Atelier



Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de leur temps ?

par Jean-Louis Jeannelle
(Université de Paris Sorbonne)


Le présent essai constitue la version écrite de la conférence donnée le 3 février 2009 au Collège de France à l'invitation d'Antoine Compagnon dans le cadre de son séminaire sur les pratiques de témoignage.

Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Dossiers Témoignage, Littératures factuelles.





Les mémorialistes sont-ils de bons témoins de leur temps ?


Un texte résume, à mes yeux, ce que l'on peut dire du témoignage, sans appartenir pour autant à ce genre : il s'agit de Notre jeunesse de Péguy, où se reconnaissent les différents traits constitutifs de ce que nous appelons aujourd'hui le « témoignage ». Peut-être vous souvenez-vous qu'il y est question de la publication d'archives personnelles que le représentant d'une famille de républicains fouriéristes, les Milliet, a confiées à Péguy. Contre « l'histoire endimanchée » des grands hommes, à laquelle les disciples de Clio se consacrent de manière exclusive, le directeur des Cahiers de la quinzaine privilégie, de manière visionnaire, ce qu'il appelle l'histoire « de tous les jours de la semaine », autrement dit l'histoire d'une famille moyenne, véritable incarnation de la mystique républicaine, dont l'Affaire Dreyfus fut le dernier soubresaut et qui est à l'époque sur le point de disparaître définitivement. Notre jeunesse s'ouvre d'ailleurs sur ce célèbre postulat :

Je croirais bien volontiers avec [Halévy] qu'un petit nombre de fidélités familiales, dynastiques, héréditaires ont maintenu, maintiennent la tradition, la mystique et ce [qu'il] nommerait très justement la conservation républicaine. Mais où je ne croirais peut-être pas avec lui, c'est que je crois que nous en sommes littéralement les derniers représentants, et à moins que nos enfants ne s'y mettent, presque les survivants, posthumes. En tout cas les derniers témoins.

Que désigne ici le pronom personnel : « nous » ? Qui sont les témoins dont parle Péguy? Certainement la communauté idéale des lecteurs des Cahiers de la quinzaine, mais au fond cela importe peu : l'essentiel touche ici aux conditions dans lesquelles l'écrivain transmet les documents de la famille Milliet. Il n'y a de témoins que parce qu'existent ces pièces d'archive, ces traces écrites que quelques personnes s'efforcent de préserver, de transmettre aux générations futures afin de leur donner à connaître une réalité sociale, historique et politique appelée à disparaître. Le témoin est cet homme qui se fait le porte-parole d'un groupe, d'une communauté rendue silencieuse, étouffée ou dissoute, autrement dit qui affronte une opinion publique peu réceptive car indifférente ou aveuglée. Péguy apparaît comme une voix criant dans le désert de la société moderne, assuré néanmoins qu'il remplit un devoir moral, et ceci en dépit de sa « maigre situation », c'est-à-dire de son absence d'autorité institutionnelle.


Je ne commente pas plus avant Notre jeunesse, que j'invoque non par goût du paradoxe, mais parce qu'il y a chez Péguy une extraordinaire prescience de la nature même du genre testimonial et du rôle que celui-ci sera amenée à jouer suite à la Première puis à la Seconde guerres mondiales. De même que Valéry Larbaud parlait de la traduction « sous l'invocation de Saint-Jérôme », c'est sous l'invocation de Péguy que j'aimerais placer les quelques réflexions que je vais présenter. Mon objet sera relativement limité : je ne parlerai que du témoignage littéraire tel que nous le définissons ordinairement au xxe siècle (et laisserai de côté tous les aspects anthropologiques, philosophiques ou esthétiques que ne manque pas de soulever cette notion lorsqu'on l'aborde selon une perspective plus large – ainsi que l'on fait par exemple Frank Lestringant ou Bernard Sève à propos de textes du XVIe siècle). Seconde précision, ma principale préoccupation sera celle du statut de ce genre, que la plupart des spécialistes limitent soit aux récits de la Shoah de manière quasi-exclusive, soit à l'ensemble des récits de génocide, ce qui me paraît dans les deux cas contestable. Mon intention est de resituer le témoignage dans ce que j'appelle le « continuum des genres à la première personne », autrement dit l'ensemble des récits factuels où un individu reconstitue par écrit son existence – je devrai, pour des questions de temps, m'en tenir au cas des Mémoires mais la même analyse comparée pourrait être faite avec l'autobiographie, la chronique ou le journal intime… Je m'appuierai sur deux exemples privilégiés : Les Mémoires de guerre du général de Gaulle, qui représentent l'antithèse même du genre testimonial, et les Mémoires d'un révolutionnaire de Victor Serge, situés à l'intersection même des deux modèles littéraires. Deux Mémoires ou « récits de Vies majuscules » (je précise que je prends ici « récit de vie majuscule » comme synonyme de Mémoires), mais j'espère vous convaincre que pour comprendre les enjeux poétiques et littéraires que soulève le témoignage au XXe siècle, le moyen le plus direct est paradoxalement d'emprunter ce détour par les Mémoires.


La question que je vais me poser est très simple : je me demanderai pour quelles raisons et dans quelles conditions le mémorialiste, qui avait longtemps fait figure de témoin historique, jouissant d'une légitimité conquise de haute lutte contre les historiens officiels et les pédants, puis avec le temps unanimement respectée, a soudain perdu une partie de son prestige et subi, à partir de la fin du XIXe siècle, la concurrence de plus en plus rude d'une nouvelle instance : le témoin contemporain, pensé comme figure du survivant ?


Avant d'en venir aux Mémoires de guerre, j'aimerais préciser les raisons pour lesquelles je choisis d'emprunter ce détour par les Vies majuscules.


Élie Wiesel écrivait en 1977 que le témoignage représente le seul genre littéraire nouveau au XXe siècle, né du génocide à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Cette idée est aujourd'hui couramment admise, bien qu'elle implique une confusion entre la question théorique du témoignage et l'objet historique auquel elle s'applique. Or la plupart des spécialistes s'intéressent presque exclusivement à la Shoah ; certains, à la suite de Todorov, s'attachent à la fois aux camps nazis et aux camps soviétiques. Dans la masse des travaux menés en France, ce sont ceux de Catherine Coquio qui me paraissent les plus féconds, parce que la notion de témoignage y est plus largement étendue qu'à l'ordinaire et couvre l'ensemble des récits de catastrophe, du génocide arménien jusqu'au Rwanda – aussi peut-on logiquement y inclure les nombreux récits de la Première Guerre mondiale, recensés par Jean Norton Cru dès 1929. Reste qu'en assimilant le témoignage à l'expérience de la catastrophe, les spécialistes se fixent de facto toute une série de questions inévitablement liées (certification vs indicibilité, véridicité vs mise en forme narrative ou fiction, authenticité vs qualité esthétique, etc.)


Il me semble plus intéressant d'inverser la perspective et au lieu de partir d'un objet ou d'une période donnés, de s'attacher au contraire au genre lui-même en se demandant comment est apparue cette forme littéraire à laquelle on a associé la catégorie de « témoignage ». Les écrits à la première personne forment, en effet, un continuum où chaque forme interagit sans cesse avec les autres, une sorte de système homéostatique dont tous les éléments sont interdépendants et dans lequel les Mémoires, vieux de plus de cinq siècles, jouent un rôle essentiel, absolument central. Le problème est de savoir à partir de quel moment un genre aussi autorisé que celui des Vies majuscules s'est vu concurrencer par le témoignage. Bien que difficile à dater avec certitude, ce processus débute semble-t-il avec la Commune, comme le montrent les textes de Louise Michel, de Jean Allemagne, de Victorine B. ou de Maxime Vuillaume : Louise Michel ou Jean Allemagne ont certes intitulé leur texte « Mémoires », mais différents critères permettent toutefois d'y repérer un glissement manifeste du côté du témoignage, à commencer par la posture qu'adoptent ces auteurs. Par tradition, les mémorialistes s'autorisent de leur appartenance à une classe sociale, de la légitimité que leur confèrent leurs titres ou leurs fonctions officielles ou encore des faits qu'ils ont accomplis et dont ils ont tiré une importante reconnaissance publique. Rien de tout cela chez ces acteurs de la Commune qui ne disposent pas d'une respectabilité préalable et qui interviennent afin de raconter un événement ayant bouleversé leur existence mais aussi d'en dénoncer les conséquences. On reconnaît là déjà de ce que feront par la suite les témoins de la Grande Guerre, puis les survivants des camps et des génocides, mais aussi les victimes de la guerre d'Algérie (aussi bien les adversaires de l'Algérie française que ses partisans radicaux) ou d'autres encore. Contrairement aux mémorialistes qui jouissent d'une autorité préalable au récit, tous ces témoins s'engagent auprès de leurs semblables sur la seule foi de leurs convictions et de leur intégrité personnelle ; ils ne reconstituent pas un parcours de vie dont la continuité et l'unité offre une garantie en soi, mais répondent au contraire à une situation d'urgence, à un traumatisme d'ordre historique. Plus encore, la représentation qu'ils livrent des événements survenus est destinée à interpeller l'opinion publique et à éveiller les consciences, alors que les auteurs de Vies majuscules visent toujours à une forme de consensus autour des choix qui ont guidé leur existence. Ces quelques éléments suffisent à montrer que dès la Commune, les Mémoires se sont vus fortement concurrencés par les témoignages, que l'on peut appeler, si l'on poursuit le parallèle avec la formule « Vies majuscules », le genre des « vies bouleversées ».


L'histoire des récits à la première personne au XXe siècle est toute entière traversée par cette rivalité qui oppose les Mémoires, dominants depuis Commynes, Monluc, Retz ou Saint-Simon, aux deux genres qui ont peu à peu mis fin à cet état de domination, l'autobiographie et le témoignage. Je ne traite pas ici de l'autobiographie, dont la victoire sur les Mémoires est assez manifeste. En revanche, le cas du témoignage est plus complexe, car la concurrence, bien réelle, n'empêche pas une proximité de but : le témoin et le mémorialiste ont tous deux pour intention d'agir sur les représentations que leurs contemporains ou leurs successeurs se font d'une période donnée (quelles que soient les divergences sur les conditions et les manières de procéder que je viens d'évoquer). En droit, rien n'empêche les auteurs de Vies majuscules de prétendre au statut de témoin historique, puisqu'ils ont par le passé longtemps joué ce rôle – et prétendent même le faire encore aujourd'hui –, mais dans les faits, l'émergence du témoignage comme genre littéraire identifié aux récits de catastrophe a remis en cause cette prérogative, que nous ne considérons plus comme tout à fait justifiée.


J'aimerais ici préciser un point afin d'éviter toute confusion : ce que je viens de dire donne peut-être l'impression que je dénigre les Mémoires au profit des témoignages, ce qui n'est absolument pas mon intention. Peut-être avez-vous eu cette impression (si c'est bien le cas) parce que nous avons à présent tendance à juger plus authentique un récit dont l'auteur tient sa légitimité de lui-même ou de ce qu'il a vécu dans sa chair, plus que de facteurs sociaux ou politiques. Mais un tel critère est, à mon avis, tout à fait contestable : il nous conduit à surévaluer les témoignages au détriment de formes d'attestation du passé plus traditionnelles mais toujours aussi importantes. Mon but est donc bien de voir quelles ressources de certification les Mémoires conservent, à une époque où leur bien-fondé est nettement remis en cause par la figure du survivant.


J'en viens, à présent, au cas précis des Mémoires de guerre, puisque de Gaulle est le mémorialiste contemporain qui a le plus explicitement revendiqué son rôle de témoin historique. Je suis toujours étonné du conformisme qui règne dans les études de lettres au sujet de ce texte : les Mémoires du général de Gaulle me semblent aussi importants pour l'histoire des récits de soi que le Journal de Gide ou Les Mots de Sartre et néanmoins, aucune référence n'y est fait dans les ouvrages spécialisés sur la question, si ce n'est de manière ponctuelle, notamment dans les travaux de Jacques Lecarme, toujours d'une très grande justesse sur ce point.


Si j'invoque à présent l'exemple de De Gaulle, c'est qu'avec lui les « Vies majuscules » sont réapparues, après la crise qu'elles traversaient depuis la fin du XIXe siècle, sous leur forme la plus canonique. De Gaulle incarne l'aile ultralégitimiste du genre, puisqu'il exerce dans son récit la plus haute fonction que puisse s'assigner un mémorialiste, à savoir répondre à un état de crise politique, à une menace de division nationale, ainsi que ce fut le cas depuis les guerres de religion jusqu'au Second Empire. Comment cela ? En superposant l'histoire de son existence à l'histoire du pays, en sorte que la première étaye la seconde et lui confère une certaine cohérence. Car le mémorialiste a pour ambition d'obtenir obtenir l'accord de ses contemporains ou de ses successeurs sur la représentativité historique et la rectitude politique et morale de son parcours de vie.


Ce point s'éclaire si l'on compare les Mémoires de 14-18 à ceux qui furent publiés après 1945. La Grande Guerre s'est achevée sur la Victoire : les quatre années de conflit ont suscité quantité de Vies majuscules mais aucune d'entre elles n'a subsisté dans la mémoire littéraire française (même si, bien entendu, les historiens ou les amateurs continuent de s'y intéresser). La médiocrité des textes publiés s'explique d'une certaine manière par l'unité nationale : la victoire étant acquise, les intéressés n'ont livré que des récits militaires sans grande envergure politique. Seul Clemenceau aurait pu prétendre perpétuer la tradition, mais Grandeurs et misères d'une victoire, qu'il publie chez Plon en 1930, ne répond pas à un projet personnel : Clemenceau a écrit ce texte afin de répondre aux attaques politiciennes du maréchal Foch. Le consensus national n'offrait donc pas prise à une épopée personnelle et en lieu et place de Mémoires, ce sont d'innombrables témoignages, minutieusement recensés par Jean Norton Cru dans sa célèbre étude, Témoins, qui ont façonné la représentation que nous nous faisons de la guerre. Raymond Aron avait noté que la « guerre de 1914-1918 manque de héros (car) elle est trop soumise à la loi du nombre, du charbon et de l'acier » : il serait plus exact de dire que les dirigeants et les généraux, préposés légitimement au genre des Vies majuscules, s'y sont vus rétrospectivement éclipsés par les soldats eux-mêmes, dont les Souvenirs, journaux, correspondances, et autres témoignages ont peu à peu constitués notre principale source d'informations, sous l'effet d'un vaste transfert de gloire qui a dépouillé les instances officielles (hommes politiques, chefs militaires, diplomates) au profit d'une allégorie, le soldat inconnu, devenu le symbole de ce que 14-18 a eu de plus singulier.


39-45 s'est, à l'inverse, conclu par la « Libération » : durant tout le conflit, le pays avait été plongé dans une guerre civile larvée, dont l'issue le laissait extrêmement divisé. Les mémorialistes n'avaient dès lors plus pour rôle de raconter des batailles, mais de rendre compte, de la manière la plus consensuelle possible, des 4 années d'occupation. C'est bien le cas des Mémoires de guerre (je ne parle pas ici de la validité historique du texte mais uniquement de son efficacité en tant qu'œuvre littéraire) : de Gaulle y établit un vaste récit propre à satisfaire le désir de concordance rétrospective qu'ont éprouvé les Français après la guerre. Autrement dit, il donne à travers la reconstitution de ses choix, de sa conduite ou de ses jugements le sentiment que les événements prennent sens a posteriori et que l'histoire du pays (ou tout bonnement le pays lui-même) y retrouve en grande partie la cohérence, l'unité auparavant brisées. Pour cela, le Général propose à ses concitoyens une reconstitution en trois temps symboliques ; il découpe le drame national en trois actes, de deux années chacun, afin de faire coïncider le récit de la guerre et celui de sa propre action militaire, diplomatique et idéologique. Le premier temps, celui de la transgression et de la chute, se confond ainsi avec l'« appel » lancé par le tout nouveau général de brigade ; puis la lente recherche de l'« unité » se superpose aux années les plus sombres de la guerre, occupées pour de Gaulle à conquérir une légitimité aux yeux de ses propres Alliés ; enfin l'évocation du « salut », en liant la résolution du conflit et l'action du premier gouvernement de Gaulle, annonce, par-delà la victoire militaire, un salut de nature politique – qui ne sera en réalité atteint, au yeux du Général, qu'en 1958. Tout le récit obéit à une puissante dynamique et fait retentir l'appel premier de manière à transformer ce que le mémorialiste a vécu comme une convocation personnelle en une injonction collective. La guerre avait été un désastre laissant les Français totalement livrés au maréchal Pétain ; les Mémoires de guerre remédient à cet état de fait par un surcroît de rigueur dans leur composition.


Ce qui m'intéresse ici, c'est que l'extraordinaire aura de « témoin historique » dont jouit de Gaulle est en grande partie un effet de son récit. Ce que le Général restaure, c'est l'autorité autrefois impartie aux mémorialistes, garants traditionnels d'une histoire attachée aux initiatives individuelles, que de nouvelles instances, l'autobiographe mais surtout le témoin, avaient éclipsés. En ce sens, on peut dire que l'étude du témoignage est indissociable de celle de son aîné, ces deux modèles s'étant nourris et concurrencés depuis plus de 100 ans, au point d'esquisser deux histoires opposés et en même temps complémentaires de ce siècle, les Vies bouleversées sous l'angle de la catastrophe et les Vies majuscules sous l'angle de ce que j'appelle le mémorable (c'est-à-dire de l'histoire en tant qu'elle est jugée digne d'être racontée par ses propres acteurs, soucieux de mettre en œuvre les ressources d'exemplification propres à leur existence racontée).


Mais le point sur lequel les Mémoires et le témoignage se distinguent le plus radicalement n'est autre l'expérience de la violence, notamment de la mort. La conduite de la guerre telle que la conçoit le Général, même si ce dernier a des événements une vue plus large et plus lucide que la plupart des autres dirigeants français de l'époque, n'intègre que de manière très imparfaite l'idée de catastrophe. Ce que reconstituent les Mémoires de guerre, c'est avant tout un désastre national, une soudaine vacance du pouvoir à la faveur de laquelle de Gaulle s'est offert comme unique recours militaire, politique et idéologique. Tout part d'une faute originelle : à savoir l'acceptation par Pétain et ceux qui l'entourent de ce que le Général nomme le « soi-disant “armistice” », alors que la situation imposait d'abdiquer localement et de gagner Alger en « emportant le trésor de la souveraineté française, qui, depuis quatorze siècles, n'avait jamais été livré » :

Un appel venu du fond de l'Histoire, ensuite l'instinct du pays, m'ont amené à prendre en compte le trésor en déshérence, à assumer la souveraineté française. C'est moi qui détiens la légitimité. C'est en son nom que je puis appeler la nation à la guerre et à l'unité, imposer l'ordre, la loi, la justice, exiger au-dehors le respect des droits de la France. Dans ce domaine, je ne saurais le moins du monde renoncer, ni même transiger[1].

Nulle part ailleurs n'apparaît de manière plus frappante l'homogénéité, la solidité du sujet des Mémoires de guerre : l'identité gaullienne est à l'unisson du trésor national dont il s'est fait le gardien. Je notais précédemment qu'un mémorialiste jouit de l'autorité que lui confèrent un statut ou des actions préalables : de Gaulle va plus loin, puisqu'il prétend incorporer, afin d'en être le garant, l'identité de la nation toute entière au moment même où le gouvernement français lui inflige quatre ans de prison, puis, sur appel exigé par le « ministre » Weygand, le condamne à la peine de mort, et alors qu'il a à ce moment pour seul fait de guerre un discours, prononcé sur les ondes de la BBC le 18 juin. La singularité du sujet gaullien, c'est de prétendre être tout au moment où il n'est plus rien.


Aussi lorsque de Gaulle parle avec pudeur de son « pauvre moi[2] » n'évoque-t-il aucune crise identitaire, aucun doute sur le sens profond de sa mission. La cohérence de son identité est strictement proportionnelle à la difficulté de sa tâche. Tout oppose cette extrême rigueur au bouleversement que subit le témoin, porteur, pour sa part, d'une vérité fragile, corrélative aux événements qu'il a traversés et qui ont radicalement marqué son existence, l'ont dépassé au point de le déposséder de toute forme de maîtrise, l'obligeant ainsi à faire l'épreuve en lui de ce que Robert Antelme nomme l'« espèce humaine ». Contrairement au mémorialiste inscrit dans une tradition et s'adressant, de plein droit, à la postérité, le témoin se trouve dans ce que Charles Péguy nomme dans Notre jeunesse une « ingrate situation ». Il s'adresse à ses concitoyens qu'il s'apprête à heurter, et ne peut s'aider d'aucune des garanties offertes aux auteurs de Vies majuscules, puisque ce qu'il rapporte est une expérience de confrontation directe avec la mort.


La mort n'est, à l'inverse, pas loin de se réduire chez de Gaulle à ce qu'on appelle des dommages collatéraux. Ceci est vrai des pertes survenues dans les rangs de la France Libre ou des forces de la Résistance qui se réunissent peu à peu sous son autorité, mais le point le plus important à nos yeux est celui du génocide juif. Or, l'extermination n'est chez lui jamais envisagée en tant que telle, de manière autonome, mais toujours soumise à une logique militaire et politique. Si l'erreur fondamentale de Vichy est bien d'avoir signé l'armistice, alors tout le reste, c'est-à-dire la collaboration aussi bien que la déportation des Résistants ou des Juifs, découle de « cette source empoisonnée » (p. 835). Aussi les références à l'antisémitisme sont-elles à chaque fois inscrites dans la liste des crimes nazis, si bien que ce que de Gaulle nomme la « persécution des Juifs » n'est jamais envisagé dans sa singularité (j'ai bien conscience qu'il s'agit ici d'une question délicate et que l'on peut interpréter cette attitude de trois manières différentes : comme le signe d'un aveuglement personnel, une position réfléchie et reflétant le désir de favoriser la figure du Résistant ou enfin l'effet des mentalités – nous pourrons discuter de ce point si vous le désirez). Reste qu'un tel silence nous paraît aujourd'hui choquant : tout se passe comme si de Gaulle restait indifférent aux questions qui occupent désormais en priorité notre mémoire collective.


On aurait tort toutefois d'y voir une limite propre au genre. Le succès contemporain des récits de catastrophe risque de nous rendre, en effet, à notre tour aveugles à ce que la posture du mémorialiste a, elle aussi, de singulier, car son rôle à l'égard du passé est moins de certifier que de garantir, autrement dit moins d'établir des faits, menacés d'être occultés, que de réunir ses concitoyens autour d'une histoire commune. Un passage des Mémoires de guerre illustre parfaitement ce point. Il s'agit d'une allégorie, venant conclure le récit de l'épuration à la Libération et destinée à ouvrir la possibilité d'une réconciliation nationale – autrement dit à préparer, à l'intérieur même du récit, les lois d'amnistie (dont la première survient moins de dix ans après le début des faits) :

Une fois de plus, dans le drame national, le sang français coula des deux côtés. La patrie vit les meilleurs des siens mourir en la défendant. Avec honneur, avec amour, elle les berce en son chagrin. Hélas ! certains de ses fils tombèrent dans le camp opposé. Elle approuve leur châtiment, mais pleure tout bas ces enfants morts. Voici que le temps fait son œuvre. Un jour, les larmes seront taries, les fureurs éteintes, les tombes effacées. Mais il restera la France[3].

Vous avez reconnu dans cet apologue consolateur que de Gaulle raconte à la nation la référence aux Tragiques d'Agrippa d'Aubigné qui peint « la France une mère affligée/ Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée », mère dont le corps sert de champ aux combats des frères (symboles des catholiques et des protestants), acharnés à se battre au point d'ensanglanter le sein maternel. En substituant le mythe à l'histoire, l'auteur estompe les responsabilités individuelles et les oppositions idéologiques. La guerre civile larvée qui s'est jouée durant l'Occupation ne serait au fond qu'une nouvelle lutte fratricide (dont l'histoire remonte, au-delà d'Agrippa d'Aubigné, à la Bible et à l'Antiquité), un conflit entre doubles dont les différences sont ainsi gommées, l'amour de la patrie suffisant à postuler leur réconciliation. Nous sommes bien là au cœur du genre mémorial dont l'une des principales fonctions est d'œuvrer, entre autres par un tel travail d'apaisement, à l'unité du pays. Le but que s'assigne le mémorialiste est de nature politique : son rôle de témoin historique est de suturer les divisions. On peut bien entendu critiquer le fait que cela le conduise à relativiser tout ce qui déborde le grand récit national (comme le génocide), mais du moins doit-on en comprendre la logique à un moment donné de l'histoire du pays, c'est-à-dire les années 50, alors que de violents conflits politiques marquent encore profondément le corps social.


L'opposition que je viens d'esquisser reste toutefois trop schématique. Le général de Gaulle pousse certes à leur maximum les possibles du genre, mais il ne résume pas à lui seul les évolutions que ce dernier a connues au xxe siècle. Sous l'effet de la concurrence dont il vient d'être question, les récits de Vies majuscules ont, pour une grande partie d'entre eux, intégré une forte dimension testimoniale. J'évoque dans Écrire ses Mémoires au xxe siècle les cas de Simone de Beauvoir (à propos de la guerre d'Algérie), de Malraux (notamment la belle scène de l'attaque aux gaz à Bolgako durant la Première Guerre mondiale dans Le Miroir des limbes), d'Hélie de Saint-Marc (ancien résistant déporté en 1943, qui a combattu en Indochine, puis en Algérie où il s'est engagé aux côtés de l'Algérie française) ou encore bien entendu d'Élie Wiesel, dont les Mémoires offrent le cas le plus évidente d'une fusion harmonieuse entre les deux modèles littéraires. Je voudrais dire rapidement un mot de Victor Serge, à mes yeux l'un des plus importants mémorialistes de ce siècle, malheureusement très méconnu. L'alliance entre Vies majuscules et Vies bouleversées trouve sa forme idéale chez cet enfant de révolutionnaires russes exilés à Bruxelles qui a fréquenté durant sa jeunesse les milieux anarchistes, a rejoint en 1919 l'Union soviétique pour se consacrer au développement de l'Internationale communiste, avant d'être exclu en 1928 pour activités fractionnelles (trotskistes) et de devenir l'un des rares opposants au régime stalinien à survivre – cela uniquement grâce au soutien d'esprits libres en France (Serge publiait ses romans en français) qui se sont mobilisés et lui ont permis de sortir d'URSS en 1936.


Dans leurs grandes lignes, rien ne distingue les Mémoires d'un révolutionnaire de quantité d'autres Vies majuscules : même reconstitution d'un long parcours politique, même tableau des bouleversements historiques survenus, même série de portraits des leaders politiques rencontrés… Or, tout en se pliant aux principaux attendus du genre, Victor Serge en déjoue l'ambition même, à savoir hausser son existence à la hauteur des événements historiques. À l'écriture du mémorable, Serge substitue une attention exacerbée au déploiement de la violence. S'effaçant derrière ses fonctions de militant, il renonce à toute position de maîtrise et se fait le gardien d'un savoir propre à ce qu'il nomme lui-même un « âge du bouleversement de la conscience humaine[4] ». Sa situation d'opposant, perpétuellement menacé, aiguise son regard et lui fait prendre la mesure du génocide juif, au point qu'il achève le récit de son parcours politique sur la dénonciation du « crime le plus atroce et le plus funeste de notre temps » :

Nul ne peut, écrit-il, en mesurer aujourd'hui les conséquences politiques, sociales, psychologiques. C'est la notion même de l'humain, acquise en des milliers d'années de civilisation, qui est mise en question. L'âme de l'homme en sera marquée ; il a suffi pour cela d'un décret délibéré par quelques personnes[5].

Les Mémoires de Victor Serge sont écrits, non seulement en souvenir de morts dont beaucoup n'ont plus pour seul tombeau que ce texte, mais surtout à partir de la possibilité même de sa propre mort, puisque chaque nouvelle publication de l'écrivain est pour le régime une raison supplémentaire de faire disparaître cet opposant : écrire revient dans son cas à aggraver la provocation que représente sa simple existence et à justifier la répression dont il est victime. Au moment de quitter l'URSS en 1936, Serge tente d'obtenir de la censure un visa pour ses manuscrits ; ce visa lui est refusé et, prévenu à temps, l'écrivain doit s'enfuir : il lui faut abandonner ses manuscrits qu'il ne reverra plus, comme si leur sacrifice était un dérivatif à sa propre mort[6]. Réfugié en France puis au Mexique, il rédige ses Mémoires mais ce faisant met en danger chacune des personnes vivantes mentionnées et devient ainsi indirectement responsable de l'existence d'autrui[7]. Plus que tout autre texte, ces Mémoires d'un révolutionnaire sont donc indissociables des circonstances dramatiques qui en ont accompagné la composition, au point que l'on peut parler d'un récit « nécro-historique », où l'évocation des événements passés n'est plus « une manière mémorable de s'unir à l'histoire[8] », ainsi que Maurice Blanchot a pu en faire le reproche aux auteurs de Vies majuscules, mais une forme renouvelée, adaptée à l'âge des totalitarismes, de ce « registre obituaire » dont Chateaubriand parlait dans les Mémoires d'outre-tombe, lorsqu'il écrivait : « Presque toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces Mémoires, ont disparu ; c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne laisserai personne pour inscrire mon nom au livre des absents. » Avec Serge, le ton élégiaque si majestueux de l'Enchanteur a désormais fait place à une déploration d'un genre nouveau, plus tragique, mais qui témoigne aussi de la capacité des Mémoires à se renouveler afin de prendre en charge les virtualités même du genre testimonial.


*


J'aimerais, pour conclure, revenir sur la valeur que l'on peut accorder aux Mémoires. Dans ce parallèle entre Mémoires et témoignage, nous avons tendance à opter en faveur du survivant, dépositaire d'événements exceptionnels, contre le témoin officiel, soutenu par tout un ensemble de garanties sociales. Le mémorialiste est un témoin impliqué : acteur de l'histoire, lié à tout un réseau de fidélités, désireux de justifier ses choix, et par conséquent très facilement soupçonné de partialité. Notre époque est dominée par un désir très vif d'exemplarité éthique, alors que les mémorialistes ont avant tout à offrir une exemplarité de nature sociale et politique


Méfions-nous toutefois : on sait que les romantiques voyaient dans les Mémoires une histoire idéale parce que spontanée, directement écrite par les intéressés eux-mêmes. Ceci nous apparaît bien entendu comme un signe de naïveté de leur part ; reste que les historiens contemporains font à leur tour des témoins des « bouches de la vérité » (l'expression est de Danièle Voldman). Disqualifiés par les spécialistes de l'histoire du temps présent, les mémorialistes se voient préférer d'autres sources comme les journaux, les correspondances ou les témoignages oraux, jugés plus pertinents, mais dont il n'est pas sûr qu'ils soient nécessairement plus fiables, puisque de même qu'à l'époque romantique, ces sources tirent en grande partie leur intérêt de la valeur que leur prêtent les spécialistes du passé.


Contre cette tendance contemporaine, j'espère avoir montré ici que les mémorialistes ne sont pas de mauvais témoins : tout d'abord en raison de l'intrication qui existe entre le genre des Vies majuscules et celui des Vies bouleversées, qui prouve que les mémorialistes participent à leur manière à l'histoire du genre testimonial, soit en s'en distinguant, en s'y opposant, soit au contraire en répondant à ses exigences. Ensuite parce que la légitimité aujourd'hui acquise par les témoignages (et largement garantie par les historiens du temps présent) ne doit pas nous aveugler. Le mémorable représente un modèle de mise en forme du passé toujours effectif (en atteste le succès éditorial des Vies majuscules, jamais démenti) et surtout toujours disponible : en fonction des circonstances historiques, les Mémoires peuvent à l'avenir être amenés à retrouver une place dominante. Si le témoin éclipse à présent le mémorialiste, ce dernier représente ce que j'appellerais pour finir une « posture de réserve » : une manière de se situer dans l'histoire qu'il sera à nouveau possible de mobiliser si les circonstances l'imposent – une manière de raconter les événements passés pouvant servir à ressouder les membres d'une collectivité autour d'un passé commun.



Jean-Louis Jeannelle (Université de Paris Sorbonne) 2009.


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en avril 2020.






[1] Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, dans Mémoires, sous la dir. de Marius-François Guyard, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2000, p. 583.

[2] Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre, op. cit., p. 224. Voir de même le testament moral que de Gaulle prononce à Tunis en juin 1942 (p. 387), où le corps terrestre du Général s'efface afin de laisser place à la « renaissance de l'État et de l'unité nationale recouvrée », à « l'espèce de résurrection » que permettrait ce don total de sa personne, rendu possible par l'identification complète du sujet à sa mission.

[3] Ibid., p. 625.

[4] Victor Serge, Mémoires d'un révolutionnaire, dans Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques. 1908-1947, éd. Jean Rière et Jil Silberstein, Paris, R. Laffont, 2001, p. 780.

[5] Ibid., p. 819.

[6] Voir page 769.

[7] Page 718, Serge précise qu'il ne fera pas le portrait de tous les écrivains soviétiques dont il a partagé l'existence et dont certains vivent encore : « en parlant d'eux, je pourrais les mettre en danger ».

[8] Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 115.



Jean-Louis Jeannelle

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Avril 2020 à 14h32.