Atelier

Pour une théorie du skaz

par Catherine Géry

(INALCO Paris, CREE)


Autour de l'ouvrage Leskov, le Conteur. Réflexions sur Nikolaï Leskov, Walter Benjamin et Boris Eichenbaum, Classiques Garnier, Paris, 2017.



Inédit, ce texte constitue la version écrite de la conférence prononcée à l'Université de Lausanne le 21 mars 2019 devant le groupe de recherche « Littératures russes : théories et histoires ». Il est publié dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteure.





Dossier : Récit



L'ouvrage que j'ai publié en 2017 aux éditions des Classiques Garnier sous le titre Leskov, le Conteur. Réflexions sur Nikolaï Leskov, Walter Benjamin et Boris Eichenbaum propose une mise en perspective analytique de la forme littéraire du skaz (en français, le « conte oral » ou le « dit »), dont Leskov fut le représentant emblématique dans la seconde moitié du XIXe siècle en Russie.


Parmi les très nombreux skazy de Leskov qui ont contribué à asseoir sa réputation, j'aimerais citer ceux dans lesquels le plaisir de conter est encore décuplé par l'expérimentation verbale et un jeu permanent sur le langage : Le Dit du Gaucher bigle de Toula et de la puce d'acier (Skaz o tul'skom kosom levshe i o stal'noi blohe), Les Conteurs de Minuit (Polunoshchniki), L'Artiste en toupets (Tupeinyi hudozhnik), Le Pèlerin enchanté (Ocharovannyi strannik) ou L'Ange scellé (Zapechatlennyi angel)[1]. Entre tradition orale et parodie subversive de cette tradition, tous ces récits forment un corpus aussi original que l'est la posture de leur auteur. En effet, Leskov, qui était très attentif à la construction de son image d'écrivain, n'a eu de cesse de se définir selon les attributs de la marginalité dans le conte sur lui-même qu'il a transmis à la postérité : c'est un provincial (il est né à Orel, au sud de Moscou), un autodidacte (il n'a pas terminé ses études secondaires), un roturier (alors qu'au XIXe siècle la majeure partie des écrivains russes est encore d'origine noble), un explorateur et un ethnographe (à l'inverse de l'aristocratie occidentalisée de Pétersbourg, il aurait tout vu des territoires de l'Empire russe de la Mer noire à la Mer blanche), et enfin un conteur, à un moment de domination absolue du roman dans les Lettres russes. C'est d'ailleurs sur la base de son expérience de « navigateur commerçant », comme l'a qualifié Walter Benjamin dans son essai Der Erzähler (Le Narrateur ou Le Conteur)[2], que Leskov va opposer la pratique du conteur à celle du romancier.


Ce positionnement « à contre-courant » (Protiv techenii, pour reprendre Anatoli Faressov qui fut son premier biographe)[3] relève au départ d'un choix parfaitement assumé de singularité, qui détermine la visibilité et l'existence mêmes de Leskov dans le paysage littéraire de son époque ; il s'agit pour lui d'occuper un espace vacant et encore peu exploité. L'antagonisme entre le centre et la périphérie, c'est-à-dire entre les capitales (Pétersbourg et Moscou) et les provinces, est une manifestation récurrente, maintes fois illustrée dans son œuvre, du désir de Leskov de se distinguer des autres écrivains ; il recouvre un autre antagonisme encore plus essentiel, qui réside entre deux formes de savoirs et de production des savoirs : d'un côté la culture « savante » des classes dominantes acquise par les livres, de l'autre, l'expérience pratique des petites gens dont se revendiquent l'auteur et ses personnages. Les provinces russes sont aussi pour Leskov un réservoir culturel où il puise une grande partie du matériau narratif et linguistique qui formera l'ossature de ses futurs récits : contes et légendes orales, proverbes, tournures pittoresques, dialectes, vulgarismes et barbarismes.

Leskov n'est certes pas le premier à utiliser la forme du skaz : il a été précédé, au XIXe siècle, par des « ruralistes » comme Vladimir Dahl ou des « archaïstes » comme Alexandre Veltman ; et avec Le Manteau, paru en 1843, Nikolaï Gogol a fourni à la littérature russe ce qui est devenu un modèle canonique du skaz : un texte écrit qui reproduit les codes de l'oralité (de la voix) et qui met au premier plan les modalités mêmes de son énonciation et de sa transmission. À l'intérieur du système du skaz, la place du héros est dévolue au narrateur (le conteur), et c'est la langue qui fait événement. Cette langue, qui n'est ni celle de la prose ni celle de la poésie, ni celle de l'écrit ni celle de l'oral, mais qui appartient à la fois au régime de l'un et de l'autre, pourrait être qualifiée de troisième langue ou de langue de narration.


Chez Leskov, l'oralisation du discours narratif est bien sûr une méthode, mais c'est aussi une morale : conférer à la tradition orale la dignité et la légitimité de la chose écrite est en effet un geste littéraire lourd d'enjeux dans une culture russe où formes savantes et formes populaires se sont longtemps côtoyées sans se rencontrer ; d'autre part, le retour de la littérature aux sources du récit oral, porteur d'expérience sociale mais menacé de disparition dans les sociétés modernes, est une façon d'élever une protestation contre cette modernité. Souvent qualifié d'écrivain réactionnaire et accusé de passéisme, Leskov est en fait un « antimoderne » au sens qu'Antoine Compagnon a donné à ce terme : « non pas les conservateurs, les académiques, les frileux, les pompiers, […] mais les modernes à contrecœur, […], ceux qui avancent en regardant dans le rétroviseur, comme Sartre disait de Baudelaire »[4] ; autrement dit, ceux qui tout en réfutant à hauts cris la modernité technique, industrielle et économique, sont devenus des figures tutélaires du modernisme en art (des « archaïstes-novateurs » pour reprendre la formule de Iouri Tynianov).


C'est dans la prise en compte de cette double dimension du skaz, à la fois archaïsante et novatrice, que j'ai conçu mon ouvrage, en croisant les approches de deux parmi les plus grands exégètes de Leskov :


— Le premier est le philosophe allemand Walter Benjamin, pour son analyse du récit oral dans ses implications idéologiques – ce que j'ai appelé une éthique du skaz dans la première partie du livre où j'envisage ce type de narration comme une façon d'inscrire la connaissance et l'expérience du conteur dans le monde, mais aussi comme une forme de résistance teintée de mélancolie face à ce qui est vécu comme une série de pertes ou de dégradations.


— Le second est le formaliste russe Boris Eichenbaum, pour son analyse du skaz dans les années 1910-1920 comme ensemble de procédés phoniques et acoustiques, processus de communication et façon de donner corps à ce processus – on serait plus ici dans le cadre d'une esthétique du skaz quant à elle ouverte sur l'avenir, puisque Eichenbaum voit surtout dans le retour de Leskov à des formes narratives archaïques ou primitives un modèle à suivre pour la littérature soviétique.


*


Rien ne semble de prime abord rapprocher la pensée plutôt hybride et labile de Walter Benjamin sur la littérature de celle dite « formaliste » et presque scientifique de Boris Eichenbaum, si ce n'est justement l'attention qu'ils ont portée à l'œuvre de Leskov. Bien que leur démarche interprétative diffère sensiblement, les thèses qu'ils avancent l'un et l'autre présentent cependant des coïncidences parfois troublantes, ou amusantes, c'est selon, et je vais tenter au cours de cet exposé de montrer comment on peut les articuler pour en faire surgir une « théorie du skaz » sinon complète, du moins cohérente et, je l'espère, pertinente.


En 1936, c'est-à-dire huit ans après le voyage que tout bon marxiste se devait de faire en URSS, Walter Benjamin a rédigé un essai lumineux sur Leskov intitulé Le Narrateur (Der Erzhäler) ou Le Conteur (pour ce qui est de sa dernière traduction en français). Écrit comme une réponse à la Théorie du roman de György Lukács parue en 1916, dans laquelle Lukács mettait en rapport les catégories littéraires avec les différents stades de l'histoire européenne, Le Narrateur constitue une étape importante dans la théorie des genres littéraires de Benjamin et aborde une série de questions et d'intuitions philosophiques fondamentales pour ce dernier : par exemple, la valeur de l'expérience dans un monde régi par l'information et l'immédiateté (l'expérience étant prise dans son sens neo-kantien comme un des fondements de la connaissance) ou encore les modalités de la conjonction entre la littérature et l'Histoire. Avec l'œuvre narrative de Leskov, qui avait été traduite très tôt en allemand, Benjamin disposait d'un corpus de textes susceptibles de lui fournir une base solide pour sa propre théorie de la littérature, qu'il entendait fonder, à la différence de Lukács, non pas sur la grande forme de l'épopée et le genre romanesque qui en serait le dépositaire, mais sur les pratiques verbales multiformes dans les sociétés dites traditionnelles. Et en effet, le skaz leskovien qui hérite d'une très longue tradition narrative, se présente comme la réalisation littéraire d'un comportement social spécifique et multiséculaire : Leskov s'attribue le rôle fondamental dans les sociétés humaines de porteur et de colporteur des histoires qui forment le récit du monde, assurant de cette façon une fonction de transmission mémorielle, cette « chaîne épique de la mémoire » dont parle Benjamin dans Le Narrateur.


Tout entier rédigé sous le signe de Saturne, Le Narrateur est une déploration qui prolonge en l'étayant une thèse que Benjamin avait déjà esquissée trois ans auparavant, en 1933, dans son essai Expérience et Pauvreté, à savoir le dépérissement inéluctable de l'art de narrer, et en conséquence le déclin, dans la littérature moderne, de l'expérience « vivante » transmise de génération en génération par le récit oral, qui serait quant à lui une forme littéraire historiquement condamnée à disparaître.


Si, dans Expérience et Pauvreté, Benjamin imputait le déclin de l'expérience à un événement apocalyptique – la Première Guerre mondiale, dans Le Narrateur c'est l'évolution des structures socioéconomiques qui en est la cause, le développement de l'« information » (la presse écrite et la radio) s'accompagnant d'un appauvrissement de la narration et entamant le prestige de la vérité orale. C'est donc le bavardage du monde moderne qui aurait affaibli la narration et le pouvoir des conteurs à l'intérieur du corps social. Car le conteur est celui qui sait : qui sait raconter une histoire et qui sait être de bon conseil pour son auditoire.


Parmi les très belles phrases du Narrateur de Benjamin, qui participent de son éloge du récit oral, j'aimerais citer celle-ci : « le récit ne vise point à transmettre le pur « en soi » de la chose, comme une information ou un rapport. Il plonge la chose dans la vie même du conteur et de cette vie ensuite la retire »[5].


Raconter est pour Benjamin une activité capitale, qui engage l'existence elle-même, et que nous devons mettre en corrélation avec la notion complexe d'aura qu'il a développée dans un texte exactement contemporain du Narrateur, intitulé L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Ici, Benjamin affirme sur le même mode déploratif que les techniques de reproduction de masse (imprimerie, gravure, photographie, cinéma) ont provoqué la perte de l'aura. L'aura du conteur, c'est donc la propriété de ce qui est singulier, authentique inimitable. Le geste du conteur est un geste que la technique ne saurait reproduire, son récit est inscrit dans l'authenticité de son expérience, la transmission de cette dernière se fait dans l'unicité d'un moment et d'une présence incarnés par ce conteur.


L'œuvre narrative de Leskov répond à tous les prolégomènes exposés dans les trois textes fondamentaux de Benjamin que je viens d'évoquer : Expérience et Pauvreté, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique et Le Narrateur. On peut d'ailleurs constater la même chose pour ce qui est de pour la plupart des nombreuses explications, justifications et déclarations d'intention de Leskov sur la valeur de l'expérience pratique et du métier artisanal (pour Leskov, le conteur est un artisan), le refus de la modernité capitaliste qui serait inconciliable avec l'esprit de la narration, ou la nécessité de sauver de l'oubli les petites choses ignorées par le main stream de la culture en développant ce que j'ai identifié comme une activité de chiffonnier et d'archiviste littéraire, une activité qui fut aussi, on le sait, pratiquée par Benjamin lui-même.


Ces commentaires forment un paratexte important à l'œuvre narrative de Leskov qui révèle souvent une curieuse parenté de pensée entre l'écrivain russe et son exégète allemand. Pour Benjamin, « l'artisan accompli est au cœur du monde créé », non seulement parce que c'est dans le milieu des artisans que naissent et se perpétuent les contes, mais aussi parce que « le récit, tel qu'il a longtemps prospéré dans le monde de l'artisanat – rural, maritime, puis citadin –, est lui-même une forme pour ainsi dire artisanale de la communication », étrangère à la technique industrielle et au progrès économique. Je citerai juste ici la conclusion du conte du Gaucher, qui place le savoir-faire de l'artisan et le savoir-dire du conteur dans un rapport d'identité parfaite :


On ne trouve bien sûr plus aujourd'hui à Toula de maître comparable à ce gaucher légendaire car les machines ont nivelé les talents et les dons […]. En favorisant l'augmentation des salaires, les machines ne favorisent guère cette audace artistique qui parfois surpassait la mesure ordinaire et inspirait à la fantaisie populaire de fabuleuses légendes comme celle qui vient de vous être contée.[6]


Enfin, le parcours même de Leskov dans les Lettres russes, de sa prétendue faillite dans le genre du roman (il en a composé trois) à son affirmation en tant que narrateur, illustre de façon frappante le pivot dialectique de l'argumentation de Benjamin, qui s'articule pour l'essentiel autour de l'opposition du romancier et du conteur (le titre original de son essai Le Narrateur était d'ailleurs Roman et Narration). On sait que Benjamin n'avait aucun goût pour cette activité solitaire — écrire un roman —, car pour lui, si l'oralité rapproche les hommes en maintenant le savoir dans la vie quotidienne et pratique, sur fond d'expérience partagée, l'écriture romanesque éloigne, dissocie et isole. À la différence du roman, dont la nature est d'être un soliloque qui ignore tout public et dont la transmission et la réception se font dans la solitude (celle du romancier et celle de son destinataire – le lecteur), le conte oral s'adresse à un auditoire, certes fictif chez Leskov, mais présent dans le récit à l'état de latence. En usant de stratégies d'oralisation destinées à transformer son lecteur en un auditoire contemporain de l'acte d'énonciation, le skaz est un texte qui cultive l'illusion que la littérature peut encore être, en cette seconde moitié du XIXe siècle, une pratique collective aux dimensions de la foule.


Je rappellerai ici que le monde russe, où le roman est apparu tardivement par traduction et adaptation des genres littéraires européens (on a parfois tendance à l'oublier, vu l'extraordinaire postérité du roman en Russie au XIXe siècle, au point que Virginia Woolf a pu se demander si parler de tout autre roman que du roman russe n'est pas une perte de temps), ce monde russe connaît une tradition orale très développée et encore très présente dans la culture prérévolutionnaire. La survivance d'une tradition orale prégnante est un trait historique typique des sociétés qui connaissent à la fois une forte stratification sociale et un poids idéologique important de l'écriture. Constituée de sphères culturelles étanches mais suffisamment alphabétisées pour posséder leurs propres structures narratives, soumise à des codes linguistiques extrêmement normatifs (avec un clivage important entre la langue populaire orale et la langue littéraire écrite), la société russe du xixe siècle fournit toujours un terrain propice à la multiplication et à la diffusion du récit oral.


Imprégnée par un esprit de masse, l'oralité fonctionne donc selon les principes de la coprésence et de la participation collective ; le récit oral vit essentiellement du lien sans cesse renouvelé qu'il tisse entre le conteur et son public. Pour reprendre les termes de la construction épistémologique benjaminienne, si le lecteur de roman est voué à la solitude, « celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie du conteur ; même celui qui la lit partage cette compagnie »[7]. C'est la fameuse « illusion du skaz » selon le formaliste Boris Eichenbaum, l'illusion du dit telle qu'elle se manifeste dans l'œuvre de Leskov.


Et c'est précisément ici, dans l'opposition entre les pratiques du conte oral et les pratiques du roman, que Boris Eichenbaum et Walter Benjamin se rencontrent. Comme Benjamin, Eichenbaum relève dans le monde contemporain une réduction ou un affaiblissement de l'art de conter (ou de ce qu'il appelle les forces de la récitation - skazitel'stvo). Pour Benjamin, la dérive du récit oral vers la composition littéraire, de l'audition et du partage communautaire vers la vision silencieuse et solitaire, de l'action vocale et gestuelle vers l'objet livre signe la fin d'une ère où le monde, les hommes et les mots participaient d'une même totalité, quand mémoire, paroles et pratiques sociales étaient partagées par tous. L'art de narrer est en déclin parce qu'un phénomène de forces séculaires a peu à peu écarté le narrateur de la parole vivante pour le confiner dans la littérature, écrit-il dans Le Narrateur. Cette notion de « parole vivante » est justement constitutive de la définition du skaz par Eichenbaum (živoe slovo), ainsi que nous allons le voir.


On notera au préalable que quand Benjamin impute l'amenuisement de la culture narrative orale à la perte, dans les société industrialisées, de l'expérience sociale transmise par les conteurs, Eichenbaum, qui est quant à lui guidé par la dynamique des traditions, voit dans l'œuvre de Leskov une pratique narrative venue du passé susceptible de nourrir la culture littéraire du présent, voire de l'avenir (et de fait de nombreux contemporains d'Eichenbaum comme Alekseï Remizov, Mikhaïl Zochtchenko, Evgueni Zamiatine ou encore Isaac Babel et Sholem Aleikhem pratiquent le skaz). On peut donc dire que si pour Benjamin, dont la vision du « processus littéraire » est teintée de pessimisme et de mélancolie, Leskov est un archaïste qui retrouve le geste perdu de l'artisan, pour les avant-gardes russes et pour Boris Eichenbaum, son œuvre est résolument moderne en ce qu'elle préfigure les expérimentations narratives du XXe siècle et qu'elle est grosse de promesses pour une littérature forcée de se redéfinir autour du « verbe pur » face au développement des arts visuels. En plaçant les techniques du skaz dans un réseau complexe de phénomènes historiquement déterminés, Eichenbaum va donc tenter de mesurer au plus près la dynamique qui anime cette forme de narration et la puissance de renouvellement des canons qu'elle contient ; il tente en quelque sorte de nous offrir une vision projective des devenirs heureux de la tradition orale.


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Boris Eichenbaum a fondé presque sui generis les études leskoviennes en Russie, dans une série d'articles intitulés « L'illusion du skaz » (« Illiuziia skaza », 1918), « Leskov et la prose contemporaine » (« Leskov i sovremennaia proza », 1925) et « Un écrivain ‘excessif' » (« Chrezmernyi pisatel' », 1931), où se dessinent également l'évolution des principales théories de la « méthode formelle ». L'œuvre de Leskov a en effet occupé une place de choix dans le système critique de Boris Eichenbaum, mais aussi dans l'économie générale du formalisme russe auquel elle a fourni un matériau adéquat et un terrain d'application idéal, comme elle le fournira d'ailleurs à Benjamin quelques années plus tard, comme on a eu l'occasion de le voir.


L'étude des spécificités du skaz procède dans un premier temps chez Eichenbaum d'une démarche tout à fait avant-gardiste qui consiste à exhumer les formes et les textes mineurs ou minorés de la littérature. Il s'agit de rendre visible des œuvres absentes, enfouies, oubliées ou sous-estimées par l'historiographie littéraire, des œuvres qui se sont trouvées à un moment ou à un autre hors système car elles n'étaient pas ajustées à l'ordre littéraire existant. Dans sa recherche d'un renouvellement absolu de la critique littéraire en Russie, l'école formelle a mis un point d'honneur à théoriser des formes narratives et des pratiques littéraires « inconscientes » ou considérées comme marginales par le discours critique dominant et refoulées en dehors du canon. Le skaz est une de ces pratiques.


Je parle bien ici de pratique et non de genre : en tant que modélisation du discours oral ou discours oralisé, le skaz ne saurait constituer un genre à part entière, c'est-à-dire une catégorie de textes à l'intérieur d'un système de codification littéraire. En effet, et je reprends ici à mon compte une réflexion très pertinente de Maël Renouard qui a traduit Der Erzähler en français : « le fait de raconter est un fait vital, existentiel, qui accompagne l'évolution des genres littéraires mais ne saurait se confondre avec l'un d'entre eux »[8]. Le skaz est donc un type de discours narratif et même un acte de communication. Boris Eichenbaum est formel sur ce point : « J'appelle skaz la forme de prose narrative qui dans son vocabulaire, sa syntaxe et le choix des intonations est orientée vers le discours oral du narrateur »[9]. L'oralité dont il est question ici est bien évidemment une illusion d'oralité, une oralité recréée par l'écriture. Dans son essai de 1982 Oralité et Écriture, Walter J. Ong distingue une oralité « primaire » antérieure à l'écriture, et une oralité « secondaire », postérieure à l'apparition de l'écriture mais conditionnée par cette dernière et qui doit composer avec elle (dans La Lettre et la Voix, le médiéviste Paul Zumthor fait à peu près la même constatation)[10].


L'oralité secondaire, qui est le régime du skaz leskovien, est donc une oralité passée par le prisme de l'écriture et de la pensée née de l'écriture, une oralité qui utilise des modes de figuration qui sont ceux de l'écriture, ce qui lui confère des formes assez complexes : cette oralité secondaire est un langage écrit comme s'il était parlé et parlé comme s'il était écrit. Mais cette oralité « délibérée », « consciente d'elle-même », est aussi une oralité spatialisée et réifiée qui « répond à un impératif de conservation » (je reprends ici les termes de Walter Ong). Cet impératif contrevient radicalement à la dynamique de dépense et à la volatilité de l'oralité primaire si bien exprimée par le sens premier et non allégorique du proverbe russe « le mot n'est pas un moineau, il s'envole et tu ne pourras pas l'attraper » (slovo ne vorobei - vyletit, ne poimaesh'). Ce à quoi se livre Leskov dans ses contes, c'est donc bien à une entreprise de saisie du mot oral qui implique une reconstitution ou une restauration fantasmatique et conservatrice, effectuée à l'intérieur du régime du texte écrit, qui inscrit la parole dans le temps et dans l'espace.


Certes, Eichenbaum ne perd pas de vue le fait que le skaz est à la fois lettre et verbe, literatura et slovesnost' – d'où le terme « illusion » qui revient souvent dans ses travaux ; mais il n'en oppose pas moins le principe narratif oral à un régime de l'écrit dont le roman réaliste, descriptif et psychologique est l'emblème depuis le XIXe siècle. Dans l'article « Leskov et la prose contemporaine », dont on peut dire qu'il constitue la Théorie du roman d'Eichenbaum, comme Le Narrateur constitue celle de Benjamin, le formaliste russe note qu'« on observe l'essor du skaz durant les périodes où les grandes formes romanesques, pour une raison ou une autre, ne sont plus viables »[11]. Alors que dans le roman, c'est la fable qui occupe la position dominante, « le skaz met au premier plan les éléments de la langue qui reculent naturellement au second plan là où prédomine l'intrigue, la description ou la représentation. Ces éléments sont l'intonation, la sémantique (l'étymologie populaire, le calembour), le lexique, etc. »[12]. La prose narrative « marque un transfert du centre de gravité qui passe de la fable au mot [c'est-à-dire de l'intrigue à la façon de raconter] ; d'autre part, elle témoigne d'une libération par rapport aux traditions de la culture du livre, de l'imprimé : c'est le retour à la langue parlée vivante » (zhivoe slovo)[13].


Le skaz rend donc sa voix à la littérature et il rend la littérature à ses origines, à savoir le verbe. Il renoue avec un ensemble de pratiques anciennes – médiévales, ou de pratiques plus contemporaines non occidentales, lorsque la vive voix (ou la voix vivante) était première dans la transmission non seulement du folklore mais aussi du texte : dans le passé, on lisait à voix haute, aussi non seulement la voix mais également l'ouïe jouaient un rôle prépondérant dans le processus de lecture. Comme le rappelle Roland Barthes dans Sade, Fourier, Loyola, le sens perceptif par excellence, « celui qui établit le contact le plus riche avec le monde » était l'ouïe, avant que par un renversement, l'œil ne devienne « l'organe majeur de la perception »[14]. À l'encontre des pratiques individuelles et silencieuses de la lecture, qui sont une spécificité de l'Europe moderne et surtout du roman moderne, le skaz permet au lecteur (lui donne l'illusion) de retrouver un cadre de participation à l'énonciation du texte, celui, traditionnel, des temps où prédominait la vive voix, mais aussi celui, plus actuel, d'une attention accrue portée à la langue et à la littérature envisagée de nouveau comme un acte de parole et de communication [la littérature comme processus de communication fournira par la suite le socle théorique du dialogisme de Bakhtine].


Ce retour du skaz à la voix vive, « la langue parlée vivante », qui réintroduit dans le texte le souffle et le verbe du narrateur, mais aussi l'ouïe du lecteur, Eichenbaum va l'analyser à l'aide de la méthode phonostylistique qu'il a été l'un des premiers à faire connaître en Russie, avec Vladimir Chklovski (le frère aîné de Viktor). Initiée en Allemagne au tout début du XXe siècle par Eduard Sievers et Franz Saran, cette méthode délaissait la traditionnelle philologie du texte et substituait à la « philologie visuelle » (Augenphilologie) une « philologie auditive » (Ohrenphilologie), censée établir par des voies expérimentales et à l'aide de tout un arsenal technique les normes sonores de la poésie.


L'élargissement à la prose de principes censés découvrir les lois de l'élaboration du discours poétique est extrêmement important, en ce qu'il suppose dans le skaz la présence d'éléments et un mode de fonctionnement identiques à ceux de la poésie. Eichenbaum définit ainsi le skaz comme un récit organisé par un ensemble de procédés phoniques, articulatoires et acoustiques, un texte qui se développe à l'intérieur du monde du son :


Cette narration ne tend pas à un simple récit, à un simple discours, mais elle reproduit les mots par le truchement de la mimique et de l'articulation. Les phrases sont choisies et liées moins selon le principe du discours logique que selon le principe du discours expressif dans lequel l'articulation, la mimique, les gestes sonores assument un rôle particulier. C'est là qu'apparaît le phénomène de sémantique phonique de son langage : l'enveloppe sonore du mot, son caractère acoustique deviennent significatifs dans le discours […]. [15]


En conséquence, le texte en son entier pourrait être ramené à un discours phonique et à une série de phénomènes relevant de la pure acoustique, si l'on oubliait que les termes « mimique » et « geste » revoient à une corporéité qui semble le contredire ou, du moins, qui donnent à ce discours une enveloppe sensible : celle du narrateur. J'en arrive donc à l'ultime « illusion » du skaz, qui est une illusion de présence.


Dans son interprétation du skaz, Eichenbaum a très souvent usé du vocabulaire de la scène théâtrale et du jeu d'acteur (« mimique articulatoire », « geste phonique »), parlant d'« un conteur d'un genre particulier […] avec mimiques, gestes et grimaces [qui] ne fait pas que raconter [mais] joue et déclame » ; le narrateur du skaz est, je cite toujours, un « comédien », qui joue un « rôle » selon un « scénario »[16]. On voit ici que l'étendue du vocabulaire scénique utilisé par Eichenbaum pour qualifier le skaz marque le passage d'un état phonique à un état physique et corporel. Pour Eichenbaum, la mélodie du discours est apte à suggérer toute une gestuelle (que la narration orale ait à voir avec les gestes et le corps du narrateur est d'ailleurs une idée qu'il partage avec Benjamin). Le skaz est un récit incarné au sens propre du terme, d'où également la très grande importance du rythme comme manifestation du corps du conteur dans la langue (on pourrait dire que le skaz est une « parole des corps », et c'est ce qu'il convient justement de ne surtout pas oublier lorsqu'on traduit Leskov dans une langue étrangère).


Un autre formaliste, Iouri Tynianov, écrivait quant à lui que dans le skaz « la narration, avec sa très grande variété d'intonations, […] est menée jusqu'à ce que l'on ait l'illusion du personnage : derrière le discours on sent les gestes, derrière les gestes une silhouette presque palpable »[17]. Cette hypothèse du skaz comme parole du corps ébauchée par les formalistes russes a été récemment récupérée par Mikhaïl Iampolski dans son livre Le Tisserand et le Visionnaire (Tkach i Vizioner), où il assimile les altérations que Leskov fait subir au langage à des « gestes linguistiques (discursifs) » qui, comme le font tous les gestes, attirent l'attention, renvoient à une couche du sens non dénotative et imposent une présence corporelle ; cette matérialité passe du mot au conteur et forme une image de celui-ci[18]. Le skaz n'est donc pas seulement une « illusion d'oralité » : en ce qu'il possède une valeur performative, il est aussi une illusion de présence du conteur dans son récit, ici et maintenant (et on voit qu'on n'est pas très loin de la fameuse aura benjaminienne).


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Pour conclure sur cette théorie du skaz que j'ambitionnais d'élaborer dans mon ouvrage, elle s'est donc fondée sur quelques grands textes théoriques du premier tiers du XXe siècle : les travaux de Walter Benjamin et de Boris Eichenbaum y croisent la Théorie du roman de György Lukács (1916) mais aussi l'essai de Youri Tynianov Dostoïevski et Gogol, contribution à la théorie de la parodie (1921). La notion de parodie telle qu'elle a été développée par Tynianov illustre un dernier élément à mon sens essentiel du skaz leskovien, mais qui n'a pas rencontré d'écho chez Benjamin et dont tous les prolongements n'ont pas été envisagés par Eichenbaum. Je rappelle que la parodie selon Tynianov est le fait de transformer en matériau d'une œuvre les procédés d'une autre œuvre — dans le cas de Leskov, ce sont les procédés du conte oral traditionnel qui fournissent le matériau du skaz. Le skaz leskovien est une parodie littéraire en ce qu'il ne reproduit pas la nature ou le réel, mais la tradition, c'est-à-dire un réel déjà mis en discours ou en récit. On pourrait parler ici de réalisme textuel : un réalisme pour lequel le référent n'est pas le réel — l'oralité de Leskov est une oralité totalement reconstruite et qui fonctionne comme citation — mais un autre texte, un texte premier qui se trouve dans « l'horizon d'attente » du lecteur – et je me réfère cette fois-ci aux théories de la réception de Hans Robert Jauss et de l'école de Constance.


Si l'on considère les récits de Leskov sous l'angle de l'imitation parodique, il devient difficile de les lire dans une perspective benjaminienne, c'est-à-dire comme un retour nostalgique, par le truchement des vertus consolatrices du conte, à un âge d'or de la narration qui correspondrait à la société précapitaliste d'avant la soumission aux diktats de l'actualité et de l'information. Car n'oublions pas que Leskov le conteur est, avant toutes choses, un mystificateur qui utilise le skaz comme un dispositif de leurre : c'est l'art qui se fait passer pour la nature, la littérature savante pour la tradition populaire et l'invention pour l'imitation – et cette dimension de son œuvre semble avoir quelque peu échappé à Walter Benjamin.


La parodie selon Tynianov nous offre donc un outil interprétatif (herméneutique) pertinent et opérant, qui nous permet de « corriger » l'analyse de Benjamin en la déplaçant de son axe diachronique et régressif (l'évolution littéraire exposée en termes de déclin ou de dépérissement dans la perspective catastrophiste du recul de la culture orale) vers un axe plus dynamique, celui de l'interaction et de l'écart, de la déconstruction/reconstruction du modèle narratif comme condition de son renouvellement. C'est aussi un outil qui nous permet de compléter les études d'Eichenbaum sur le skaz : en effet, en évoquant pour Leskov un « slavophilisme poétique » qui signerait l'apogée et le déclin du slavophilisme narratif et linguistique de ses prédécesseurs, Eichenbaum renvoie bien la pratique du skaz leskovien à la sphère de l'esthétique et à celle du jeu (l'illusion et la feintise), c'est-à-dire aux catégories de la parodie plutôt qu'aux catégories de l'imitation ou de la restauration qui étaient mises en avant par Benjamin.



Catherine Géry

Mars 2019.

Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en avril 2019.



[1] Tous ces textes sont disponibles en français dans : Leskov, Nicolas, Le Gaucher et autres récits, trad. Catherine Géry, Lausanne, L'Âge d'Homme, coll. « Slavica », 2002.

[2] Benjamin, Walter, Der Erzähler : Betrachtungen zum Werk Nikolai Lesskovs // Gesammelte Schriften, Bd. II (2), Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1977. En français : Benjamin, Walter, Le Conteur // Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.

[3] Faresov, Anatolij, Protiv techenii - N.S. Leskov. Ego zhizn', sochineniia, polemika i vospominaniia o nem [À contre-courant. N. S. Leskov. Sa vie, ses œuvres, les polémiques et les souvenirs qu'il a suscités], Saint-Pétersbourg, Tipografija M. Merkuševa, 1904.

[4] Compagnon, Antoine, Baudelaire l'irréductible, Paris, Flammarion, 2014, p. 8.

[5] Benjamin, Walter, Le Conteur, op. cit., p. 126-127.

[6] Leskov, Nicolas, Le Gaucher et autres récits, op. cit., p. 101-102.

[7] Benjamin, Walter, Le Conteur, op. cit., p. 138.

[8] Leskov, Nikolaï, Le Voyageur enchanté, trad. Victor Derély, précédé de Le Raconteur de Walter Benjamin, trad. Maël Renouard, Paris, Payot et Rivages, coll. « Rivages poche », 2011, p. 50.

[9] Eichenbaum, Boris, « Leskov et la prose contemporaine », Europe, 911, mars 2005, p. 207.

[10] Ong Walter J., Oralité et Écriture (la technologie de la parole), Paris, Les Belles Lettres, 2014. Zumthor, Paul, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987.

[11] Eichenbaum, Boris, « Leskov et la prose contemporaine », art. cit., p. 231.

[12] Ibidem.

[13] Ibidem, p. 207-208.

[14] Barthes, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1971, p. 68.

[15] Eichenbaum, Boris, « Comment est fait Le Manteau de Gogol ? » // Todorov, Tzvetan (éd.), Théorie de la littérature. Textes des Formalistes russes, op. cit., p. 215.

[16] Eihenbaum, Boris, « Illiuziia skaza » [L'illusion du skaz] // Skvoz' literaturu [À travers la littérature], Léningrad, Academia, 1924, p. 187.

[17] Tynjanov, Jurij, « Illiustracii » [Illustrations] // Poetika. Istoriia literatury. Kino [Poétique. Histoire de la littérature. Cinéma], Moscou, Nauka, 1977, p. 313.

[18] Jampol'skii, Mihail, Tkach i Vizioner. Ocherki istorii reprezentacii, ili o material'nom i ideal'nom v kul'ture [Le Tisserand et le Visionnaire. Essais sur l'histoire de la représentation, ou sur le matériel et l'idéal dans la culture], Moscou, NLO, 2007, p. 472 et sq.





Catherine Géry

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Avril 2019 à 12h28.