Atelier




"Théoriser, expérimenter: l'embarras des richesses dans le domaine des études littéraires", entretien d'Angela Braito avec Yves Citton (respectivement doctorante et professeur de littérature française à l'Université Stendhal Grenoble 3.)

Cet entretien est extrait du collectif Apprendre, enseigner, transmettre la théorie. Les sciences humaines au niveau universitaire, sous la direction de Mirella Vadean, Ontario, Mestengo Press, 2009.

Il est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'autorisation des auteurs et des éditeurs.





Théoriser, expérimenter: l'embarras des richesses
dans le domaine des études littéraires


Angela Braito – Dans votre ouvrage Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires (2007), vous vous interrogez sur l'importance et la place des études littéraires au «sein des évolutions actuelles de nos formes sociales». Pour ce faire, vous adoptez la posture du théoricien en analysant la nature de l'acte interprétatif: «Répondre à la question de savoir à quoi peuvent servir les études littéraires implique donc de théoriser une autre pratique de l'interprétation – autre pratique que j'aimerais désigner, selon un usage qui me semble déjà établi, du terme de lecture actualisante. (…) Ce livre vise donc aussi à théoriser les méthodes et les enjeux propres au travail interprétatif. (…) L'effort de théorisation portera plus généralement sur la nature de l'acte interprétatif. En quoi la lecture relève-t-elle, non d'une réception passive, mais d'une activité?»[1].

Par cet «effort de théorisation» du travail interprétatif, vous vous situez au croisement de deux domaines très proches: d'un côté, l'élaboration d'outils de description et de compréhension relève d'une démarche propre à la théorie littéraire. D'autre part, cette proposition ouvre la voie à la critique littéraire en analysant les mécanismes complexes à l'œuvre dans le «travail interprétatif». Pourriez-vous – au détour d'une définition permettant de cerner les enjeux de la théorie littéraire – revenir sur les principales motivations à l'origine du «geste»[2] théorique?

Yves Citton – Vous avez tout à fait raison de reprendre à Marc Escola la notion de «geste». Notre rapport à la littérature relève autant du «geste» que de l'«acte». Cela implique que le résultat (le «produit») de ce qu'on fait quand on étudie les Lettres compte moins que l'activité qu'on a déployée pour obtenir ce résultat. J'ai sans doute trop sollicité la notion d'acte dans mon livre (en jouant sur le mot actualisation, sur la productivité propre aux pratiques littéraires, etc.). Ce qu'il faut souligner, c'est que les études littéraires nous mettent en position de faire de l'exercice interprétatif un plaisir et une fin en soi, une activité qui a sa justification en elle-même, et non dans le produit qui en sort. En cela, interpréter un texte est du même ordre qu'interpréter une danse: cela consiste à faire une série de gestes, tout autant qu'à «produire du sens».

Dans l'article que vous évoquez, Marc Escola se fonde sur une séparation de nature entre deux types de gestes: il y aurait d'une part le geste de l'interprète, qui se penche sur un texte singulier et qui essaie de rendre compte de sa signification (par divers moyens, qui peuvent solliciter l'histoire, la linguistique, la psychanalyse, la philosophie, etc.); et il y aurait d'autre part le geste du théoricien-poéticien qui, au-delà de tel ou tel texte particulier, essaie de décrire la nature, le fonctionnement, le classement d'ensembles de textes, dont il tente de définir l'essence commune ainsi que les rapports structurels (qu'est-ce qu'un conte merveilleux, quelles voix s'expriment dans un roman, qu'est-ce que la littérature?). Je crois que c'est une séparation très éclairante pour préciser ce qu'on essaie de faire lorsqu'on travaille sur des objets littéraires.

Il s'agit de deux attitudes qu'on peut d'ailleurs adopter face à n'importe quel objet. Si, en me promenant au marché aux puces, je tombe sur quelque chose d'inconnu qui me charme et que j'achète par pure curiosité, je peux soit essayer de voir ce qu'on peut faire de cet objet (comment jouer avec, comment lui faire produire un bruit inédit, comment en tirer un usage intéressant), soit me demander ce que cet objet peut nous apprendre (sur la société qui l'a fabriqué, sur la capacité humaine à produire des outils, sur la matière, sur le comportement des brocanteurs).

Chacune de ces attitudes produira des gestes assez différents. Dans le premier cas – qui serait celui de l'expérimentateur – je manipulerai l'objet de toutes les façons imaginables pour voir comment il réagit sous mes doigts, je le lancerai en l'air pour voir comment il vole, je taperai dessus avec d'autres objets pour voir comment il résonne, je l'enfoncerai dans divers orifices pour voir avec quoi il peut s'accoupler, je le repeindrai pour le mettre en valeur au sein de mon mobilier. Dans le second cas – qui serait celui du savant – je le mesurerai pour le décrire selon des critères partagés, je le placerai à côté d'autres objets similaires pour le comparer à ce qui a déjà été répertorié, j'essaierai de trouver en lui de quoi le situer au sein d'un horizon normatif d'usages qui ne viennent pas de mes expérimentations, mais d'une tradition commune que je me contente de reconduire.

Il ne serait pas inconcevable d'opposer ces deux attitudes comme relevant, d'une part, de la pratique (l'expérimentateur) et, d'autre part, de la théorie (le savant). On pourrait dire dans ce cas que mon livre essaie de faire «la théorie» de certaines «pratiques» interprétatives: j'essaie de décrire (à la manière d'un savant), de répertorier, de classer, de caractériser, de définir une certaine classe d'activités qui ont en commun d'attribuer une signification à des textes écrits. Ce devait être ce que j'avais en tête en rédigeant la section «Théorisation» que vous venez de citer dans l'Introduction de mon livre.

À dire vrai, ce type de conception de la «théorisation» me semble toutefois assez peu intéressant. Outre qu'il a des relents d'althussérisme mal digéré – j'avoue avoir des crises d'urticaire chaque fois que quelqu'un fait mine de retourner vers des expressions du type «théorie de la pratique théorique», dont se gargarisaient Althusser et ses disciples –, ce genre de définition de «la théorie» tend à en faire un monstre intimidant et paralysant, en opposant implicitement celui qui fait (sans réfléchir) à celui qui pense (sans agir). Si «la théorie» a pu souffrir récemment d'un certain manque d'attractivité, voire si elle rencontre parfois un véritable rejet, c'est sans doute que quelques théoriciens en ont donné une image terrorisante: la maîtrise d'un certain «jargon» qu'on lance au visage des gens, sans prendre le temps d'expliciter sa nécessité ni de le rendre abordable, peut constituer un moyen facile d'affirmer son autorité et sa supériorité – et les enseignants de littérature se sont que des humains trop humains, qui ne gèrent pas toujours leurs angoisses au mieux.

J'aurais donc tendance à me méfier de quiconque se présente comme un «spécialiste» de la théorie, comme quelqu'un qui aurait le mérite de «penser» ce que les autres se contentent de «faire». Il est sans doute généralement salutaire de réfléchir à ce que nous faisons, mais il est toujours dangereux d'opposer les deux attitudes de façon molaire. Tout geste implique une certaine forme de pensée, et il n'est pas de réflexion qui ne s'oriente sur un horizon d'action.

Je crois que c'est bien ce que signale Marc Escola à la fin de son article: il utilise judicieusement une première distinction (entre une attitude interprétative portant sur tel texte singulier et une attitude poéticienne portant sur des classements de textes) pour déconstruire une seconde distinction, entre histoire littéraire et théorie littéraire. Cela lui permet de montrer que l'historien des formes et des genres littéraires ne peut pas éviter d'être aussi un peu théoricien, dans la mesure où on ne peut classer et prétendre expliquer les objets (historiquement) observés que sur le fond d'une combinatoire (théorique) d'objets possibles: «l'on ne commence vraiment à faire œuvre historiographique que lorsqu'on accepte de considérer l'objet réel comme un objet possible – le texte réel comme un possible parmi d'autres; être historien alors, c'est tenter d'expliquer pourquoi c'est ce possible-là qui a existé à telle date, et non tel autre à la même date, ou le même à une autre date, ce qui suppose encore de disposer d'un éventail de possibles – lequel est toujours le produit d'une spéculation théorique»[3].

Cela me semble lumineux. J'en tire pour corollaire qu'on ne peut pas être un bon expérimentateur sans être savant, et qu'on ne devient véritablement savant qu'à force d'expérimentations. Cela doit donc nous amener à nous méfier de toutes les dichotomies que je viens d'évoquer: on interprète d'autant mieux un texte singulier (geste herméneutique) qu'on sera capable de le situer au sein d'un champ de normes, d'attentes et de possibles discursifs (geste poéticien); on devient meilleur théoricien (des possibles littéraires) au fur et à mesure qu'on explore plus largement la gamme des modalités historiques qu'ont connues les pratiques littéraires.

Si j'ai insisté sur la notion de «geste» en répondant à votre question, et si j'ai évoqué l'exemple de la danse, c'était pour illustrer l'idée que ce que nous faisons d'intéressant lorsque nous nous livrons aux études littéraires relève d'un enchaînement de gestes multiples et divers, qui nous font sans cesse passer de l'herméneutique à la poétique, de l'histoire à la théorie, du singulier observé à l'horizon des possibles sur lequel il doit être inscrit pour devenir significatif.

Lorsque vous me demandez de cerner les enjeux de la théorie littéraire et de revenir sur les principales motivations qui peuvent être à l'origine du «geste» théorique, je suis tenté de vous répondre qu'il faut commencer par ne pas séparer la théorie de l'interprétation, ou la théorie de l'histoire, puisque c'est de leurs (micro-)enchaînements et de leur articulation que vivent les études littéraires. En ce sens, «faire de la théorie» est aussi absurde que «faire des pointes» lorsqu'on s'entraîne au ballet classique. Cela peut avoir une valeur gymnastique utile (quoique potentiellement perverse et malsaine), mais cela ne saurait constituer une fin en soi. Pour répondre à votre question tout en l'éludant, je dirais que la motivation du geste théorique, c'est d'améliorer notre capacité à interpréter les textes et, réciproquement, que la motivation du geste herméneutique, c'est d'élargir et d'approfondir notre capacité à investir les possibles de la pratique littéraire. Dans tous les cas, l'important me paraît être de considérer les études de Lettres comme relevant de l'expérimentation, du bricolage, du tâtonnement (aussi richement informé et informant que possible). Cela implique aussi de considérer «la théorie» (quelle que soit la façon dont on la définit) comme étant entièrement au service de l'expérimentation, et comme ne tirant sa validité que des expérimentations qu'elle favorise[4].


A. B. – Il y a peu, je relisais l'article intitulé «Perdre le sens (commun)?»[5] dans lequel Sophie Rabau cite cette phase de Paul de Man: «What is it about literary theory that is so threatening that it provokes such strong resistances and attacks?».[6] En adaptant cette réflexion au champ de la théorie littéraire, elle ajoute: «la théorie littéraire serait-elle donc, elle aussi, un sport de combat?».

La question peut paraître surprenante, et pourtant l'idée d'une vis polemica propre à toute approche du fait littéraire se confirme à la lecture de nombreux discours critiques. Pourquoi, selon vous, la théorie littéraire appelle-t-elle cette attitude polémique? Cette attitude doit-elle obligatoirement se comprendre comme la nécessité fondamentale de «construire contre»?

Y. C. – Je vous remercie de cette question qui touche à quelque chose qui m'agace de plus en plus, et à laquelle je ne peux répondre qu'en faisant au préalable un assez long détour historique. Il me paraît significatif que vous posiez le problème à travers une référence au monde anglo-saxon, et à l'université nord-américaine en particulier, par l'entremise de Paul de Man, qui a été (scandaleusement) identifié à une certaine conception de «la théorie», localisée en l'occurrence à l'université de Yale. Je commence par préciser que je n'ai jamais eu ni fascination ni horreur envers Paul de Man: j'ai beaucoup apprécié certains de ses essais (ceux de Blindness and Insight par exemple), sans jamais pour autant être tenté de faire de lui un maître à penser. J'ai passé une année à Yale, à la fin des années 1980, au moment même où éclatait la tempête dans un verre d'eau générée par la «révélation» de ses articles (de «collaborateur») écrits pendant la guerre. Outre que ce genre de dénonciations moralisantes rétrospectives m'a toujours révulsé, il m'a semblé dès ce moment-là que ses accusateurs s'acharnaient à donner des coups de pieds dans un cadavre: ce qui se faisait d'original à Yale à cette époque-là ne relevait déjà plus ni du de Manisme ni du Derridisme de 1980, mais frayait déjà les voies d'une nouvelle façon de nouer le jeu des formes avec les enjeux de l'histoire politique (dans les travaux et les enseignements de Denis Hollier, de Christopher Miller ou de Timothy Hampton par exemple).

À mes yeux, les guerres de Titans auxquelles se sont livrés avec complaisance les universitaires autour du statut de la theory ont toujours eu quelque chose d'ubuesque. La façon dont on a pu substantifier, essentialiser et homogénéiser «la» théorie – comme s'il fallait choisir entre «la» théorie (qui subsumerait tout contenu et toute orientation particulière) et «pas de théorie» du tout – est proprement hallucinante. Il relève du plus élémentaire «bon sens» (dont on a pu précisément faire l'antithèse de «la théorie») de rappeler que nous ne pouvons avoir à faire qu'à des théories (rivales et souvent contradictoires entre elles) et que, comme je le soulignais tout à l'heure, nul ne peut agir sans s'appuyer sur un minimum d'assises théoriques.

Mais comme vous le signalez dans votre question, les discussions qui tournent autour de la theory se situent bien moins sur le plan de l'épistémologie que sur le champ de bataille de combats socio-politiques. Les débats nord-américains sur la theory ne paraissent ubuesques que si l'on croit naïvement qu'ils ont des enjeux de savoir, alors qu'ils prennent tout leur sens dès lors qu'on mesure les luttes de pouvoir dont ils sont la manifestation et le symptôme. Pour aller vite, on peut dire que durant les années 1980 et 1990 ceux qui, dans les universités nord-américaines, se préoccupaient d'égalité (entre les races, les sexes, les classes) et qui remettaient en question les bases symboliques du pouvoir et de l'ordre social se sont largement reconnus dans le type de réflexions menées par les penseurs que François Cusset a regroupés au titre de la French Theory[7], autour de quelques centres de rayonnement intellectuels comme l'université de Yale, les Presses de l'Université du Minnesota ou l'université de Duke. Le type (très) particulier de theory (d'inspiration largement française) pratiqué dans ces centres d'influence en est arrivé – bizarrement – à être considéré comme «la» théorie (des théories) et comme le fin mot de la radicalité intellectuelle. Du fait de l'importance accordée aux jeux de langage par des penseurs comme Lacan, Derrida, Lyotard, Foucault ou Barthes, et du fait que ce sont souvent des départements de littérature française qui ont accueilli les enseignements et les visites de ces grands inspirateurs, la theory (qui relevait en réalité plutôt du champ de la philosophie) en est arrivée à s'identifier avec la théorie littéraire. Cette contamination-confusion a été renforcée par le fait que les départements de philosophie nord-américains ont été colonisés par une école «analytique» qui cherchait à s'aligner sur la rigueur logique des sciences pour rehausser son prestige, et pour mieux affirmer sa supériorité sur le caractère fumeux des études littéraires.

La vis polemica que vous évoquez ne tient que très marginalement au contenu propre de cette French theory (passablement transformée d'ailleurs par son acclimatation aux campus américains). Elle tient surtout au fait que les segments les plus conservateurs de la vie politique nord-américaine aient jugé stratégiquement opportun de discréditer le monde universitaire en lançant des Cultures Wars qui ont monté en épingle une French theory, très marginale et notoirement inoffensive, pour l'ériger en menace contre les valeurs familiales, la cohésion sociale, les croyances fondamentales, les convictions religieuses et la vertu patriotique de la nation américaine (voire de l'Occident tout entier). Un livre récent de Christopher Newfield montre bien comment de telles dénonciations ont visé (et malheureusement réussi) à discréditer tout un pan de la vie intellectuelle et universitaire, qui pouvait jouer un rôle crucial dans l'émancipation des plus larges couches de la classe moyenne: entre l'assaut idéologique lancé par les Culture Wars et l'étranglement gestionnaire mené au nom des impératifs d'équilibres budgétaires, ce sont les perspectives d'émancipation sociale et intellectuelle esquissées par les années 1960 qui ont été ainsi laminées pendant près de 30 ans par le feu nourri des forces conservatrices[8].

Comme c'est souvent le cas, la (French) theory ne s'est donc constituée comme telle qu'à travers le discours accusateur de ses ennemis, qui ont construit un épouvantail polémique afin d'effrayer les masses et de les détourner des dangers d'un égalitarisme, d'une aspiration de justice sociale et d'un esprit critique caricaturés comme «excessifs» (le «politiquement correct», le «relativisme communautariste», etc.). Et comme c'est souvent le cas aussi, il s'est trouvé nombre de preux chevaliers prêts à tomber dans le panneau pour défendre courageusement les mérites de la theory contre de telles attaques, qui étaient d'ordre purement idéologique. Rentrer dans un tel combat envers les accusations fantastiques portées contre la theory, essayer d'en peindre un tableau moins trompeur, en agiter la bannière comme un signe de ralliement du progressisme politique, c'était nourrir le feu d'une polémique à laquelle les attaquants n'avaient rien à perdre et les défenseurs rien à gagner.

Ce long détour historique par la vie intellectuelle nord-américaine de ces trente dernières années était nécessaire pour répondre un peu précisément à votre question inspirée par l'article de Sophie Rabau. J'espère avoir donné assez d'éléments de contextualisation pour faire saisir ce qu'il peut y avoir – à mes yeux – de triste, de pervers et de dramatique dans l'attitude de ceux qui, comme Paul de Man, se demandent «what is it about literary theory that is so threatening that it provokes such strong resistances and attacks?».

En prenant la question au sérieux, en discutant de ce que la theory peut avoir de menaçant, en voulant parer les attaques et vaincre les résistances, en rentrant dans la logique du combat et de la polémique, les chevaliers de la théorie ont été victimes d'une triple illusion. Ils ont cru tout d'abord que quelque chose comme «la théorie» existait effectivement, alors qu'il n'y a que des théories et que chacun a la sienne; ils ont ensuite fétichisé cette théorie, en la séparant de la lecture et de l'histoire des textes, alors que c'est de la micro-articulation de petits gestes théoriques et de petits gestes interprétatifs que vivent les études littéraires; ils ont enfin cru que «la théorie» était porteuse comme telle d'une force de subversion sociale, reprenant à leur compte les accusations portées contre eux par les polémistes conservateurs, alors que c'est à partir du nouage entre pratiques d'interprétation et pratiques d'émancipation intellectuelle que devrait se mettre en place un travail de réformation sociale, que les polémiques abstraites entretenues autour de «la théorie» ont empêché de mener.

Quant à moi, je souhaite donc éviter de donner la moindre dimension polémique aux soucis «théoriques» qui peuvent m'animer, dans la mesure où les polémiques passées ont eu des effets aussi ridicules que calamiteux. Ainsi, au lieu de percevoir Le démon de la théorie d'Antoine Compagnon comme une attaque contre «la théorie» (et au lieu d'entreprendre de le réfuter en bonne due forme), je le recommande à tous mes étudiants comme offrant une synthèse clarifiante et utile des problématiques qui ont été débattues au cours des dernières décennies.

Il convient sur ce plan de tirer les enseignements de déboires connus par les universitaires nord-américains: les gouvernements de droite qui ont gouverné la France au cours des dernières années ont mené leurs propres Culture Wars contre les Humanités. L'équipe de Nicolas Sarkozy reproduit aujourd'hui, avec 30 ans de retard, la double stratégie en ciseaux que l'équipe de Reagan avait lancée contre les universités publiques américaines dans les années 1980: discréditer idéologiquement les études de Lettres et de sciences humaines, et étrangler leur financement par une comptabilité budgétaire vouée à les assécher[9]. Pour esquiver ces attaques, il faudra savoir à la fois ne pas répondre aux polémiques «théoriques», auxquelles on ne peut rien avoir à gagner, et défendre et illustrer par la pratique des études littéraires la validité du travail que nous menons.

La formulation de votre question me conduit à une dernière remarque sur ce sujet: si je refuse de polémiquer à propos de «la théorie», c'est toutefois pour faire de l'ensemble de l'expérience littéraire un «sport de combat». Je ne crois pas qu'il faille nécessairement «construire contre», comme le suggère votre question. Je me méfie de plus en plus de l'attitude critique et dénonciatrice. Si je me reconnais souvent dans certaines pratiques identifiées à «la déconstruction», c'est qu'elles lancent un processus qui repose sur une vive conscience de l'activité créatrice de l'interprète et qu'elles me paraissent déboucher naturellement sur un travail de reconstruction de sens, dans lequel je situe la finalité de notre travail.

Considérer l'aventure littéraire comme un sport de combat n'implique pas qu'on ait des ennemis envers qui polémiquer: dans un sport, on a des partenaires plutôt que des ennemis. Les interprètes précédents, les méthodologies héritées et les idéologies environnantes, le texte lui-même, la langue, tous ces éléments sont autant de partenaires avec lesquels (et non «contre» lesquels) il faut se battre pour en tirer quelque chose qui nous permette, en fin de compte, de nous vaincre nous-mêmes (nos limitations, nos habitudes, nos aveuglements, nos ignorances).


A. B. – En 2006, un an avant la parution de votre ouvrage, vous avez proposé un cours («Lire, interpréter, actualiser») aux étudiants de Master (Lettres modernes) de l'université Stendhal Grenoble 3 (France). Dans l'imposant document de travail que vous avez élaboré, on trouve de nombreux textes théoriques consacrés à l'activité interprétative: Vérité et méthode de Gadamer; L'acte de lecture d'Iser; «Lecture génératives et lectures actualisantes» de Dufays; «Is there a Text in this Class» de Stanley Fish; «Intentio lectoris» d'Eco ou encore «Le parcours du pragmatiste» de Richard Rorty.

Le choix des textes met en lumière une histoire de la théorie littéraire plutôt «agitée»: quels étaient les objectifs d'un tel cours et comment ces textes théoriques ont-ils été reçus et assimilés par les étudiants? De plus, il me semble que vous avez été confronté à deux difficultés: celle de proposer tout à la fois un cours de théorie littéraire et d'histoire de la théorie littéraire. Comment avez-vous fait face à cette double «contrainte»?

Y. C. – Le problème d'un cours, c'est qu'on n'a jamais assez de séances pour faire le quart de la moitié de ce qu'il faudrait faire pour ne pas tromper son monde. Donc, oui, dans ce cours de Théories et Méthodes Critiques, j'ai essayé de fourguer un maximum de textes très divers (allant de ceux que vous avez cité à Jacques Rancière, en passant par Deleuze, Cixous et Saïd), tout en me rendant très bien compte à quel point ce choix est étroit et prisonnier d'innombrables limites assez difficilement défendables (sinon par l'excuse facile du petit nombre de séances disponibles).

Plus j'avance, plus je me rends compte, comme le dit Marc Escola, qu'on ne peut pas séparer les préoccupations théoriques d'une vision historique. J'ai commencé ma carrière en faisant comme si on pouvait lire les textes en ignorant quasiment tout de leur contexte d'origine. Cela constituait un peu la signature de l'École de Genève où j'ai été formé, et où il n'y avait alors aucun enseignement d'histoire littéraire). Je crois toujours qu'on peut légitimement jouer un certain type de jeu littéraire qui se constitue sur de telles bases, si cela est nécessaire (par exemple du fait d'un manque de connaissance historique de la part des étudiants).

En même temps, je sens chaque jour davantage à quel point ce type de jeu non-historicisé est en retrait à l'égard de ce que l'on peut faire de plus intéressant avec un texte, dès lors qu'on dispose de connaissances plus précises sur son contexte de production et sur sa circulation. Je suis de plus en plus enclin à concevoir la transmission littéraire à travers le concept de transduction, tel que le définit Gilbert Simondon[10]. Or la puissance de la transduction littéraire tient à la disparité des milieux dans lesquels résonne le texte. Dès lors, mieux on connaît le milieu d'origine, plus richement on peut jouer des tensions que tisse cette disparité.

Cela est vrai aussi, bien entendu, d'un enseignement de Théories et Méthodes Critiques: mieux on peut dire à quoi et à qui répond une entreprise théorique au moment de son émergence, mieux on saisit sa spécificité («le problème» pour lequel elle a été élaborée, selon la conception que propose Deleuze de l'histoire de la philosophie), et plus on peut en tirer quelque chose d'illuminant et de suggestif pour affronter nos propres problèmes contemporains.


A. B. – Au terme du parcours que vous avez proposé aux étudiants de Master en 2006, vous avez élaboré un exercice permettant de mettre en œuvre toutes les connaissances acquises au cours du semestre. L'objectif était de faire le lien entre les outils élaborés par la théorie littéraire et leur propre lecture des textes. Cet exercice se voulait particulièrement transversal, puisque les mémoires des étudiants portaient sur des auteurs, des siècles, des aires linguistiques et des problématiques différents pour chaque étudiant.

Bien souvent, les étudiants considèrent la théorie comme l'univers complexe de l'abstraction: le règne des -ismes et des formules absconses. Etait-ce un moyen de remettre en question l'idée, bien ancrée dans les esprits, que la théorie représenterait l'antithèse de la pratique? D'autre part, vous avez insisté sur le fait que l'exercice consistait en un essai, et non une dissertation, ce qui a eu pour effet de déconcerter de nombreux étudiants habitués à un modèle de pensée – franco-français – spécifique: pourquoi un tel choix?

Y.C. – Je vous suis reconnaissant d'avoir été sensible aux enjeux de la façon dont j'ai conçu le travail proposé aux participants de ce cours. Oui, vous avez raison, il est absolument central pour moi de sortir les réflexions théoriques d'un combat des -ismes, pour en faire une boîte à outils où chacun trouve à puiser de quoi enrichir et fortifier ses propres bricolages. J'ai envie de rebondir sur vos remarques pour esquisser un petit guide pratique pour assurer un rapport hygiénique avec ce qu'on appelle «la théorie».

  • Règle n° 1: Casser les -ismes. La théorie n'est pas un champ de bataille où s'affrontent de grandes armées bien ordonnées et où l'on serait sommé de prendre position pour tel camp contre tel autre. Il n'est pas question de s'enrôler dans un parti dont le programme aurait été fixé de tout temps (historicisme, structuralisme, déconstruction, psychanalyse, stylistique, critique génétique). Même si chaque ouvrage théorique qu'on lit cherche à nous transformer en adepte de sa méthode et de ses finalités, il faut commencer par déchirer la carte de tout parti officiel, pour n'adopter des méthodes et des finalités qu'à partir du point de vue extérieur de l'usager (et non du disciple).

  • Règle n° 2: Se constituer une boîte à outils qui nous soit propre en puisant dans des sources hétérogènes. L'exploration des divers courants théoriques n'est pas une visite de châteaux imposants à acheter clés en mains, c'est un marché aux puces où on peut flâner à son gré, glaner un ensemble de casseroles chez tel brocanteur, un paquet de lingerie chez tel autre, une table et quelques chaises dépareillées chez un troisième... C'est de l'assemblage d'outils originellement disparates qu'émanera un travail original et novateur.

  • Règle n° 3: Agencer la diversité des outils au sein d'un montage cohérent. Autant il est bon de puiser à droite et à gauche pour se constituer sa boîte à outils et autant il est rare que des instruments méthodologiques soient irrémédiablement incompatibles entre eux, autant il faut toutefois veiller à ce que les catégories et les concepts mobilisés ne se neutralisent pas les uns les autres. S'il y a un -isme auquel je pourrais souscrire, ce serait à l'éclectisme que revendiquait déjà Diderot dans l'Encyclopédie: cela implique à la fois une parfaite liberté de s'approprier tout ce qui peut nous être utile sans se soucier de sa provenance et un travail d'articulation qui exige du théoricien de «former un tout solide, qui est proprement son ouvrage, d'un grand nombre de parties qu'il a rassemblées & qui appartiennent à d'autres»[11].

  • Règle n° 4: Savoir que les outils théoriques sont moins des concepts que l'on adopte que des concepts que l'on se forge. Lire des textes «théoriques» ne s'apparente qu'assez superficiellement à l'activité de shopping que j'évoquais précédemment. Si j'ai choisi l'exemple du marché aux puces (plutôt que du centre commercial), c'est que ce qu'on peut y trouver de déjà-fait demandera sans doute à être réparé, remis au goût du jour, amélioré, retaillé. Une théorie n'est pas quelque chose que l'on apprend, que l'on adopte, que l'on applique, mais d'abord et toujours quelque chose que l'on se fabrique, pour et par soi-même, avec les moyens du bord. Chacun peut être un inventeur de concept: chacun invente chaque jour des solutions concrètes face à des situations concrètes qu'il a su problématiser. Comme l'a bien illustré Jacques Rancière à travers sa lecture de Jacotot, le drame des méthodes pédagogiques traditionnelles («explicatives») tient à ce qu'elles induisent l'étudiant à croire que le savoir lui viendra d'ailleurs, tout digéré, alors qu'il n'y a de vrai savoir que celui qu'on s'invente à force d'attention, d'induction et de systématisation tâtonnante[12]. La vis theorica n'est rien d'autre que cette capacité d'attention, de problématisation, d'improvisation, qui se bricole au coup par coup des solutions toujours ad hoc.

  • Règle n° 5: Juger les concepts sur la base de leur efficacité opératoire. La finalité de la réflexion théorique n'est pas d'apprendre à jongler avec des formules absconses, mais d'enrichir notre boîte à outils et d'aiguiser le tranchant de nos scalpels. Les seuls concepts respectables sont les concepts qui nous sont directement utiles pour faire avancer notre travail d'analyse et de compréhension des textes. Il s'agit de pouvoir découper (faire des distinctions pertinentes), visser (établir des relations fortes), échafauder (monter des pièces les unes sur les autres de façon à ce qu'elles tiennent debout par leurs relations propres), mettre en relief (faire sentir des points saillants et des dépressions), mettre en correspondance (tisser des liens entre des données textuelles et des significations qui sont extérieures au texte mais qui l'éclairent ou qu'elles éclairent en retour). Des concepts «théoriques» qui n'aident à aucune de ces tâches pratiques ne sont d'aucune valeur immédiate: on peut les garder en réserve pour le cas où ils seraient utiles pour un autre travail ultérieur, mais il n'y a pas à s'en préoccuper pour la tâche du moment.

  • Règle n° 6: Être disposé à recomposer sa boîte à outils face à chaque texte singulier. Chaque texte exige qu'on lui taille une théorie à sa mesure. Rien n'est pire ni plus courant qu'un interprète qui «applique» à chaque œuvre une même grille de lecture. On tombe tous dans ce travers, puisque nul ne peut se réinventer totalement à chaque instant. Il est toutefois bon d'aborder chaque entreprise interprétative comme une occasion de mobiliser de nouveaux concepts pour rendre plus précisément compte des particularités de l'objet étudié.

  • Règle n° 7: Se servir de chaque interprétation pour réviser sa boîte à outils et pour reconfigurer les instruments dont on se sert. Non seulement il faut être prêt à trouver de nouveaux concepts pour rendre compte de nouveaux textes, mais il faudrait se donner pour règle de ne jamais utiliser un concept pour analyser un texte sans s'imposer de devoir amender (même marginalement) le concept en question à la suite de sa mise en jeu au sein du texte. Une théorie qui «s'applique» à un texte sans en être transformée en retour est une théorie qui est déjà morte.

  • Règle n° 8: Ne traiter de questions théoriques que lorsqu'on est intimement convaincu de leur importance. Comme aimait à le souligner Gilles Deleuze, dans le maniement et l'invention de concepts, la «vérité» compte moins que l'importance. On entend dire une infinité de choses qui sont «vraies», mais dont on serait en peine de dire en quoi elles nous importent (nous touchent, nous aident à penser, nous aident à vivre). Il faut restreindre les discussions théoriques à des problèmes dont on sent qu'ils nous importent – et dont «la théorie» essaie justement d'expliciter pourquoi et en quoi ils méritent de nous importer.

Comme vous le suggérez pertinemment, loin d'être «l'antithèse de la pratique», le geste théorique est la pratique même: il consiste en l'ajustement permanent de mes outils à mes besoins (ainsi qu'en la réflexion que mes outils me permettent de mener sur mes besoins). Tout ce que je viens d'esquisser sur la nécessité d'adapter les outils théoriques aux bricolages interprétatifs pourrait être répété à propos de votre dernière question sur la forme que doit prendre le texte où l'on fait part de ses résultats. Si le plan canonique français en trois parties peut avoir du bon, en ce qu'il a une vertu formatrice de discipline et de rigueur argumentative, et s'il peut parfois convenir à tel ou tel sujet particulier, il est tout aussi important d'apprendre à inventer une forme nouvelle de présentation qui corresponde au mieux à l'entreprise d'élucidation singulière qu'on a menée sur tel texte singulier. Là aussi, il faut s'ouvrir aux incertitudes, aux surprises, aux inventions propres à un travail de bricolage, de tâtonnements et d'ajustements réciproques qui fait émerger de nouveaux concepts et de nouvelles formes au fil des besoins concrets.


A. B. – Dans «Des possibles rapports de la poétique et de l'histoire littéraire», Marc Escola revient sur l'apparent clivage entre l'histoire littéraire et la poétique, ou théorie littéraire: «On feint de le croire dépassé, renvoyant à des querelles qu'on veut croire d'un autre âge, et on le voit ressurgir périodiquement: en finira-t-on un jour avec le clivage de nos études entre l'histoire littéraire et la poétique ou théorie littéraire? La Thébaïde a bien eu lieu, mais les frères ennemis sont restés irréconciliables, tombés tous deux au champ d'honneur. On sait assez qui sont aujourd'hui les modernes Créon qui donnent force de loi à la seule érudition, et tout au plus peut-on compter encore avec quelques Antigone qui voudraient savoir seules où est leur devoir»[13]. Le symptôme de cette discorde se fait encore ressentir dans la distinction entre le cours de théorie littéraire et le cours d'histoire littéraire dans les universités françaises. Pensez-vous qu'une réconciliation plus franche est possible, voire nécessaire? Si oui, comment envisagez-vous ce nouvel enseignement à destination des étudiants en littérature?

Y. C. – Comme je l'évoquais au passage tout à l'heure, je me sens de plus en plus fortement incliné à affirmer la nécessité absolue de mener de front un travail apparemment contradictoire mais à mes yeux inséparable d'actualisation et d'historicisation. Si je passe presque tout mon livre à justifier la légitimité des lectures actualisantes contre l'accusation d'anachronisme, c'est que je crois devoir plier le bâton dans le sens inverse des Créonneries d'un «retour à l'histoire», qui m'agace par son positivisme naïf bien plus que par un historicisme auquel je souscris totalement.

Donc oui, il faudrait trouver le moyen de faire converger l'enseignement de théorie littéraire et d'histoire littéraire. Je ne suis pas sûr qu'il faille forcément les fondre en un seul et même cours, quoique cela puisse constituer un défi pédagogique intéressant. De façon plus réaliste, je dirais qu'on peut garder un séminaire qui se concentre sur la présentation et la mise en œuvre de certaines boîtes à outils théoriques (appliquées à des textes pour vertu d'illustration). En revanche, je ne suis pas sûr qu'il soit justifiable (ou possible) de ne faire que de l'histoire littéraire. Comme le dit encore justement Marc Escola dans le même article, «l'histoire littéraire est une activité théorique aussi longtemps qu'elle élabore des objets transcendant les œuvres; elle cesse de l'être dès qu'elle prétend assigner à ses objets une date, en arrêtant paradoxalement le cours du devenir pour faire coïncider le «sens» de l'objet avec un moment de l'Histoire – en vertu de quoi elle est une interprétation comme une autre». Dans la mesure où les cours d'histoire littéraire se cantonnent rarement à donner des suites de dates, mais élaborent des objets génériques, autoriaux, idéologiques ou sociologiques, ils relèvent déjà d'une certaine activité théorique.

Si j'en avais le choix, je supprimerais les cours d'histoire littéraire pour la bonne raison que le type d'information qui s'y transmet me paraît pouvoir passer sans perte à travers la lecture d'un manuel. Demandons aux étudiants de lire un bon manuel présentant un survol historique des courants, des grands auteurs, des conditionnements réciproques qui structurent l'évolution des pratiques littéraires et des dynamiques sociales – et gardons le précieux temps de contact présenciel en classe pour faire quelque chose de plus intéressant: partir de textes concrets, lus avec patience et attention, pour problématiser la signification qui en émane à partir des éclairages fournis à la fois par le séminaire de théorie et par la lecture des manuels. Rien ne remplace ni ne dépasse l'efficacité d'un séminaire d'explication de textes (encadré par quelques présentations synthétiques), au sein duquel le savoir théorique et historique est mobilisé pour être mis en pratique, mis en crise, reconfiguré, dynamisé, enrichi, approfondi.


A. B. – J'ai mis cet entretien sous les auspices de «l'embarras des richesses» en référence à une comédie d'Allainval[14]. Dans cette pièce française de 1725, le pauvre Arlequin, qui se plaignait de ne pouvoir être heureux sans un sou, devient l'heureux bénéficiaire d'un trésor qui lui causera mille soucis. Pour conclure cette série de questions, je jouerai le jeu de l'allégorie jusqu'au bout: la théorie littéraire, à force de complexité et de richesses, représente-t-elle finalement un «embarras» pour l'Arlequin-étudiant? Comment, selon vous, peut-on tirer l'essentiel de la théorie, l'enseigner et la rendre accessible sans se noyer dans l'océan des notions et des concepts?

Y. C. – Je trouve que présenter les ressources théoriques sous les auspices de l'embarras des richesses est tout à fait approprié. J'ai déjà dit pourquoi il n'y avait pas à craindre de «se noyer» dans «l'océan» des notions et des concepts: dans notre exploration des ressources théoriques, il ne s'agit pas de baliser un espace (océanique), d'en faire le tour, de s'en assurer la maîtrise. Il s'agit d'y choisir ce qui convient aux tâches que nous voulons exécuter. C'est donc à la fois aux enseignants et aux étudiants qu'il appartient d'être clairs sur le statut de ce type de savoir: ne pas s'en servir pour intimider les étudiants d'un côté, ne pas en avoir peur comme d'une tâche intimidante de l'autre (alors qu'il ne s'agit que de ressources à explorer).

L'image la plus approprié de l'embarras du choix que vous évoquez s'apparente donc moins à la noyade qu'aux affres du consumérisme. Comment savoir si les outils que je m'approprie sont ceux qui m'offrent le meilleur rapport qualité/prix? Comment décider d'acquérir cet ensemble de petites cuillers (charmantes), que me propose ce brocanteur, avant d'avoir écumé toute l'offre disponible sur ce marché aux puces? Mais comment faire s'il y a des milliers de marchands et que mon temps est limité? Ce sont ces questions-là qui me semblent les plus pertinentes et les plus angoissantes. J'y répondrai avec trois principes simples (en «théorie» sinon en «pratique»…).

Je dirais d'abord, en détournant ce que Gilles Deleuze disait à propos de la philosophie, que ce choix potentiellement embarrassant doit avant tout être une question de goût. Il y a des philosophes, des théories, des systèmes, des concepts qui nous parlent, qui nous touchent, qui nous conviennent, et il y en a d'autres dont on peut, après de gros efforts faits sur soi-même, reconnaître l'ingéniosité, les mérites, l'élégance, mais avec lesquels on ne se sent pas sur la même longueur d'onde. Je dirais qu'il faut faire confiance à ce type d'intuition. On ne peut pas vérifier le prix de toutes les petites cuillères avant d'acheter son lot. Celles-ci vous tapent à l'œil? C'est bon signe: il doit y avoir quelque chose dans ces cuillères que vous ne pouvez pas encore expliciter mais qui vous convient profondément puisqu'elles ont su vous toucher.

Quelque chose de comparable se produit dans notre rapport aux livres et aux concepts: il y en a avec lesquels on se sent assez vite à l'aise, ils correspondent à notre expérience quotidienne du monde, ou alors ils nous offrent un dépaysement inattendu qui nous charme mystérieusement. Il y en a d'autres qui nous repoussent ou qui n'arrivent pas à capter notre attention. Faute de pouvoir tout lire, puisque la principale rareté de notre époque porte sur notre temps d'attention, fions-nous à ces intuitions. Donnons une chance à chaque ouvrage qu'on ouvre, faisons-lui un crédit de confiance a priori. Mais si la mayonnaise ne prend pas au bout d'un certain temps, passons à un autre jusqu'à ce qu'on en trouve un qui nous arrête et parvienne à nous attacher – dans le régime de pléthore qui caractérise le marché des livres et des idées, on trouvera bien de quoi se satisfaire.

Je dirais ensuite qu'il ne faut pas avoir trop peur de ne pas trouver la théorie qui existe sans doute quelque part et qui sera parfaite pour nous. Même si elle existe, il n'est pas justifié de perdre trop de temps à la chercher. Il peut être plus judicieux de se porter vers quelque chose d'un peu bancal, mais qu'on puisse retaper avec un minimum d'effort. De toute façon, comme je le disais plus haut, une théorie, ça ne s'applique pas comme une formule magique toute faite, ça doit se laisser adapter à chaque usage particulier. Il en découle que «la théorie parfaite» n'existe pas, qu'elle relève du fantasme creux et leurrant. Dès lors qu'on a l'intuition que quelque chose pourrait marcher, dès lors qu'on se sent un peu à l'aise – ou un peu moins mal à l'aise avec ceci qu'avec cela – il vaut sans doute la peine de commencer à travailler. Le cours même de notre recherche nous poussera sans doute, dans la suite de nos explorations à trouver mieux, au fil des améliorations qu'on aura su bricoler, emprunter, rustiner.

Je dirais enfin que le plus important est de ne pas se laisser paralyser par l'embarras du choix. Une des malédictions majeures de notre époque consumériste vient de l'angoisse de ne pas avoir fait le meilleur choix: il y a sans doute un magasin, quelque part, qui vendait cet article moins cher, avec une meilleure garantie, avec un plus grand choix d'options, etc. On peut imaginer un degré avancé de d'absurdité consumériste dans lequel nous passerions tous nos loisirs à choisir les meilleurs produits, sans plus avoir le temps de jouir de ce que nous achèterions, tant nous serions obsédés par les affres de l'optimisation. C'est peut-être cela qui paralyse certains étudiants au moment de travailler en bibliothèque, de choisir un sujet de mémoire ou de thèse, une «méthodologie», un ensemble conceptuel ou un autre.

Face à de tels affres, j'ai envie de dire: peu importe ce qu'on choisit! On finira bien par s'y retrouver, parce que c'est toujours soi-même qu'on projette dans les œuvres qu'on lit, dans les méthodes qu'on sollicite, dans les outils conceptuels qu'on se forge. J'en reviens à mes premières remarques: ce qui compte le plus dans les expériences littéraires, c'est moins le résultat de ce que nous produisons que le geste même par lequel nous le produisons. Or ce geste est bien plus attaché à notre personne que nous ne voulons le croire. Vous pouvez prendre des auteurs très différents, des instruments d'analyses très variés, et vous finirez néanmoins par faire des mémoires ou des thèses très semblables. Et cela parce que les Humanités offrent des voies d'auto-développement (individuel et collectif), plus que des modes de production d'objets extérieurs.

C'est vous – votre intelligence, votre sensibilité, votre personne, votre «capital humain» – que vous produisez en rédigeant un mémoire, une thèse, un article ou un livre. Vous produisez aussi, au passage, un objet, qui peut avoir un intérêt (plus ou moins) éminent pour autrui. Mais on perd trop souvent de vue, sous le coup de l'idéologie productiviste dominante, que les sociétés humaines n'ont pas pour fonction de produire mais, bien plus ambitieusement, de se produire elles-mêmes: non de générer des résultats extérieurs, mais de se donner des gestes dans lesquels elles puissent se reconnaître avec plaisir, bonheur, fierté.

Dans le cas des sociétés comme dans celui des individus, c'est l'inertie propre à notre être qui décide de la forme que prendra notre travail. Et le plus dangereux est dès lors de perdre la force d'inertie qui nous entraîne vers l'avant. Passer trop de temps à choisir ceci plutôt que cela nous empêche d'aller de l'avant, et risque de nous paralyser. Ce qui compte, c'est de continuer à bouger, à danser, c'est d'affiner le geste qui vient de nous et dans lequel nous sommes amenés à devoir nous reconnaître. Les théories que nous sollicitons ne valent que ce que vaut le mouvement – le geste – qu'elles nous aident à infléchir, à faire rebondir, à relancer, à accélérer, à intensifier.



Angela Braito, Yves Citton



Pages de l'Atelier associées: Interprétation, Lecture, Actualisation, Pourquoi les etudes litteraires, Anachronisme, Théorie de la théorie.


[1] Yves Citton, Présentation de l'ouvrage Lire Interpréter, actualiser: Pourquoi les études littéraires, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

[2] J'emprunte ce terme à Marc Escola, qui évoque les «gestes» communs du théoricien et de l'historien de la littérature: «Pourquoi «l'historien» et le «théoricien» de la littérature ne reconnaîtraient-ils pas qu'ils ont, non pas tant le même objet en partage, mais bien des gestes en commun?», dans «Des possibles rapports de la poétique et de l'histoire littéraire», dans «Théorie et histoire littéraire» , Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°0, 16 juin 2005.

[3] Marc Escola, «Des possibles rapports de la poétique et de l'histoire littéraire», art. cit., § 31.

[4] Sur cette conception des études littéraires comme relevant de l'expérimentation, je renvoie à Yves Citton, «La compétence littéraire: apprendre à (dé)jouer la maîtrise», publié dans le dossier Enseignement de la littérature : L'approche par compétences a-t-elle un sens ? édité par François Quet pour l'Institut National de Recherche Pédagogique (disponible sur le site de l' INRP: http://litterature.inrp.fr).

[5] Sophie Rabau, «Perdre le sens (commun)? Remarques sur l'histoire de la théorie littéraire», dans «Théorie et histoire littéraire» , Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n°0, 16 juin 2005. 

[6] Paul De Man, « The Resistance to Theory », The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1986, p. 11.

[7] François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, Paris, La Découverte, 2003.

[8] Christopher Newfield, Unmaking the Public University. The Forty-Year Assault on the Middle-Class, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2008.

[9] Voir sur ce point mon article «Démontage de l'université publique, guerre des évaluations et luttes de classes», Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 11 (mai 2009).

[10] Gilbert Simondon entend par le terme de transduction «une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche, à l'intérieur d'un domaine» ou à travers des domaines apparemment séparés. L'interprétation relève d'un jeu de transduction dans la mesure où elle fait passer un texte ou une phrase d'une époque à une autre, d'un domaine de savoir à un autre, d'une référence à une autre, à travers les différences, les disparités voire les incompatibilités qui les séparent. Ce jeu consiste à sélectionner un élément textuel, à le sortir de son contexte original, à le déplacer pour le faire entrer dans la résonance d'un contexte nouveau, et à laisser se propager les résonances nouvelles qu'il induit, de proche en proche, dans ce nouveau contexte. Lire Diderot d'une façon littéraire, c'est conduire sa parole à travers tout ce qui nous sépare de lui, pour permettre à cette parole de nous parler aujourd'hui, de produire des résonances toujours suggestives au sein de nos préoccupations contemporaines (Cf. Gilbert Simondon, L'individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 25)

[11] «L'éclectique ne rassemble point au hasard des vérités ; il ne les laisse point isolées ; il s'opiniâtre bien moins encore à les faire quadrer à quelque plan déterminé ; lorsqu'il a examiné & admis un principe, la proposition dont il s'occupe immédiatement après, ou se lie évidemment avec ce principe, ou ne s'y lie point du tout, ou lui est opposée. Dans le premier cas, il la regarde comme vraie ; dans le second, il suspend son jugement jusqu'à ce que des notions intermédiaires qui séparent la proposition qu'il examine du principe qu'il a admis, lui démontrent sa liaison ou son opposition avec ce principe : dans le dernier cas, il la rejette comme fausse. Voilà la méthode de l'éclectique. C'est ainsi qu'il parvient à former un tout solide, qui est proprement son ouvrage, d'un grand nombre de parties qu'il a rassemblées & qui appartiennent à d'autres» (Denis Diderot, Encyclopédie (1751-1772), article «Éclectisme»).

[12] Cf. Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.

[13] Marc Escola, op.cit.

[14] Jean Christine Soulas D'Allainval, L'École des bourgeois et L'Embarras des richesses, ouvrage présenté et annoté par Martial Poirson, Montpellier, Espaces 34, 2006.



Angela Braito, Yves Citton

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Mai 2013 à 22h20.