Atelier


Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du 04 juin 2007.

Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).


(7) Métalepses braudéliennes.

(7.2) Un «complexe de Victor Bérard»?

On remarque chez Braudel une propension à trouver ses preuves dans des textes fictionnels. Il peut s'agir de nouvelles de Bandello, de romans picaresques (par exemple dans Destins collectifs et mouvements d'ensemble, p131) comme Guzman de Alfarache (dans Destins collectifs…, p480), de romans et nouvelles de Cervantès (par exemple La Gitanilla, dans Destins collectifs…, p407). Aristophane (dans La part du milieu, p299), Boccace, (La part du milieu, p300) ou encore Homère sont aussi souvent convoqués. Univers historique et univers fictionnels ne semblent pas perçus par Braudel comme hétérogènes : les fictions, ou du moins certaines fictions plus ou moins «réalistes», sont d'abord considérées comme des reflets de leurs époques respectives et constituent ainsi un réservoir de preuves et d'illustrations pour l'historien.

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,467) «J'ai souvent signalé la plaie des routes d'Aragon et de catalogne. Inutile, écrit un Florentin en 1567, de vouloir cheminer de Barcelone à Saragosse par la poste. Au-delà de Saragosse, oui, non pas entre ces deux villes. Il s'est, quant à lui, joint à une caravane de seigneurs armés [ici un appel de note pour donner la référence du document en question]. Dans une de ses nouvelles, Cervantès imagine la petite troupe de ses héros surprise par des bandoleros près de Barcelone. C'est la réalité banale.»

La «preuve par la fiction» est certainement une variété de métalepse:

«Toute fiction est tissée de métalepses. Et toute réalité, quand elle se reconnaît dans une fiction.[i]»

Dans Poétique de la Nouvelle Histoire, Philippe Carrard a aussi souligné chez Braudel un recours fréquent aux représentations picturales pour rendre im-médiatementvisibles, présentes, les formes de la vie quotidienne:

«Braudel (…) recourt fréquemment à la peinture dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme (des 403 illustrations, 9 représentent des objets, 10 des sites et 384 des reproductions d'œuvres d'art), mais il ne semble guère s'inquiéter du rôle que peuvent jouer les conventions esthétiques dans l'évocation de la vie quotidienne en général, de la vie rurale en particulier. Or les artistes hollandais que Braudel utilise à maintes reprises sont-ils plus dignes de confiance que leurs collègues français lorsqu'il s'agit de dépeindre des activités paysannes? Bruegel, Van Ostade et Van Heemskerck sont-ils vraiment allés dresser leurs chevalets à la campagne (Braudel, 1979, I: 82, 292, 111, 164), ou proposent-ils de simples variations sur des thèmes déjà traités par leurs prédécesseurs? Et surtout, point capital pour l'historien, d'autres sources confirment-elles que les paysans mangeaient, s'habillaient et moissonnaient comme ils le font dans ces tableaux? Braudel ne s'attache pas à ces questions, et il laisse les documents esthétiques fonctionner comme s'ils permettaient d'accéder au passé d'une manière non médiatisée. Ainsi, il confère à ces documents un statut épistémologique privilégié, statut dont on pourrait bien sûr contester la légitimité. En effet, au contraire de la photographie, la peinture peut toujours «feindre la réalité sans l'avoir vue» (Barthes, 1980, 120[ii]), et la connaissance qu'elle procure n'est ni plus directe, ni plus valide, que celle qui vient d'autres types d'archives.[iii]»

Avec la «preuve par l'image», la transgression du seuil de la représentation se traduit par un effet de visibilité, de présence du passé. À l'inverse, la métalepse peut prendre la forme d'une présence de l'historien dans le passé (dans l'univers fictionnel censé être conforme au passé). Ainsi dans La part du milieu:

(I,84): «La vaste et basse plaine de la Maremme siennoise, domaine de la fièvre s'il en fut, comme la Maremme toscane, sa voisine, est semée de châteaux seigneuriaux. Leurs tours, leurs donjons, leurs silhouettes anachroniques évoquent une société, cette lourde présence des seigneurs propriétaires qui dominent le pays, sans y vivre toujours, car ces demeures ne servent que de résidences momentanées. D'ordinaire, les maîtres vivent à Sienne. Ils y habitent ces vastes maisons citadines qui subsistent encore, ces palais où les amoureux de Bandello pénètrent, avec la complicité rituelle des servantes, par les escaliers qui montent au vaste grenier où s'entassent les sacs de blé, ou bien par les couloirs qui conduisent aux pièces toujours un peu abandonnées du rez-de-chaussée.Nous pouvons pénétrer à leur suite chez ces vieilles familles et vivre les comédies et les tragédies dont le dénouement interviendra dans le secret du vieux château de la Maremme…»

Braudel, d'une part, «pense que la mer, telle qu'on peut la voir et l'aimer, reste le plus grand document qui soit sur sa vie passée» (La part du milieu, p11, voir dans ce dossier la page longue durée et autopsie) et, d'autre part, semble appréhender l'espace méditerranéen par la médiation de représentations fictionnelles. Le «cas» de Fernand Braudel rappelle alors celui de Victor Bérard.

Traducteur de L'Odyssée, Bérard (1864-1931) pensait qu'Homère, à partir de périples (instructions nautiques) phéniciens, avait décrit des lieux et des itinéraires maritimes réels (Les Phéniciens et l'Odyssée, 1902-1903). Il partit donc en bateau «dans le sillage d'Ulysse» (Dans le sillage d'Ulysse, album odysséen contient des photographies prises par Frédéric Boissonnas qui accompagnait Bérard; l'album est publié en 1933)[iv].

Braudel semble admirer Bérard, qu'il cite souvent:

La part du milieu:

(I,49) «En Macédoine, Victor Bérard rencontre, en 1890, l'Albanais de toujours, dans son pittoresque costume de cavalier et de soldat-maître.»

Il le défend dans la «petite Méditerranée»:

(I, L'Espace et l'Histoire, 106) «Hier, l'histoire ancienne était sous le signe de la grécomanie. On niait obstinément la possibilité d'une priorité quelconque de la Phénicie. Or, l'admirable Victor Bérard (1864-1931), accusé sa vie durant de phénicomanie par les tenants de l'histoire officielle, avait raison et davantage encore qu'il ne le supposait.»

Dans un chapitre de Le Voyage, le monde, la bibliothèque intitulé «La réalité peut-elle être homérique? Les filtres de la fiction», Christine Montalbetti a naguère défini un complexe de Victor Bérard:

«Le complexe de Victor Bérard, c'est chaque fois (…) que le voyageur, traversant des espaces réels, croit reconnaître des lieux de passage des héros de la fiction.[v]»

Braudel va même plus loin, puisque ce n'est pas seulement le sillage d'Ulysse qu'il retrouve, mais Ulysse lui-même.

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,7) «Victor Bérard a retrouvé les paysages de l'Odyssée à travers le monde méditerranéen qu'il avait sous les yeux. Or souvent, c'est l'homme que l'on retrouve, à des siècles et des siècles de distance, Ulysse lui-même, et pas seulement Corfou, l'île des Phéaciens; ou Djerba, l'île des Lotophages*…»

*Un appel renvoie ici à la première note de ce second volume de la «grande Méditerranée»: «Gabriel Audisio, Sel de la mer, 1936, p177 et sq.». Ce Gabriel Audisio (1900-1978), essayiste, poète et romancier ne doit pas être confondu avec le professeur d'histoire homonyme.

On parlera alors de «complexe de Gabriel Audisio», chaque fois que le voyageur, traversant des espaces réels, croit reconnaître non seulement des lieux de passage des héros de la fiction, mais ces héros eux-mêmes. Le «complexe de Gabriel Audisio» implique donc le «complexe de Victor Bérard», mais l'on peut certainement diagnostiquer chez Victor Bérard des symptômes du «complexe de Gabriel Audisio».

La part du milieu:

(I,34) «Le montagnard est un type d'homme connu de toute la littérature méditerranéenne. D'après Homère déjà, les Crétois se défient des sauvages de leurs montagnes et Télémaque revenu en Ithaque, évoque le Péloponnèse couvert de forêts, où il vécut parmi des villageois crasseux “mangeurs de glands”*.»

*En note, p437:

«Victor Bérard, Les navigations d'Ulysse. II. Pénélope et les barons des îles, Paris, 1928, p318-319. Comment ne pas les voir ces montagnards dans le temps présent comme dans le temps jadis: avant-hier, émigrants monténégrins gagnant l'Amérique; hier soldats de l'indépendance turque, ces compagnons de Mustapha Kémal…»

Inutile ici de se demander de quels montagnards il est question: ceux du XVIe siècle? de l'Antiquité? ou ceux d'Homère? En fait ce sont les mêmes (voir la page Déjà et encore)

La Méditerranée I. L'Espace et l'Histoire:

(61) «Jean Giono et Gabriel Audisio imaginent, chacun à leur façon, que L'Odyssée n'a cessé de se raconter ainsi d'un port à l'autre, d'une taverne à une autre, qu'Ulysse vit toujours parmi les marins de Méditerranée et que c'est dans le présent, dans les fables que l'on peut entendre de ses oreilles qu'il faut comprendre la genèse et l'éternelle jeunesse de L'Odyssée. J'avoue que j'aime ces hypothèses poétiques et vraisemblables.»

Sur les liens entre la Photographie et l'historiographie, on pourra consulter:

- «Le temps n'existe absolument pas» : photographie et sortie du temps dans Austerlitz, de W.G. Sebald, par Raphaëlle Guidée.

- "Les avant-dernières choses, les mains de Mae Marsh et la grand-mère de Marcel". Recension de Siegfried Kracauer, penseur de l'histoire, sous la direction de Philippe Despoix et Peter Schöttler, Québec, Les Presses de l'Université Laval, coll. « Pensée allemande et européenne », 2006.


Autre rapprochement entre Braudel et Bérard: Complexe de Victor Bérard: identité entre le passé et le présent. Extrait des Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard, par Sophie Rabau.


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Pages associées: Histoire, Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie, Récit, Narrativité, Diction, Fiction, Feintise, Diction, La fiction dans le texte non-fictionnel, Figures, Métalepse, Complexe de Victor Bérard.


[i] Gérard Genette, Métalepse, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Poétique», 2004, p131.

[ii] Roland Barthes La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.

[iii] Philippe Carrard, Poétique de la Nouvelle Histoire. Le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Éditions Payot, coll. «Sciences humaines», 1998, p152.

[iv] Sur Victor Bérard, on pourra consulter Sophie Rabau, «Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard: sur une lecture référentielle de l'Odyssée», Lalies n°25, Paris, Éditions Rue d'Ulm – Presses de l'École Normale supérieure, 2005, p11-126.

[v] Christine Montalbetti, Le Voyage, le monde, la bibliothèque, Paris, PUF, coll. «Écriture», 1997, p72.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Juillet 2011 à 15h30.