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La théorie littéraire des mondes possibles, par Françoise Lavocat.

Avant-propos à La Théorie littéraire des mondes possibles, sous la direction de Françoise Lavocat, Paris, Éditions du CNRS, 2010.

Cet avant-propos est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.





La théorie littéraire des mondes possibles


Comment sauteraient les kangourous si les lois du mouvement étaient un peu différentes? À quoi ressemblerait le monde si la température augmentait d'un, de deux, de trois degrés? Lorsque les pouvoirs publics organisent la simulation d'un attentat ou d'une catastrophe naturelle, afin d'étudier les réactions en chaîne qui découleraient d'un tel état de choses, ils construisent un monde possible. Si rien ne semble plus naturel que d'imaginer un autre monde, des utopies aux jeux de «faire-semblant» des enfants[i], ce n'est qu'à partir des années 70 que nous sommes entrés, dans tous les champs du savoir, dans l'ère du calcul de la possibilité, c'est-à-dire dans le champ d'application de la théorie des mondes possibles.

Quelle parenté peut-on établir entre les mondes fictionnels de la littérature, du cinéma, des jeux vidéos avec les simulations des physiciens, des biologistes et des climatologues? La mise en scène d'une catastrophe, afin d'en mesurer toutes les conséquences éventuelles, ne diffère pas beaucoup dans son principe des récits contrefactuels de nombre de romans contemporains – comme ceux qui décrivent notre monde si Hitler, par exemple, avait gagné la guerre. Peut-on assimiler toutes les fictions, ou seulement certaines d'entre elles, au développement d'une hypothèse? Les territoires de la science-fiction et de la fantasy, qui dominent actuellement l'imaginaire planétaire, semblent bien être de celles-là. Une telle conjonction entre fiction, simulation et hypothèse n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de l'âge contemporain: au seizième siècle, les récits de voyage interstellaires ont joué, selon toute vraisemblance, le rôle d'«expérience de pensée», permettant d'accréditer, par la fiction, le postulat scientifique inadmissible de la pluralité des mondes[ii]. Si l'on accepte, provisoirement, comme définition minimale de «monde possible» celle «d'alternative crédible du monde réel», nul doute que, depuis bien longtemps, la littérature ne cesse de produire des mondes possibles, de rendre possibles –pensables – des mondes.

Plus largement, la propension, elle aussi ancienne, à parler de l'imaginaire, de l'œuvre d'un auteur, des représentations que l'on se fait à partir d'une ou de plusieurs oeuvres, en terme de «monde», ou encore la conception courante de l'auteur comme «démiurge», favorise le rapprochement intuitif entre monde possible et fiction. La notion même de fiction s'y prête, en ne coïncidant pas avec la littérature, ni le récit, mais en incluant diverses pratiques artistiques et ludiques, comme les jeux de rôles, les jeux vidéos, les fictions hypertextuelles, et maints dispositifs analysables en termes de simulation, d'immersion, d'expérience. Le site «Second life», défini par ses promoteurs comme «a virtual world created by its residents», ou encore comme «une simulation virtuelle permettant de vivre une seconde vie»[iii] illustre par excellence une disposition apparemment universelle de l'imaginaire contemporain à fabriquer des alternatives au monde réel sous la forme de pays, avec ses habitants, ses lois, sa monnaie. Mais les hommes du dix-septième siècle qui se déguisaient en bergers et se dotaient de pseudonymes pastoraux faisaient-ils fondamentalement autre chose?

Quoique la théorie littéraire des mondes possibles semble si bien ajustée à la sensibilité d'aujourd'hui, elle n'en suscite pas moins de nombreuses réticences. Les spécialistes de littérature la trouvent aride, inutilement coûteuse en termes d'élaboration conceptuelle ou trop éloignée de la lettre du texte. Les mathématiciens et les philosophes répètent à l'envi que leurs mondes possibles n'ont rien à voir avec des mondes imaginaires à finalité esthétique. Nous ne nous focaliserons pas sur cette querelle, très bien décrite et analysée par Ruth Ronen (1990). Umberto Eco a d'ailleurs tranché, à notre avis, la question de façon satisfaisante en énonçant les conditions auxquelles on peut parler de mondes possibles narratifs, définis comme petits et handicapés (ni maximaux ni complets), requérant une immense bonne volonté interprétative[iv]. Reste encore à construire, sans en rester à une conception somme toute banale de la fiction comme «monde», des articulations un peu fines, et nous l'espérons éclairantes, entre un appareil théorique inspiré par la logique modale et l'analyse des fictions artistiques, en particulier textuelles.

L'objet de cet ouvrage est en effet d'interroger l'opérativité de la théorie des mondes possibles pour la théorie littéraire, et plus précisément pour l'analyse des textes. Il s'inscrit dans le développement actuel des recherches, en France, sur la fictionnalité[v], prenant acte du renouvellement considérable de la critique littéraire à l'ère post-structurale[vi].

Il vise tout d'abord à combler un manque. Dans le domaine français, les théories sur les mondes possibles fictionnels sont restées jusqu'ici assez mal connues. La raison en est peut-être que les deux ouvrages majeurs sur la fiction qui y sont les plus diffusés, Univers de la fiction de Thomas Pavel (1986) et Pourquoi la fiction? (1999) de Jean-Marie Schaeffer engagent soit à les dépasser, soit à les négliger. T. Pavel, qui a malgré tout beaucoup contribué à les diffuser, les expose et les discute pour conclure que les mondes possibles représentent «un modèle distant» pour la littérature[vii]. J.-M. Schaeffer privilégie quant à lui résolument une approche pragmatique, antagoniste par rapport à une perspective logico-sémantique: il n'en parle pas du tout. En revanche, les ouvrages[viii] qui exploitent le plus directement la théorie des mondes possibles, ceux de Marie-Laure Ryan, Possible Worlds, Artificial Intelligence and Narrative Theory (1991) et de Lubomír Doležel, Heterocosmica, Fiction and Possible Worlds (1998), n'ont pas encore été traduits en français. Ce retard tient sans doute à la faible audience, au-delà des cercles spécialisés, de la philosophie analytique en France – sans parler d'un désintérêt assez répandu pour ce qui se passe au-delà de nos frontières.

Les années 70 ont en effet vu les premières tentatives d'articulation entre la théorie littéraire et la logique modale, dont provient la théorie des mondes possibles[ix]. En 1986, le colloque de Suède (Nobel symposium 65) Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences, publié trois ans plus tard par Sture Allén, propose déjà une large synthèse sur les mondes possibles en relation avec les artset les sciences[x]. Après plusieurs numéros de Poetics et Poetics today consacrés à des questions voisines[xi], le numéro 25 de la revue Style, en 1991, dirigé par Lubomír Doležel et Nancy Traill, aborde la question dans une perspective proche de celle du présent volume. Sous le titre «Possible Worlds and Literary Fiction», ce numéro collectif[xii] aborde Proust, la littérature fantastique, Calvino, Fitzgerald, à travers les questions d'accessibilité, d'incomplétude, d'authentification et de modalités.

Dans la lignée de ces travaux, nous avons pris le parti d'une démarche explicative et expérimentale, en exposant les aspects principaux de cette théorie et en la confrontant à des textes (entre autres ceux de Rabelais, Cervantès, Perrault, Gracq, Joyce, Woody Allen). Sont également proposés quelques outils d'analyse nouveaux. Une autre particularité de notre démarche est d'avoir ouvert le champ diachronique et l'éventail générique. L'ouvrage ne délaisse pas les terrains de prédilection des théories de la fiction, qui sont les narrations post-modernes, science-fictionnelles ou contrefactuelles du passé (explorées dans ce volume par M.-L. Ryan, R. Saint-Gelais, et L. Doležel). Mais il aborde aussi les terres moins fréquentées des œuvres de la période moderne, de la Renaissance à la fin du dix-septième siècle. Un des enjeux de ce livre est en effet d'articuler la théorie des mondes possibles littéraires à une perspective historique. À la fin d'Heterocosmica(p. 199), L. Doležel exprime le souhait de voir écrire une histoire des mondes fictionnels. Nous espérons y avoir contribué, dans la continuité, d'ailleurs, de la démarche de T. Pavel qui soutient, dès 1983, que la fictionnalité est une propriété historique variable. Ce livre s'attache à montrer que si l'œuvre stipule bien des mondes possibles, leurs modalités d'engendrement et leur configuration diffèrent selon les périodes historiques.

À quelles conditions peut-on parler de monde possible à propos des œuvres littéraires? La première section s'attache à répondre à cette question, selon plusieurs angles d'approche: la définition de «genres de la fiction» à partir de constellations référentielles variables et de degrés de fictionnalité (I), la confrontation des mondes possibles littéraires avec ceux de la physique (II) et de l'histoire (III), l'analyse de la métalepse comme opération «d'auto-théorisation de la fiction» (IV). Le premier chapitre dresse un état des lieux des théories qui établissent une typologie des fictions à partir de la théorie des mondes possibles (F. Lavocat). M.-L. Ryan propose ensuite plusieurs modèles de «cosmologie du récit», quantique, plurielle, ou variable, qui permettent d'interpréter la contradiction dans les univers narratifs, à partir d'une confrontation entre les mondes possibles littéraires et les univers parallèles en physique. Le chapitre suivant traite de l'utilisation des mondes possibles par l'histoire et des fictions contrefactuelles, en relation avec la crise de l'histoire des années 70. L. Doležel[xiii] montre que les récits contrefactuels du passé n'ont de valeur cognitive que si l'on admet l'existence d'une frontière entre fiction et non fiction. Dans le dernier chapitre de cette section, R. Saint-Gelais examine «des mondes possibles au second degré», c'est-à-dire les dispositifs d'emboîtement dans quelques fictions contemporaines, par lesquels la fiction produit des théories de son propre fonctionnement.

La deuxième partie, «Façons de faire des mondes: aperçus historiques», éclaire la naissance ou les transformations de la fiction moderne au moyen de la théorie des mondes possibles. Y sont examinés plusieurs embrayeurs de fictionnalité, mis en relation avec les configurations logiques privilégiées au seizième et au dix-septième siècles et l'évolution de la notion de «possibilité». M.-L. Demonet évoque tout d'abord les conditions d'émergence de la fiction à la Renaissance, parmi lesquelles la pensée médiévale des «êtres de raison» joue un rôle déterminant (I). A. Duprat met ensuite en évidence le rôle du paradoxe, qui permet à Descartes de construire par la fiction un « monde» régi par des lois relevant d'une théorie condamnée, et à Cervantès, de faire coexister des univers de croyances – musulmans et chrétiens– incompossibles (II). Dans le troisième chapitre, C. Noille-Clauzade, montre que seule la théorie des mondes possibles permet de rendre compte de la nouveauté que représentent le conte et la nouvelle historique et galante dans la deuxième moitié du dix-septième siècle; elle propose une approche logique des genres littéraires. Ruth Ronen, à partir d'une réflexion sur la catégorie de la licorne, met en évidence l'importance du nom propre et du mécanisme de la nomination dans la fabrication des mondes fictionnels artistiques de Rembrandt et de Joyce (IV).

Enfin, ce sont les mondes possibles générés par le texte et reconstruits par la lecture qui sont l'objet de la dernière section («Les mondes du texte: effets de lecture»). C'est la modélisation des représentations et des croyances du lecteur qui est ici au cœur de la réflexion. Plusieurs contributions plaident pour une utilisation «distante» de la notion de monde possible, résolument affranchie de ses origines mathématiques, de la sémantique et de la logique modale. Il s'agirait plutôt, pour M. Macé, S. Rabau et A. Gefen, de s'interroger sur la séduction de l'idée de «monde», qui permet de redéfinir les enjeux existentiels, éthiques, politiques de la lecture. M. Macé s'interroge tout d'abord sur le seuil à partir duquel se constitue «un monde». À travers l'exemple des lectures d'Homère par les philologues, S. Rabau montre ensuite comment la lecture procède à des «fusions de mondes», produisant des mondes impossibles; l'expérience herméneutique est redéfinie comme une superposition du monde actuel et des mondes de la fiction (II). M. Escola s'intéresse aux variantes possibles d'un texte qui conditionnent aussi bien ses réécritures et ses continuations que l'interprétation; le commentaire littéraire devrait selon lui tirer parti de ce «halo de possibles» produit par la syntaxe du texte (III). Dans le quatrième chapitre, P. Monneret, après s'être interrogé sur les conditions de validité de l'application de la théorie des mondes possibles aux textes, définit le système modal particulier de la fiction, qui la rend apte à modifier l'univers de croyance du lecteur. Enfin, A. Gefen, critique à l'égard d'une sémantique de la fiction qui ne serait pas articulée à une théorie pragmatique, montre que les mondes possibles du texte prennent place dans «l'univers de référence actuel» du lecteur, ensemble de représentations qui dictent ses conduites (V).

Enfin, dans un épilogue, T. Pavel retrace quelques éléments d'une histoire personnelle et collective éclairant le passage des théories linguistiques à la logique des contrefactuels, inséparable d'une libération – puisque l'idée de mondes possibles suppose le passage d'un monde à l'autre. Il plaide pour une conception de la lecture qui serait moins une cognition que la participation à un univers qui n'est pas seulement un ensemble d'objets, défini par sa référence au monde actuel, mais un univers «d'êtres, de biens et de normes», mettant l'accent sur les aspects axiologiques de notre existence: ne serait-ce pas, justement, une des spécificités des mondes possibles littéraires?

On ne trouvera pas exprimée dans ce volume une conception monolithique de l'application de la théorie des mondes possibles à l'analyse littéraire. Certaines approches privilégient une perspective objective, tandis que d'autres considèrent les mondes possibles comme une projection du lecteur. Certains plaident in fine pour un usage métaphorique de la notion de monde possible, «distant» comme le recommandait déjà T. Pavel dans Univers de la fiction, tandis que d'autres l'admettent dans son acception logique et en proposent une utilisation rigoureuse. Parmi les théoriciens majeurs qui ont inventé l'articulation de cette notion à la littérature, certains poursuivent leur exploration dans cette voie, comme M.-L. Ryan et L. Doležel, d'autres, comme R. Ronen et T. Pavel, s'en sont éloignés. Le lecteur trouvera dans cette diversité d'approches à la fois une explication de ce en quoi consiste la théorie des mondes possibles, des analyses qui en expérimentent l'usage et des éléments de débat sur son utilisation par la théorie littéraire ; et enfin, en tout cas nous l'espérons, l'incitation à renouveler sa boîte à outils[xiv].


Françoise Lavocat


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[i] Sur cet aspect, voir K. Walton, 1990.

[ii] F. Aït-Touati, 2002.

[iii] http://second-life.gamebiz.fr/

[iv] [1990], 1992, pp. 211-233.

[v] On peut citer, outre les travaux individuels, le programme de recherches dirigé par J.-M. Schaeffer (2005-2009), «La fiction : approches philosophiques, anthropologiques, esthétiques et littéraires», dans le cadre duquel s'est inscrit le séminaire à l'origine de ce volume (Université Paris-Diderot, 2005-2006). Le groupe et le site «Fabula» ont aussi beaucoup contribué à la diffusion des théories sur la fiction.

[vi] Dans Le Démon de la Théorie (1998, p. 142-144), A. Compagnon évoque brièvement les théories de la fiction, à travers T. Pavel, pour les opposer aux conceptions non référentielles du langage et de la littérature de R. Barthes.

[vii] Ch II, «des univers saillants», section 1, «des mondes possibles», p. 59.

[viii] On peut également citer l'ouvrage de Doreen Maître (1983).

[ix] Dès 1975, T. Pavel intitule un article«Possibles Worldsin Literary Semantics». En 1977, Lucia Vaina pour la revue Versus, dirige le numéro «Théorie des mondes possibles et sémiotique textuelle».

[x] A part celui de L Doležel (qui y expose les thèses reprises et développées dans Heterocosmica) aucun texte de ce volume ne traite de l'articulation entre la théorie des mondes possibles et les études littéraires. Thomas Pavel, qui exprime l'idée de paysages culturels modelés par différentes configurations de mondes possibles (« Fictional Worlds and the Economy of the Imaginary» pp. 251-258) adopte ici une perspective plus large.

[xi] Poetics, avril 1979, numéro dirigé par J. Woods et T. Pavel, traite des rapports entre la sémantique formelle et la théorie littéraire. Poetics Today, 1983, est consacré aux théories de la fiction.

[xii] Il est issu d'un séminaire qui s'est déroulé à l'Université de Toronto en 1988-1989.

[xiii] Dans le volume, les chapitres écrits par L. Doležel et R. Ronen ont été traduits par J. Mailhos.

[xiv] La bibliographie critique concernant la théorie des mondes possibles, et plus largement la théorie littéraire, a été regroupée à la fin du volume. La bibliographie primaire et la bibliographie critique concernant des auteurs particuliers est indiquée dans les notes de bas de page.



Françoise Lavocat

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Mars 2013 à 11h13.