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La traduction de textes littéraires, par David Bellos (Princeton University)

Extrait de Le Poisson et le Bananier. L'histoire fabuleuse de la traduction, traduit par Daniel Loayza, Paris, Flammarion, 2012 (chapitre 27, p. 311-319).
Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Flammarion.

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La traduction de textes littéraires

Dans le monde anglophone, les agences pour l'emploi ne proposent pas de postes de traducteur littéraire, et les débutants dans la carrière ont la vie dure. Quand elle est rémunérée, la traduction littéraire est payée à un tarif équivalent au salaire horaire des baby-sitters. Elle est généralement confiée à des gens qui disposent d'autres sources de revenus pour payer le loyer et l'épicier. Il y a quelques exceptions, mais pour l'essentiel, la traduction littéraire vers l'anglais est faite par des amateurs.

Et pourtant elle joue un rôle central dans la circulation internationale des nouveautés littéraires. Cette disparité entre rôle global et reconnaissance locale est peut-être l'aspect le plus curieux de ce métier.

La traduction littéraire vers quelque langue que ce soit possède des caractères qui la distinguent de la plupart des autres tâches langagières. D'abord, elle bénéficie d'ordinaire de conditions temporelles très souples par rapport au travail qui s'accomplit dans un cadre commercial, légal ou technique. Elle engage par ailleurs la responsabilité du traducteur de façon bien moins intimidante. Une erreur de traduction au tribunal, à l'hôpital ou dans un manuel d'entretien peut immédiatement avoir des effets néfastes. Le bousillage d'un chef-d'œuvre ne va certainement pas sans conséquences, mais le tort qu'elles font au traducteur ou à son client est d'une tout autre nature. Enfin, il est également plus amusant d'écrire une prose fluide visant à tenir lieu d'une histoire racontée en allemand ou en espagnol que de composer dans sa langue maternelle un résumé détaillé d'un document russe sur des conflits frontaliers en mer de Barents. Tout bien pesé, on comprend mieux pourquoi les individus chargés de récrire des romans étrangers en version anglaise sont aussi mal payés que peu connus. Ils ne sont pas trop à plaindre.

Rien à voir avec la situation japonaise. Shibata Motoyuki est incontestablement le traducteur de l'anglais le plus célèbre de l'archipel: son éditeur publie une «Collection des traductions de Shibata Motoyuki» et les librairies lui réservent des présentoirs entiers. Non seulement son nom figure sur la couverture, mais il est imprimé en caractères de même taille que celui de l'auteur.

Les traducteurs littéraires japonais jouissent à peu près du même statut que les auteurs en Grande-Bretagne ou aux USA. Beaucoup d'auteurs traducteurs sont connus du grand public, et il existe même un livre qui les traite en véritables people: Honyakuka Retsuden 101, littéralement «Les Vies des traducteurs, niveau 1».

Nombreux sont les pays qui accordent aux traducteurs une plus grande reconnaissance matérielle et symbolique que les États-Unis ou l'Angleterre. En Allemagne, les traducteurs littéraires touchent généralement des droits honnêtes sur les ventes des œuvres qu'ils traduisent; les traducteurs littéraires français sont eux aussi mieux payés que leurs collègues anglo-saxons. Dans le monde anglophone, presque tous les traducteurs littéraires ont un métier qui leur permet de pratiquer leur art; en France, en Allemagne, au Japon et ailleurs, c'est la traduction qui peut tenir lieu de métier principal et financer une autre vocation (telle que l'écriture de fiction, par exemple).

Ces disparités dans le contexte social et économique de la traduction littéraire en Extrême-Orient, en Europe et dans le monde anglo-saxon reflètent l'asymétrie dans le flux global de traduction. Les contextes situationnels de la traduction littéraire sont si différents selon qu'elle est amont ou aval – vers le centre ou vers la périphérie, pour reprendre les termes de Pascale Casanova[1] – qu'ils ne peuvent manquer d'avoir un grand impact sur la façon dont la tâche est menée.

Dans les cultures qui se tiennent à la périphérie de la circulation globale des œuvres littéraires, ce qui importe est d'accéder au centre. La valeur culturelle reconnue aux œuvres littéraires en traduction est déterminée avant tout par le simple fait qu'elles donnent accès à ce qui est étranger. En revanche, dans les langues centrales, le caractère étranger d'un nouveau livre ne revêt aucune importance particulière. Les nouveautés importées doivent conquérir leur place dans le paysage culturel par d'autres moyens. Or, comme il n'existe actuellement qu'une seule langue centrale, c'est entre l'anglais et les autres que s'est ouvert un abîme en matière de pratique de la traduction.

La traduction des nouveautés en anglais s'effectue presque toujours dans un style fluide et relativement invisible. Ce qui est évidemment lié au fait que, tout comme les jeunes auteurs, les traducteurs littéraires d'œuvres jusque-là inconnues ont beaucoup de mal à trouver un éditeur qui consente à les publier. Mais en pratique, les livres proposés au public anglophone par suite des efforts d'un traducteur sont peu nombreux. La plus grande partie de la littérature internationale actuelle a été sélectionnée par des éditeurs qui se forment une opinion en écoutant les arguments de vente d'agents littéraires internationaux, les avis d'éditeurs étrangers et les rumeurs des différentes foires du livre à travers le monde. Presque toujours, quand les traducteurs littéraires entendent parler de leur prochain ouvrage, un éditeur s'est déjà engagé à le mettre à son catalogue.

Dans les maisons d'édition britanniques et américaines, rares sont les cadres qui lisent d'autres langues étrangères que le français. Entre autres conséquences de cette situation presque gênante, la traduction en français, sans être un préliminaire indispensable, est au moins une très utile carte de visite pour une œuvre écrite en une autre langue qui cherche à accéder au marché littéraire mondial[2]. Les carrières internationales d'auteurs tels qu'Ismail Kadaré et Javier Marías, par exemple, doivent beaucoup à leurs traducteurs français, grâce auxquels ces auteurs de stature mondiale ont pu être portés à la connaissance d'éditeurs britanniques ou américains. Mais les droits de traduction de nombreux ouvrages sont acquis par des éditeurs qui ne s'appuient que sur des notes de lecture ou sur le bouche-à-oreille, et le traducteur anglais est très souvent la seule personne dans la chaîne qui ait une connaissance réelle du livre ou de son auteur. C'est une position délicate, et une responsabilité qui s'étend bien au-delà de ce qu'implique la tâche, déjà difficile en soi, de produire une traduction acceptable et efficace.

La retraduction de «classiques» anciens et modernes s'inscrit dans de tout autres contraintes d'ordre concret. Les discussions qu'elle suscite à propos de la responsabilité du traducteur sont distinctes de celles que provoque la traduction d'une œuvre inédite.

Juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Penguin a publié une traduction nouvelle de l'Odyssée d'Homère par Emile V.Rieu. Ce fut un succès inattendu. Comme le rappelle le site internet de la maison, le style vif et enlevé de Rieu «proclamait que c'était là un livre que chacun, que tous pouvaient et devaient lire». Les classiques n'étaient plus l'apanage d'une élite privilégiée.

Dans la collection des «Penguin Classics», «classique» a d'abord signifié «gréco-latin». Les traductions antérieures visaient dans leur grande majorité à accompagner l'enseignement du latin et du grec dans les écoles les plus huppées; la version plus directe de Rieu fut donc une révélation pour un lectorat moins privilégié. Son succès, et la longue série de traductions du même type qui s'ensuivit, reflétait aussi une importante aspiration de la société britannique d'après-guerre: offrir au grand public des perspectives éducatives d'une ampleur sans précédent. Les premiers titres de la «Penguin Classics» furent surtout des œuvres antiques ou médiévales, dont la célèbre version de Chaucer due à Neville Coghill, mais la collection ne tarda pas à élargir son champ de l'Égypte pharaonique aux dernières années du xixesiècle. Cette entreprise collective fut animée par une «culture de la traduction» consciente et explicite. «Le directeur de la collection entend travailler avec des traducteurs capables de suivre son propre exemple et de présenter au grand public, en anglais moderne, des versions des chefs-d'œuvre agréables à lire et dépouillées des difficultés inutiles, de l'érudition, du parfum archaïque et des tournures étrangères qui rendent tant de traductions existantes si peu conformes au goût de nos contemporains.» Les souhaits de Rieu sont clairs: il se range sans fausse pudeur dans le camp de la traduction adaptative. Il tenta tout d'abord de recruter des universitaires, mais constata que très peu d'entre eux étaient à même d'écrire le type d'anglais qu'il appréciait. Il fit alors appel à des auteurs professionnels comme Robert Graves, Rex Warner et Dorothy L.Sayers, dont les personnalités couvraient une gamme allant de l'académique à l'idiosyncrasique. Mais un style commun fut fermement imposé à ces versions, avec pour résultat que les deux cents premiers «Penguin Classics» donnent l'impression d'avoir tous été écrits dans la même langue: un anglais britannique souple et sans prétention, datant du milieu du xxesiècle. Ce fut un remarquable accomplissement. Cette collection a sans aucun doute éduqué des millions de lecteurs (dont l'auteur de ce livre); elle est certainement l'une des sources historiques de la nette préférence, dans le domaine anglo-saxon, pour des styles de traduction fondés sur l'adaptation, la normalisation ou la domestication.

Cependant, les aspirations sociales et culturelles de ces premiers chantiers de retraduction ne sont pas nécessairement celles qui motivent les projets plus récents. Sauf à certains moments particuliers –l'immédiat après-guerre, ou les premières années qui suivirent la Révolution russe, quand Maxime Gorki lança sa collection de «Littérature du monde»– la retraduction est presque toujours une affaire strictement commerciale.

Le copyright est une invention moderne qui remonte à 1708, mais le copyright international est beaucoup plus récent. D'abord esquissées dans des traités bilatéraux au milieu du xixesiècle, les normes juridiques modernes régissant la traduction d'œuvres littéraires commencent à être codifiées dans les années 1920. La convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques interdit à un éditeur de publier une traduction sans l'autorisation du détenteur des droits du texte original. Mais une fois qu'un éditeur a acquis les droits de publication d'une œuvre étrangère en traduction, il devient le seul propriétaire de l'œuvre traduite aussi longtemps que l'édition est disponible[3]. Il en détient l'exclusivité dans la langue cible, jusqu'à ce que l'œuvre originale tombe dans le domaine public.

Actuellement, la protection internationale du copyright est fixée à soixante-dix ans à compter de la mort de l'auteur, ou de la première publication dans le cas d'œuvres posthumes. Joyce est mort en 1941; Ulysses a été publié en 1922 (et la première traduction française en 1929). Franz Kafka est mort en 1924 et ses œuvres les plus célèbres ont été publiées en 1925 (Le Procès), 1926 (Le Château) et 1927 (L'Amérique). Les éditeurs des traductions de ces classiques ont donc perdu leur exclusivité dans la dernière décennie du xxesiècle. Freud est mort en 1939: désormais, ses œuvres sont également «libres de droits». En règle générale, les éditeurs tentent de conserver une part du marché que représentent ces succès durables en commandant des retraductions. Voilà pourquoi l'on voit paraître, depuis une vingtaine d'années, tant de «nouveaux» Kafka, Joyce ou Freud.

Les contraintes juridiques imposées à la circulation internationale des textes littéraires expliquent pourquoi il n'existe qu'une seule traduction disponible pour la plupart des œuvres publiées depuis la Première Guerre mondiale. La retraduction n'est pas une pratique qui affecte la plus grande partie de la littérature mondiale écrite au cours des trois dernières générations.

Qu'il travaille sur des textes relativement anciens ou sur des œuvres qui viennent de franchir le cap des soixante-dix ans de protection juridique, un retraducteur doit concilier des exigences ambiguës et contradictoires. Pour que la retraduction puisse être protégée en tant qu'œuvre nouvelle, il faut qu'elle soit distincte de toute autre traduction, et cela de façon mesurable. Pour être sûr d'être original, le moyen le plus simple consiste à ne pas même jeter un coup d'œil sur les versions antérieures, car la probabilité que deux traducteurs tombent sans s'être concertés sur la même formulation dans la langue cible est égale à zéro. D'un autre côté, un retraducteur doit aussi être à même d'expliquer pourquoi la nouvelle version l'emporte sur la précédente, et pour ce faire, il faut bien qu'il ait lu cette dernière. La traduction plus ancienne peut être d'un grand secours –voire d'une utilité précieuse– mais elle est toujours encombrante quand arrive le moment d'inventer une solution inédite pour les sections les plus délicates du texte. Je ne suis vraiment pas jaloux des retraducteurs de classiques modernes. Ils doivent constamment se frayer un étroit passage entre le Charybde du plagiat par inadvertance et la Scylla de la variation gratuite.

Il arrive qu'une traduction nouvelle soit amplement justifiée par la découverte ou la publication d'une version complète, ou non expurgée, ou corrigée, d'un texte qui ne circulait jusque-là que sous forme imparfaite ou censurée (exemple: Le Maître et Marguerite, de Boulgakov). Et quand une œuvre a été étudiée de près pendant plusieurs décennies, une nouvelle version peut incorporer des lectures et des interprétations dont la première traduction ne pouvait bénéficier. Mais de tels cas particuliers ne suffisent pas à justifier le principe général proclamant que «les traductions doivent être refaites au bout d'une ou deux générations». Si ce principe s'applique aussi fréquemment, et avec une rigueur toute mathématique, il le doit avant tout à la loi internationale sur le copyright et aux intérêts commerciaux qui en dérivent.

Cependant –malgré ces différences majeures entre traduction et retraduction, entre traduction vers l'anglais et vers d'autres langues– il existe un caractère par lequel la traduction d'œuvres littéraires en tous genres se distingue de toutes les autres tâches de traduction. Nous aimons à croire qu'une œuvre littéraire, dans la mesure où elle relève effectivement de la littérature, est absolument singulière: unique, originale, à nulle autre pareille. Et cela crée un vrai problème.

Si la traduction d'œuvres sérieuses de non-fiction réclame des compétences et des connaissances dont les traducteurs littéraires n'ont pas besoin (au premier rang desquelles une bonne maîtrise de la discipline), elle ne pose en revanche aucun problème quant à la détermination des normes linguistiques auxquelles le texte cible devrait se conformer. Quand vous traduisez un livre sur l'archéologie, vous voulez évidemment qu'il ait un air de famille avec d'autres ouvrages respectés sur le même sujet déjà publiés dans votre culture. En cas de traduction amont, les normes pour la non-fiction sont celles des œuvres originales, dans le domaine considéré, qui sont dues à des locuteurs de la langue cible.

Mais des questions délicates surgissent dès lors que le domaine spécifique d'une œuvre de non-fiction est nouveau ou difficile à classer. Il n'y a peut-être pas de meilleur exemple de la frontière incertaine entre traduction littéraire et traduction informative que celui qu'offrent les œuvres de Sigmund Freud.

En dépit de sa célébrité mondiale, les œuvres complètes de Freud n'ont fait l'objet d'une traduction intégrale qu'en quatre langues seulement: l'anglais, l'italien, l'espagnol et le japonais. Basée sur l'édition allemande publiée à Londres en 1942, la version anglaise de James Strachey est considérée par beaucoup de lecteurs comme un chef-d'œuvre de traduction, et par d'autres comme une trahison de Freud. Quel type de langue anglaise pour représenter l'écriture freudienne? Cette vieille controverse tourne sur la question du genre auquel rattacher cette écriture: relève-t-elle des sciences humaines, ou doit-elle plutôt être conçue comme étant d'ordre littéraire?

Pour Strachey, il allait de soi que la psychanalyse était une science. La terminologie scientifique anglaise puise traditionnellement dans le trésor des racines grecques et latines pour forger des néologismes. Or Freud lui-même écrivait en une langue qui forme des composés à partir de mots tout à fait courants, y compris dans les sciences humaines et naturelles. L'anglais, comme le français, a fait des emprunts au grec pour nommer l'«hydrogène» et l'«oxygène»; l'allemand n'emploie que des mots de tous les jours: Wasserstoff, «matière» (-stoff; voir l'anglais stuff) à «eau» (Wasser; voir l'anglais Water), ou Sauerstoff, «matière acide» (sauer; voir l'anglais sour). Cela étant, les termes allemands ne sont pas moins techniques et précis que leurs correspondants anglais et français dérivés du grec. Conséquence: quand Freud écrit Anlehnung («fait de se pencher ou de s'appuyer sur», en anglais leaning-on), Strachey crée anaclisis, et pour rendre Schaulust (de Schau, «vue», et Lust, «plaisir, goût, envie»), il invente scopophilia. Un grand nombre de termes passés en anglais dans le langage courant –ego, id, superego, empathy, displacement, par exemple– proviennent de la traduction de Freud par James Strachey, comme équivalents des néologismes également techniques mais moins recherchés de l'original –Ich, Es, Überich, Einfühlung et Verschiebung[4].

L'approche de Strachey est inattaquable pour peu que l'on considère les écrits de Freud comme des contributions à la médecine ou aux sciences humaines. On peut en vérifier la validité par simple rétroversion: qu'est-ce que Freud aurait pu écrire s'il avait voulu créer un mot allemand pour rendre un néologisme anglais tel que scopophilia? Les normes stylistiques des publications scientifiques de son temps l'auraient inévitablement conduit à forger un nom composé tel que Schaulust.

D'un autre côté, si des œuvres comme L'Interprétation des rêves sont assimilées non à des textes scientifiques mais à des créations littéraires, alors la version anglaise de Strachey, dont le ton et le style s'écartent de l'original, n'en propose pas une représentation adéquate.

En France, un important groupe de traducteurs travaillant en équipe coordonne ses efforts depuis les années 1980 pour établir une première version cohérente des œuvres complètes en langue française. L'entreprise vise à rétablir la spécificité de l'allemand de Freud, considéré moins comme inventeur d'une science nouvelle que comme écrivain usant d'un type de prose littéraire particulier (et plutôt étrange). Les «freudologues» responsables du projet sont allés jusqu'à déclarer que Freud n'écrivait pas en allemand, mais en «freudien», un «idiome de l'allemand qui n'est pas l'allemand mais une langue inventée par Freud». Le résultat est souvent jugé incompréhensible en français –mais après tout, si le «freudien» n'est pas de l'allemand, il n'a pas dû être facile à déchiffrer dans l'original non plus[5]

Les querelles byzantines sur les versions française et anglaise du texte de Freud n'auraient pas lieu d'être si l'on voyait clairement dans quelle catégorie ranger son œuvre. Le plus souvent, en matière de traduction dans les sciences humaines, le problème ne se pose pas. Dans ce domaine, on estime dans beaucoup de pays que c'est actuellement la recherche américaine qui donne le ton; en conséquence, les traductions d'ouvrages de sciences humaines d'expression anglo-saxonne conservent fréquemment quelques traits linguistiques de l'original, pour authentifier la qualité du texte. En revanche, il n'existe aucun consensus sur la nature du modèle à suivre dans le domaine littéraire. Un nouveau roman étranger en traduction devrait-il se conformer à la manière et au style d'un prosateur déjà connu dans la langue cible? Pour certains critiques, il crève les yeux que non: quand les Français importent du Paul Auster, ce n'est quand même pas pour qu'on le travestisse en Patrick Modiano. Pour d'autres, c'est évidemment le contraire qui est vrai: nous voulons lire quelque chose qui corresponde à l'idée que nous nous faisons du style romanesque en prose française. Que le livre ait été écrit en albanais ou en chinois, peu importe: s'il s'agit d'un bon roman, alors il faut qu'il en ait le ton –dans un registre reconnaissable pour nous.

Cette dispute n'est pas près d'être tranchée. Vous pouvez soutenir que la traduction littéraire est facile, puisqu'en dernière analyse, on peut y faire ce qu'on veut. Ou vous pouvez affirmer que la traduction littéraire est impossible, puisque quoi que l'on fasse, on s'expose à des objections sérieuses. La traduction littéraire se distingue de toutes les autres espèces de traduction. Elle rend à ses lecteurs un genre de service tout à fait particulier. Humblement, qu'ils le veuillent ou non, mais inéluctablement, elle leur enseigne à chaque fois ce qu'est la traduction.


David Bellos (Princeton University)

Page de l'Atelier associée: Traduction.



[1].Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, «Points. Essais», 2008.

[2].Il n'y aurait rien d'invraisemblable à ce que l'espagnol assume un jour la position de «première interlangue» en traduction littéraire, mais pour l'instant, il en est encore loin.

[3].Pour la langue anglaise, les droits peuvent être acquis, soit pour le monde entier (on parle alors de WELR, World English Language Rights), soit pour telle ou telle région particulière: «Grande-Bretagne et Commonwealth» ou «Amérique du Nord», parfois subdivisée en «États-Unis» et «Canada».

[4].Voir Mark Solms, «Controversies in Freud Translation», Psychoanalysis and History, vol.1, no1, 1998, p.28-43.

[5].Voir Élisabeth Roudinesco, «Freud, une passion publique», Le Monde, 8 janvier 2010.



David Bellos

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Avril 2012 à 12h05.