Atelier



Le style potache

par Denis Saint-Amand
(FNRS – Université de Namur)


Extrait (Introduction) de: Denis Saint-Amand, Le Style potache, Neuchâtel, La Baconnière, «Nouvelle collection Langages», 2019.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Humour, Style.





Le style potache


Lors de mon avant-dernière année en tant qu'élève du secondaire, j'ai pris part avec quatre condisciples à la confection d'un manuscrit que nous gardions secret. Celui-ci relatait la genèse et les exploits de nos professeurs sur un mode héroï-comique: délirante et irrévérencieuse, notre légende était illustrée de caricatures plus ou moins adroites et obscènes. Nous ne connaissions rien de l'Album zutique ni des Agathopèdes, pas plus que de La Basoche ou du cabaret du Chat Noir; en revanche, nous avions vu La Cité de la peur, regardions quotidiennement South Park, avions entendu parler de l'écriture automatique et, parfois, c'est vrai, nous aimions libérer des nains de jardin en foulant de nuit les mesquines pelouses où ils étaient séquestrés; mais c'est une autre histoire. Le mode de composition de notre manuscrit était rôdé et privilégiait la distribution régulière des tâches à la collaboration directe. Chaque semaine, le cahier changeait de main et le contributeur qui le récupérait avait le devoir de composer un nouveau chapitre de l'épopée, tout en ayant le loisir de commenter les écrits précédents dans leurs marges, de les modifier ou de leur associer de nouveaux dessins. Il faut encore préciser que nous avions donné au volume un titre simple et efficace: La Bible. Il ornait sa page de garde et revêtait une dimension satirique supplémentaire dans le cadre de notre école catholique.


Ce projet collectif était pimenté par le risque: nous étions conscients du fait que, si la Bible était découverte, nous aurions des ennuis; et cela concourait bien entendu au plaisir de l'entreprise. Nous avions en particulier pris deux professeurs pour cibles, leur infligeant mille tourments imaginaires et ne manquant pas une occasion d'épingler leur bêtise, qui nous sautait aux yeux (leurs collègues n'auraient sans doute pas osé nous donner raison). Par distraction ou par excès de bravade, un de mes confrères évangélistes, œuvrant à sa copie lors d'une heure d'étude, attira l'attention du surveillant et se fit confisquer le manuscrit. Il tenta de négocier que l'objet ne lui soit pas restitué, mais détruit sans que personne ne prenne connaissance de son contenu. Le pion fit mine d'accepter. Le lendemain, dans la cour, passant à côté de notre groupe, il siffla un «potaches!» dans un demi-sourire. Nous n'entendîmes plus jamais parler du manuscrit, n'eûmes aucune remontrance et l'absence totale de changement de la part de nos professeurs nous incita à croire qu'ils ne furent pas informés de l'affaire.


*


Au cours des travaux que j'ai jusqu'à présent consacrés à des objets littéraires et culturels tournant autour de la question du second degré, de l'humour et du détournement, mais aussi des dynamiques collectives, des moyens d'expression marginaux et sauvages, des œuvres prenant une position hétérodoxe et critique, j'ai, pour désigner ces objets ou un de leurs traits, fréquemment utilisé le terme potache, comme nom ou comme adjectif. Je l'ai souvent employé comme s'il s'agissait d'une évidence, prenant trop peu le temps de le déplier en précisant les valeurs qu'il recouvre à mes yeux. On associe d'habitude l'expression potache à un ensemble de pratiques bouffonnes et peu offensives, comme le fait de dessiner une moustache au mannequin d'une affiche publicitaire, la bombe à eau, la contrepèterie, les canulars téléphoniques et les farces et attrapes; du type poil à gratter, cigarettes explosives et coussins péteurs. Le mot peut également désigner une vision du monde, une posture, une manière d'être qui permet de rassembler des individus, fictifs ou non, aussi différents que Renart le goupil, Panurge, Figaro, Thyl Ulenspiegel, Gaston Lagaffe, le Professeur Choron, Isidore Ducasse, Alphonse Allais, Arthur Rimbaud, Witold Gombrowicz, Claire Brétecher, Camille Cottin, Charlie Chaplin, Charlie Schlingo et l'équipe de Charlie Hebdo, mais aussi Didier Super, André Papignolles dit «Libellule», les jumeaux Fred et George Weasley, Rosalie Vaillancourt, Antonin Peretjatko, Benoît Poelvoorde, Sarah Silverman et, malgré lui, Jacques Chirac, auxquels s'associent les fêtards du Bar 25, les étudiants en goguette, ceux d'Amarcord de Fellini, Les Copains de Jules Romains et une multitude d'anonymes usant des ressorts de la blague désinvolte sur des supports qui vont des fanzines et autres revues artisanales jusqu'aux murs de nos villes ou à ceux, numériques, des profils Facebook.


C'est sur les valeurs, comportements et productions liés à cette acception du mot potache que j'aimerais me pencher dans le présent livre. À la notion d'esprit, dont Daniel Grojnowski a tiré le meilleur à propos de la génération fumiste, sera ici préférée celle de style, à laquelle Marielle Macé a donné une impulsion stimulante en questionnant ses possibles à nouveaux frais, à la lumière des travaux de Bourdieu, Mauss, Foucault, Agamben ou de Certeau, et des œuvres de Ponge, Pasolini ou Michaux. L'auteure conçoit le style comme une cohérence de signes articulant le singulier et le collectif, sans refuser une fluctuation au sein de cette cohérence pensée en mouvement. Façon de vivre, manière d'être, le style dépasse le trait ponctuel et agrège un ensemble de données convergentes atomisées aux niveaux discursif et comportemental, qui s'alimentent et peuvent évoluer:

Pourquoi parler de «styles»? Après tout, s'il s'agit de souligner que la vie se présente sous toutes sortes de formes, on n'a peut-être pas besoin de l'encombrante idée de style. L'important est pourtant d'aller jusqu'au bout de l'affirmation qui fonde cette façon d'interpréter la variance du réel: identifier un style, ce n'est pas seulement prendre acte d'un aspect, d'une phénoménalité, c'est percevoir dans une singularité un mouvement de généralisation, une puissance de maintien, de répétition, d'élongation; autrement dit: l'exposition d'une idée, d'un possible du vivre, d'une puissance expropriable (susceptible de se détacher de l'objet ou du sujet qui la lance), appropriable (par d'autres); pastichable aussi. Être attentif à la foule des modes d'être, ce n'est pas seulement constater une pluralité, qui pourrait demeurer inerte, c'est aussi engager une pensée du lien entre le singulier et le général, conçu comme dynamique même du vivre, qui est institution permanente d'allures. Non des variantes, mais une variance, un pluriel de tours pris par une vie qui indéfiniment se phrase et se qualifie elle-même[1].

Marielle Macé hérite là du projet foucaldien qui avait pour ambition de parvenir à la construction critique d'une «stylistique de l'existence» dépassant le domaine de la littérature et de l'art. Elle rouvre un chantier auquel je voudrais contribuer en observant comment dans des gestes, des discours, des poses, des choix, des réflexes, des images et des présences se donnent à voir des convergences qui fondent une forme d'être spécifique, le style potache. On s'en doute, cette perspective dépasse l'acception classique — prescriptive — de la notion, en vertu de laquelle «avoir du style» correspond à la capacité d'un sujet à s'élever à une norme esthétique variable dans le temps et l'espace. La démarche ici adoptée envisage plutôt le style dans un mouvement dynamique: s'il est un produit en tant que valeur permettant de définir et fédérer une série de conduites convergentes (façons de se tenir, de s'exprimer, d'interagir), le style peut aussi être appréhendé comme le moteur de ces conduites (c'est-à-dire comme le principe qui leur donne leur impulsion); cette dynamique gagnant à s'envisager sous les angles de la performativité et de la socialité[2].


Ce projet naît d'une réflexion systématique, entreprise depuis plusieurs années, sur les rouages et les effets d'une littérature pensée comme forme de communication particulière, intransitive, différée et ouverte, fondée sur un souci esthétique et dont l'enjeu principal est la production d'un certain plaisir. Une telle conception a le mérite d'être large et fait dialoguer l'œuvre littéraire avec la chanson, le scénario, la bande dessinée ou le sketch; sans pour autant perdre de vue la spécificité des champs où ces pratiques émergent (c'est-à-dire leurs conditions de production, les systèmes de valeurs qui animent le milieu à un moment donné et la façon dont le capital symbolique se distribue, les débats esthétiques, les jeux de position et de prise de position, etc.). Tout en s'appuyant sur le matériau ostensible sinon tout à fait stable que constituent les discours littéraires et artistiques, il s'agira de se donner les moyens d'aller voir plus loin pour appréhender des manifestations peut-être plus fuyantes de la potacherie (blagues de bistrot, de vestiaire et de caserne, écrits spontanés sur les murs, bouffonneries et supercheries publiques, saillies trollesques de l'Internet 2.0), qui permettront de mieux saisir les fondements d'un style.


Mon propos s'appuie sur trois grandes prises qui, dans les faits, ne cessent de se mêler, mais qu'il n'est pas impossible de distinguer; elles favorisent des focalisations nécessaires sur certaines constantes de la potacherie.


La première est liée aux acteurs incarnant ce style, dont l'une des particularités est de supposer un échange. Si le dandy préfère généralement exposer son élégance à un public capable de l'admirer, il peut tout aussi bien cultiver sa distinction à l'écart d'un monde qu'il juge indigne de son style (comme des Esseintes et, avec lui, plusieurs personnages symbolistes évoluant dans ces «romans célibataires[3]» réagissant à l'étouffement provoqué par les fresques naturalistes). Il est en revanche plus difficile d'être potache seul dans son coin puisque, au-delà d'un état d'esprit et de valeurs, la potacherie suppose une performance: elle s'accomplit par le biais d'actions impliquant, souvent, une cible qui peut constituer une obsession thématique.


La seconde prise est liée aux modes de fonctionnement du style potache, dont on appréhendera les formes à travers un ensemble d'actualisations allant du discours (blague, contrepèterie, parodie) au geste (performances, impostures et autres jets de bombe à eau), dont les mécanismes seront décortiqués.


Enfin, une troisième prise envisagera les supports de la potacherie, c'est-à-dire les moyens de sa mise en œuvre. Cette question, on le devine, est liée à celle de la forme: le processus d'énonciation n'est pas le même lorsqu'on raconte une blague à une assemblée ou quand on la couche sur papier en vue d'une publication dans la presse. Cette troisième voie d'entrée apparaît capitale en ce qu'elle met en lumière des espaces d'expression qui, par leur caractère fuyant, présentent un défi à l'analyste; de l'imprimé éphémère au forum numérique.


Ce livre doit beaucoup à un ensemble de chercheurs et de travaux auxquels je suis redevable; ceux-ci sont mentionnés dès que j'en ai la possibilité. En plus de l'essai de Marielle Macé, je voudrais confesser ma dette à l'égard des recherches menées respectivement par Daniel Grojnowski[4] et par Jean-Yves Jouannais[5]. Le style potache présente des zones d'intersection et dialogue avec l'esprit fumiste et avec l'idiotie délibérée, mais il n'en est pas moins possible de le différencier de ces deux réalités elles-mêmes voisines, mais bien distinctes. Dans Dix ans de bohème (1888), Émile Goudeau, fondateur du groupe des Hydropathes, écrivait qu'il avait conçu le fumisme avec Sapeck (né Eugène Bataille et connu pour avoir agrémenté la Joconde d'une pipe), tenant cette doctrine au second degré comme «une sorte de dédain de tout, de mépris en dedans pour les êtres et les choses, qui se traduisait en dehors par d'innombrables charges, farces et fumisteries». Le fumisme connaît son apogée dans les années 1880, avec le développement des groupuscules plus ou moins organisés que sont les Hydropathes, les Hirsutes et les Je-m'en-foutistes, ainsi que d'une véritable institution, le cabaret du Chat Noir, fief d'une avant-garde bigarrée érigeant l'humour en art. Mouvance très située sur le plan chronologique, liée à une veine dissidente de la mêlée symboliste, le fumisme n'en tire pas moins parti des ressorts de la potacherie, et je reviendrai sur certaines de ses réalisations. Telle qu'étudiée par Jean-Yves Jouannais, l'idiotie est quant à elle une posture délibérée, visant à questionner autant la bêtise que l'intelligence: valeur en soi, elle n'implique pas forcément le rire et peut se révéler inquiétante, ce qui n'est jamais le cas de la potacherie. Le film de Lars von Trier, Les Idiots (1998), auquel Jouannais consacre des pages inspirées, joue de cette distinction, en ce qu'il fait le récit d'un projet collectif tenu pour une plaisanterie par certains de ses participants et pour un défi très sérieux par d'autres, comme on y reviendra.


*


Reste, avant de poursuivre le parcours, à en préciser la finalité. Pourquoi un livre sur le style potache? Parce que cette réalité est à la fois omniprésente et sous-estimée. Henri Béhar a raison d'insister sur la «culture potachique» d'Alfred Jarry, soulignant comment celle-ci se caractérise par «un langage imitatif et parodique; par la création d'un monde, de personnages opposés au monde officiel et aux images modèles; par une thématique triviale et scatologique[6]»: prolongeant les facéties imaginées par l'écrivain du temps où il parodiait ses professeurs du lycée de Rennes, les aventures respectives du Père Ubu et du Docteur Faustroll participent d'une logique profanatoire et jubilatoire qui a trait au style potache. Mais ce qui est populaire dans la cour de récréation n'en sort pas toujours facilement. Ceux qui étudient le rire savent à quel point cette problématique peut être déconsidérée: Alain Vaillant, grand spécialiste de la question, en a rendu compte à plusieurs reprises, en indiquant comment, lorsqu'il débusquait tel calembour, jeu allusif par étymologie ou autre clin d'œil comique dans l'œuvre de Balzac, Hugo ou Flaubert, ses lecteurs «admettaient bien la présence de la plaisanterie ou du mot drôle, mais trouvaient que ce n'était pas très important, ni très responsable de [sa] part de perdre [son] temps avec de telles futilités». Ces lecteurs préféraient dès lors «trouver une autre signification au texte que celle, blagueuse, que l'auteur avait manifestement en tête; pourvu qu'elle leur parût plus “profonde”[7]». Il n'y a pourtant aucune raison objective de tenir le rire pour un effet manquant de noblesse: si j'aime certains écrivains et artistes, mais aussi (et plus encore) mes amis, c'est, très souvent, parce qu'ils me font rire. On me répond parfois que c'est réducteur. Difficile de nier qu'Éric Chevillard soit drôle, mais l'exégète devra montrer qu'il y a plus que ça dans son œuvre, où des comparaisons incongrues et un apparent désordre encyclopédique remettent en question notre axiologie. Certes, le théâtre de Rafael Spregelburd est à se tordre, mais on avancera surtout qu'il dénonce les apories de notre société postmoderne. Beckett est parfois clownesque, c'est entendu, mais il sera attendu de l'enseignant chargé de le présenter qu'il insiste sur le fait que L'Innommable, Fin de partie ou Cap au pire disent avant tout l'insupportable paradoxe d'une humanité refusant la mort malgré le délitement inéluctable et la déréliction. Bien sûr, Perec nous amuse, mais on soulignera qu'il a livré des chefs-d'œuvre de lucidité et de sensibilité engageant un travail de résistance, à l'image d'Un homme qui dort et de W ou le Souvenir d'enfance. Quant à Rimbaud, c'est un Zutiste, mettons, mais l'étudiant interrogé à son sujet devra d'abord répondre qu'il fut un poète toujours jeune, capable de donner à la poésie de son temps une inflexion inédite, osant toutes les audaces et les virtuosités métriques, prenant des positions d'une surprenante maturité. Parfaitement recevables, ces commentaires ne sont pas qu'une doxa de l'histoire littéraire. Mais, qu'on le veuille ou non, les écrivains susmentionnés sont aussi, à bien des égards, des potaches. Et il n'y a aucune raison de tenir à distance cette dimension singulière, qui mérite mieux que d'être balayée d'un revers de la main et qui, comme l'écrivait le dernier poète cité, ne veut pas rien dire.



Denis Saint-Amand (FNRS — Université de Namur) 2019
Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en septembre 2019



Dossiers Humour, Style.



[1] Marielle Macé, Styles. Critiques de nos formes de vie, Gallimard, «NRF essais», 2016, p.59.

[2] Sur la notion de style, voir aussi l'excellent livre d'Éric Bordas, «Style». Un mot et des discours, Éditions Kimé, 2008; Daniel Hartley, The Politics of Style, Haymarket Books, 2017; Gilles Philippe, Le Rêve du style parfait, PUF, 2013 et French style. L'accent français de la prose anglaise, Les Impressions Nouvelles, 2016; et le dix-huitième dossier de la revue COnTEXTES, «Sociologie du style littéraire», [En ligne], 2016, URL: http://contextes.revues.org/6223.

[3] Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois et Jeannine Paque, Le Roman célibataire. D'À rebours à Paludes, José Corti, 1996.

[4] Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne. L'esprit fumiste, José Corti, 1997. Voir également, du même auteur, avec Bernard Sarrazin, L'Esprit fumiste et les rires fin de siècle. Anthologie, José Corti, 1990, et, avec Denys Riout, Les Arts incohérents et le rire dans les arts plastiques, José Corti, 2015.

[5] Jean-Yves Jouannais, L'Idiotie [2003], Flammarion, «Champs», 2017.

[6] Henri Béhar, Les Cultures de Jarry, PUF, 1991, p.86.

[7] Alain Vaillant, La Civilisation du rire, CNRS éditions, 2016, p.8.



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Dernière mise à jour de cette page le 11 Octobre 2019 à 10h29.