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Théâtre et poésie: propositions

Par Denis Guénoun (Université Paris Sorbonne)


Le présent essai de Denis Guénoun constitue le texte d'une intervention prononcée lors d'une table-ronde sur les rapports entre poésie et théâtre, qui réunissait, le 16 janvier 2016, Michel Deguy, Gabriel Dufay, Denis Guénoun, Martin Rueff, Éric Ruf, dans le cadre des Entretiens de la revue Po&sie à la Maison de la poésie à Paris.


Il est également disponible au format pdf sur le blog de l'auteur: http://denisguenoun.org (Théâtre, Philosophie, Littératures).


On peut également lire dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula un autre article de Denis Guénoun: «Sur les deux sens de la “répétition” au théâtre».


Dossier: Théâtre.






Théâtre et poésie
Propositions


En amorce de cette rencontre, j'ai formulé une proposition: L'écriture théâtrale est d'essence poétique. On pourrait la numéroter: proposition 1. J'ai indiqué aussi quatre acceptions, ou extensions, de cette formule.


D'abord, le noyau de son évidence: les plus grands textes de théâtre ont été des poèmes, d'Eschyle à Claudel, au moins. À mes yeux, ils le restent, même si c'est en un sens qu'il faut préciser.


Extension: ce constat semble concerner en premier lieu la tragédie, genre majeur, noble. La comédie paraît plus spontanément prosaïque. Mais c'est inexact. Les grands comiques: Aristophane, Shakespeare, Molière — en tout cas les premiers, au sens chronologique et peut-être hiérarchique — sont des poètes, ils écrivent une grande part de leurs œuvres en vers. Il est vrai que cette union se descelle après Molière, et que Marivaux, puis ses continuateurs, écrivent en prose. Mais précisément, nouvelle extension, la prose dont il s'agit ici vient après la versification. Elle en est issue. La prose n'est pas un état préalable, une innocence du langage, que la poésie viendrait compliquer par ajout. Le poème est le dire initial, au théâtre comme ailleurs. Les écrits de fondation sont des poèmes: la chose ne vaut pas seulement pour l'Occident. Homère, Gilgamesh, le Mahabarata, la plus grande partie de la Bible, sont versifiés. Au théâtre, les œuvres inaugurales nous sont parvenues dans leur forme de poèmes. C'est donc, à l'inverse du sens commun, la prose qui naît de la poésie, et en son sein. La comédie est un commentaire parodique de la tragédie qui la précède. Et la prose est une pulsion, une tendance — selon Walter Benjamin: une idée — qui naît au cœur de la pratique du poème.


Faut-il alors voir la prose comme une négation du poème, qui lui viendrait du dedans? C'est bien plus complexe. Pour Benjamin, la prose est l'idée poétique même, l'idée poétique par excellence, l'excellence poétique[1]. En quel sens peut-on le comprendre, pour le théâtre au moins? Le jeune Benjamin étudiait les versions successives de poèmes de Hölderlin pour en montrer l'évolution, qui portait à une dés-esthétisation des figures[2]. Ce qu'après lui Lacoue-Labarthe appelait la sobriété, comme un dégrisement, en tout cas une désornementation du discours, est l'idée qui porte le poème vers sa dénudation, sa simplification, son épurement, et qui paraît une dépoétisation, au regard d'un modèle convenu, mais cette dépoétisation apparente est la pulsion du poétique. On peut ainsi comprendre que le mouvement vers la prose, en tout cas au théâtre, loin de nier l'apparentement de l'écrit au poème, le vérifie et l'accomplit. Mais à la condition que cette ouverture à un certain nu de la langue ne vaille pas comme abaissement, que cette déposition des arrogances figurales ne s'entiche pas du médiocre, et encore moins de l'ignoble. La dénudation ici n'introduit pas au viol, ni à l'ignominie, mais à une mise en gloire, et si elle descend au piètre, au haineux, c'est la mauvaise prose, que l'exercice propre de la vertu des acteurs devra juger.


Troisième extension, après celle qui porte au comique, puis à la prose: le mouvement du poème qui le transporte vers la scène. Je ne parle pas ici (pas encore) de l'action de dire de la poésie sur les planches. Cette action peut faire l'objet d'une interrogation à part entière: pourquoi le poème, non seulement se profère-t-il à voix haute, ce qui est déjà une question pleine, mais pourquoi se donne-t-il à voir, en même temps qu'à entendre, dans cet espace de monstration très particulier qu'est le théâtre? Suspendons ceci. L'extension que j'évoque s'étonne de ce que, sur la scène de théâtre, puisse advenir un événement visuel, ou en partie visuel, qu'on souhaite qualifier comme poétique. J'entends ce souhait de façon précise: même s'il n'est pas explicite, clair, il se présente sur un mode déterminé. Il ne s'agit pas de reconnaître que sur scène puisse surgir du beau, ou du sublime. Cela ne suffit pas, à moins de poser que tout ce qui est beau est poème, toutes les œuvres de tous les arts, et la nature elle-même après tout — ce qui ôte au poème toute valeur singulière. Il ne s'agit pas non plus de la poésie dramatique, ni en général du faire productif ou créatif, que traite Aristote dans la Poétique, dont on sait bien qu'elle concerne, principalement, ce que nous appelons théâtre. Non: je vise un champ plus étroit. Que certains faits de scène, dans leur fabrication comme leurs effets, puissent nous inciter à les qualifier, exactement, comme poétiques. Un exemple: lorsque, dans Wielopole Wielopole de Tadeusz Kantor, vu en 1980 je pense, (au Théâtre de Paris, croyais-je, mais non, c'était aux Bouffes du Nord),

au milieu d'une réunion de famille dans un baraquement de bois comme Kantor les fictionnait,
au son d'une musique issue d'une boîte à manivelle avec manche,
tenue entre cou et poignet comme un violon
par un militaire en képi et capote, qui m'évoquait un Allemand,
lorsque, dis-je,
le groupe familial vint à danser autour de la scène et de la table, conduit
par un humain portant papillotes et kipa,
qui arborait un étrange collier tenant une plaque de bois
avec quelques caractères en hébreu, que je ne savais pas lire,
le groupe tournant ainsi autour de la table, dansant lentement, mené par ce rabbin onirique, qui était une femme (papillotes, kipa),
suivi(e) de la famille, des soldats, de la musique
 — et lorsque, de façon incompréhensible (moi ni Polonais, ni Allemand, ni coutumier des rabbins), j'en ai brusquement pleuré,
saisi par un sanglot sans source,
cependant que Kantor, sur la scène, un peu de côté je crois, considérait le tout avec une attention simple et tenue,

 — j'ai pensé, et je pense encore, avoir vécu un «moment poétique». En quel sens? C'est ce qui m'interroge ici, aujourd'hui — trente-cinq ans plus tard.


Ces extensions, en paliers, peuvent susciter de vives objections. De façon symétrique, selon qu'elles proviennent de la poésie (considérée d'un certain point de vue) ou du théâtre (vu d'un certain œil). Côté poésie, il arrive qu'on craigne de voir, dans ces élargissements[3] successifs, une dilution du spécifiquement poétique, c'est-à-dire du poème, écrit, et versifié (librement ou non): l'affadissement de sa référence, la perte de ce qui le singularise et l'affirme. Ou encore (mais c'est la même crainte), sa prosaïsation — sans voir, me semble-t-il, qu'elle est à l'œuvre, peut-être en un sens depuis l'origine. De l'autre côté, celui du théâtre, la prévention vise un risque de hiérarchie, entre des formes nobles, poétiques, et d'autres qui le seraient moins. Je me souviens de Jean-Claude Grumberg, auteur dramatique important, qui a donné des pièces fortes et vives, déclarant qu'à l'instant où il entendait désigner l'auteur de théâtre comme «le poète», il se sentait immédiatement mis hors du jeu — lui qui produit des œuvres ancrées dans la vie ordinaire, le langage simple. Sans m'arrêter plus longtemps à ces hantises en miroir, je reviens, point par point, à nos quatre plans, pour isoler, sur chacun d'eux, un élément qui invite à la réflexion.


D'abord, le constat: la part énorme des poèmes dans les écritures de théâtre, et sans doute à leur naissance. Cela ouvre une question: pourquoi le théâtre, pour se produire comme théâtre, appelle-t-il, sollicite-t-il le poème? Pourquoi le théâtre veut-il le poème? Ou, à la manière nietzschéenne, qu'est-ce en lui qui le veut? A cette question, je propose la réponse que voici: le théâtre ne veut pas le poème, parce que le théâtre ne veut rien. Le théâtre n'est pas une pulsion, une volonté, une personne. A strictement parler, le théâtre n'est rien. Au moins par lui-même. Le théâtre n'a pas d'essence. Au moins en propre. L'essence du théâtre, c'est le poème. Le théâtre n'est rien d'autre que le mouvement qui porte le poème à s'exposer. C'est, autrement formulée, la proposition 1 — disons, 1 bis, ou 1,1: le théâtre est l'exposition du poème — l'exposition poétique. La première que je vous soumets.


On voit bien que la question immédiatement se retourne. S'il en est ainsi, pourquoi le poème veut-il alors le théâtre? Pour le dire autrement, à quoi tient la force, proprement scénique, de la poésie? Je parle de la poésie au sens verbal, usuel — et non pas, pas encore, de la poésie visuelle qu'on évoquera en fin de course. En quoi, pourquoi, le dire poétique, au sens strict, est-il capable de théâtre? Quelle est cette pulsion, ou volonté, qui le porte à s'exposer ainsi? Pour préciser encore: pourquoi le poème ne se satisfait-il pas de cette extraction que constitue le lire, silencieux ou sonore, et donc le dire, poétique, qui n'est pas, à lui seul, ce que nous appelons le théâtre? On peut lire, ou dire, un poème, sans le porter à la scène, comme événement théâtral. Pourquoi le poème alors veut-il le théâtre, au sens précis que nous donnons à ce mot — s'il le veut, comme l'ont voulu Eschyle, Shakespeare, Molière, Claudel et tant d'autres, qui forment une si grande part de notre histoire poétique? Ma proposition est celle-ci. Il existe une figure, mais c'est bien plus qu'une figure, qu'en rhétorique on nomme l'hypotypose. Un dictionnaire la définit comme figure «qui fait la description d'une chose, comme si elle la mettait devant les yeux, de façon animée et vivante»[4]. Fontanier écrit: «L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante.»[5] On a commenté longuement ces définitions dans le champ de la rhétorique, ou de la poétique au sens général. Disons ici que cette fonction ou cet élan, qui constitue peut-être un des fonds, sinon le fond(s) même, de l'acte poétique, l'hypotypose, le théâtre en quelque sorte le ou la prend au mot. Que ce désir poétique de présenter, de donner à voir, de «mettre devant les yeux», de former une opsis (une «mise en scène», selon une des traductions de ce terme) — désir sans lequel il n'y a peut-être pas de poème — le théâtre le prend en charge, le littéralise, l'incorpore et relève son défi.


Proposition 2: le théâtre relève (comme un défi, un gant) l'hypotypose qui habite le poème. Le théâtre relève l'hypotypose. Comment? Nous y viendrons sans doute. Parce qu'il ne suffit peut-être pas (c'est en tout cas l'opinion des classiques) de porter le dire (pour d'Aubignac: le discours[6]) sur une scène pour y constituer l'acte théâtral. La notion qui, chez les classiques, sert de point d'articulation entre le dire poétique et la présentation qui le donne à voir, devant les yeux, qui le rend présent et visible, est: l'action[7]. Le théâtre met le poème en action(s), en dramata. La chose est discutable, surtout aujourd'hui. Mais elle désigne un moyen, moyen d'action, par lequel le supposé théâtre relève et prolonge le désir qui, comme hypotypose, creuse le poème[8].


Venons-en alors à la deuxième extension. On peut la formuler ainsi: pourquoi la comédie? Pourquoi, dans ce mouvement vers la scène, le poème veut-il le comique, et ne se satisfait-il pas du commerce qu'il noue avec lui-même et sa présentation dans le cadre eschyléen, sophocléen, de la tragédie? Voici ma proposition (3): la comédie désignerait, précisément, l'autonomisation de ce processus (d'exposition, de devenir-visible, de se montrer sous les yeux). Le théâtre, qui au sein de la tragédie n'existait pas en propre, n'avait pas d'essence, s'affirme dans son être comme comédie.


Proposition 3: la comédie est le devenir-théâtre, ou: le devenir-théâtre du théâtre. C'est pourquoi, me semble-t-il, le nom vaut souvent pour le théâtre lui-même: «jouer la comédie», ou «Comédie-Française», ou encore le nom des acteurs comme «comédiens» — qui n'a pas son symétrique pour «les tragédiens», terme qui pointe une aptitude à jouer la tragédie, et non à faire du théâtre en général. Le comédien, c'est le devenir-acteur de l'acteur. La comédie est le processus d'autonomisation du théâtre, ou l'autonomisation de son processus. Pourquoi?


Dans un texte étonnant, datant de 1978 et intitulé «Comédie»[9], Giorgio Agamben s'interroge sur ce qu'il appelle la «décision» prise par Dante d'abandonner le modèle tragique, celui de l'«alta tragedia» (de L'Enéide) pour intituler son poème Divine Comédie. Par un tissu argumentatif stimulant et complexe, Agamben associe cette «décision» supposée au processus de dissociation entre l'acteur et le personnage. Alors que le modèle tragique serait lié à un certain point de confusion, ou d'indétermination, entre le proférateur et la personne narrative, la comédie serait associée à l'affirmation d'une existence propre du comédien, distincte du rôle. Ce qui converge avec la vue proposée ici[10]. Mais le cœur de son argument n'est pas là. Si, selon Agamben, Dante choisit le modèle et le nom de la Comédie, c'est pour opposer deux types de fautes: la faute comique serait passible de rédemption, alors que la faute tragique enfermerait le fauteur dans la clôture d'une damnation sans recours, destinale. Chrétienne d'un côté, païenne de l'autre. Rédemption comique (du coupable), damnation tragique (du juste). Le choix de la comédie serait donc celui du rachat–concrétisé souvent par la possibilité d'une fin heureuse. Dans cette perspective (ici c'est moi qui reprends le fil), la volonté de comédie, manifestée par le poème en général dans son devenir-théâtre, se produirait à rebours de l'incarcération dans la faute comme destin. Le choix de la comédie, contre l'emprise du destin, serait le choix du salut.


Quel rapport ceci entretient-il avec l'affaire de la prosaïsation — à laquelle la comédie est si évidemment liée? Il tient, me semble-t-il, à ce que, si la comédie est — pour paraphraser Novalis[11] — la prose parmi les poèmes, l'idée (au sens de Benjamin) lui en vient parce qu'elle se met en tête de parler du vulgaire — c'est-à-dire du commun, ou du «peuple» — et de le, ou les, faire parler. Quand l'épopée, comme la tragédie, ont établi leur site sur la montagne des dieux ou dans la demeure des princes, la comédie appelle en scène les marchands, esclaves, vignerons et servantes. L'idée de la prose est l'idée du commun. Etrange idée, fictionnée en bonne part — ce qui fait d'elle une idée, et non pas une entrée du réel dans la langue. Mais s'il s'agit, pour la comédie, de descendre de l'Olympe ou des Palais, ce n'est pas dans un abaissement. Elle y veut de la vulgarité, du bas corporel et carnavalesque. Mais elle ne quitte pas les nobles pour l'ignoble. L'écriture prosaïque des poètes est haute. Pourquoi? Parce que la comédie est le poème du salut, et que la proposition de la comédie (4) pourrait se formuler ainsi: Le salut est commun. Il vient du commun  — ou y va. Très proche de l'inspiration «chrétienne» que lui trouve Agamben, le comique s'abaisse comme le divin qui prend corps: jusqu'à l'humilité dernière, mais sans souillure. La fascination de la souillure est tragique. Le comique s'en moque. C'est en ce sens que je voudrais entendre la proposition novarinienne, dont Louis de Funès est l'emblème, sur la «passion de l'acteur», au sens christique. «C'est un singe très saint, qui rend très saintes les choses comiques et très comiques les choses sacrées.»[12] Ou aussi l'émerveillement claudélien devant le comique des animaux.


Le mouvement qui porte à la comédie serait donc celui qui mène le théâtre vers la vie commune, s'éloignant des actes héroïques, d'exception. À la condition de voir dans cette déposition des héros, non pas un abaissement, mais une élévation par plongée paradoxale dans la terre (ou la langue) des humbles et de l'humilité[13]. Le comique moque souvent les humbles que fascine la grandeur. Mais il faudrait ajouter à ce tropisme comique l'attention à un passage complexe, et à vrai dire obscur, d'Aristote. Dans La Poétique (4, 49 a 21) il écrit: «Le mètre iambique remplaça le tétramètre: […] lorsque la langue de la conversation fut introduite, la nature trouva d'elle-même le mètre approprié: en effet, le mètre iambique est le mètre le plus approprié à la langue commune.»[14] Cela m'évoque la pauvreté (la beauté prosaïque, disons-le) de Racine[15]. Le mouvement vers l'expression commune — la prosaïsation–aurait donc sa source au cœur même de la langue poétique, la plus ancienne, au plus profond de la tragédie. On peut concevoir en ce sens que la prose soit une idée (l'idée) du poème. Idée, depuis la lexis, le cœur de la métrique, de faire signe vers l'ordinaire (au sens élevé que lui donne Stanley Cavell[16]), comme horizon, fin ou telos du poème — et comme élévation.[17]


Reste la quatrième extension: le mouvement vers la scène. Je la formule de deux manières. Une proposition, et une question, adressée aux acteurs. La proposition. Si le poème s'étend à la scène, comme poème scénique, ce n'est pas, à mes yeux, selon le schème de l'incarnation. S'incarne ce qui n'est pas physique, au départ, pour le devenir, comme incarné. Or le poème, serait-il seulement parlé, ou même pensé en silence, est intégralement physique. La voix est physique, la pensée aussi. Il s'agit donc, dans le visible, d'un changement de régime, ou de mode, du physique: de l'audible au visible, du pensé à l'opsis, au spectacle. C'est un transfert, un transport, du mode verbal ou pensé au mode physique ou visuel. Mais ce n'est pas tout : lorsque le visible lui-même se fait poétique, se donne comme poème, poème visuel, poème physique et scénique — le rabbin-femme dansant(e) de Kantor — un transfert matériel, une métaphore physique advient sur la scène, de corps à corps. Si la métaphore fait voir, comme Michel Deguy l'a beaucoup ruminé, ce qui d'un syntagme à un autre se transfère comme vérité[18], la métaphore scénique donne à voir, dans un corps montré, un autre corps qui le travaille — physiquement. La présence physique déploie un changement de présence, le tremblement présent d'un imprésent qui le présente, une figure matérielle sur la scène. Ce que je vois, intégralement visible, là, se produit comme l'autre qu'il est. Le présent, non seulement creusé par l'absence[19], mais le présent affirmé comme présence par ce qui le transporte. Le rabbin-femme: tout présent, toute présence, dans la métaphore physique qui le (la) pose. Si c'est vrai, c'est en toute rigueur que cet acte scénique est poétique, exactement. Proposition 5: les métaphores scéniques sont poésie matérielle. Ou: la font.


C'est bien le statut d'un acteur, en scène, que d'habiter cet acte. Ici les fils se joignent. Cet acteur, qui joue, est l'acte poétique, la métaphore scénique opérée: présent dans son transfert d'être qui le pose et le présente, et en ce sens, d'autant plus comédien qu'il se distingue du rôle en le métaphorisant, ou en l'euphorisant, en le présentant dans sa présence, et par là, affirmant sa vie sur scène comme sortie hors du destin de la fable–salut par le jeu. Vient alors ma question. Je l'introduis par un autre souvenir, le plus fort pour moi en poésie scénique avec la Wielopole de Kantor. A la Comédie Française, voilà quelques années,

moi spectateur plutôt rare et grognon,
je vins à Partage de Midi.
J'étais assis au premier rang,
vers le bord, côté cour,
sans l'avoir choisi: seule place restante.
A l'acte II, dans la scène d'amour
–au sens net, si je lis Claudel à la lettre,
comme Claudel toujours le demande pour que la métaphore s'y greffe dans le cœur cru de la langue,
d'amour physique,
de copulation –,
la mise en scène[20] portait les acteurs à une étreinte immobile,
debout, tout à l'avant,
côté cour. Les deux me surplombaient,
très proches
et tout l'appareil de la scène les jetait au-dessus de moi
longtemps. Fixes, debout, enlacés, disant longuement le poème,
Claudel en haut de son art
(poétique).

J'ai été pris d'une d'ivresse. J'ai reçu un des chocs poétiques les plus brutaux qui m'aient été donnés. Si le théâtre est justifié, c'est par des minutes comme celles-là. Ma question, à Éric qui jouait la scène avec Marina Hands et qu'à l'époque je ne connaissais pas, ni personnellement ni même comme acteur — mais aussi à Gabriel[21], dont la vie de théâtre, si je la comprends et la lis dans son récent livre, est hantée par le poème et le jeu du poème, est: qu'est-ce qui fait du poème une telle force de jeu? Qu'est-ce qui, dans le dire poétique, active l'acte de l'acteur? Par quoi un acteur est-il mû, qui vienne du poème, et se mue en jeu, en théâtre?


C'était la question initiale: ce qui fait théâtre, dans le poème. Quelques éléments de réponse, exposés ici sur le mode théorique, sont autant de sollicitations adressées aux praticiens de la théorie, et du poème, assis à cette table. Aux acteurs, je demande la réponse pratique. Si la question leur convient.


Merci aux uns et aux autres, à vous quatre, d'avoir bien voulu cette réunion.





Denis Guénoun, (Université Paris Sorbonne)
janvier 2016



Pages associées: Théâtre, Hypotypose, Poésie?, Prose?.


[1] «L'idée de la poésie est la prose». W. Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. P. Lacoue-Labarthe et A.-M. Lang, Flammarion, 1986, p. 150.


[2] W. Benjamin, «Deux poèmes de Friedrich Hölderlin», in Œuvres I, Folio-Gallimard 2000, pp.91 sq. Philippe Lacoue-Labarthe commentait ces textes dans un cours auquel j'ai assisté à l'université de Strasbourg (en 1991-1992, si ma mémoire est exacte).


[3] Je reprends le mot de Jean-Christophe Bailly, L'élargissement du poème, Bourgois, 2015. Cf.Philippe Beck, «L'Affaire Novalis et l'idée de la précédence», http://www.sitaudis.fr/Incitations/l-affaire-novalis-et-l-idee-de-la-precedence.php


[4] M. Jarrety (dir), Lexique des termes littéraires, LGF 2001, p. 218.


[5] B. Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, UGE 10-18 1984, p. 240. Pierre Fontanier (1765-1844), Les Figures du discours, (1821-1827), rééd. Genette, Flammarion 1968.


[6] D'Aubignac, La Pratique du théâtre (1643-1657), Champion 2011, IV-II, «Des discours», pp.407 sq.


[7] Gabriel Dufay, du point de vue de l'acteur, écrit:«La poésie est pour moi du domaine de l'indicible et de l'invisible». Dans ce cas, l'hypotypose–et le théâtre­–se donnent le défi de mettre sous les yeux cet invisible-là. G. Dufay, Hors-jeu, Des masques à abattre, Les Belles Lettres 2014, p. 154. Et aussi D. G., L'Exhibition des mots, Circé-Poche 1998, pp. 25 sq.


[8] On se souvient peut-être que, selon Aristote, l'hypotypose produite ainsi par l'action résulte d'une sorte d'hypotypose inversée dans le processus d'écriture, le poète devant se mettre les choses «devant les yeux» (pro ommatôn) pour en composer correctement la représentation. Poétique, 17, 1455 a 24. Sur l'action comme mise en présence, cf. Henri Gouhier, L'Essence du théâtre (1943), Aubier-Montaigne 1968, I, 1, pp. 15 sq.


[9] In G. Agamben, La Fin du poème, trad. Carole Walter, Circé éd., 2002, pp. 11-34.


[10] G. Agamben, op. cit., pp. 29 et 32.


[11] «La poésie est la prose parmi les arts». Cf. W. Benjamin, Le Concept de critique esthétique…, op. cit., p. 152.


[12] V. Novarina, Pour Louis de Funès, in Le Théâtre des paroles, POL 1989, p. 148.


[13] Voir à ce propos, D. G.: «Elévation et abaissement», in M. Bouchardon et F. Naugrette (dir.), La Poésie dans les écritures dramatiques contemporaines, Classiques Garnier, 2015.


[14] Poétique, trad. Barbara Gernez, Les Belles Lettres (Poche-Bilingue), 2002, p. 17. Il est vrai que j'utilise une traduction où cette hypothèse, cette affinité, se manifeste de façon plus claire que dans d'autres versions–car l'interprétation de ces lignes d'Aristote est très incertaine. Voir par exemple, La Poétique, trad. Dupont-Roc et Lallot, Seuil 1980, p. 47. En revanche, trad. Hardy, plus proche de cette hypothèse, Poétique, Les Belles Lettres Budé 1990 (1932), p. 35.


[15] Mon professeur de français au lycée d'Avignon, Jacques Nebout, nous enseignait que le plus beau vers de la langue française («Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui», Andromaque, I, IV, 264) l'était par sa simplicité totale –coulée dans la métrique–pouvant sembler s'extraire, intacte, de la langue parlée.


[16] Merci à Paola Marrati pour ses nombreux, et lumineux, éclaircissements sur cette conjonction. Par ex.«Childhood and Philosophy. Honoring Stanley Cavell» in Modern Languages Notes, volume 126, number 5, 2011.


[17] Sur le rapport entre ordinaire et perfectionnisme moral chez Stanley Cavell, voir par exemple D. G., «Libérer le bien», in S. Laugier (dir.), La Voix et la vertu, Variétés du perfectionnisme moral, PUF, 2010, pp. 141-158.


[18] Parmi de nombreux exemples, cf. M. Deguy, «Poétique et théorie», in Pourquoi des théories? (coll.), Les Solitaires Intempestifs, 2008, pp. 154-155.


[19] Comme avec beaucoup d'autres je l'écrivais dans la Lettre au directeur du théâtre, voilà déjà vingt ans. Cf. D. G., Lettre au directeur du théâtre (1996), Les Cahiers de l'Egaré, 4ème éd., 2008.


[20] D'Yves Beaunesne. Comédie-Française, 2007.


[21] Éric Ruf et Gabriel Dufay, participants à la séance où cet exposé fut présenté.




Denis Guénoun

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