe, mais décisive, où l'Histoire fait irruption dans la vie de chaque Français et provoque, loin de l'idéal d'union nationale de la Grande Guerre, d'importantes divisions dans la société française. Défaite de 1940 et Occupation, Libération, guerres d'Indochine et d'Algérie: face à la menace plus ou moins pressante de guerre civile, les Mémoires exercent à nouveau un rôle essentiel de reconfiguration du passé historique, et ce dans la continuité immédiate des événements, juste avant que le passé ne soit saisi par les spécialistes de «l'histoire du temps présent». L'ère de Gaulle représente cet intervalle au cours duquel les Mémoires ont pleinement retrouvé leur fonction de médiation textuelle entre l'Histoire telle que l'a vécue une génération et sa reconstitution par les professionnels du révolu: un moyen d'aménager l'imaginaire politique liant les Français entre eux, comme ils l'avaient été à la suite de la Fronde, de la Révolution ou de l'Empire.

Malraux, mémoire et métamorphose offrait une lecture suivie de l'œuvre mémoriale la plus aboutie et néanmoins la moins représentative au xxe siècle, Le Miroir des limbes d'André Malraux, sorte d'hapax récapitulant une longue tradition aussitôt défaite en une pyrotechnie qui ne laissait intacte aucune de ses conditions de possibilité[8]. L'enquête ici menée constitue l'arrière-plan historique et générique de cette première étude: elle se veut à la fois la redécouverte d'un vaste corpus littéraire jusqu'ici négligé, le réaménagement de nos grilles d'appréhension des récits de soi et la réévaluation du mémorable, que menacent aujourd'hui à la fois l'hypertrophie mémorielle et l'attrait du présentisme.


Jean-Louis Jeannelle



Pages associées: Mémoires, Littératures factuelles, Ecritures de soi, Genres historiques.


[1] Jacques Derrida, Mémoires, pour Paul de Man, Galilée, 1988, p. 9.

[2] Par commodité, je respecterai les conventions suivantes: la majuscule sera réservée aux écrits relevant de ce genre littéraire, les «Mémoires» (exception faite des citations dans lesquelles l'auteur n'a pas eu lui-même recours à la majuscule). La minuscule s'appliquera au nom commun féminin pluriel, les «mémoires», et désignera tout réseau de mémoire collective, ainsi que le veut un usage communément admis de nos jours. Le masculin avec minuscule désignera des écrits dont la fonction est administrative, documentaire ou scientifique et le féminin singulier, la faculté humaine de remémoration. L'usage discriminant de la majuscule s'appliquera aussi au genre des «Souvenirs» et aux «souvenirs» que contient la mémoire, de même qu'à «l'Histoire» comme cours des événements (res gestae) et à «l'histoire» comme récit ou science (historia rerum gestarum). Derniers points: l'adjectif «mémorial» (formé à partir du neutre substantivé de l'adjectif memorialis: qui aide à se souvenir), appliqué aux œuvres littéraires, sera distingué des usages non littéraires de la mémoire, qu'ils soient individuels (mnémoniques) ou sociaux (mémoriels); «Vies majuscules» et «Vies mémorables» serviront de synonymes au terme «Mémoires».

[3] Pierre Nora, «Les Mémoires d'État» [1986], Les Lieux de mémoire, t.I, sous la dir. de Pierre Nora, Gallimard, coll.«Quarto», 1997, p. 1383.

[4] Sous l'impulsion de libraires comme Pierre-François Ladvocat ou Louis Mame, désireux d'exploitier le formidable succès du genre, sont apparus, essentiellement entre 1827 et 1837, des «ateliers de teinture», où différents polygraphes collaboraient à la fabrication de Mémoires apocryphes. Dans La Peau de chagrin, Rastignac présente le jeune Raphaël de Valentin à un homme qui possède les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très curieux, mais qui ne sait à qui les attribuer: «Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.» Rastignac lui répond alors que Raphaël de Valentin peut lui écrire ses Mémoires «au nom de sa tante, pour cent écus par volume» (Balzac, La Peau de chagrin, éd. Pierre Citron, La Comédie humaine, t. X, sous la dir. de Pierre-Georges Castex, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, p. 165-166). Sur ce phénomène éditorial, voir Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 38-59.

[5] Pour une définition de ce terme, voir le chapitre xvi: «Récits égohistoriques».

[6] Sur cet inventaire des Mémoires au xxe siècle, voir la note sur les sources en fin de volume.

[7] Voir Richard Terdiman, Present Past. Modernity and the Memory Crisis, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1993 et Harald Weinrich, Léthé. Art et critique de l'oubli, trad. Diane Meur, Fayard, 1999.

[8] Jean-Louis Jeannelle, Malraux, mémoire et métamorphose, Gallimard, 2006.



Jean-Louis Jeannelle

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Septembre 2009 à 15h56.