Atelier



Séminaire Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains.
Séance du 14 mars 2008

"Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare". Comment lire les schémas Linati et Gorman de Joyce ? Par Sophie Rabau (Fabula/Paris 3).



"Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare". Comment lire les schémas Linati et Gorman de Joyce ?

Je voudrais commencer par une déclaration d'intention plus ou moins énigmatique: je vais me demander quel est le rapport de Joyce à l'Odyssée et pourtant je parlerai assez peu de Ulysses. L'énigme est facile à élucider: il est un autre objet qui peut nous permettre de penser les rapports de Joyce à l'Odyssée: ce sont les fameux schémas de correspondance entre Ulysses et l'Odyssée que Joyce a communiqués pendant et après la composition d'Ulysses, schémas que l'on désigne généralement par le nom de leurs premiers destinataires et/ou éditeurs, Linati et Gorman.

Tout commentateur de Joyce se trouve donc confronté à un ensemble de trois textes: l'Odyssée d'Homère, Ulysses de Joyce, les schémas. Dans cet ensemble on forme généralement deux paires: l'Odyssée et Ulysses, les schémas comme clef de lecture pour Ulysses (les schémas et Ulysses donc).

Je voudrais en fait en former un autre couple: les schémas et l'Odyssée. Je ne vais donc pas me demander s'il convient ou non de lire Ulysses en se passant de l'Odyssée. Je ne vais pas non plus me demander ce que les schémas apportent à la compréhension d'Ulysses mais, question différente, quel traitement de l'Odyssée proposent les schémas. Autrement dit, Je fais l'hypothèse que les schémas ne doivent pas seulement être considérés comme un analyse d'Ulysses, mais aussi comme une appréhension de l'Odyssée d'Homère.

Ce qui fonde cette entreprise, c'est un constat très simple. Si l'on compare même rapidement Ulysses de Joyce et les schémas qui sont censés éclairer ce texte, nous sommes face à deux objets assez différents. D'un côté le texte nommé Ulysses: contrairement à ce que laisse attendre ce titre, l'Odyssée en est pratiquement absente explicitement, à quelques très rares allusions près. D'un autre côté, des schémas où contrairement au texte de Joyce, l'Odyssée est parfaitement et immédiatement repérable.

En d'autres termes, s'il existe une réappropriation par Joyce du texte d'Homère au moment où s'écrit Ulysses, je voudrais essayer de montrer que cette réappropriation d'Homère se fait à coup sûr dans les schémas. J'emploie à dessein le terme réappropriation car Joyce propose dans les schémas un traitement de l'Odyssée qui ne vise évidemment pas à retrouver le sens d'Homère, mais plutôt à inclure l'Odyssée dans l' univers littéraire et culturel qui est le sien.

Je voudrais donc essayer de suggérer qu' indépendamment de l'éclairage qu'ils peuvent apporter à Ulysses, les schémas Linati et Gorman, proposent de l'Odyssée une approche rétrospective, une approche qui part du point de vue du présent et qui arrive en quelque sorte en ombre portée sur le texte passé. Ce point de vue est celui d'un individu qui aurait en mémoire et Ulysses et toute une bibliothèque comprise entre Homère et Joyce. C'est à travers le filtre de cette mémoire qu'est traitée l'Odyssée dans les schémas. Cette idée d'un traitement rétrospectif de l'Odyssée du point de vue de la mémoire va me permettre de caractériser les schémas sur deux plans, un plan herméneutique et un plan esthétique.

C'est pourquoi je décrirai d'abord, dans ces schémas, sur un plan herméneutique, les bribes d'un commentaire de l'Odyssée, mais un commentaire fait par un lecteur qui aurait en mémoire et le texte de Joyce et la littérature écrite entre Homère et Joyce, un commentaire où la mémoire d'un lecteur de Joyce tiendrait lieu d'hypothèse de lecture. De ce commentaire mnémosyque découle, sur un plan esthétique, la construction ou tout en cas l'ébauche d'une forme soutenue par ce regard mémoriel portée sur l'Odyssée. C'est cette forme ou ces formes esthétiques que j'essaierai de décrire dans un deuxième temps. C'est donc au sein même du geste herméneutique que se niche l'ébauche d'un objet esthétique et j'essaierai pour finir de montrer que ce mouvement de l'interprétation à la recréation du passé n'est pas exceptionnelle à l'époque de la composition d'Ulysses, que l'on peut mettre les schémas en relation avec d'autres objets, textuels ou non, des objets que nous pourrions nommer des formes mémorielles.


I/ Première hypothèse les tableaux Linati et Gorman peuvent se lire aussi comme un commentaire de l'Odyssée.

Bien sûr, une telle hypothèse est en porte à faux avec l'utilisation générale des schémas. Je ne m'inscris pas dans l'orthodoxie de l'utilisation de ces tableaux qui sont généralement considérés comme des commentaires non pas d'Homère mais de Ulysses. Je ne remets pas en cause cette utilisation orthodoxe dont je crois même qu'il faut partir pour découvrir une exégèse d'Homère. Les schémas peuvent en effet permettre d'éclairer et de caractériser Ulysses. C'est d'abord la fonction que Joyce leur a donné, ce qui n'est bien sûr pas négligeable: Je n'entre pas dans les détails de la transmission des schémas et du discours joycien (annexe 1: Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare (Annexes)) l'accompagnant mais je rappelle seulement que Joyce les a transmis systématiquement à des correspondants dont il savait qu'ils allaient se livrer à un travail d'exégèse de son œuvre. Qu'à cette occasion il a caractérisé les schémas dans des termes qui ne laissent guère de doute sur leur fonction exégétique d'Ulysses: Lettre à Linati la plus caractéristique: «clef», «résumé», «squelette», «schéma». (annexe 2: Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare (Annexes))

Cela est vrai ensuite sur un plan structurel à deux niveaux:

1° niveau, les tableaux offrent une proposition de structuration en trois parties. Je rappelle que sii l'on fait une lecture verticale des schémas linati et Gorman on s'aperçoit de fait que l'œuvre est divisée en trois parties (qui n'apparaissent pas en tant que telle dans l'édition du texte): l'«Aube» (Linati) qui devient de manière plus odyséenne la «Télémachie» dans Gorman, le «matin» («Odysséey» chez Gorman), «Minuit» (Gorman: «Nostos», le retour).

2° niveau de caractérisation structurelle, les schémas incitent à une lecture de l'oeuvre comme un organisme ou un systèmeoù chaque niveau du texte est censé répondre à l'autre. À un niveau toujours vertical: si on prend la colonne corps: présentation de l'œuvre comme organisme vivant où chaque organe participe du tout. À un niveau horizontal si on va pour un épisode d'une colonne à l'autre Chaque colonne en effet indique un niveau d'appréhension du texte de Joyce et elle est censée faire écho et à la colonne précédente et à la colonne suivante. Cf Joyce affirmations dans ce sens dans sa lettre à Linati (annexe 2: Ulysse : Socrate, Jésus, Shakespeare (Annexes)):

«C'est une encyclopédie. Chaque aventure (c'est-à-dire chaque heure, chaque organe, chaque art intimement lié et en étroite corrélation avec le schéma structurel du tout) ne doit pas seulement conditionner, mais en même temps créer sa propre technique».

Par exemple, dans le cas de l'épisode Eole la référence odyséenne au vent détermine une thématique autour de la parole creuse (windy speech en anglais) et donc au lieu (une salle de rédaction où se tienne des discours creux et éphémère) ce à quoi fait écho: l'art la rhétorique art du discours creux et persuasif qui serait le propre du discours journalistique mais aussi plus largement du domaine politique d'où l'art «la politique», la technique énthymème, syllogisme qui vaut par sa persuasion est déterminée par ce contexte rhétorique, le symbole à repérer dans l'épisode le rédacteur en chef comme symbole de la parole creuse et l'organe les poumons, organe de la parole par exemple. Reste à rendre compte du rouge (Il est plus difficile de rendre compte des couleurs données par Joyce, malgré l'affirmation discutable de Larbaud, dans sa conférence de 1921,qu'elles correspondraient aux couleurs de la liturgie catholique) mais on pourra dire, par exemple que le rouge correspond à la violence de la persuasion.

Outre, cette caractérisation structurale on peut toujours dans cette optique voir un éclairage génétique. Ne pas oublier dans cette optique que le tableau linati a été réalisé alors que Joyce n'a pas encore rédigé les trois dernier chapitres: on peut alors parfaitement voir dans la fin du tableau Linati un plan qui suppose une approche génétique: voilà ce que Joyce avait l'intention de faire. Cf Groden dont le travail sur les schémas est lié en grande partie à cette approche génétique:

The Linati schéma contains much informations not in the book; the ideas must have been only plans in Joyce's mind. For example, the finished ‘Ithaca' barely ressembles the schema entries. (Groden, M. Ulysses in Progress, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 176).

Génétique enfin au sens où précisément on aurait là un tableau des clefs qui éclaire le texte en révélant ce qu'il désigne, ce qui a permis son écriture mais que l'on ne peut savoir: Joyce aurait transposé un certain nombre d'éléments odysséens dans son texte et la connaissance de ces éléments éclairent la genèse du texte, voire un certain nombre de ses élements: Ainsi Eurymaque, un des prétendants de Pénélope, deviendrait Boylan l'amant de Molly Bloom. Ainsi, fonction d'explication du texte par ses sources,s'il y a une nymphe au dessus du lit de M. Bloom au chapitre IV d'Ulysses c'est parce que Joyce s'est inspiré pour cet épisode du chant V de l'Odyssée d'où Ulysse se trouve précisément chez la nymphe Calypso.

Je ne remets donc pas en cause l'idée que les tableaux sont ce que Joyce dit qu'ils sont: une aide à la lecture d'Ulysses qu'ils permettent de caractériser et d'expliquer. Tout au plus peut-on s'étonner que ces schémas restent des outils bien énigmatiques si leur seule fonction est d'éclairer le texte. Pour me limiter (entre autres exemples) à l'exemple qui m'a servi de titre, la formule d'équivalence: «Ulysse: Socrates, Jésus, Shakespeare». En quoi ma lecture de l'épisode «Charybde et Scylla» est-il éclairé une fois que je sais que Socrate, Jésus et Shakespeare, dont il est fait mention dans la conférence que prononce Stephen correspondent tous trois à Ulysse dont il n'est pas mention dans cet épisode? Est-ce à dire qu'Ulysse a quelque chose en commun avec ces trois figures? Mais quel est ce point commun? S'agit-il d'une interrogation sur l'identité (Jésus, Socrate, et Shakespeare sont «personne»,«nemo», comme Ulysse? Et est-ce ce point commun qui permet d'unifier ces trois figures? S'agit-il plutôt d'une interrogation sur l'autorité et le mensonge : Ulysse le menteur est-celui qui parle sans être fiable, mais qui est pourtant héroïsé? A moins d'admettre que le point commun entre Socrate Jésus et Shakespeare tel que le décrit Stephen soit d'être ceux qui sont auteurs de leur paroles ou de leurs paroles sans l'être vraiment, ceux qui parlent en lieu et place d'un autre ou qu'un autre fait parler (dans le cas de Socrate) mais dans ce cas comment revenir à Ulysse d'Homère: faut-il comprendre qu'Ulysse d'Homère dit lui aussi des paroles qui ne sont pas de lui ou qu'en tant que premier narrateur homodiégétique de l'histoire occidentale il usurpe par sa parole la parole aédique inspirée par la muse? Ou encore, plus simplement Ulysse vaut ici par sa banalité, sa qualité d'homme ordinaire dont on sait que Joyce l'avait mise en valeur dans une de ses lettres, et devient via Bloom l'archétype de l'homme ordinaire: il s'agirait donc d'une entreprise de déshéroïsation appliquée aux grandes figures de la gloire individuelle que sont Jésus, Socrate et Shakespeare

À moins encore que nous nous compliquions la tâche que Socrate, Jésus et Shakespeare n'aient en commun avec Ulysse que d'être balancés entre Scylla et Charibde dont le tableau nous dit par ailleurs qu'ils représentent Aristote et Platon présents au moins de manière allusive dans le discours de Stephen… Ici comme souvent le schéma soulève plus de questions qu'il n'en résout, impose une dimension mystérieuse au texte plus qu'il n'éclaire les difficultés, par ailleurs nombreuses, que comporte cet épisode qui suppose pour être compris la maîtrise d'un certain nombre de références à la fois littéraires, théologiques et historiques dont le tableau ne dit pas grand chose à vrai dire. De cette injection d'une difficulté supplémentaire par les schémas témoigne d'ailleurs une intéressante inversion de la hiérarchie entre le commentaire et le texte dans la critique joycienne: bien souvent c'est le texte de Joyce qui est utilisé pour éclairer le tableau et non le contraire. En voici quelques exemples:

a) “The manner in which the appropriate symbols, arts etc. are associated with the subject and technic of the episodes will be apparent when I come to discuss each episod individually” Gilbert, J. James Joyce'Ulysses, : A Study, 1952 (1930), Knopf, . 41

b) “Perharps it is the narrator's lack of insight as well as his eagerness to report everything he sees with precise accuracy that Joyce means by narration (young).” Groden (1977:31) [à propos de l'entrée Télémaque (technique) dans le tableau Gorman. ]

c) [Rabatté à la fin de son analyse de la notice à «Charybde et Scylla» dans l'édition de la Pléiade, p. 1369]: «C'est pourquoi «Ulysse» incarne bien dans et épisode, selon le schéma voulu par Joyce, Socrate, Jesus, Shakespeare et… M. tout le monde»

Cf aussi l'analyse de Rabatté de Charybde et Scylla, dans l'édition de la Pléiade, qui se termine par un «c'est pourquoi» qui introduit une explication mais sur le tableau:«c'est pourquoi Ulysse incarne bien dans cet épisode Socrate, Jesus, Shakespeare, comme s'il s'agissait d'expliquer le tableau par la lecture du texte au lieu que le tableau vienne soutenir une élucidation du texte.»

Mais surtout cet exemple «Ulysse: Socrates, Jésus, Shakespeare» entraîne une autre inversion de point de vue qui doit nous alerter. Pour essayer d'en élucider le sens, je ne me suis pas rapporté seulement au texte de Joyce mais à ce que je sais de l'Odyssée: Ulysse comme figure de l'autorité mensongère, de la remise en cause de l'identité, de l'usurpation de la parole, de la banalité et de l'antihéroïsme. Ou plutôt j'ai esquissé une relecture de l'Odyssée, inédite à ce jour, à partir du curieux trio proposé par Joyce: comment puis-je rendre compte d'Ulysse à partir des figures de Jésus, Shakespeare et Socrate. Or ce type d'interrogation ne porte plus sur les schémas, non plus sur Ulysses, mais bien sur le texte d'Homère. Et il est pratiquement impossible en effet de ne pas relire l'Odyssée dès qu'on essaie d'expliquer les tableaux.

Pourquoi, par exemple, Gertie, jeune fille dont la perversité n'est pas contestable, est-elle Nausicaa dans le tableau des correspondances du schéma Gorman: est-ce à dire que l'épisode de Nausicaa supporterait une lecture où Nausicaa n'est plus une jeune vierge sage et innocente mais une jeune vierge plus ou moins en chaleur qui rêve de coucher avec Ulysse (lecture que le texte d'Homère n'interdit pas). Ou plus simplement pour comprendre l'affirmation que le «sens» de l'épisode de Circé dans le schéma Linati est «la sorcière anthropophobe», il est plus efficace de relire Homère où se trouve en effet une sorcière dont on peut supposer qu'elle n'aime pas les êtres humains (elle a la manie de les transformer en cochons) plutôt que de s'interroger sur le rapport à l'humanité des prostitués mises en scène dans l'épisode correspondant dans Ulysses.

Ces quelques exemples incitent à aller plus loin et de manière plus systématique: les schémas, s'ils éclairent Joyce, jettent aussi divers éclairages sur l'Odyssée. Car Joyce parle d'Ulysses certes mais c'est un fait qu'il en parle avec des termes odysséens: du coup, par une sorte d'effet boomerang, c'est l'odyssée elle même, et non seulement Ulysses, qui est donnée à voir, c'est bien l'Odyssée qui est l'objet d'un traitement. Ce traitement on peut le caractériser en y repérant des gestes bien repertoriés dans la tradition de l'exégèse de l'Odyssée.

Il ne suffit pas en effet de constater comme je viens de le faire, que les tableaux – et seulement les tableaux, pas Ulysses, incite à relire l'Odyssée à partir de question inédites. En fait, on peut parfaitement repérer dans ces tableaux des gestes assez connus dans la tradition de l'exégèse de l'Odyssée. Ce que ces gestes auraient d'abord en commun c'est de lire l'Odyssée de manière rétrospective, à partir non seulement de la reconstitution de l'intention d'Homère mais bien de la mémoire du commentateur.

Il faut bien voir, en effet, que l'odyssée a été l'objet d'une lecture savante du pseudo-Héraclite ou d'Alexandrie à Bérard, en passant par Eustathe, Jean de Sponde ou Madame Dacier et Jean Racines au 17ème siècle (pour en rester aux bornes chronologiques de Joyce) et que ces commentaires ont toujours une double visée: certes il s'agit de reconstituer ce que nous pourrions appeler «le sens d'Homère» c'est-à-dire de lire le texte comme le résultat d'une intention concertée et datable, mais en même temps et de manière tout aussi constante il s'agit d'appliquer le texte c'est-à-dire de lui donner sens dans un contexte donné, le plus souvent postérieur. Ce qui tient lieu alors au commentaire d'hypothèse régulatrice ce sont les valeurs, les savoirs et les croyances de l'univers dans lequel vit le commentateur et dont il faut montrer que l'odyssée y est conforme.

Il s'agira pour Porphyre que cite Plutarque de montrer que l'épisode de Circé est en fait un discours sur la métempsychose. Il s'agira par exemple pour Madame Dacier dans le contexte de la querelle des anciens et des modernes de montrer que le texte d'Homère est conforme à l'esprit de l'évangile ou encore aux règles de la bienséance. Il s'agira pour Bérard de montrer que le récit odysséen est en parfaite concordance avec des récits de pirates ou d'exploration que Bérard connaît bien mais que Homère ne devait pas connaître puisqu'il datent du 17ème ou du 18ème siècles. Avant lui, Racine rapproche Homère de Sénèque ou de Virgile cela parce que la bibliothèque de Racine (et non celle d'Homère) comporte Sénèque et Virgile.

Je ne dis rien là d'extraordinaire si ce n'est que toute lecture d'un texte du passé, surtout si c'est un texte qui fait autorité a aussi pour fonction de rendre ce texte lisible au présent c'est à dire depuis le présent. Or si l'on essaie de voir dans les schémas une tentative de lecture de l'Odyssée depuis ce que j'appellerais le présent d'Ulysses, le fait qu'on retrouve bien un phénomène similaire où l'Odyssée est comme filtrée par Ulysses.

Cela est vrai d'abord du geste le plus élémentaire propre au commentaire qui est la sélection et la recomposition. Par recomposition, j'entends que tout commentateur peut être amené à faire des propositions sur la structure du texte commenté, éventuellement de modifier une structuration transmise par la tradition.Victor Bérard, que connaissait Joyce est notamment connu pour avoir dans les années 10 et 20 recomposé l'Odyssée de manière assez radicale, en déplaçant un certain nombre de passages et surtout sans tenir compte des divisions en chants transmis par la tradition depuis Alexandrie. Or c'est bien à cette recomposition que conduisent les schémas: la structuration d'Ulysses en termes odysséens contient en creux une recomposition de l'Odyssée.

L'aspect le plus massif et aussi le plus connu de cette recomposition est bien sûr l'ajout d'un épisode, celui des rochers errants où Joyce ne procède pas autrement qu'un éditeur textuel comblant ce qui lui semble être une lacune dans le texte en y interpolant un épisode. À quoi il faudrait ajouter, ce qui est là aussi connu, que l'ordre même des épisodes est bouleversé, que par exemple dans l'Odyssée l'épisode des lotophages précède celui du cyclope tandis qu'Hadès et les sirènes devrait suivre et non pas précéder la visite chez Circé.

Mais cette recomposition est plus générale et passe aussi par des effets plus discrets.Dire comme dans le schéma Gorman qu'on peut distinguer trois parties intitulés Télémachie, Odyssée, Ithaque c'est dire qu'il existe trois parties dans Ulysses mais c'est aussi laisser entendre que ces trois parties sont déterminées par trois parties distinctes qui existeraient dans l'Odyssée. Il est alors assez troublant de constater que cette partition de l'Odyssée n'est pas neutre, qu'elle est assez proche de celle que propose Bérard et qu'elle présuppose, dans l'esprit de Victor Bérard, et plus généralement de l'école analyste, l'idée que les parties sont non seulement distinctes mais vraisemblablement écrites par des poètes différents et non un unique Homère.

Mais dans l'énumération de ses chapitres avec des titres odysséens, c'est aussi une proposition de structuration plus inédite que propose Joyce. Pour prendre l'exemple le plus frappant, dans la structuration habituelle de la «Télémachie», donc du récit des aventures de Télémaque qui ouvre l'Odyssée, on distingue quatre chants: les deux premiers qui s'ouvrent sur une assemblée des dieux sont consacrés à raconter la décision de Télémaque de quitter Ithaque sous l'impulsion d'Athéna, les deux suivants narrent sa visite à Nestor (III), puis à Ménélas et Hélène (IV) et c'est à la fin du chant IV que Ménélas raconte à Télémaque ce que Protée lui a dit du sort d'Ulysse. La division joycienne remet en cause la division en chants en ne retenant que trois épisodes, c'est-à-dire en réunissant les chants I et II. Surtout cette division déplace de manière étrange le centre du chant IV en l'intitulant Protée alors que la tradition des commentaires odysséens on intitule généralement le chant IV «visite chez Ménélas». Ce n'est donc pas seulement la structure d'Ulysses qui nous est présentée, c'est aussi en même moment et parce que Joyce emploie des titres odysséens une Odyssée restructurée comme pourrait la recomposer n'importe quel critique.

Mais dire que l'essentiel de la fin de la «Télémachie» est constitué par «Protée» c'est choisir l'épisode de Protée contre celui, pourtant assez croustillant, de la rencontre de Télémaque avec une Hélène vieillie et apparemment repentante. On s'aperçoit que la recomposition est indissociable d'une sélection. Aucun commentateur ne commente tout le texte dans sa totalité: qu'il le cache ou non, il prélève dans le texte ce qui en fait selon lui l'essentiel et c'est un effet similaire de sélection que produisent les schémas.

Cette alliance de recomposition et de sélection apparaît de manière plus claire encore dans la colonne «personnages» du tableau Linati. Dans cette colonne on trouve une liste de personnages odysséens: il s'agit manifestement pour Joyce de nommer ses personnages avec des noms odysséens. Mais ce faisant, parce qu'il emploie justement des termes odysséens, il nous donne également à voir une Odyssée comme passée au tamis du texte joycien, une Odyssée dont on retient certains personnages et dont on oublie d'autres. Ainsi pour l'épisode intitulé «Protée», on ne trouve nulle mention de la fille de Protée Idothée dont le rôle n'est pourtant pas négligeable alors que Pisistrate fils de Nestor dont le rôle dans l'action est sans doute moindre n'est pas mentionné. Si Pallas Athéna est bien mentionnée dans Télémaque, elle ne fait l'objet d'aucune mention dans Nausicaa alors qu'elle est bien présente, dans cette épisode dans le texte homérique. Or toujours dans la colonne personnage, cette sélection s'accompagne là aussi d'effets de recompositions plus ponctuels mais troublants. Par exemple, Hélène apparaît dans l'épisode Nestor alors qu'il n'en est pas fait une seule mention au chant III de l'Odyssée, Euryloque le compagnon d'Ulysse est mentionnée dans l'épisode des lotophages ce qui n'est pas le cas dans l'Odyssée qui lui donne surtout un rôle essentiel dans l'épisode de Circé pour lequel Joyce ne donne pas son nom.

À ces déplacements il faudrait ajouter encore des phénomènes d'écrasements entre plusieurs personnages, autre manière de restructurer le texte. L‘exemple le plus frappant (et le plus troublant) est bien sûr l'écrasement de Pénélope et de Calypso dans le tableau Linati: Calypso (Pénélope épouse). Cet écrasement n'a rien d'innocent et porte en creux une hypothèse de lecture qui vise au moins à établir un parallèle entre le rôle de Pénélope et celui de Calypso, à remettre en cause donc l'opposition que semble poser le texte homérique entre la mortelle et la déesse, à moins qu'il ne faille y voir une lecture plus fine selon laquelle le danger de Calypso (comme d'ailleurs le danger de Circé) est précisément de ressembler un peu trop à une épouse fidèle. Quoi qu'il en soit cette assimilation remet bien en cause l'organisation de l'Odyssée en introduisant un parallèle, là où nous serions plutôt tentés de voir une opposition.

De même qu'un commentateur ou un éditeur textuel peut faire des proposition de structure, recomposer ou interpoler le texte, établir une liste des personnages principaux, désigner l'essentiel d'un passage et le résumer, de même Joyce en décrivant l'Odyssée de son point de vue d'auteur et de lecteur d'Ulysses.

Or parler comme je le fais d'un point de vue d'Ulysses, ce n'est pas parler seulement de l'histoire narrée par Joyce mais de la bibliothèque convoquée par Joyce pour narrer cette histoire, de l'ensemble de la littérature écrite entre Homère et Joyce, ce qui fait pas mal de volumes. C'est alors avec une bonne partie de cette bibliothèque que l'Odyssée est mise en rapport dans les schémas.

On s'aperçoit ainsi que dans la colonne 2 des personnages de Linati sont interpolés des personnages qui ne se trouvent pas dans l'Odyssée mais dans des textes postérieurs. Protée par exemple: il est question d'une certaine Callidicé. Callidicé est une reine des Thesprotes épousée par Ulysse lorsque, après son retour à Ithaque, il dut repartir conformément à la prédiction de Tirésias. Or de Callidicé il n'est pas question dans l'Odyssée mais dans une source postérieure, en l'occurrence la bibliothèque d'Apollodore. La même démonstration pourrait être faite pour la mention de Galatée dans l'épisode du cyclope (Théocrite et Ovide) ou d'Orphée et Ménélas pour les Sirènes (Apollonios de Rhodes). L'Odyssée est donc en quelque sorte interpolée par des épisodes écrits postérieurement à l'Odyssée, elle est tressée avec sa postérité, pour devenir un texte autre. Plus largement, elle est mise en rapport avec des domaines postérieurs et hétérogènes à l'épopée. Si l'on accepte un instant en effet de lire horizontalement les lignes du tableau en oubliant le texte de Joyce et en pensant à l'Odyssée dont encore une fois il est question puisque l'onomastique est homérique, le texte d'Homère est alors mis en rapport avec des arts qui furent inventés ou nommés quelque temps après Homère. Par exemple que l'épisode du cyclope a à voir à la chirurgie et qu'Ulysse crevant l'œil du cyclope est le cousin d'Ambroise Paré, que l'épisode de Télémaque (chant I) a àvoir avec la théologie, ce qui n'est pas faux d'ailleurs si l'on pense aux considérations initiales de Zeus sur la tendance humaine à rendre les dieux responsables de leurs malheurs.

Cette manière de rapprocher l'Odyssée, ou en général un texte commenté, de tout ce que connaît non pas l'auteur mais bien le commentateur est monnaie courante dans le commentaire homérique, notamment dans le commentaire suivi. Eustathe, Madame Dacier, Racine mais même des commentateurs plus récents rapprochent chaque passage de sa postérité, signalent tous les rapprochements que rend possibles la mémoire du commentaire, si bien que dans le commentaire comme dans le schéma joycien il nous est donnée à lire bien souvent une odyssée tressée en effet avec son futur, associée avec qui lui fera suite.

En outre, au nom de l'idée d'un savoir universel d'Homère, ce qu'on nomme la polymathie d'Homère, il n'est pas rare de voir tel ou tel passage rapproché d'une science encore à naître au temps d'Homère, ce qui donne un autre résonance aux associations entre épisodes homériques et divers arts que j'évoquais à l'instant à propos des schémas joyciens. Ainsi l'art évoqué dans la ligne lotophage du tableau Gorman est la botanique: certes il est question de fleurs dans l'épisode joycien correspondant et c'est cela que cette indication désigne en première intention. Mais il n'en reste pas moins que l'idée d'un Homère botaniste, la mise en relation du texte homérique avec la botanique n'est pas chose rare: l'épisode ou Hermès donne à Ulysse une plante mystérieuse, la moly, entraîne généralement chez les commentateurs, notamment Bérard mais avant lui Eustathe et Racine, un étalage de leur savoir botanique. Et l'épisode des lotophages de nos jours encore entraîne vite le commentateur à faire appel à son savoir moderne. Ainsi un commentateur récent à propos justement de la fleur de lotos:

Qu'il suffise ici d'établir ce que les textes autorisent à dire de ce lotus et de fixer ce que la pharmacologie moderne enseigne au sujet de cette plante. (J. Cuisenier reprenant Ballabriga)

Le même commentateur, J. Cuisenier, très joycien semble-t-il, rapproche d'ailleurs explicitement l'épisode de Nausicaa de l'art de la peinture «Le poète de l'Odyssée compose là (…) une série de scènes dont les peintres de céramique se sont emparés» où nous nous rendons compte que finalement l'association Nausicaa-peinture n'est pas seulement une allusion aux illustrations dont rêve Gertie dans le texte joycien mais bien une manière de rapprocher Homère de sa postérité.

Ainsi cette manière de lire l'Odyssée avec son futur n'est pas tant après tout une description d'Ulysses où il n'est pas question explicitement de l'Odyssée. Elle n'a lieu que dans les tableaux qui reprennent là une manière bien répertoriée dans la tradition du commentaire d'Homère: on lit Homère avec ce qu'on sait et à quoi Homère nous fait penser, de son point de vue, et Joyce, dans les tableaux me semble, aussi, lire Homère de la sorte. Homère lu de la sorte est donc susceptible, parce qu'il sait tout, du fait de sa polymathie, de se voir associé toute connaissance ou croyance disponible au temps du commentateur. Mais bien évidemment la chose n'est pas toujours aisément démontrable et il n'est pas toujours aisé de mettre Homère en relation avec ce dont il ne semble vraiment pas parler quoi qu'en pense son lecteur.

C'est dans ces cas, bien sûr, qu'est utilisée l'allégorèse: Homère parle bien de tel ou tel sujet alors qu'en fait il semble parler de toute autre chose et ses fictions ne sont jamais gratuites, mais toujours lourdes d'un sens caché qu'enveloppe des fables en apparence frivoles. Or ces lecture allégorique de l'Odyssée apparaît de manière massive et pratiquement dans les schémas de Joyce et elles participent pleinement du travail de commentaire que j'essaie de décrire.

Pour le comprendre, et sans entrer dans le détail de l'allégorèse homérique, je rappelerai simplement que la lecture allégorique d'Homère qui commence dans l'antiquité avec le pseudo Héraclite, continue encore de nos jours sous des formes plus ou moins dissimulés par exemple dans l'assimilation, qui ne va pas de soi, opérée par le 20ème siècle entre l'épisode des sirènes et un discours sur le chant poétique (Rilke, Kafka, Blanchot, Todorov). Que la lecture allégorique, ensuite, ne consiste pas seulement en l'attribution d'un sens abstrait ou spirituel aux épisodes homériques, mais qu'il existe aussi une allégorèse physique, ce que Bollack a nommé un symbolisme réaliste où l'on cherche sous les fables d'homère la description d'une réalité historique ou géographique (cf Bérard). D'une manière générale, les niveaux de sens ne sont pas incompatibles entre eux et le même texte peut parfaitement renvoyer simultanément à une réalité spirituelle et à une réalité historique. La lecture allégorique est encore le meilleur moyen de rapprocher Homère de réalités qui lui sont apparemment étrangers, et en premier lieu du dogme chrétien (cf Lamberton Homer the Theologian). Enfin, je voudrais rappeler que la lecture allégorique a à sa disposition, comme dans le cas de l'exegèse biblique, un instrument très efficace qui est la lecture typologiquefondée sur l'idée d'un type existant dans l'éternité et dont différents personnages sont la réalisation: le type est alors le moyen de passer d'un personnage à un autre, aussi apparemment ces personnage soient-ils.

Munis de ces quelques rappels on peut alors revenir aux schémas de Joyce pour y repérer tout simplement les éléments d'une lecture allégorique de l'Odyssée dont le propos est d'assurer le rapprochement entre l'Odyssée et Ulysses ou plus largement l'état de la culture au moment où s'écrit Ulysses.

Pour vous en convaincre, je voudrais évoquer un exemple en commençant par mentionner cette phrase typique d'une allégorèse où un personnage de l'Odyssée se voit doté d'un signification morale et en même temps (allégorèse historique) est considéré comme imageant une réalité historique (L'Odyssée poétise des réalités historiques):

Circé est ici l'emblème de la volupté, et Homère veut faire voir que la volupté dompte les animaux les plus féroces.. Au reste, cette aventure d'Ulysse avec Circé n'est pas une pure fiction, elle a un fondement véritable. Circé était une fameuse courtisane qui retint Ulysse chez elle assez longtemps. Ses mœurs corrompues n'empêchèrent pas la postérité de lui accorder les honneurs divins.

Cette interprétation de Circé, nous la devons à Madame Dacier, dans son commentaire à l'Odyssée, qui reprend en partie une tradition antérieure. Elle m'intéresse évidemment par qu'elle éclaire d'un nouveau jour le traitement de Circé dans le tableau Gorman: Car pourquoi après tout la scène associée à Circé a-t-elle lieu dans un bordel? Pourquoi, surtout, pouvons nous lire dans la colonne de correspondance du schéma Gorman cette équivalence qui ne va pas de soi: «Circé: Bella Cohen» (c'est-à-dire une célèbre prostitué dans la fiction de Joyce). Que je sache Joyce n'avait pas lu Madame Dacier. En revanche en assimilant la scène de Circé à une scène de bordel et Circé à une prostitué, il lit comme Madame Dacier. Il voit dans l'épisode odysséen et le personnage de Circé le phore d'un thème qui serait la volupté ce qu'il traduit par le bordel et dans Circé l'incarnation d'une prostituée. Encore une fois ce passage du personnage homérique à la prostituée dublinoise ne se lit pas dans Ulysses où il n'est pas question de Circé mais elle se donne à voir de manière nette dans le tableau où c'est par l'allégorèse que Joyce passe d'Homère à son texte ou à sa bibliothèque.

Pour vous donner une idée plus générale du phénomène, on peut de fait considérer que toute la colonne «sens, (signification)» du schéma Linati ne donne en aucun cas le seul sens des épisodes joycien mais bien plutôt le sens abstrait dégagé de l'Odyssée qui permet le passage à l'épisode joycien: c'est l'idée par exemple de sagesse du monde ancien qui est dégagée l'épisode de Nestor et permet le passage à la scène entre le radoteur Mr Deasy et Stephen. On peut également noter que seule une perspective typologique permet de comprendre bien des correspondances établis dans le tableau des correspondances: «Sion: Ithaque» par exemple n'est possible et compréhensible que par le passage par le type de ce que l'on peut appeler «la terre promise où l'on espère revenir». Plus largement l'idée de type explique que plusieurs réalisations puissent être associées d'une manière qui semblerait autrement incongrue: «Roc: Aristote, le dogme, Stratford». Mais parfois et plus directement, il n'est même pas besoin de passer par le type: l'Odyssée est prise comme le phore d'un thème qui serait l'écriture ou la pensée de Joyce.

La technique de Charydbe et Scylla est le «tourbillon» dans Linati et dialectique dans Gorman, où l'on comprend que la fable odysséeenne est comprise comme l'image de la manière joycienne.

Mais l'exemple le plus frappant et sans doute le plus profond en terme de lecture est la correspondance personne = je à propos du cyclope. Ce qui est alors dit par Joyce c'est que la crise identitaire à l'œuvre dans l'épisode homérique du cyclope image une autre crise identitaire, celle du sujet et plus précisément celle du sujet de l'énonciation: je rappelle qu'on ne sait pas qui parle dans l'épisode joycien du cyclope. Ce n'est pas là plus incongru que de dire qu'Ulysse sur son mât représente le christ en croix sauveur de nos pêchés, interprétation répandu chez les premiers pères de l'Eglise ou que la moly est la grâce (madame Dacier). Mais c'est aussi dire – et c'est en ce sens que je parle d'une lecture plus profonde, en quoi l'odyssée fait sens vers 1920, ce à quoi on peut l'appliquer au sens herméneutique du terme et ce à quoi on peut l'appliquer, ce n'est plus à la vérité révélée de l'évangile c'est à la parole littéraire.

C'est donc un geste allégorique qui se donne à voir dans les schémas, et seulement dans les schémas, un geste qui donne à l'Odyssée le statut d'un ancien testament où se trouverait comme en creux l'empreinte d'Ulysses porté au statut d'un nouvel évangile: comme Madame Dacier ou avant elle les pères de l'Eglise sauvait et justifiait Homère en y trouvant par l'allégorèse le dogme chrétien, de même Joyce en y trouvant son texte et il me semble important de signaler que ce n'est pas seulement l'autorité d'Ulysses que sert ainsi Joyce mais bien aussi l'autorité d'Homère dont il nous dit comment on peut le lire, C'est-à-dire le traduire à un autre niveau à l'aube de la modernité.

Mais pour être valide, cette description est un peu sérieuse, et elle ne fait pas droit pas au sourire que peut nous arracher l'idée de voir Circé transformée en maîtresse de bordel ou la ruse d'Ulysse transformée en ruse de l'énonciation: ce sourire vient de l'écart, de la disconvenance si l'on veut, que suppose ces rapprochements dont l'incongruité est évidente. Il vient encore de la rencontre inattendue et fantaisiste à force d'anachronisme entre l'île flottante d'Eole et la presse ou entre l'épieu d'Ulysse et un cigare. En d'autres termes les schémas produisent un effet que ne produit généralement pas un commentaire orthodoxe de l'Odyssée (encore que mais c'est une autre histoire) et le sourire qu'ils peuvent provoquer incitent presque à y voir une parodie de commentaire. Mais parler de parodie, parler d'un effet c'est commencer à caractériser les schémas autrement comme des objets littéraires ou esthétiques composés à des fins qui ne sont pas seulement de commentaire d'Ulysse ou de l'Odyssée. Et si les gestes de commentateur que nous avons décrits conduisaient à la création d'un objet esthétique? telle est la question que je voudrais donc maintenant aborder en essayant de considérer les schémas, là aussi à titre d'hypothèses, comme des objets littéraires où l'Odyssée serait l'objet d'un traitement dont il nous faut préciser les contours.


II/ Les tableaux: du collage à la surimposition

Pour se rapprocher de cet objet esthétique, repartons de l'idée de parodie de commentaire. D'où vient en fait cette impression de parodie? Je l'ai dit, essentiellement de l'incongruité des rapprochements qui crée un effet à la limite de la disconvenance au sens classique du terme. Mais d'où vient l'incongruité de ces rapprochements? Certes de la nature des objets eux mêmes rassemblées, des sirènes et des serveuses, Ulysse et Shakespeare - mais aussi et peut être surtout de ce que j'appellerai un effet d'asyndète, une absence de liaisons ou tout au moins une obscurité de la nature de la liaison entre ces objets.

Cette absence de liaison, elle est marqué d'une part dans la colonne des correspondances par l'usage des deux points qui séparent les objets comparés. Notons d'emblée que ces deux points ne peuvent se traduire ni par l'indication d'un ordre chronologique ni même d'un ordre logique puisque autour d'eux les objets comparés apparaissent dans un sens qui va aussi bien de l'Odyssée à sa postérité («sirènes: serveuses») que d'Ulysses au passé (par exemple «Parnell: Agamemnon, Mentor, Ajax»). Les deux points semblent dire qu'il y a rapport mais en même temps ne disent pas la nature du rapport, ils lient tout en brouillant la nature de la liaison.

Mais l'absence de liaison est surtout marquée si on lit le tableau horizontalement parle blanc qui sépare chaque colonne de la suivante et de la précédente et qui fait qu'on passe de manière heurtée d'un élément hétérogène à l'autre. L'hétérogénéité vient alors non seulement de l'anachronisme, mais aussi en même temps du fait qu'on passe d'un domaine à l'autre (de l'organe, à l'art, à la technique narrative etc.) et d'un discours qui peut-être valable pour l'Odyssée, pour Ulysses, ou encore pour les deux à la fois comme si d'une colonne à l'autre l'orientation du discours n'était jamais la même. Ainsi se donne à lire un curieux poème collage si on accepte un instant de lire les lignes du tableaux telles qu'elles se donnent à lire. Ainsi de la ligne «Rochers errants» dans le tableau Gorman:

Les rues 15h Sang Mécanique Citoyen Labyrinthe

En somme les deux points comme les blancs soulignent d'abord l'absence de liaison, voire l'absence de linéarité chronologique ou logique c'est cette logique que Joyce reconstruit quand il dit que chaque aventure doit produire sa technique ou quand Rabatté écrit que «Ulysse devient Socrate» mais ils reconstruisent ce qui précisément n'apparaît pas sur le tableau, il réintroduisent une liaison là où sur le tableau ne se trouve que du blanc ou deux points. Là où un commentaire préciserait la nature de la liaison (rappelle, représente, a engendré par influence) qu'il établit entre les différents éléments mémoriels convoqués, Joyce au contraire dans ses schémas juxtapose l'hétérogène et impose le fait de cette juxtaposition.

À partir de ce simple constat, il est tentant de se souvenir que ces tableaux sont réalisés dans une époque dont on a dit et redit qu'elle marquée par une esthétique du collage et du montage. C'est d'autant plus tentant évidemment qu'à la même époque c'est aussi autour d'Homère via Fénelon qu'Aragon expérimente en France les effets de collage dans Télémaque.

Est-il possible donc de traiter les schémas comme un collage ou un montage semi textuel et semi visuel dont le centre serait une odyssée fragmentée, recomposée, filtrée et surtout associé à ce qui n'est pas elle et dont on se souvient à son propos? À cette question je n'ai pas la prétention de donner une réponse définitive, et je voudrais juste pour ouvrir le débat retenir quelques traits saillants de l'esthétique du montage qu'on semble retrouver dans les tableaux. D'abord, et je viens d'en parler: incongruité de la juxtapositionentre des objets hétérogènes entre eux Juxtaposition. Second trait saillant: une remise en cause de la linéarité et en particulier de la linéarité chronologique: ce refus de la linéarité peut passer par une revendication esthétique de la typologie que j'évoquais tout à l'heure: c'est ainsi que dans les mêmes années Griffith (1916) dans Intolérance tresse par un montage alterné des séquences appartenant à des époques différentes mais jouées par les mêmes acteurs à partir de l'idée qu'il existe une éternité, une essence de l'intolérance. Ce refus de la linéarité passe ensuite par un primat du mémoriel sur la chronologie: c'est bien ce qui est à l'œuvre dans la recomposition de l'Odyssée, mais aussi dans les associations entre des épisodes odysséens et des arts très nettement postérieurs. Enfin le refus de la linéarité suppose aussi un primat du paradigme spatial, l'espace étant compris comme une sorte d'objectivitisation de la mémoire, l'espace surtout autorisant une réversibilité des trajets voire une multiplication des trajets possibles que l'œil peut parcourir en ce sens, ou encore la possibilité d'embrasser d'un seul regard les différents objets représentés. Il est à cet égard significatif que Joyce ait fait le choix du tableau, donc d'un objet qui n'est pas seulement texte mais aussi espace textuel, dispositif typographique à la limite de la partition. Il donne ainsi la possibilité d'une lecture qui n'est pas orientée dans un seul sens, mais au moins dans deux et on a vu que le sens horizontal n'est en rien linéaire. Il offre aussi la possibilité d'une vision panoptique de son traitement de l'Odyssée, d'une sorte de dépliement des strates de l'histoire littéraire que rien n'interdit après tout de parcourir en diagonale ou en quinconce.

Je dirais donc volontiers en ce sens que si un des propos de Joyce est d'échapper à la linéarité dans Ulysses (cf., entre autres, les rochers errants dire en même temps ce qui se passe en plusieurs lieux) alors il y réussit magistralement dans les tableaux, que les tableaux donnent à voir cette rupture avec la linéarité, qu'on ne voit pas au premier coup d'œil, qu'on déchiffre seulement dans Ulysses. Mais la juxtaposition et l'hétérogène supposent une distinction entre les objets qui ne va pas jusqu'à la fusion, l'idéal d'une rupture de la linéarité pourrait exiger plus que ne donnent ni le montage ni la fusion, Cela serait littéralement dire deux chose différentes à la fois quelque chose qui serait de l'ordre de la fusion, de la superposition, de la surimposition.Or ce texte, dont la forme est plus inédite, est ébauché dans le tableau, il y existe en puissance et on peut en lire des fragments.

Il suffit pour s'en convaincre de revenir à la colonne personnage du schéma Linati. On a dit que les personnages nommés doivent en première lecture s'entendre comme les personnages de Joyce renommés par des noms homériques. On a vu en seconde analyse que se trouvait ainsi esquissée une Odyssée passée au crible d'Ulysses. Mais de quel texte est –il alors question, quel est le texte qui s'écrit ou qui s'ébauche dans cette colonne, quel est l'univers fictif qui se trouve désigné? Ce n'est pas exactement le texte de Joyce car dans le texte de Joyce et dans l'univers de Joyce les personnages ne portent pas de noms homériques. Ce n'est pas non plus exactement l'Odyssée d'Homère dans la mesure où certains personnages manquent, alors que d'autres sont rajoutés. En fait il s'agit de ce que nous pourrions nommer la surimposition d'Ulysses sur l'Odyssée, ou inversement Ulysses vu depuis l'Odyssée, un texte tel qu'il en réunit deux, et que du coup parler de l'un revient à parler de l'autre. Et c'est bien sur cette surimposition textuelle en effet que porte des énoncés tels que dans le tableau Linati «Télémaque n'éprouve pas encore son corps» où il nous faut concevoir un Télémaque-Stephen, comme l'écrivent parfois certains critiques, ou comme l'écrit Joyce un peu plus bas un Télémaque (Stephen). C'est encore ce texte qui est désigné en bien des endroits de la colonne «sens» de la colonne Linatidans la mesure où le sens ainsi dégagé intéresse simultanément l'Odyssée et Ulysses. Ainsi pour prendre un exemple frappant «le combat du fils déshérité» à propos de Télémaque-Stephen.

Joyce réussit ainsi dans le schéma, et j'y insiste c'est dans le tableau et non son texte qu'il y réussit à le faire, en sorte que parler d'Ulysses puisse revenir à parler de l'Odyssée et inversement. Ce n'est pas mon sujet aujourd'hui mais je crois que l'on n'a pas encore mesuré toutes les conséquences de cette surimposition pour le rapport du 20ème siècle à l'Odysssée et bien souvent quand des critiques ou des écrivains disent lire ou récrire l'Odyssée, il se pourrait bien qu'ils reprennent en fait l'Odyssée-Ulysses.

Le regard mémoriel sur l'Odyssée produit donc et l'ébauche d'un commentaire, et l'ébauche d'un montage odysséen, voire d'une fusion textuelle entre le texte de Joyce et l'Odyssée. Les schémas sont à la fois la lecture d'un texte du passé depuis le présent et une tentative d'appropriation esthétique de ce texte. Ou plutôt le fait de la lecture du passé est indissociable de l'appropriation esthétique.

Est-ce là si je puis dire un accident et Joyce voulant tout simplement éclairer Ulysses a-t-il crée une sorte d'hapax qui va au-delà de son intention déclarée et reconnue? Si l'on essaie de répondre à cette question en restant dans la sphère des deux premières décennies du 20ème siècle, on est vite troublé de constater qu'il existe un certain nombre d'exemples de discours ou de dispositifs qui fonctionnent de manière assez proche du texte de Joyce. J'en prendrai pour finir deux exemples.


III/ Les collages de la mémoire.

Si j'ai choisi ces deux exemples c'est malgré tout ce qui semble les éloigner, ils ont en commun d'être des tentatives de lectures de textes ou d'objets arts antiques qui vont aboutir à des attitudes et/ou des dispositifs assez proches des schémas tels que je les ai décrits.

Le premier exemple est assez orthodoxe, en termes joyciens, puisqu'il concerne une des influences déclarées et toujours rappelées de Joyce: Les études de l'hélléniste Victor Bérard sur l'Odyssée dont Joyce avait connaissance et dont il recommande la lecture. On retient d'habitude de Bérard dans son rapport à Joyce deux points essentiels. Bérard a d'une part fait beaucoup pour tenter d'établir les racines sémites de l'Odyssée, d'où peut-être la judaïté de L. Bloom. Bérard a d'autre part établi une géographie de l'Odyssée puisque je rappelle que l'essentiel de sa démarche consiste à poser le caractère référentiel de l'Odyssée – Homère se serait inspiré de «périples» (instructions nautiques) phéniciens et Bérard a passé une assez grande partie de son existence à voyager en Grèce pour repérer les lieux qu'aurait décrit Homère (voir la page complexe de Victor Bérard), ce qu'il a décrit dans son ouvrage en 4 volumes intitulés Les Navigations d'Ulysse. C'est cette vision référentielle et topologique de l'Odyssée que Joyce aurait repris à son compte dans sa propre topologie de Dublin. Cf. M. Seidel Epic geography.

Mais il faut aussi regarder comment Bérard lit l'Odyssée, ou plus précisément comment il s'y prend pour démontrer que le texte homérique décrit bien les lieux méditerranéens qu'il parcourt et fait photographier. Bien évidemment, la plupart du temps Bérard est en difficulté: le texte d'Homère n'est pas très précis, un peu trop poétique. Qu'à cela ne tienne Bérard complète et corrige le texte d'Homère. Il le complète et le corrige à partir de trois présupposés essentiels: un présupposé typologique, un présupposé achronique (la méditerranée est un espace inchangé depuis l'antiquité où les mêmes effets entraînent les mêmes causes: parcourir la Méditerrannée dans les années 1910 c'est donc parcourir le référent homérique) et un présupposé allégorique, ou plus exactement l'idée d'un symbolisme réaliste (quand Homère parle de cyclope il parle en fait de volcan etc).

Les deux présupposés typologiques et achroniques sont extrêmement fort chez Bérard le conduisent à l'idée que la Méditerranée est peuplée de siècles en siècles par la réalisation de types éternels qui reviennent avec permanence et régularité dans un décor inchangé: l'histoire est une répétition et nous rencontrons dans la méditerranée du 20ème siècle exactement ce que décrit Homère ou plutôt sa réalisation: Victor Bérard voguant en méditerranée perçoit et peut décrire la réalité décrite par Homère. Plus largement tout texte parlant de la réalisation d'un type à une époque donnée peut-être complété et corrigé par un texte d'une autre époque parlant de la réalisation du même type. Si l'Odyssée n'est pas assez précise sur telle expérience de la colonisation, il faut la compléter, ce que Victor Bérard fait par exemple par un récit d'exploration du 18ème siècle.

On peut donc décrire les Navigations d'Ulysse comme une entreprise de relecture et de réécriture de l'Odyssée qui passe régulièrement par la mise en parallèle de l'Odyssée d'Homère et de textes qui lui sont postérieurs et du texte décrivant l'expérience propre de Bérard, en l'occurrence son journal de bord ou le récit rétrospectif de ses propres voyages «dans le sillage d'Ulysse».

Mais en fait à quelle opération Bérard se livre-t-il dans ces volumes? Il lit l'Odyssée à partir de son présent et plus exactement à partir de sa mémoire de lecteur de divers récits de voyages et autres textes postérieurs à l'Odyssée et à partir de sa mémoire de voyageur telle qu'elle est consignée dans ses journaux de bords. Eventuellement, il adapte l'Odyssée à cette mémoire en la déchiffrant au nom d'une allégorèse physique.

Quel résultat cela donne-t-il? Indicutablement un dispositif qui tient du montage: il suffit de parcourir les volumes de Bérard pour en être convaincu: lire ces volumes c'est faire l'expérience d'un passage constant et souvent abrupt de fragments de l'Odyssée ou de paraphrases de l'Odyssée, où sont intercalés divers autres textes: récit de voyages de diverses époques, rapports archéologiques, instructions nautiques contemporaines, extraits de romans, évocation de ses cours à l'École navale etc. et bien sûr extraits du journal de bord de Victor Bérard, le tout encore interrompu par des cartes nautiques contemporaines et quelques photographies. Certes la linéarité n'est pas absente de ce dispositif: c'est celle du voyage d'Ulysse. Mais sur cette linéarité se grève à chaque instant des strates textuelles et mémorielles représentés par ces discours hétérogènes, sans oublier le déchiffrement du type Circé=île etc., si bien que l'expérience de lecture de Victor Bérard est d'abord une expérience de l'hétérogénétié et de la discontinuité.

En fait il serait assez aisé de représenter son texte sous forme d'un schéma joycien. Sur l'axe vertical on trouverait le récit odysséen – soit dit en passant quelque peu recomposé à l'occasion. Sur l'axe horizontal, pour chaque épisode des colonnes qui indiquerait les strates mémorielles et les sens dégagés par l'interprétation que propose Bérard.

Mais il y a plus: en quelques passages Victor Bérard est très proche des effets de surimposition que j'ai décrits à propos des schémas.Croise-t-il, par exemple, à Corfou un grec riche généreux et puissant qui lui offre l'hospitalité? Immédiatement ce pauvre grec se voit renommé Alcinoos et Victor Bérard continue son récit de voyage au début des années 1920 en y parlant de ses excellentes relations avec Alcinoos. On n'est pas loin ici des effets que j'ai décrits à propos de la désignation par des termes odysséen de la réalité décrite par Joyce dans Ulysses. Autre exemple frappant parce qu'il est visuel: Victor Bérard réalise parfois des cartes de ses voyages, et sur la même carte, à propos du même lieu on trouve le nom antique et le nom contemporain, voire un nom de héros grec: le nom de Gibraltar y voisine ainsi avec celui de Calypso. C'est donc parce que, quoi qu'il en dise, il lit l'Odyssée depuis son présent et depuis sa mémoire de lecteur et de voyageur que Victor Bérard aboutit à des dispositifs qui me frappent par leur similarité avec le fonctionnement des schémas joyciens.

Je n'en conclus pas pour autant que Joyce aurait été influencé sur ce point par Bérard. Je crois plutôt que ce qui se joue ici c'est une forme de rapport au passé, en l'occurrence au passé littéraire qui intéresse peut-être tout le début du 20ème siècle dont on sait qu'il est dominé par ce paradigme mémoriel. J'en voudrais pour preuve un dernier exemple que Joyce ne connaissait sans doute pas mais qui m'a frappé là aussi par ce qu'il a de commun avec la réalisation des schémas.

Je pense en l'occurrence à l'histoire de l'art et plus précisément à l'Atlas d'images Mnémonsynè qu' a réalisé dans les années 20 l'historien de l'art Aby Warburg et dont Didi-Huberman a livré une analyse extrêmement précise dans l'Image survivante. Warburg à entrepris de coller toutes les photographies d'œuvres d'art dont il disposait sur différents grands écrans de toile noire tendue sur châssis dans le but déclaré d'appréhender le passé de l'histoire de l'art mais non à partir d'une linéarité ou de l'idée d'une influence mais à partir de sa mémoire: il s'agissait pour lui de réaliser des tableaux de sa mémoire, et une organisation du passé à partir de sa mémoire. Le résultat est marqué par l'hétérogénéité jusqu'à un point extrême. Je cite Didi Hubermandont les termes pourraient s'appliquer aux schémas de Joyce:

La mémoire ne se déchiffre pas dans le texte orienté des succesions historiques mais dans le puzzle anachronique – sacorphage avec timbre-poste, nymphe antique avec golfeuse contemporaine – des survivances de l'antiquité.

En ce sens, le rapprochement a été fait – et est l'objet chez Didi Huberman d'une discussion, très serrée à laquelle je renvoie, avec l'esthétique de l'hétérégonéité de l'avant garde. Mais la différence notable c'est que le rapprochement incongru de l'hétérogène n'y est pas un procédé mais un mode de pensée et un mode de connaissance:

Le montage doit être alors considéré non pas comme un procédé mais comme une forme de pensée: connaissance par le montage.

On voit en quoi le rapprochement me semble pertinent avec les schémas de Joyce: un mode d'appréhension mémoriel du passé aboutit à un objet qui par sa forme rappelle l'esthétique d'une époque. L'hétérogène n'est pas une forme esthétique c'est un mode d'appréhension du passé qui rencontre une forme.

Mais – et c'est surtout l'intérêt de cet exemple, il se pourrait bien que Warburg soit allé plus loin que Joyce. Car il se trouve que vers 1915, il avait fait une première tentative de représentation de son rapport au passé de l'histoire de l'art sous forme de tableaux à abscisse et ordonné qu'il nomme –la coïncidence est troublante, des schémas (schemata). Or ce premier essai a été abandonné parce qu'il entraînait une trop grande fixité, une impossibilité de recomposer les configuration à l'infini ce que permettent l'atlas (les photos peuvent être recollées et recollées).

Cette coïncidence tend à montrer que l'entreprise joycienne de réaliser des schémas se situe bien dans un mouvement plus global de reconfiguration du passé Elle me permet de nuancer mon propos: parce que Joyce a pour but premier de produire une description systématique d'Ulysses il ne va pas aussi loin qu'un Warburg et en reste au schéma Mais n'en reste pas moins que les schémas sont porteurs d'effets de reconfigurations mémoriels inattendus, de constellations au sens benjaminien du terme.

Et en ce sens on peut rêver de schémas de Joyce un peu plus mobiles où les combinaisons proposées seraient reconfigurables et après tout rien ne nous empêche de le faire et on peut se demander par exemple à quoi ressemblerait les tableaux mémoriels de l'Odyssée en 2008. Ainsi pensant au roman de Salim Bachi Le Chien d'Ulysse et conjointement à O' Brother des frères Coen, j'aurai fort tendance à compléter le parallèle île des sirènes: bar par une formule du type île des sirène: bar, boîte de nuit, berge d'un ruisseau.

Ce n'est pas par hasard que je parle de rêve car l'intérêt je crois de cette lecture des schémas ainsi mis en perspective c'est qu'elle nous montre d'une part que le travail sur le passé, l'appréhension, en ce qui nous concerne, des textes du passé, n'est pas un simple travail de reconstitution et d'érudition mais peut-être aussi porteur de formes esthétiques, que même peut-être les commentaires les plus traditionnels sont porteurs de ces formes qu'il reste encore à dégager. Mais ces formes elles-mêmes en appellent d'autres et à partir des schémas de Joyce on peut rêver un atlas à la manière de Warburg, on peut aussi rêver et en même temps peut-être regretter, aux formes qu'appelait en 1920 ce tableau: j'ignore si Joyce avait vu intolérance de Griffith, mais je rêve au film, montage alterné d'Ulysses, d'Hamlet, et de l'Odyssée, tous textes interprétés par les mêmes acteurs, qu'aurait pu réaliser Griffith à partir de ces tableaux. Et après tout que des schémas en apparence arides et exégétiques nous fassent rêver à un film encore à faire me semble plutôt une bonne nouvelle.


Pages associées: Modernités antiques, Complexe de Victor Bérard.



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 29 Mai 2008 à 14h22.