Atelier



La critique et l'invention.
Sur un axiome de Michel Butor

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





La critique et l'invention.
Sur un axiome de Michel Butor


Existe-t-il des œuvres que l'on puisse dire absolument achevées ? Loin de constituer l'exception — par décès de l'auteur, abandon d'un brouillon ou mutilation accidentelle du manuscrit —, il se pourrait bien que l'inachèvement soit l'une des lois paradoxales de la création littéraire, et, s'il en faut un, l'un des traits constitutifs de la « littérarité ». À la lumière de tout ce qui précède, on a déjà quelques bonnes raisons de le penser.


Car comment expliquera-t-on qu'une œuvre puisse donner naissance à une autre si l'on postule leur achèvement respectif, et la clôture de leur texte ? Que Racine ait pu donner une Iphigénie plus de vingt siècles après celle d'Euripide suppose que le dramaturge classique a considéré en quelque façon la tragédie de son modèle grec comme inachevée, passible en tous cas de variantes qui sont aussi des corrections apportées au traitement du sujet. Rien n'oblige à distinguer sur ce point le régime des œuvres ouvertement hypertextuelles des cas d'intertextualité plus ponctuelle : qu'un texte puisse en convoquer un autre, sous forme de citation ou d'allusion, signifie aussi bien que l'œuvre citée ou mentionnée appelait sinon méritait un nouveau développement — et une manière de continuation : Montaigne n'écrivait pas autrement.


Que nous enseignent en outre les éditions savantes, dites « critiques », qui se vouent à répertorier les variantes, sinon que le texte donné au public n'est jamais exactement un texte « définitif » mais le résultat d'une genèse en droit infinie que peut seulement interrompre le décès de l'auteur ou sa décision, somme toute arbitraire, de se consacrer à une autre œuvre — nous ne lisons jamais qu'un « état » du texte, une version de fait provisoire et instable, comme Paul Valéry n'a eu de cesse de le rappeler. On ne songe pas seulement ici aux œuvres dont la longue genèse se confond avec la vie de l'auteur, constitutivement inachevées, à l'instar des Essais de Montaigne encore ou d'À la Recherche du temps perdu ; on peut faire régulièrement l'expérience de cette instabilité en confrontant les textes délivrés par deux éditions différentes d'une même œuvre qu'on pourrait croire parfaitement « achevée » : il n'est pas deux éditions de Racine qui donnent exactement le même texte d'Andromaque, pas même les deux parues du vivant du dramaturge, qui offrent des versions différentes du cinquième acte — considèrera-t-on d'ailleurs que le « bon » texte est celui de la dernière édition revue par l'auteur (mais qui nous dit que celui-ci n'eût pas ultérieurement introduit de nouvelles variantes, s'il avait eu l'occasion de réviser une nouvelle fois son œuvre ?), ou celui de la première, réputée plus proche du texte effectivement représenté lors la création de la pièce (et que la plupart du temps nous ignorons) ?


Si l'on se penche par ailleurs sur le destin d'une œuvre singulière dans la pluralité des interprétations auxquelles elle a pu historiquement donner lieu, est-on davantage fondé à regarder son texte comme achevé ? Si sa lettre en était « complète », pourquoi donc faudrait-il la commenter ? Tout interprète se voue à « ajouter » quelque chose à l'œuvre pour lui restituer une forme de complétude : façon de continuation conduite au nom de l'auteur, souci d'un parachèvement qu'accompagne l'ambition secrète de voir l'interprétation durablement attachée au texte commenté, ou ultimement inscrite dans la lettre même (à la faveur d'une note de bas d'une page, dans la préférence accordée à telle « leçon » sur telle autre, ou en vertu de ces décisions philologiques par lesquelles l'éditeur s'autorise parfois à amuïr, obéliser, ou athétiser tel ou tel fragment du texte qu'il regarde comme interpolé).


De ces différents constats qui invitent à postuler l'inachèvement essentiel des œuvres littéraires, il semble que l'on n'ait pas encore tiré toutes les conséquences pratiques : on s'y essaiera ici avec l'aide de M. Butor qui, dans des pages fameuses sur « la critique et l'invention »[1], s'est attaché à redéfinir en regard de cette hypothèse la notion d'œuvre elle-même, mais aussi le statut de la « littérature secondaire » comme celui de la « littérature au second degré ». Les propositions de M. Butor découlent d'un unique axiome — toute œuvre est en droit inachevée — que l'on retrouverait sous la plume de P. Bayard dans une formulation à peine différente : « il n'y a pas d'œuvre complète ».

Il faudrait d'ailleurs n'avoir jamais écrit soi-même pour croire qu'il peut exister un achèvement absolu.          

L'auteur, au bout d'un certain temps, abandonne tel ouvrage, parce qu'il ne peut plus travailler sur lui, parce qu'il ne voit plus pour l'instant d'autre moyen de l'améliorer que de le reprendre de fond en comble, en fait parce qu'un autre attend déjà ; il ne l'achève qu'autant qu'il le peut, et le livre aux autres pour qu'ils le continuent, il le propose à une critique profonde qui poursuive l'invention commencée, entretienne l'éclaircissement ; car même les œuvres les plus directes, au bout de quelques années, ont besoin d'explications.

Elles se couvrent ainsi de toute une végétation de notes, gloses, commentaires, introductions, études et compléments, qui fane en partie et se renouvelle, grâce à laquelle on réussit à les atteindre encore et mieux.

Faire de la critique, c'est toujours considérer que le texte dont on parle n'est pas suffisant à lui seul, qu'il faut lui ajouter quelques pages ou quelques milliers, donc qu'il n'est qu'un fragment d'une œuvre plus claire, plus riche, plus intéressante, formée de lui-même et de ce qu'on en aura dit.

Les propositions de M. Butor doivent évidemment une bonne part de leur force au fait qu'il peut faire état d'une double expérience en parlant pourtant d'une seule voix : romancier, il sait « qu'il faut n'avoir jamais écrit soi-même pour croire qu'il peut exister un achèvement absolu » ; essayiste à ses heures (mais ne sont-ce pas les mêmes ?), il ne peut « faire de la critique » que s'il « considère que le texte dont on parle n'est pas suffisant à lui seul. » L'expérience est donc doublement celle d'une incomplétude de l'œuvre — l'inachèvement se laissant éprouver selon deux biais différents dans le procès de création et dans l'activité critique.


 En amont donc de la publication : l'écrivain fait l'épreuve d'une insatisfaction face à l'œuvre réalisée, toujours susceptible d'être amendée, fût-ce en faveur d'une œuvre nouvelle qui requiert de lui qu'il se détache du travail passé en le livrant au public. Il n'y a en ce sens d'achèvement que provisoire ou accidentel, et la décision de publication pourrait bien constituer un geste arbitraire, par lequel l'auteur s'interdit les repentirs, en même temps qu'une preuve de confiance à l'égard du public auquel l'achèvement se trouve ainsi délégué. On ne manque pas d'exemples : du Cimetière marin de Valéry qui ne vit le jour que par l'intervention de J. Rivière, lequel en arracha le manuscrit au poète qui ne parvenait pas à voir son œuvre comme achevée, à Proust qui remania jusqu'à la fin de sa vie l'architecture de Sodome et Gomorrhe sans parvenir à fixer définitivement la place d'Albertine disparue, ou encore à L'Arrêt de mort de Maurice Blanchot dont l'auteur donna deux versions successives (1948 & 1971) sans d'ailleurs signaler au public les variantes et amendements introduits (la chose devait être relevée par Pierre Madaule)[2]. Le Chef d'œuvre inconnu de Balzac est sans doute la plus belle allégorie de la tâche proprement « infinie » qui est celle de l'artiste : quand donc un peintre ou un poète peuvent-ils dire leur œuvre, fût-ce une nature morte pour le premier ou une forme fixe comme le sonnet pour le second, parfaitement achevée ?


En aval, insatisfaction du critique, qui est d'abord un lecteur, face à une œuvre qui ne se comprend « bien » que si on lui ajoute quelques pages — explications contextuelles, notes ou rapprochements intertextuels. Point n'est besoin ici de supposer, comme le veut M. Butor, que seules les œuvres éloignées dans le temps requièrent de tels suppléments pour pallier la perte des contextes ; certes, le passage du temps rend les œuvres « lacunaires » : on ne saurait aujourd'hui lire Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné sans lever les allusions aux guerres de religion, en « ajoutant » donc au texte des pages sans lesquelles il serait pour nous partiellement illisible, à la façon donc d'un manuscrit mutilé ; ni Les Pensées de Pascal, et moins encore Les Provinciales, sans convoquer d'autres textes relatifs au jansénisme. Mais, à bien y songer, la chose est tout aussi vraie des œuvres pour nous immédiatement contemporaines : si je prends la plume pour écrire sur le « dernier Quignard » (ou le « dernier Butor »…), ce n'est pas seulement pour donner une opinion qui ne vaudrait que pour moi, mais aussi parce que j'espère « éclairant » pour tout un lecteur ce que je vais en dire — cette seule formule suffit à révéler que l'exercice critique présuppose une part « d'obscurité » dans le texte commenté, c'est-à-dire une forme d'incomplétude. Il n'est finalement de légitimité pour le discours critique que de postuler confusément cet inachèvement de l'œuvre — au vrai, tout le monde peut lire comme moi le « dernier Quignard », mais pourtant on le lira mieux si on me lit aussi — en faisant silence sur la prétention qui l'habite.


L'insatisfaction que le créateur et le critique se trouvent avoir en partage amène M. Butor à postuler à son tour une solidarité entre le geste toujours inachevé de l'artiste et la tâche du critique littéraire pensée ici encore comme continuation du procès créateur. Il se pourrait toutefois que la proposition relève un peu de la pétition de principe chez M. Butor : quel auteur accepterait de souscrire sans réserve à l'idée selon laquelle il ne donne son texte au public que pour voir celui-ci le « continuer » ? Quel créateur peut voir sans sourciller son œuvre se couvrir de son vivant de « toute une végétation de notes, gloses, commentaires, introductions, études et compléments » ? On imputerait donc volontiers le simple énoncé de cette solidarité à Michel Butor critique plutôt qu'au romancier : ne cherchons pas ailleurs la raison qui lui fait écrire que si les œuvres ont besoin « d'explications », c'est seulement « au bout de quelques années »… On l'aura perçu au passage : M. Butor est très vite tenté de ramener l'incomplétude posée d'abord en axiome au cas, finalement plus rassurant pour le créateur qu'il est, d'une incomplétude due au passage du temps — inachèvement accidentel et non plus essentiel.


Mais si l'on veut prendre cette solidarité au sérieux, comme on tente de le faire dans le présent essai, la première proposition de M. Butor nous mène à une seconde, moins bien marquée dans la suite du même article mais qui n'en constitue pas moins un geste théorique capital :

Lire un auteur ancien, ce n'est jamais ne lire que lui. Détaillons à son sujet la bibliothèque intérieure. Toute une section le concerne. Le corps de ses écrits n'est que le noyau d'un énorme ensemble comprenant tout ce qui a été rédigé à leur sujet, et ceci à tous les degrés ; critiques des critiques des critiques. Ma propre intervention à son égard sera intervention à l'intérieur de ce milieu optique, réorganisation parfois brutale, refermant tout d'un coup des placards entiers, sans jamais les supprimer. […]

Poser que toute œuvre est en droit inachevée, c'est du même coup considérer qu'elle n'existe jamais que comme le fragment d'un plus vaste ensemble qui enveloppe son texte et tout ce que ce texte a pu susciter de commentaires, gloses, ou simples impressions de lecture. C'est là le geste le plus radical du théoricien, qui déplace ainsi les limites de l'œuvre — laquelle ne s'identifie plus à la lettre du texte dans sa clôture matérielle (l'espace compris entre la première phrase et le point final) ; ou encore : le texte ne coïncide pas avec la somme de ses énoncés ; l'œuvre n'est plus dans l'œuvre, mais dans tout ce qui « vient » d'elle ; tout texte n'est jamais d'un « fragment d'une œuvre plus claire, plus riche, plus intéressante, formée de lui-même et de ce qu'on en aura dit. »


Qui est ce « on » ? Il réunit les critiques et les simples lecteurs qui d'aventure ont laissé un témoignage sur leur lecture (les métatextes donc) : l'œuvre comme totalité tient dans l'ensemble formé par le texte et ses commentaires, dont la série reste, à son tour et en droit, infinie .


Mais il n'y a pas de raison de principe de mettre à l'écart de l'ensemble les productions hypertextuelles ou les textes en relation simplement intertextuelles ; on complètera donc, ou l'on « achèvera » sur ce point la pensée de M. Butor, en posant que l'Iphigénie de Racine forme avec celle d'Euripide (mais aussi les Iphigénie de Rotrou ou Goethe…) et avec l'ensemble des textes qui en traitent ou simplement s'y réfèrent (et donc aussi les mises en scène de toutes les Iphigénie dont un lecteur peut garder la mémoire), une seule et même œuvre ; on soutiendra aussi bien que l'Œdipe de Sophocle, sa réécriture par Corneille (et la reprise de cette dernière par Voltaire), l'interprétation par Freud du « mythe d'Œdipe », la lecture psychanalytique de la tragédie grecque par D. Anzieu, la critique de cette interprétation par J.-P. Vernant, mais aussi les notes de Voltaire sur la tragédie de Corneille, etc., forment pour nous une seule et même œuvre.

Pour radicale qu'elle soit, cette redéfinition de l'œuvre qui l'émancipe de la clôture du texte imprimé ne fait jamais que formuler l'une des exigences qui s'attache à l'étude des textes littéraires, et un principe de circulation qui n'est rien d'autre que la culture elle-même. « Lire un auteur ancien, ce n'est jamais lire que lui », en effet. Le texte ancien se trouve en prise sur un vaste réseau textuel, qui découpe une bibliothèque dans la bibliothèque mondiale — « bibliothèque intérieure », selon la belle formule de M. Butor, qui rassemble tout à la fois les textes dont il vient, que l'auteur en ait eu ou non connaissance, et ceux qui viennent de lui, commentaires et postérité littéraire. La simple lecture d'un texte, a fortiori une interprétation qui se veut un tant soit peu informée, suffit à déplacer des rayonnages entiers, à opérer des regroupements ou de singuliers reclassements (Œdipe après Freud, est-ce encore du théâtre ou de l'anthropologie ?), au risque souvent de la chronologie (peut-on lire Maupassant comme si Proust n'avait pas existé ?)[3]. Bibliothèque construite en rayons autour du centre qu'occupe le texte à interpréter, et où rien ne se perd définitivement, même si toute intervention herméneutique vient bousculer les rayonnages, « refermant des placards entiers sans jamais les supprimer » : lire Sophocle avec Freud comme le fait Didier Anzieu, ou Corneille avec Hegel comme le veut Serge Doubrovsky, c'est sans doute refermer un peu vite la Poétique d'Aristote, mais le texte aristotélicien n'est pas perdu pour tout le monde — pas même la section sur la comédie qui ne nous a pas été conservée, et dont U. Ecco a fait l'usage que l'on sait dans Au nom de la rose, fiction métalittéraire qui spécule sur ce texte perdu au cœur de la bibliothèque…


Ces propositions de M. Butor invitent finalement à faire un pas de plus : la redéfinition de l'œuvre s'accompagne logiquement, on l'aura compris, d'une promotion du statut du lecteur, au terme de laquelle on ne distinguera plus les simples lecteurs de tel livre singulier de tous « ceux qui vont eux-mêmes en écrire d'autres plus ou moins clairement reliés à lui » — littérature à venir, au premier degré (écrivains qui doivent à leurs lectures au moins le goût de l'écriture, avec quelques réminiscences des textes du passé) ou au second de gré (récritures délibérées), mais littérature secondaire aussi bien (interprètes producteurs du métatexte). Interpréter un texte, produire à partir de lui un autre texte littéraire, ou simplement le lire, c'est donc participer à la même dynamique, en s'obligeant à penser l'œuvre « non plus comme un cercle fermé auquel on peut rien ajouter » mais comme une « spirale qui nous invite à la poursuivre ».


Ces mêmes propositions nous offrent ainsi la possibilité théorique d'unifier les différents procès dont un même texte se trouve être tour à tour le produit : le processus créatif ou poétique (la genèse de l'œuvre), la dynamique herméneutique (la série des interprétations dont le texte a pu faire historiquement l'objet), la logique hypertextuelle (la postérité de l'œuvre sous toutes ses formes). On se trouve ainsi conduit à envisager dans les mêmes termes d'une « continuation », ou de l'invention de variantes, la production du texte, sa réception et son devenir proprement historique, en réaffirmant ici encore la solidarité de principe entre ces deux formes majeures de transtextualité que sont l'hypertextualité et la métatextualité.


Reste à méditer durablement sur le prix à payer pour assurer aux études littéraires une telle cohérence ; on le perçoit assez dans les hésitations de M. Butor signalées : postuler l'inachèvement des œuvres pour pouvoir penser la dynamique de leur continuation, c'est s'obliger à faire un double deuil — celui de l'autorité de l'auteur, mais aussi de l'autorité du texte, dont l'idée de « clôture » du texte ou de sens « immanent » est pour nous l'ultime avatar. De ces deux deuils, il se pourrait que le second soit en définitive le plus douloureux.



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[1] Répertoire III, Minuit, 1968, p. 111-113.

[2] Voir P. Madaule, Une tâche sérieuse ?, Gallimard, 1973.

[3] Voir P. Bayard, « Le plagiat par anticipation », [in :] B. Clément (dir.), Écrivainsl lecteurs, numéro spécial de la revue La Lecture littéraire, février 2002, et Le Plagiat par anticipation, Minuit, 2009 ; ainsi que le dossier critique consacré à ce dernier livre dans Acta fabula les pages consacrées à la notion d'« influence rétrospective » dans l'Atelier de théorie littéraire du site Fabula.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Juin 2021 à 10h22.