Atelier



Le tournant empiriques des études littéraires

par Alexandre Gefen
(CNRS, Université de la Sorbonne nouvelle)


Le présent essai constitue la version française de « The Empirical Turn of Literary Studies », in : Nicoletta Pireddu, Reframing Critical, Literary, and Cultural Theories, Palgrave Macmillan, Cham, 2018, pp. 119-135.



Dossier Pourquoi les études littéraires ?.





Le tournant empiriques des études littéraires


À la fin du XXe siècle, la théorie littéraire a possédé la valeur, mythifiée, d'un cadre explicatif universel, plaçant de manière originale les théories du texte à la base de l'arbre des connaissances et faisant de leurs analystes universitaires les maîtres du savoir. Avec la French Theory, théorie du texte, théorie de la narration, rhétorique et sémiologie furent employés pour décoder les faits sociaux les plus variés, qu'il s'agisse de comprendre le langage amoureux chez Barthes, de déconstruire la philosophie par l'écriture chez Jacques Derrida, de repenser le récit historique chez Hayden White ou d'analyser la poétique de la science chez Fernand Hallyn. Poursuivant le linguistic turn qui avait affecté la philosophie, la théorie littéraire avait amené les catégories et logiques textuelles à une prétention universelle et hégémonique : tout était langage, tout constituait un discours, tout faisait signe. À ce titre, la théorie littéraire était plus qu'une théorie de la littérature, plus qu'une épistémologie et qu'une « critique de la critique » : c'était bien une « critique de l'idéologie »</a>[1] indissociable d'une pensée critique du social explicitement foucaldienne et secrètement marxiste, que ce soit dans sa version américaine, culturaliste, ou dans sa formulation française, plus directement politique. Les critiques érigées contre cette théorie littéraire ont été clairement identifiés et la guerre culturelle ayant sévi contre les cultural studies et leur constructivisme social centré sur les problématiques sexuelles et raciales a entraîné un reflux de la théorie, du moins dans les plus grandes universités américaines. L'alliance du formalisme et de l'idéologie de gauche au service d'un discours d'affirmation identitaire ou l'usage de la déconstruction derridienne comme arme anticapitaliste ont fait l'objet de critique acérées, depuis le débat ouvert par un article ravageur, « Against theory », de Steven Knapp et Walter Benn Michaels </a>dans les années 1980[2] qui suscita une contre-attaque de Richard Rorty et Stanley Fish, jusqu'à l'anthologie Theory's Empire : An Anthology of Dissent de Daphne Patai et Will H. Corral ( 2005). Les expressions « post théorique » ou « après la théorie » sont devenus monnaie courante comme le note Vincent B. Leitch[3]. L'influence de Wittgenstein et du pragmatisme, la tendance « antifondationaliste » et néo-pragmatique aux Etats-Unis, le retour du « sens commun » prôné par Antoine Compagnon en France ont battu en brèche les versions les plus idéologiques et les plus globalisantes des théories : le « rêve d'une méthode à la Bacon » et d'une « herméneutique générale » (Stanley Fish[4]) semblent avoir reculé devant un scepticisme généralisé. Ce qui était en jeu dans la critique de Knapp et Michaels, c'était moins l'exigence d'une épistémologie de la critique, ni même les différentes méthodes de la critique elles-mêmes, mais plutôt l'ambition de la théorie à atteindre une objectivité interprétative ou à retrouver une intentionnalité première[5] selon une problématique unifiée et, évidemment, la tendance de ces théories du texte à s'ériger en contre-discours.


En ce début du XXIe siècle, ces débats, largement liées à des problèmes de philosophie du langage, ont largement perdu leur pertinence. Loin de ces questions, je voudrai montrer l'émergence d'une théorie littéraire qui enregistre le tournant informationnel, cognitif et computationnel, de la science contemporaine. D'une part, les approches du fait littéraire basées sur les sciences cognitives proposent des descriptions puissantes et nouvelles du fait littéraire, à valeur non seulement interprétatives, mais véritablement explicatives et « fondationalistes ». D'autre part, les approches issues des humanités numériques proposent des méthodes de démonstration qui rendent la théorie littéraire testable et les phénomènes littéraires prévisibles, au prix d'une vraie rupture épistémologique. Loin des modèles linguistiques du siècle précédent, c'est donc une scientificité nouvelle que dessinent les modèles déductifs issus des sciences cognitives et les approches inductives de l'analyse numériques des données.


Littérature et sciences cognitives


Il faut mesurer l'ampleur d'un tel changement. Dans une très large mesure, les théories de la littérature dominantes jusqu'au poststructuralismes étaient littéraires parce qu'elles reposaient sur le substrat de la linguistique ou de la rhétorique et donc endogènes. Non que les théories explicatives exogènes des mécanismes littéraires aient été absentes (la philosophie de l'histoire du XIXe telle qu'elle a survécu au XXe, la théorie du pouvoir foucaldien ou encore la pensée bourdieusienne de la distinction, par exemple) mais elles relevaient des sciences humaines et de leur mode de preuve. Ces théories avaient la puissance descriptive du structuralisme, au fond mathématique lointain ; elles pouvaient offrir dans certains cas des préconisations ou des prescriptions, en particulier littéraire, mais la réalité biologique et physique des phénomènes qu'elles évoquaient restaient totalement hors d'atteinte. Depuis deux décennies, les sciences cognitives se sont proposées au contraire comme paradigme explicatif total des faits psychologiques et même des faits sociaux, suscitant un mélange de fascination et de répulsion et engendrant des répercussions indirectes en dehors même de leur propositions – ainsi, l'intérêt appuyé de ces dernières années de la théorie littéraire pour la lecture et de manière générale pour les effets de la littérature n'est pas isolable des prétentions du cognitivisme à penser « les neurones de la lecture » pour prendre le titre d'un essai célèbre du neuroscientiste Stanislas Dehaene[6].


Les neurosciences sont un ensemble hétérogène où l'on peut distinguer trois grandes directions : l'analyse neurologique des processus cognitifs, la psychologie expérimentale et l'anthropologie cognitive, qui, pour simplifier, ont ouvert plusieurs grands champs en littéraire : la poétique cognitive, la psychologie littéraire et l'évolutionnisme littéraire. Fortement appuyé sur la linguistique cognitive, les poétiques cognitives se sont développé à partir de l'essai de </a>Lakoff et Johnson Metaphors We Live By (1980) et les travaux de Reuven Tsur centré sur la perception de la poésie. Parties de la stylistique et de la rhétorique cognitives, elles se sont enrichies d'une narratologie cognitivistes, qui travaillent par exemple sur la notion de suspense[7] ou reviennent sur la théorie de la fiction à partir d'une approche nouvelle de la théorie des mondes possibles fondée sur la deixis. Basé sur une théorie psycholinguistique de l'attention et de la mise en avant (foregrounding) de traits expressifs ou de figures, l'analyse du caractère prototypique (prototypicality) de structures, ou une réflexion sur les phénomènes mentaux impliqués la métaphorisation, par la poétique cognitive redéfinit la littérature comme une défamiliarisation et une manipulation de nos structures d'attention[8]. Cette théorie propose par exemple d'expliquer par des contraintes cognitives certains traits de versification (comme la césure à l'hémistiche de la poésie française classique »[9] mais elle est donc beaucoup plus ambitieuse que la simple analyse de la manière dont le cerveau humain analyse des informations simples comme des symboles. Elle s'attache également à des phénomènes complexes et propose notamment de repenser les genres et les catégorisations littéraires non comme des systèmes structuraux mais comme des dérivés de prototype cognitifs (des structures radiales[10]) rassemblé par des ressemblances de familles en s'autorisant pour cela de la gestalt psychologie. La notion de champ déictique (deictic field) et la théorie du déplacement déictique (deictic shift theory) se veut particulièrement utile à comprendre notre situation d'immersion dans un récit, immersion qui prend en compte à la fois des éléments qui nous « aspirent » (push) dans une histoire et ceux qui nous réfèrent au monde réel (pull) en suivant les stratégies de repérage des contextes que nous menons au cours de notre implication dans la fiction[11] : l'imagination, qui permet d'entrer dans le fiction, produit des « déplacements déictiques » et la psychologie cognitive essaye de modéliser l'expérience subjective du lecteur dans ses déplacements, dans ses rencontres avec les subjectivités fictionnelles du narrateur et des personnages, tâche vraiment nouvelle, qui n'avait intéressé la théorie littéraire qu'à travers la phénoménologie et qui se trouve ici pensée en termes de traitement de l'information. On peut noter d'ailleurs, qu'un des horizons immédiats d'une théorie celle du déplacement cognitif de la deixis est clairement adossé à une volonté de modélisation cybernétique consistant à faire comprendre à un programme informatique la situation narrative[12].


Les poétiques cognitivistes s'appuient sur l'idée issue des neurosciences que le langage n'est pas un module spécifique pour affirmer qu'il est nécessaire de penser le rapport des phénomènes linguistiques au corps et à la société[13], en refusant à la fois la distinction corps/esprit et l'opposition nature/culture. Décentrant la théorie de la question du texte ou de son auteur vers celle du lecteur, le cognitivisme littéraire est empirique et naturalisant, au double sens du mot : il fonde le fonctionnement de la littérature sur des faits naturels et banalise la littérature, conçu comme une activité mentale comme une autre et non plus comme un régime d'exception. Ainsi, la poétique cognitive réintègre la littérature dans les activités humaines ordinaires : “Cognitive poetics, too, sees literature not just as a matter for the happy few, but as a specific form of everyday human experience and especially cognition that is grounded in our general cognitive capacities for making sense of the world”[14]. À ce titre, l'histoire littéraire n'est plus rien d'autre que l'exploration de dispositions mentales communes : Reuven Tsur affirme que « cognitive processes shape and constrain cultural and literary forms […] the infinite variety of cultural forms may arise in cultural programs constrained and shaped by the same cognitive capacities”[15] contre l'idée d'une autonomie de la sphère culturelle et son historicité propre. D'où au passage la refondation du comparatiste, puisque les échos interculturels sont repensés comme des comme l'activation des mêmes dispositions cérébrales à travers des contextes différents. On retrouvera ce projet dans l'esthétique cognitive ou neuroesthétique, tend à opposer une approche empirique à une approche philosophique de l'art et remplace des catégories conceptuelles par une approche fondée sur les sentiments d'appréciation immédiat, le plaire et le déplaire. Si « les résultats de l'imagerie cérébrale donnent une impression de profondeur explicative, ils servent surtout à soutenir un désir de causalité »[16] avec comme gain épistémologique principal, note Fernando Vidal, un rêve de réintégration du corps lisant aux études littéraires, contre le constructivisme et les études culturelles tout autant que contre une approche intellectualiste.


Si les expériences proprement neuroscientifiques, comme celles qui consistent à observer par imagerie le fonctionnement du cerveau pendant l'immersion fictionnelle restent très rares[17], le cognitiviste littéraire vise une scientificité nouvelle notamment parce qu'elles rompent avec la question de l'interprétation au profit d'une réflexion sur l'information et parce qu'elle s'intéresse plus au processus qu'aux contenus. L'ambition est bien de proposer une étude systématisée de la littérature conçue en tant que réalité mentale observable : « [cognitive poetics] offers a means of describing and delineating different types of knowledge and belief in a systematic way” [18] en s'érigeant contre la subjectivité des analyses culturalistes et de leurs interprétations jugées discutables et couteuses : « Moreover, the standard academic practice of producing yet another interpretation of a text from the canon, or, in more recent years, from outside the canon, has been challenged by the taxpayer, who wants better justification for the spending of their money than an academic's sheer individual interest in a particular text. And this justification, too, is what cognitive poetics promises to offer”.[19] Ses bases seraient en effet véritablement scientifiques et ses résultats falsifiables[20]. Certes, comme le constatent ceux des cognitivistes qui mènent une réflexion épistémologique, cette recherche de scientificité ne peut être que partiellement atteinte : “Although CL [cognitive linguistic] is non-idealist, anti-Cartesian, and although many cognitive linguists strive for empirically falsifiable hypotheses and empirical control, the paradigm does not </a>simply reduce the mental realm to deterministic predictability (Lakoff 1987)”[21].  Mais cet « empirisme indirect » se veut une rupture déterminante, en ouvrant timidement la porte à la testabilité, car même si bien des constats de la poétique cognitive, s'appuient sur la phénoménologie d'expériences en première personne faite par la linguistique cognitive, les cognitivistes littéraires essayent de proposer un vocabulaire contrôlé, de rationaliser les résultats de leurs propositions, de proposer des résonnements inductifs fondés sur des résultats empiriques ou des hypothèses falsifiables.


La naturalisation épistémologique du darwinisme littéraire


Fortement critiquées en France, notamment par Alain Ehrenberg, par son ambition de remplacer les sciences humaines[22], le cognitivisme descriptif est complété par un cognitisme diachronique, l'anthropologique évolutionniste ou évolutionnisme cognitif, qui consiste à analyser la cognition, au sens large, grâce au schéma darwinien (sélection naturelle des aptitudes et comportements permettant la survie et l'expansion de notre espèce). Il s'agit alors de s'interroger moins sur la nature des processus cognitifs, sur leurs ancrages cérébraux, sur leurs mécanismes, que sur leur pourquoi. Partant de l'idée que tous les faits humains, y compris les faits d'imagination, sont inclus dans un processus d'évolution, la conception évolutionniste des mécanismes esthétiques consiste à écarter les interprétations métaphysiques, sociologiques, économiques, formelles, psychologiques (au sens non évolutionniste du terme), pour se demander en quoi les représentations esthétiques illustrent, exemplifient ou modélisent le jeu de forces biologiques « codées en dur » (hard-wired[23]) : la survie, la reproduction et l'expansion de l'espèce, la compétition et la coopération entre les hommes, les familles et les communautés, la parenté, l'affiliation sociale, les efforts pour acquérir ressources et influence, la domination, l'agression, enfin le besoin d'imagination[24]. Une telle réflexion engage celle de la valeur : les cognitivistes affirment que la profondeur et l'efficacité des œuvres littéraires tient à leur capacité à mettre en scène ces logiques implacables que nous faisons tout pour oublier. Penser avec la psychologie évolutionniste, c'est aussi se demander en quoi la production d'objets esthétiques – l'homme, dit Jonathan Gottschall, grande figure de cette discipline naissante, est « un animal à raconter des histoires » (storytelling animal)[25] – participe de la nature de l'homme en temps qu'espèce et de son évolution, qu'il s'agisse d'expliquer les aptitudes esthétiques en tant que compétence biologique parasite, en tant qu'aptitude élaborée d'adaptation à un milieu, ou encore, comme le fait Jean-Marie Schaeffer, en tant qu'analogue des mécanismes d'optimisation du choix du partenaire dans la reproduction sexuée[26].


L'évolutionnisme cognitif participe en effet à la fois d'un naturalisme philosophique et d'un positivisme scientifique : le substrat ultime des faits mentaux est physique, naturel, et les déterminismes ultimes sont génétiques. L'ancrage théorique de compréhension de notre savoir, son fondement, doit être celui de la cognition humaine, en tant que phénomène naturel explicable in fine par les sciences, sans recours à des modèles externes métaphysiques ou linguistiques : on est dans le cadre de ce que Quine nomme une « épistémologie naturalisée », à laquelle il serait permis « d'employer les ressources des sciences de la nature[27] ». Dans ce spinozisme total qui renvoie à une forme de matérialisme critique[28] (qui, en un sens, est l'équivalent pour notre génération du marxisme de l'après-guerre), il n'y a de substrat que strictement biologique aux faits mentaux, et les évolutions cérébrales sont déterminées par des mécanismes propres à l'évolution augmentée de la théorie mendélienne : variation individuelle aléatoire, pression environnementale, sélection génétique et transmission des caractéristiques adaptatives optimales. Ici, la conscience, la religion comme la littérature sont des produits de l'évolution neuronale gouvernés par la nécessité de maîtriser un environnement humain complexe et dynamique – à la différence de conduites instinctuelles ou d'une simple adaptation à un environnement figé et répété, prêtée à Homo sapiens : le propre de l'homme en tant qu'espèce, c'est la fluidité cognitive et la plasticité neuronale.[29]


Les conséquences d'un tel mouvement de « naturalisation de l'être humain[30] » sont considérables d'un point de vue épistémologique : nous sommes dans le cadre d'une psychologie envisagée « de manière non psychologique[31] », c'est-à-dire une psychologie anti-intentionnaliste, antimentaliste, où il n'y a pas à « interpréter » des expressions privées dans un supposé « langage mental » abstrait qui aurait sa logique, mais simplement à classer des faits empiriques selon une logique scientifique déductive. Si l'on reprend une opposition posée par Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature (Naturwissenschaften), produisant des explications, voire des prédictions, à l'aide de démonstrations expérimentales ou de raisonnements mathématisables, et sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften), productrices de compréhension, la psychologie évolutionniste de la littérature a vocation à être réintégrée dans les sciences en général et à produire non des interprétations, mais des explications des faits esthétiques. Il s'agit, lorsqu'on parle de la psychologie de l'art, de la fonder sur l'observation empirique, voire sur l'expérimentation, et de se garder de tout discours endogène. Certains théoriciens durs comme Harold Fromm[32] sont au demeurant proches de ce qu'on appelle « le matérialisme éliminationniste » (eliminative matierialism), représenté notamment par Daniel Dennett – qui renvoie les faits mentaux, y compris les qualia, effets subjectifs de nos sensations et expériences, la morale ou la religion, à un substrat physiologique hors de portée du sens commun – et Richard Dawkins – l'inventeur de la théorie des mèmes, c'est-à-dire d'une conception des faits artistiques et de la culture en général comme des « unités repliables, supports d'éléments formels ou de contenus stylisés[33] », soumises aux lois de la sélection naturelle. Sans aller jusque-là, la pensée « sociobiologique » pour reprendre un concept très utilisé par les « darwiniens littéraires[34] » tend à réfuter l'interprétation (du moins l'interprétation internalisante), la spéculation sur la valeur particulière et individuelle des œuvres ou sur la personnalité de l'auteur, au nom de la logique de la très longue durée ou de la logique quantitative. De la même manière que l'on cherche à éviter ce qu'on a pu appeler chez les wittgensteiniens l'illusion de l'intériorité, on va éviter ce que Quine nommait « le mythe de l'interprétation » et l'idée que la signification fait partie d'un discours qui dépasse les données dont nous disposons pour parler du langage, en réinscrivant au contraire dans des déterminismes comportementaux naturels les représentations textuelles, qui n'ont ni substance mentale, ni mécanique propre[35]. Une autre conséquence de cette position épistémologique, c'est qu'il n'y aurait pas plus de logique formelle ou d'historicité spécifique aux productions symboliques que d'autonomie ontologique, ou même fonctionnelle, de la littérature, qui perd toute spécificité. Il n'y a plus de raison de circonscrire un « empire dans un empire », et, pour le dire avec un autre vocabulaire, l'évolutionnisme cognitif s'intègre à un paradigme général que Jean-Marie Schaeffer qualifie de « fin de l'exception humaine ». Il consiste à refuser toute conception anthropocentrée, téléologique ou essentialiste de l'homme[36], pour examiner la prétendue « humanité » « à la lumière des contraintes qui la régissent comme espère biologique[37] ». Notons au passage que, pour Schaeffer comme pour tous les théoriciens de l'évolutionnisme, il n'y a pas d'opposition entre ordre culturel et ordre naturel, puisque la culture est un attribut « naturel » de l'espèce humaine ; il s'agit au contraire d'admettre l'existence et de montrer le sens des interactions entre dispositions biologiques et dispositions culturelles – ce qu'on appelle la coévolution génético-culturelle – ou encore entre ressources et contraintes collectives, d'une part, et aptitudes individuelles particulières, d'autre part[38].


Comme les cognitivistes, les darwiniens justifient leur démarche par un certain échec des sciences humaines face aux exigences scientifiques dans lesquelles elles déclarent s'inscrire : il s'agirait de dépasser les apories d'une analyse littéraire basée sur des modèles linguistique, culturel ou psychanalytique et son incapacité rédhibitoire à devenir un outil de prédiction empirique, malgré les jeux structuralistes avec les cases blanches ou les téléologies littéraires marxistes. L'idée d'une faillite méthodologique des humanités traditionnelles qui refuseraient l'expérimentation conduit Gottschalll à parler de « nouvelles humanités » bénéficiant de l'apport des sciences du vivant pour proposer des analyses empiriques, entraînant au passage de virulentes réactions[39].


Humanités numériques et approches inductives


À ce projet scientiste, les recherches évolutionnistes ajoutent une attention empirique aux masses de faits : pour Jonathan Gottschall, la littérature doit être considérée comme un ensemble de données sur l'espèce humaine, des données disponibles en quantité, testables en série, en sorte sorte que l'approche darwinienne « feature literary hypotheses that make testable predictions about empirical reality [40] ». Au saut de l'ordre interprétatif vers l'ordre explicatif, s'ajoute donc un saut du qualitatif vers le quantitatif. Ce projet rejoint les approches fondées sur le big data dans le monde des humanités numériques : la quantité de données empiriquement disponibles est si importante que son examen quantitatif suppléerait toute théorie, en nous proposant de passer de méthode déductive à des méthodes inductives.


On ne saurait en effet sous-estimer le saut épistémologique promis lui-aussi par les humanités numériques, qui est de nous proposer des possibilités numériques de vérifier des hypothèses, en rendant les recherches littéraires falsifiables, puis de passer de l'ordre descriptif (mesure et classement) à des explications causales, en proposant des inférences par régression qui rendent caduques les méthodes déductives traditionnelles. En transformant un texte ou un corpus en données, nous le mettons en effet à la portée d'une vaste gamme d'instruments de mesure. Les méthodes des humanités numériques offrent une « lecture à distance » (distant reading) pour reprendre le concept célèbre de Franco Moretti.[41] Cette textométrie va de mesures simples fermées (dites fréquentielles) aux analyses machine non dirigées (analyses thématiques dites de topic modeling[42]) en passant par des mesure semi-ouvertes (par exemple les collocations), typologie qui conduit à distinguer les quantifications simples, les recherches lemmatisées, les mesures de structures syntaxiques ou sémantiques (association mot et étiquette) et les analyses fondées sur les vecteurs de mots. Sans débattre de la pertinence relative de ces instruments, certains relevant de formes preuve directs ou indirects (qui varie selon que l'on cherche de phénomènes sémantiques ayant des échos textuels nets - présence d'un auteur, champs de référence-  ou la détection par des analyses stochastiques de changements de paradigme qui seraient individuellement noyés dans le bruit des analyses fréquentielles), l'essentiel est de voir à quel point ils modifient notre approche traditionnelle de l'administration de la preuve en sciences humaines : avec la possibilité d' « opérationaliser » (operationalize)[43] c'est-à-dire de vérifier des hypothèses théoriques ou historiques en les transformant en opérations quantifiables, les propositions des sciences humaines deviennent falsifiables - plus simplement dit, vérifiables. Les masses de données dans lesquelles est transcrite l'histoire culturelle permet de vérifier des hypothèses avancées par le savoir de l'érudition, mais autrement difficiles à établir car fondée sur une connaissance globale, une mémoire des œuvres, une synthèse intuitive, ardues à objectiver et donc à réfuter éventuellement. Derrière cette possibilité d'aligner l'épistémologie des sciences humaines sur celle des autre science (ambition récurrente on le notera à chaque changement de paradigme scientifique et que l'on pouvait sans doute aussi trouver dans la pensée positiviste de l'histoire littéraire ou dans le tournant linguistique et l'horizon constitué par la linguistique formelle) se jouent des questions autant institutionnelles que scientifiques (la visibilité et le sérieux des humanités). Le paradoxe est sans doute que les outils les plus élaborés et les plus mathématiques comme ceux de la sémantique distributionnelle des vecteurs et des topic models sont d'une complexité seulement accessible par un très petit nombre de chercheurs et impliquent un nombre d'opération de calculs intermédiaire quantifiable en milliards. Assurément, pour contrebalancer l'opacité des boîtes noires numériques, ce domaine émergent qu'est l'histoire quantitative des idées ne peut être exploré que par la conjonction de l'esprit de géométrie et de l'esprit de finesse, la capacité à capturer et à représenter des faits mesurables massifs ne pouvant s'appuyant que sur une intuition cynégétique de terrain et une connaissance des corpus permettant la modélisation des évolutions supposées et la détection de phénomènes historiques inattendus.


Cette mathématisation de la preuve a d'autres effets par-delà la tentation d'un nouveau positivisme : elle nous habitue à des formes de représentations inédites car, la lecture à distance (distant reading) de corpus constitués en big data par des cartes et graphes offre une forme spécifique de savoir où les régularités sautent aux yeux de manière extrêmement pédagogiques et où les phénomènes minoritaires peuvent être détectés du regard, de manière bien différentes de la manière dont un érudit à l'ancienne remarquait et faisait ressortir une tendance littéraire méconnue ou un auteur négligé. À l'horizon, se dessinent peut-être encore d'autres évolutions épistémologiques profondes des humanités : on peut pressentir qu'un usage empirique des humanités numériques pourrait se substituer à son usage théorique comme outil de vérification d'hypothèses abstraites. Un des aspects les plus dérangeants soulevé par les derniers développements de l'intelligence artificielle ces dernières années, dans son alliance avec les quantités considérables de données du big data, serait en effet de se passer de théorie au profit d'un apprentissage machine capable de déduire par induction des lois générales ou en tout cas des régularités, perspectives empiriste qui rendrait obsolètes les propositions théoriques et qui ouvrirait même, puisque c'est la direction pour laquelle les apprentissages machines sont faits, des prédictions littéraires, faisant de l'histoire culturelle une science nomothétique. D'où, par exemple, la possibilité de prédire le succès d'un best-seller : ce que Jodie Archer (éditrice) et Matthew L. Jockers (spécialiste des humanités numériques) propose dans The Bestseller Code : Anatomy of the Blockbuster Novel (2016) annonce en affirmant</a> être capable de prédire le succès avant publication par l'analyse de son contenu, selon un modèle multifactoriel de lecture machine (machine reading), le « bestseller-ometer », dont les auteurs avancent qu'il a été capable de prédire rétrospectivement le succès de 80 % des best-sellers de ces dernières années à partir d'analyses de la thématique profonde (par une méthode statistique de sémantique distributionnelle appelée le topic modeling) ou encore de l'organisation des émotions durant le cours de l'intrigue (sentiment analysis). Après les méthodes statistiques avancées et l'émergence d'un savoir graphique qui prolongeaient différemment le travail historique en l'objectivant possiblement, une telle perspective rendrait transformerait encore plus radicalement le savoir culturel, qui se réduirait à une manière habile de lancer une machine sur une piste et d'interpréter les résultats en se dispensant de toute représentation interne de la langue ou de la littérature pour dégager des lois par induction et proposer des prédictions. Si l'on peut rester sceptique et faire remarquer que la machine ne travaille que sur des données que l'on lui a proposées en sorte que ce type d'approche reste profondément dépendant de choix interprétatifs et de cadres théoriques, il n'en demeure pas moins que l'apprentissage machine et l'intelligence artificiel sont des méthodes épistémologiquement novatrices, à même de modifier profondément les modalités de démonstration et la nature même des savoirs littéraires.


* * *


Dans le tournant empirique contemporain des études littéraires se superposent donc des phénomènes distincts : le déclin de la théorie linguistique a conduit à des approches de terrain pragmatiques et empiriques (suscitant les critiques de la gauche intellectuelle attachée à ce que les théories pouvaient avoir de socialement progressiste).[44] À compter du début du XXIe siècle, des approches éclectiques et un individualisme méthodologique ont émergé et marqué la fin du holisme théorique qui avait précédé. La théorie et l'histoire littéraire se sont hybridé. L'analyse des cas est devenue plus importante que celle des modèle et la réflexion sur les récits plus importante que celle sur les structures. Ce mouvement a été renforcé par un nouveau scientisme dont la première expression a été les sciences cognitives qui réintègrent la littérature dans l'ordre des faits mentaux ordinaires tributaires du fonctionnement cérébral et justifiables d'explications. Celui-ci a engendré des modèles d'explications évolutionnistes, qui viennent compléter ce nouveau cadre global d'analyse du fait littéraire. Au même moment, les approches fondées sur les données produites par les Humanités Numériques ont parallèlement elles-aussi proposé de rendre les études littéraires scientifiques c'est-à-dire falsifiables. Mieux, l'inflation des données produite par la dataification du monde propose des méthodes de travail inductives, qui nous promettent de faire l'économie de lois abstraites et exogènes au profit de l'analyse quantitative par la statistique voire par l'intelligence artificielle. Non seulement la littérature n'est plus une théorie universelle critique du monde, mais elle ne dispose même plus de sa propre méthodologie, celle-ci étant appartement désormais aux sciences cognitives ou aux data sciences. On voit ici le gain d'une telle normalisation du savoir littéraire, qui est à la fois sa naturalisation et sa mathématisation : la possibilité de réintégrer les savoirs communs et de figurer comme une discipline scientifique comme une autre. Reste à savoir si le statut privilégié accordé à la littérature (offrir une fenêtre sur les fonctionnements cérébraux et des données sur la condition humaine) sera de nature à compenser la perte d'aura et de prestige des études littéraires, inéluctablement banalisées dans le champ des savoirs.



Alexandre Gefen (CNRS-Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle), 2018.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en décembre 2020.





[1] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris Seuil, coll. « Poétique », 1998, p. 13.

[2] A partir d'un point de vue épistémologique dont le principe est de refuser toute différence entre intention et signification et donc entre théorie et pratique, « Against Theory »,Critical Inquiry, Vol. 8, No. 4, Summer, 1982. Voir W. J. T. Mitchell</a>, Against Theory: Literary Studies and the New Pragmatism, The University of Chicago University Press, 1984, preface, p. 3 et sq.

[3] Vincent B. Leitch</a>, Literary Criticism in the 21st Century, Bloomsbury, p. 16.

[4] Voir Stanley Fish, </a>“Consequences” in W. J. T. Mitchell, Against Theory: Literary Studies and the New Pragmatism, op. cit., p. 120 et le commentaire de W. J. T. Mitchell, ibid., p. 4.

[5] Voir S. Fish, “Consequences”, op. cit., p. 106.

[6] Voir Stanislas Dehaene, Les Neurones de la lecture, Paris, Odile Jacob, 2007.

[7] Voir Raphael Baroni, La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, coll. Poétique, 2007.

[8] Peter Stockwell, Cognitive Poetics: An Introduction, London, Routledge, p. 19 et sq</a>

[9] Reuven Tsur, “Some Cognitive Foundations of ‘‘Cultural Programs''”, Poetics Today (2002), 23 (1), p. 68.

[10] Peter Stockwell, Cognitive Poetics: An Introduction, op. cit., p. 29 et sq.

[11] Voir Judith F. Duchan, Gail A. Bruder et Lynne E. Hewitt (éd.), </a>Deixis in Narrative: A Cognitive Science Perspective, Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum, State University of New York at Buffalo, 1995.

[12] Voir Stuart C. Shapiro et William J. Rapaport, “An Introduction to a Computational Reader of Narratives, ibid., p. 79-107.

[13] Voir notamment Jeroen Vandaele et Geert Brône (éd.), Cognitive Poetics Goals, Gains and Gaps, Berlin et New York, Mouton de Gruyter, p. 6 sq..

[14] Joanna Gavins et Gerard Steen (éd.), Cognitive Poetics in Practice</a>, London Routledge, 203, p. 1.

[15] Reuven Tsur, “Some Cognitive Foundations of </a>‘‘Cultural Programs''”, op. cit., p. 64.

[16] Voir Fernando Vidal, « La neuroesthétique, un esthétisme scientiste », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, vol. 25, no 2, 2011, p. 239-264.

[17] Hormis par exemple Marie-Noëlle Metz-Lutz, Yannick Bressan, Nathalie Heider et Hélène Otzenberger “What physiological changes and cerebral traces tell us about adhesion to fiction during theater-watching?”, Frontiers in Human Neuroscience, 2010; 4: 59.

[18] Peter Stockwell, Cognitive Poetics: An Introduction, </a>op. cit., p. 4.

[19] Joanna Gavins et Gerard Steen (éd.), Cognitive Poetics in Practice, op. cit., p. 2.

[20] Voir par exemple Peter Stockwell, Cognitive Poetics: An Introduction, op. cit., p. 59.

[21] Jeroen Vandaele et Geert Brône (éd.), Cognitive Poetics Goals, Gains and Gaps, op. cit., p. 7.

[22] Voir Alain Ehrenberg, « Sciences sociales, pas cognitives », Libération, 23 septembre 2008, http://www.liberation.fr/tribune/2008/09/23/sciences-sociales-pas-cognitives_14359.

[23] Suivant l'expression de D. T. Max, « The Literary Darwinists », The New York Times Magazine, 6 novembre 2005, en ligne : http://www.nytimes.com/2005/11/06/magazine/06darwin.html.

[24] Joseph Carroll, « An Evolutionary Paradigm for Literary Studies », in Reading Human Nature : Literary Darwinism in Theory and Practice, Albany (N.Y.), Suny Press, 2011, p. 13-54, p. 30.

[25] Jonathan Gottschall, The Storytelling Animal: How Stories Makes Us Human, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2012.

[26] Jean-Marie Schaeffer, Théorie des signaux coûteux, esthétique et art, présentation de Suzanne Foisy, Rimouski (Québec), Tangence éditeur, coll. « Confluences », 2009.

[27] « L'épistémologie naturalisée » [« Epistemology Naturalized », 1968], in W. V. O. Quine, Relativité de l'ontologie et autres essais, trad. de l'anglais (États-Unis) par Jean Largeault, introduction par Sandra Laugier, Paris, Aubier, coll. « Philosophie », p. 83-105, cit. p. 105.

[28] Wilfred L. Guerin, Earle Labor, Lee Morgan, Jeanne C. Reesman, John R. Willingham, A Handbook of Critical Approaches to Literature, 6e éd., Oxford et New York, Oxford University Press, 2010, p. 146 sqq.

[29] Steve J. Mithen, The Prehistory of the Mind : A Search for the Origins of Art, Religion, and Science, Londres, Thames and Hudson, 1996.

[30] Cf. Jacinto Lageira, « Artialisation », in Roger Pouivet et Jacques Morizot (dir.), Dictionnaire de philosophie esthétique, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2012, p. 49-50, cit. p. 50.

[31] Sandra Laugier, Wittgenstein, le mythe de l'inexpressivité, Paris, J. Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2010, p. 24.

[32] Harold Fromm, The Nature of Being Human : From Environmentalism to Consciousness, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2009.

[33] J. Morizot, « Évolution et esthétique », art. cité, p. 185.

[34] Expression forgée par le biologiste américain Edward O. Wilson. Cf. D. T. Max, « The Literary Darwinists », art. cité.

[35] Voir Sandra Laugier, L'Apprentissage de l'obvie : l'anthropologie logique de Quine, Paris, J. Vrin, 1992, p. 93 sq.

[36] Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l'exception humaine, Paris, Gallimard, coll. « NRF-essais », 2007, p. 185-200.

[37] Ibid., p. 201.

[38] Ibid., p. 249.

[39] Voir par exemple Raymond Tallis, « Neurotrash. Humans Are Special », Prospect, publié en ligne : http://www.prospectmagazine.co.uk/magazine/neurotrash-brain-chemistry-biologism-neurones-darwin/.

[40] Jonathan Gottschall, Literature, Science, and a New Humanities</a>, New York, Palgrave Macmillan, 2008, p. 64.

[41] Voir Franco Moretti, Graphs, Maps, Trees: Abstract Models for a Literary History, Londres et New York, Verso, 2005.

[42] Sur cette technique : http://mimno.infosci.cornell.edu/topics.html.

[43] Voir Franco Moretti, « Literature, Measured », Literary Lab Pamphlets, n° 12, avril 2016, https://litlab.stanford.edu/LiteraryLabPamphlet12.pdf.

[44] Voir le séminaire organisé par François Cusset et Frédéric Lordon, acteurs français majeurs de la gauche théorique : http://te-doctorants.blogspot.fr/2013/09/debat-le-refus-de-la-theorie-23e-salon.html.



Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Décembre 2020 à 11h19.