Atelier



Journée Penser la poésie, organisée à Lyon (ENS-Lettres et Sciences Humaines) le 15 mars 2008 par Michèle Gally dans le cadre du GDR « Théories du poétique. XIVe-XVIe »


Spectre(s) de la poésie, par Hugues Marchal (Résumé).



L'anthologie (La Poésie, Paris, Flammarion, 2007) est issue d'une commande. Elle s'est inscrite dans une collection, «Corpus-Lettres», qui propose aux étudiants, un recueil de textes essentiellement théoriques, consacrés à la littérature saisie en tant que procédé, question ou «genre». Il s'agissait donc de rendre compte de la diversité conflictuelle des analyses comme des réalisations associées à la poésie, tout en se confrontant au sens singulier du terme (ne serait-ce que pour en établir le champ). Or le découpage du volume à produire, formé d'une introduction à valeur de synthèse, d'une section proprement anthologique, puis d'un bref glossaire développant la définition de certains termes, mettait directement en tension discours général et variété des exemples. Il fallait en somme concilier un geste de sélection (l'anthologie), qui risquait de transformer tout extrait en échantillon normatif, et le désir de représenter la multiplicité des positions, pour offrir au lecteur un répertoire de conceptions du poétique, sinon ouvert du moins aussi large que possible. Comme la synthèse introductive, cet éventail, quoique forcément limité, devait donc ne pas être limitatif, et répondre encore au souci complémentaire de convoquer des genres, des époques et des langues variés, et d'inclure l'essentiel des textes de référence majeurs tout en ménageant des surprises pour chaque lecteur.

On comprend pourquoi, pour faire écho à la réflexion de Derrida sur les Spectres de Marx, ce travail a impliqué une réflexion sur la poésie comme spectre(s).

(1) Il s'agissait de déployer un éventail de discours de et sur la poésie.
(2) Il était nécessaire de convoquer des conceptions de la poésie (telle l'inspiration), réputées mortes mais douées de la vie revenante de toute entité culturelle, et essentielles pour saisir l'histoire de la poésie.
(3) Parler au présent imposait une forme quelconque de prise en compte d'une situation contemporaine où la poésie est peut-être devenue fantôme et hantise à force de ne plus être lue, ou d'avoir été déclarée inadmissible, finie, impossible, par ses propres praticiens.
(4) Enfin et surtout, la conscience de sa diversité interne forçait à poser que la poésie est insaisissable en tant que singulier, récuse toute tentative de saisie unitaire et refuse de se contenir dans des frontières stables. Bref, construire l'anthologie amenait à considérer que l'on peut «penser» la poésie, mais non la définir.

Pour appuyer ces considérations, Hugues Marchal rappelle que la poésie a longtemps été prise, non comme une manière d'écrire, mais comme un médium d'archivage des énoncés lui-même concurrent de l'écriture et antérieur à l'écriture (ainsi le médecin antique Galien recopie-t-il dans ses textes en prose des pharmacopées en vers en louant cette forme, et pour ses garanties de transmission correcte des posologies, et pour son aptitude à masquer, via les figures, le contenu du message au profane). Ainsi entendue comme «forme dure et qui dure», la poésie a précédé la littérature en tant qu'art de la lettre tout en la fondant en tant qu'art du langage, de sorte qu'elle a constitué le terrain d'émergence des autres «genres», mais demeure aussi une pratique toujours susceptible de s'élaborer hors de la page et de la lettre. A contrario, le maintien de cette extension toujours activable s'est accompagné d'un processus graduel d'amputation du genre par lui-même, de sorte que la poésie semble aussi s'être définie par réduction graduelle de son champ. À cet égard, la carte de «l'empire de poésie» dressée par Fontenelle en 1678, qui inclut «les vastes faubourgs du roman», et réunit les rivières de la rime et de la raison, ne cessera de diminuer, en particulier au cours du XIXe siècle qui, contradictoirement, multipliera les «interdits» sur ce que l'on doit/ ne doit pas considérer comme poésie, et se fondera sur une revendication d'ouverture et de libération de la poésie. Or ce geste d'exclusion est présent dès les plus anciennes théorisations du poétique, qu'il s'agisse de Platon évoquant un vieux différend entre poésie et philosophie, et condamnant ou récusant ainsi toute forme de poésie philosophique, ou d'Aristote refusant le nom de poésie aux textes factuels en vers. Mais symétriquement, tout «art poétique», saisi comme recette ou discours thétique sur la poésie, peut se renverser sans cesser d'être valide (on en jugera en rapprochant, à deux siècles de distance, le traité de Pope sur l'Art de ramper en poésie, charge fondée sur une réécriture antiphrastique du traité du sublime du pseudo-Longin, faisant ironiquement mine de conseiller comme «bons» les traits qu'il dénonce en réalité chez les «mauvais» poètes, et la pratique d'un Beckett, dont le désir d'encore mieux mal écrire peut, à bien des égards, être lu comme l'application non ironique d'un tel texte). De manière générale, aucune époque ne semble donc avoir disposé de critères certains et incontestés pour penser la poésie, de sorte que, comme l'a fait Roubaud ou avant lui Schlegel, on est amené à estimer que l'application du terme ne tient qu'à une sorte d'accord minimal sur son usage de la part des institutions et des locuteurs. Or cette conscience de l'ambivalence de la poésie est peut-être portée à son maximum par notre modernité. Hantés par la mémoire et, comme le montre la possibilité même de concevoir l'anthologie, confrontés à cette diversité tant géographique qu'historique, nous savons, avec Valéry, que toute définition de la poésie n'est jamais que «point de vue» de son auteur. Aussi, préférant recenser une topique, Hugues Marchal a-t-il finalement présenté la poésie comme du «nom d'un débat» et d'un «nom en débat», ce qu'il propose ici d'appeler un «polémonyme». Renvoyant à Wittgenstein, qui relie l'analyse des mots à l'adoption d'une vue d'ensemble sur leurs usages, et à une réflexion sur l'«air de famille» qui réunit leurs référents, il se demande si l'on ne doit pas dès lors accepter de ne pouvoir penser la poésie qu'en en pensant la pensée à travers le geste de l'anthologie – tout à la fois saisie d'une pluralité, et exclusion d'une autre.

Pour finir, il s'interroge toutefois sur la possibilité de trouver des poèmes qui réunissent toutes les poésies – ce que l'on pourrait appeler «poèmes-spectres», «poèmes en éventail», «encyclopédies poétiques» – en offrant un échantillonnage complet des postures possibles. Des exemples seraient à prendre du côté de la poésie scientifique du tournant des Lumières (poésie longue «traversant» un vaste répertoire de postures et modalités génériques, mais exclue du champ de la poésie ultérieure en raison de son didactisme), ou encore du côté de récits-poèmes comme Le Paysan de Paris d'Aragon, ou le récent Demain je meurs de Christian Prigent, récit autobiographique mêlant passages en prose et en vers, et revisitant au passage nombre de formes poétiques anciennes.


(Résumé de la communication de Hugues Marchal)

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Hugues Marchal

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Juin 2008 à 19h47.