Atelier



L'imagination critique.
Sur un précepte de Jacques Dubois

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





L'imagination critique.
Sur un précepte de Jacques Dubois


S'il s'agit pour le critique de continuer le processus créatif en ouvrant le texte aux possibles qu'il recèle, en assumant donc une part de récriture, quelle place accordera-t-on à l'imagination ? Le commentaire traditionnel prétend à la dignité d'un discours de savoir, il est en quête d'une « vérité » sur le texte : l'imagination n'y revendique guère ses droits.


Il y a là, s'agissant de l'étude des textes de fiction, une contradiction qui passe généralement inaperçue : toute œuvre de fiction sollicite de son lecteur un puissant investissement imaginaire, requiert de lui qu'il puise à tout instant dans son imagination pour nourrir le monde fictionnel — et le critique comme lecteur professionnel serait le seul à s'interdire tout recours à sa faculté d'invention ?


Jacques Dubois a bien souligné cette dommageable contradiction, dans un article significativement intitulé « Pour une critique fiction »[1], en rappelant d'abord que la fiction — « qu'elle soit romanesque, théâtrale ou filmique » — en appelle « à une même adhésion confiante du lecteur » (« a willing suspension of disbelief », selon l'inusable formule de Coleridge). Sauf cas pathologique auquel Don Quichotte a associé son nom, la croyance fictionnelle ne consiste pas « à prendre au pied de la lettre les péripéties », mais « à poursuivre sur la lancée imaginative » amorcée par l'intrigue, en répondant à ses sollicitations pour les prolonger. Si tout lecteur est appelé à « se faire le rêveur de la fiction » qu'il lit, et si romans et drames sollicitent aussi puissamment notre imagination, c'est qu'une œuvre de fiction est dans l'impossibilité de tout dire : elle ne représente jamais qu'une portion du monde possible sur lequel elle est en prise ; les mondes de fiction sont des mondes incomplets : descriptions vouées à rester partielles (quelle est donc la couleur du cheval d'Henri II dans le tournoi mortel de La Princesse de Clèves ?), personnages secondaires dont nous ignorons parfois le passé et souvent le futur au-delà des pages ou chapitres où ils apparaissent (qu'advient-il du marquis de La Mole au lendemain de l'ultime péripétie du roman de Stendhal ?), ellipses obligées dès lors que le temps du récit ne peut jamais être exactement celui de l'histoire (à quoi donc s'occupe Mme Arnoux durant le voyage final de Frédéric ?). De tout cela, un critique ne fait rien ; pire encore : toutes ces questions apparaissent comme vaines en regard des exigences du commentaire académique. J. Dubois peut faire légitimement observer que la critique des œuvres de fiction relève par là et le plus souvent d'une « pratique contrainte de la lecture », laquelle ne la place pas très loin de cette crédulité pathologique consistant à prendre les péripéties fictionnelles « au pied de la lettre » :

Elle hérite d'un respect du texte sans doute très honorable mais qui, ne tenant compte ni de la vie seconde de la fiction littéraire ni de l'investissement du lecteur dans sa lecture, fait de ce texte un usage figé et en quelque sorte dogmatique. Pour elle, les grands romans de la tradition, pour ne parler que de ceux-là, sont autant de textes sacrés et consacrés dont il n'est pas question de déranger le bon ordre et qui se prêtent tout juste à l'interprétation.

La critique des œuvres de fiction rate au fond l'essentiel, et s'enferme dans un usage du texte trop respectueux de la lettre du texte, qui trahit la dynamique réelle de la lecture consistant à étoiler la fable dans toutes les directions possibles. Ajoutons que tout critique se place, par nécessité professionnelle en quelque sorte, dans la position d'un relecteur : le dénouement lui est déjà connu, et à chaque instant de son analyse, il mobilise une mémoire totale de l'œuvre dont il ne néglige aucun détail ; il se coupe par là de ce qui fait la vie d'un texte de fiction, en s'interdisant tout recours à l'imagination prospective. Ne cherchons pas ailleurs les raisons de l'indifférence aujourd'hui quasi générale du public pour les essais critiques consacrés aux œuvres de fiction.


Comment dès lors envisager une critique qui mette en œuvre la « croyance active » qui est véritablement celle du lecteur, laquelle « se donne à tâche de faire fructifier le récit, de féconder l'imagination dont il est la trace vive », une critique « de participation » donc, qui choisirait par méthode « de relancer les données de la fiction, d'en révéler les virtualités » ? Que serait un commentaire qui prendrait acte de la dynamique de la lecture vivante, c'est-à-dire imaginative, et qui jouerait le jeu de la fiction sans abdiquer toute position critique ?

Qui entend rendre à la fiction tous ses droits [doit] moins s'inquiéter d'établir une « vérité » centrale du texte que de faire surgir de sa trame les significations latérales qu'oblitère la structure narrative dans ce qu'elle a de contraignant. Par ces significations entendons tout ce qui, dans une fiction donnée, est resté à l'état embryonnaire et aurait pu être développé moyennant différentes bifurcations du récit de base. Mettre au jour ces sens divergents ne va pas sans une certaine conception de ce qu'est la fiction romanesque (mais aussi bien filmique ou théâtrale), de ce qui constitue son fonctionnement intime, des parts respectives que la fiction réserve à la figuration mimétique et à l'imaginaire. Bref, il s'agit de faire se rencontrer la critique avec ce que les romanciers contemporains nous ont appris de leur travail.

La condition inaugurale de cette critique inventive qui reste à inventer tiendrait ainsi dans le renoncement à ce qui est l'ambition même des interprétations canoniques : le souci de délivrer la « vérité » d'un texte à laquelle se laissent ensuite ramener chacun de ses détails, tous justifiés comme nécessaires. Il lui faudra ensuite se défaire de l'autorité qu'exerce le texte réel pour le considérer à l'aune de ce qu'il aurait pu être : l'intrigue effectivement réalisée ne l'a été qu'au prix de l'abandon d'autres possibles narratifs ou dramatiques. Où l'on retrouve peut-être la suggestion de Thibaudet : une critique créatrice est celle qui se situe spéculativement en amont du texte, au moment même des choix du romancier, du dramaturge ou du scénariste, pour entrer dans le processus créateur en confrontant chacune des décisions constitutives de l'œuvre aux possibles écartés. En conséquence de quoi, le texte n'est plus regardé comme nécessaire mais comme contingent, susceptible donc de variantes.


Mais en quoi l'invention de telle ou telle alternative, le développement de telle ou telle donnée restée « à l'état embryonnaire » dans le texte réel, est-il susceptible de servir le propos métatextuel, en mettant au jour des significations « latérales » ? C'est que, convenablement déployés, ces « sens divergents » qu'oblitère la structure narrative ou dramatique effectivement réalisée, éclairent en retour le texte réel, en vertu de ce paradoxe (encore un) qu'on ne comprend jamais mieux ce qu'un auteur a fait qu'en examinant ce qu'il aurait pu faire. Gain herméneutique et savoir théorique vont ici de pair : accorder ainsi priorité au possible sur le réel, rapporter le texte à ce qu'il aurait pu être en fonction de choix différents, c'est tout à la fois approcher autrement, par différence en quelque sorte, la signification de l'œuvre, et se doter d'une connaissance pratique de ce qu'est la fiction, le récit, le personnage, etc. La critique y gagne une nouvelle finalité, ou plutôt elle renoue avec l'ambition de toute poétique : elle s'attache moins désormais à la « vérité » du message (que signifie ce roman ?) qu'à la réalité du travail d'invention fictionnelle (comment écrit-on un roman ?).


Parmi les ressorts de la fiction qui donnent immédiatement prise à l'invention critique, J. Dubois signale l'importance de la composition, soit de « l'ordre qui préside à la narration » et de tous les phénomènes de hiérarchisation, susceptibles d'être réévalués ou amendés :

Un ordre préside à la narration romanesque [qui] est censé en contrôler les lignes de fuite. S'agissant des personnages, il prend même la forme d'une hiérarchie à l'intérieur d'un système où toutes les positions textuelles ne sont pas sur le même plan. Accordant priorité à un héros et à son point de vue, ce système contraignant ne peut entièrement dissimuler son arbitraire. Pourquoi Madame Bovary est-il le roman d'Emma et pas celui de Charles (le roman commence par mettre ce dernier en évidence) ? Pourquoi ne serait-il pas aussi bien le roman d'Homais en une sorte d'anticipation de Bouvard et Pécuchet ? Un roman est donc tissé d'autres romans qui restent à l'état d'ébauches et peuvent se faire tremplins du rêve. Et ce qui vaut par excellence pour les personnages peut aussi s'appliquer à des séquences narratives ou à des scènes qui auraient pu mériter, elles aussi, un traitement plus ample ou plus détaillé. En puissance, tout roman s'étoile en direction d'autres récits possibles.

On conçoit que la syntaxe puisse constituer le niveau principal où la critique créatrice est appelée à intervenir : s'il n'est de fiction que d'« individus agissants » comme le voulait Aristote, les personnages n'y vivent pas une trajectoire solitaire mais participent d'un système actantiel bâti sur une hiérarchie toujours susceptible d'être amendée ou réévaluée. L'exemple donné par J. Dubois est l'occasion de vraies questions — de celles que s'interdit habituellement un interprète : postuler un roman d'Homais qui ne demande qu'à venir à l'existence, c'est renouveler suffisamment la signification généralement reconnue au roman de Flaubert, et si cette fiction reste à écrire, pourquoi ne pas faire appel en effet à Bouvard et Pécuchet comme à un commode hypotexte (peu importe ici l'ordre dans lequel les deux œuvres ont été effectivement produites) ? Quant à ce « roman de Charles » que Flaubert a maintenu dans les limbes, d'autres romanciers ont su lui donner corps, et l'on dispose désormais de trois Monsieur Bovary achevés, sous bénéfice d'inventaire : par Paul Giannoli (1974), Laura Grimaldi (1995), Antoine Billot (2006), sans compter le réjouissant fragment apocryphe prétendument exhumé par G. Genette (2009) qui nous découvre un Charles tranquillement adultère aux heures où Emma se rend à ses propres plaisirs sous prétexte de leçon de chant (« la musique a du bon ! »).[2]


Et il en va de chaque séquence ou scène comme des personnages : un récit n'avance que de refuser telle continuation au profit de telle autre. Chaque moment du récit est passible de variantes parce qu'il est le produit d'un arbitrage entre plusieurs voies également possibles, et peut-être d'abord équiprobables avant que le romancier se livre aux arbitrages dont le texte réel est le produit.


Il y a toujours dans un roman de quoi en faire un autre, auquel le romancier aurait pu songer aussi bien, et que le critique peut projeter, s'il est suffisamment attentif à tout ce que le texte réel congédie de possibilités structurales. Tout roman est hanté par d'autres romans possibles : les romanciers le savent bien, qui puisent souvent dans l'œuvre en cours les raisons d'un autre roman ; mais chaque lecteur en fait diversement l'expérience : dans les anticipations auxquelles il se livre au cours d'une première lecture — ces scénarios provisoirement édifiés, que la suite du texte vient valider ou invalider ; dans la relecture, lorsque le (même ?) lecteur confronte le texte réel au souvenir qu'il gardait de l'intrigue (ainsi La Chartreuse de Parme était-elle devenue pour moi un roman de l'immobilité, jusqu'à ce qu'une nouvelle lecture me redécouvre la place accordée par Stendhal aux déplacements de Fabrice) ; ou en fonction de la situation concrète qui se trouve être la sienne dans le temps de sa lecture (un amant adultère et un mari trompé peuvent-ils lire le même roman si l'épouse infidèle, et un rien perverse, leur fait également cadeau d'un exemplaire de Mme Bovary, qu'on supposera diversement dédicacé ?).


La fiction narrative ne jouit ici d'aucun vrai privilège sur la fiction dramatique : si l'on fait observer que Le Cid compte une scène manquante au moins, qui mettrait l'Infante face à Rodrigue, on pourrait bien être tenté de relire la pièce avec les yeux de l'amante délaissée. Quelles variantes faudrait-il imaginer pour que le drame de Chimène devienne la tragédie de l'Infante, ou plus exactement pour amener sur le devant de la scène le dilemme que le personnage secondaire ou « épisodique » vit solitairement en marge de l'intrigue principale et qui n'affleure que le temps de quelques répliques et stances dans le texte réel ? Au vrai, la plupart des pièces de l'âge classique qui reposent régulièrement sur la subordination d'une action secondaire à l'action principale accepteraient semblable renversement. Qu'il y ait là un simple désir de lecteur ou de spectateur n'enlève rien aux vertus critiques du projet : produire un tel jeu de variantes constituerait un geste métatextuel en même temps qu'une opération hypertextuelle, on peut au moins le supposer.


De telles propositions ne sont audacieuses qu'en regard des pratiques académiques, et irrévérencieuses que parce que les chefs-d'œuvre de la littérature jouissent d'une autorité qui, dans une culture comme la nôtre, les rend intangibles. Mais, comme J. Dubois peut le noter au passage, considérer la fiction comme « dispositif en mouvement » qui invite aux jeux de l'imagination, c'est mettre encore à profit les leçons délivrées par les meilleurs romanciers.

C'est ce que certains grands pratiquants du genre ont d'ailleurs fait valoir à même leurs œuvres, que ce soit Diderot et Sterne au XVIIIe siècle, Proust et Joyce au XXe. Les premiers ont mis en évidence tout ce qui fait l'arbitraire du récit fictionnel et donc la fragilité de ses choix. Les seconds ont distendu à l'extrême la plasticité de la forme narrative, faisant apparaître que son domaine de compétence et son aire d'accueil étaient sans limites. Ainsi, à différentes étapes de l'histoire du genre, les romanciers ont suggéré que la trame romanesque n'avait rien d'intangible et que le lecteur n'avait pas à craindre d'en agir librement avec sa structure narrative, son imaginaire, ses représentations. Le moment n'est-il pas venu pour une critique créatrice de suivre leur exemple ? […] À l'heure où de nombreux romans enferment leur propre métadiscours, il n'est pas anormal que, de son côté, l'opération critique paye son tribut à l'œuvre d'imagination et réinvente dans certaines limites le roman dont elle traite […].

« Réduire le clivage entre critique et fiction » emporte en définitive une nouvelle façon de lire : le commentaire s'attachera à fragiliser le texte tel qu'il est pour l'ouvrir au jeu des possibles ; loin de présupposer sa complétude et sa perfection, loin de chercher à justifier les choix de l'auteur comme tous nécessaires, on postulera par méthode l'hétérogénéité, l'ambivalence, l'incohérence — on traquera les « failles dans la construction narrative », les ellipses et les lignes de fuite, etc., pour « débusquer les romans virtuels » qu'elles recèlent, dissimulent ou plus simplement permettent — on n'ose dire : autorisent.


On maintient ici à dessein l'hésitation que recouvre le jeu de ces différents verbes : on aura compris que notre préférence va aux deux derniers, comme à ceux qui affirment le plus nettement les droits de la poétique sur les prétentions de l'herméneutique, et puisqu'il s'agit de promouvoir des formes de commentaires qui s'émancipent par principe des lois de l'interprétation. L'option de J. Dubois relève davantage d'une herméneutique du soupçon, comme il apparaît au fil de l'article cité — le projet reste de « faire surgir de la trame du texte les significations latérales qu'oblitère la structure narrative dans ce qu'elle a de contraignant » ou « de mettre au jour des sens divergents » —, et mieux encore dans un essai postérieur cosigné avec C. Baethge[3] qui s'offre à réhabiliter les personnages secondaires que marginalisent des structures de « positions textuelles » qui « expriment toujours à quelque degré le système des positions sociales ». Dans ce second essai de critique-fiction, J. Dubois se propose de traiter ces personnages « en agents privilégiés d'une remise en cause des significations » explicites ; « faire émerger du texte un sens enfoui », « libérer le sens de certains des refoulements » du roman, « voir dans quelle mesure la signification tenue en réserve entre en conflit avec le sens de surface », « revoir les significations et valeurs du roman telles qu'elles sont programmées par un protocole de lecture trop clairement établi » : les ambitions du critique ne diffèrent guère ici de celles de tout commentateur, fût-il le plus respectueux de la lettre du texte. Des propositions de J. Dubois dans ces deux articles, on ne retiendra donc que le principe qui invite à décrire un roman « depuis une position non prescrite par le texte » pour en libérer les virtualités ou faire venir au jour les « romans potentiels » dont tout roman est fait, et nullement l'idée d'un sens enfoui, refoulé ou oblitéré.


« Épouser le mouvement de la fiction » consistera donc pour nous à poser les questions qui sont celles de qui lit pour récrire, ou celles d'un continuateur, comme le voulait A. Thibaudet et comme J. Dubois le suggère à son tour dans le premier article cité :

On conçoit que certaines grandes œuvres — de Robinson Crusoë à Madame Bovary — aient inspiré la rédaction de « suites », toujours quelque peu parodiques il est vrai. Tout roman accompli contient une invitation à poursuivre. Sans aller jusque-là, on veut ici défendre un mode de lecture critique qui prenne sur lui de parler du texte de fiction sans craindre d'en relancer le propos, d'en remodeler le dispositif de narration, d'en libérer les sens retenus.

J. Dubois est moins disert sur les règles de ce jeu, et les contraintes à se donner pour que l'exercice garde une dimension critique : en toute rigueur, tout dans un texte, absolument tout, est « variantable », pour reprendre à J. Gracq un commode néologisme. Dans les limites de l'article ici cité, J. Dubois n'avance guère que le principe d'une « ligne générale » du texte associé à un « cadre de pensée » auxquels le critique créateur doit se conformer s'il veut produire, non un autre texte, mais une variante du texte retenu.

Travail orienté sans doute par la ligne générale du texte comme par son cadre de pensée mais qui procède par déplacements, dilatations, prolongements. Une telle opération réclame du critique qu'il offre une résistance à la leçon dominante du roman comme à ce que l'on peut appeler l'autorité d'auteur et que tout autant il se soucie de servir le texte dans le sens d'une interprétation plus ouverte. […] Nous pensons ici à une lecture qui prend le récit de biais, l'attaque en oblique et profite des trouées de son sens. Or, pour que la fiction se déplie en significations neuves, il en faut peu : un signe que l'on inverse, un accent que l'on déplace, un détail que l'on grossit. Dans tous les cas, il s'agit d'un exercice euphorisant qui libère le texte de ce qui le fige ou le momifie en n'hésitant pas à solliciter son sens, à procéder à de légères méprises à propos de ce qu'il raconte.

On préfèrera poser l'idée d'une grammaire des possibles déduite d'un examen suffisamment minutieux des données constitutives de la fiction, des conventions génériques, et des choix de l'auteur tels que le texte réel les manifeste aux différents niveaux passibles d'une analyse — par quoi se trouvera garantie la valeur métatextuelle du travail. Reconstituer la grammaire dans laquelle telle fiction s'est élaborée, c'est se donner les moyens de produire d'autres textes qui seront autant de variantes du roman ou de la pièce considéré.


L'exercice est plus économique qu'il y paraît, comme on le montrera plus loin sur le terrain de jeu du Misanthrope, pour ne rien dire encore (on y viendra tout à la fin) de ses vertus pédagogiques : quelle plus belle leçon offrir à des étudiants que de les faire entrer dans l'atelier de la fiction ? Et geste aussi « euphorisant » que l'espère J. Dubois, dès lors que l'on accepte de commenter les textes sur le mode du « et si » : et si l'on faisait à l'Infante la grâce d'un tête-à-tête avec Rodrigue en lui ménageant donc cette « scène d'aveu » que Corneille lui refuse cinq actes durant ? Et si Philinte se voyait intenté de son côté un procès, ferait-il profession du flegme dont Molière le dote avec une trop facile constance ? Et si Ériphile était allée trouver Calchas deux actes plus tôt que ne le veut Racine dans la tragédie qui porte le nom de sa rivale, Iphigénie ? Les romans à la première personne se prêtent mieux que d'autres à de telles hypothèses, dès lors que leur narrateur peut nous être suspect : est-on bien sûr que Des Grieux dit vrai lorsqu'il fait le récit de la mort de Manon, et les deux amants sont-ils vraiment allés aux Amériques comme le veut sinon Prévost du moins la lettre du roman dans ses versions successives ?


Il entre indéniablement une part de jeu dans de telles questions et le recours à l'imagination qu'elles impliquent. Mais outre que ce jeu vise légitimement à prendre en compte la dynamique de la lecture, qu'il consiste à observer la fiction en train de se faire, il pourrait s'avérer particulièrement salutaire pour une discipline qui est bien prêt de mourir de son esprit de sérieux.



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[1] J. Dubois, « Pour une critique fiction », dans : La Critique et l'invention, Éditions Cécile Defaut/Villa Gillet, 2004, p. 111-135. On peut lire dans l'Atelier de théorie littéraire un extrait de ce texte : Pour une critique fiction.

[2] Donné dans Codicille (Seuil, coll. « Fiction & cie », p. 54 sq.) comme « un brouillon de Madame Bovary publié par Jules Lemaître ». Avec ce commentaire laconique : « Il arrive aussi qu'une fiction se glisse dans les interstices d'une autre fiction ».

[3] J. Dubois & C. Baethge, « Fictions critiques. Érotique et politique dans La Chartreuse de Parme et La Cousine Bette », [in :] Stendhal. Balzac. Dumas. Un récit romantique ?, sous la dir. de L. Dumasy, C. Massol & M.-C. Corredor, P.U. du Mirail, 2006, p. 283-299.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Février 2023 à 14h22.